
Soleil noir
Créations et saccages d’Hélios
Sous la direction de
Eftihia Mihelakis et Clara Dupuis-Morency
Détail de La Chute d’Icare, Paul Rubens, huile sur panneau de bois, 1636, Musées Royaux des Beaux Arts de Belgique
Avant-propos
Eftihia Mihelakis et Clara Dupuis-Morency
Saccage à l’œil qui voit tout !
Loxón
Benjamin Gagnon Chainey
Résumé / Abstract
Résumé : « Inquiétude : rêves de persécution, début des conduites suicidaires? » Tel se lit la première occurrence du suicide dans Le Mausolée des amants, journal intime d’Hervé Guibert dont l’écriture s’échelonne de 1976 à 1991, l’année de sa mort des suites d’une tentative de suicide à la digitaline, tandis que le cytomégalovirus causé par son sida menace de le rendre aveugle. Avant ce passage à l’acte, quasi prémonitoire depuis La Mort propagande, son premier texte publié en 1977, le suicide innerve l’œuvre guibertienne de part en part. Fantasmes de défenestration, pulsions de pendaison, rêve de se griller la cervelle avec une balle en or, étude de la dose exacte de digitaline arrêtant le cœur… Au-delà de ces idées noires explicites, le suicide agit dans l’œuvre guibertienne comme une diva ventriloquant sa voix créatrice pour la propulser non pas dans les ténèbres totales, mais dans les reflets moirés de mirages mirobolants : des promesses de recréation de soi qui font oasis dans le désert de sa souffrance. Cet article explore les mouvements de ces mirages suicidaires dans Le Mausolée des amants.
Abstract: “Worry: dreams of persecution, the beginning of suicidal behaviour?” This is the first mention of suicide in Le Mausolée des amants, Hervé Guibert’s diary written between 1976 and 1991, the year of his death from an attempted suicide with digitoxin, while the cytomegalovirus caused by AIDS threatened to blind him. Before this act, almost premonitory since La Mort propagande, his first text published in 1977, suicide permeates Guibert’s work from beginning to end. Fantasies of defenestration, urges to hang oneself, dreams of blowing one’s brains out with a golden bullet, the study of the exact dose of digitoxin that stops the heart… Beyond these explicit morbid ideas, suicide acts in Guibert’s work like a diva ventriloquizing his creative voice to propel it not into total darkness, but into the shimmering reflections of mirages: promises of self-recreation that provide an oasis in the desert of his suffering. This article explores the movements of these suicidal mirages in Le Mausolée des amants.
Laurent McDuff
Magaly Roy
Isabel Voisin
Saccage au règne du jour !
Catherine Mavrikakis
Hugo Satre
Résumé / Abstract
Résumé : Cet article propose une réflexion sur les rapports entre la philosophie de Spinoza et la pensée littéraire. Alors que la lecture et le commentaire de Spinoza tendent à se limiter à l’Éthique et à la philosophie de la Nature, le Traité théologico-politique, qui pense rationnellement le texte biblique, comme une œuvre littéraire avant la lettre, est souvent écarté, même ces écrits se recoupent et que leur pensée est bien plus complémentaire que ne le suggère le déséquilibre critique en faveur de l’Éthique. En effet, ce traité, qui précède l’avènement du concept de littérature et préfigure sa place dans l’économie du savoir, révèle implicitement le pouvoir épistémologique de la littérature.
Abstract: This paper reflects on the relationship between Spinoza’s philosophy and literary thought. While reading and commentary on Spinoza tend to be limited to the Ethics and the philosophy of Nature, the Theological-Political Treatise, which thinks rationally about the biblical text, thus becoming a literary work avant la lettre, is often dismissed. Yet the philosopher’s writing overlaps with this movement, and his thoughts are far more complementary than the critical imbalance in favor of Ethics suggests. Indeed, this treatise, which precedes the advent of the concept of literature and foreshadows its place in the economy of knowledge, implicitly reveals the epistemological power of literature.
Frédérique Collette
Résumé / Abstract
Résumé : Si la mort apparaît laissée pour compte dans nos sociétés occidentales contemporaines, elle a pourtant toujours habité les arts et demeure représentée dans de nombreuses œuvres littéraires. Au Québec, Madeleine Gagnon s’inscrit parmi les nombreuses autrices ayant transposé à l’écrit les épreuves de la perte et du deuil, ce qu’elle fait notamment dans Le deuil du soleil (1998) : œuvre autobiographique écrite à la lumière des nombreuses morts qui ont marqué la vie de l’écrivaine. Cet article propose d’étudier l’agentivité spécifique à la mort et au deuil dans ce livre, qui met moins en œuvre un travail de deuil qu’un deuil en travail, dont l’energeia laisse ses traces au fil du texte. De fait, chez Gagnon, le travail de deuil est intrinsèque au geste scripturaire, et ce dernier se voit modulé par le déploiement répété de la mort : celle qui a emporté avec elle les êtres chers ; celle qui agit au moment de l’écriture, dictant le déroulement de cette dernière ; celle qui forge dorénavant le sujet écrivant.
Abstract: Death seems to be taboo in contemporary Western societies. It has, nevertheless, continuously inhabited the arts and remains represented in many literary works. In Québec, Madeleine Gagnon is among the many women writers who have transposed the experiences of loss and mourning into writing, which she does notably in Le deuil du soleil (1998): an autobiographical work written considering the numerous deaths that have marked the writer’s life. This article proposes to study the agency specific to death and mourning in this book, which constitutes less a work of mourning than a mourning at work, whose energeia leaves its traces throughout the text. In fact, for Gagnon, the work of mourning is intrinsic to the writing gesture, and the repeated deployment of death modulates the latter: the one that took away loved ones; the one that acts at the time of writing, dictating its unfolding; the one that henceforth forges the writing subject.
Maxime Fecteau
Clara Marciano
Samuel Desmeules
Saccage à la dictature du réel et de l’immédiat !
Louis-Thomas Leguerrier
Résumé / Abstract
Résumé : Cet article analyse les métaphores de l’ombre, de la lumière et de l’embrasement dans le roman Lourdes de Catherine Lemieux, montrant comment celle-ci déploie une poétique de l’ambiguïté et une écriture de l’impersonnel en porte-à-faux du retour au réel et du fantasme de la transparence dans la littérature contemporaine. Se déroulant dans le temps et l’espace d’un colloque universitaire portant sur l’œuvre de Razuvaeva, une écrivaine fictive inspirée de la poétesse russe Marina Tsvetaeva, le roman raconte la désillusion de Lourdes, une jeune chercheuse qui « rêvait de se perdre dans une crypte où luisait l’obscur », mais qui se retrouve « dans un grand confessionnal suréclairé ». Lisant le récit du colloque à partir du mythe platonicien de la caverne et de la critique de la poésie qui en découle, je retrace son actualisation dans le projet de visibilité totale mis en place par la réalité algorithmique contemporaine. Mon interprétation replace les tendances antifictionnelles représentées par le roman dans le contexte de ce que Anna Kornbluh appelle le « too late capitalism » et que Jean Vioulac pense comme domination cybernétique du technocapitalisme.
Abstract: This article analyzes the metaphors of shadow, light, and fire in Catherine Lemieux’s novel Lourdes. I show how she deploys a poetics of ambiguity and impersonality at odds with contemporary literature’s turn to the real and fantasy of transparency. Set in the time and space of a university conference on the work of Razuvaeva, a fictional writer inspired by the Russian poet Marina Tsvetaeva, the novel recounts the disillusionment of Lourdes, a young researcher who “dreamed of losing herself in a crypt where the dark shone” but finds herself “in a large, over-lit confessional.” Reading the conference through the lens of the Platonic myth of the cave and the critique of fiction it implies, I trace its actualization in the project of total visibility set in motion by contemporary algorithmic reality. My interpretation puts the antifiction tendencies of literary studies showcased in the novel in the context of what Anna Kornbluh calls “too late capitalism” and Jean Vilouac thinks of as the cybernetic domination of technocapitalism.
Elise Denis
Résumé / Abstract
Résumé : Revisiter le récit Sombre printemps de l’artiste Unica Zürn (écrivaine et peintre d’origine allemande, affiliée au mouvement surréaliste français du XXe siècle) revient à fixer de ses yeux le disque noir formé par une éclipse. La force aveuglante des images conjuguée à la puissance d’une langue frénétique, sombre et radiante préfigurent une brûlure : celle provoquée par la dimension solaire d’un texte pourtant voilé par la tragédie. Dans cet article, il s’agira d’étudier l’anatomie des images décrites et vécues par la narratrice dans Sombre printemps, notamment leurs aspects dichotomiques et disjonctifs. La voix d’une enfance marquée par l’inceste et l’omniprésence de la mort est relayée par Zürn de sorte que la rêverie côtoie la quotidienneté dans une indifférenciation aussi totale que l’éclipse peut en donner l’illusion. En résulte une écriture de l’hyperréalisme fantasmé, autrement dit d’un réalisme insolite, clivé et interstitiel, né de subjectivités plurielles et de langages mouvants.
Abstract: Going through Sombre printemps written by Unica Zürn (German writer and painter linked with French surrealism during the mid twentieth century) is like fixing the black disk of an eclipse in the eye. The blinding force of the images, along with the strength of a dark, frenetic, and radiant language, announces a burning pain caused by the solar dimension of text, yet veiled by tragedy. This paper examines the anatomy of the images experienced and described by the narrator in Printemps sombre, especially their dichotomous and disjunctive aspects. The voice of a childhood marked by incest and the omnipresence of death is related by Zürn as if daydream and daily life are blended in a dark hole, as the illusion given by an eclipse. It results in a hyperrealist and fantasized writing, in other words, an unusual, split, and interstitial realism, born from plural subjectivities and shifting languages.
Tom Brabant
Adrien Savard-Arseneault
Résumé / Abstract
Résumé : Considérant le traumatisme comme un « soleil noir », cet article propose une analyse de la poétique de l’évitement dans Mécanismes de survie en milieu hostile (2014), d’Olivia Rosenthal. Mêlant récits fictionnels, fragments réflexifs et extraits d’entrevues, Rosenthal met en place des stratagèmes pour se rapprocher de l’indicible qu’elle est incapable de décrire frontalement et qui, pourtant, est inévitable. Les cinq parties du texte se présentent alors comme autant de tentatives de raconter, avec un succès croissant, le deuil et la culpabilité. Dans une analyse appuyée sur la théorie du récit de Dominique Rabaté telle que déployée dans Vers une littérature de l’épuisement (1991) et la notion d’étrangisation de Viktor Shklovsky, j’examinerai les méthodes par lesquelles l’œuvre s’éloigne du propos pour mieux y accéder.
Abstract: Regarding trauma as a “black sun”, this essay analyzes the poetics of avoidance in Olivia Rosenthal’s Mécanismes de survie en milieu hostile (2014). Blending fictional narratives, reflexive fragments on her stance as author, and excerpts from interviews, Rosenthal sets up literary schemes to get closer to the unspeakable, which she cannot describe head-on but is nonetheless inevitable. The five parts of the text are thus as many attempts to tell the story of grief and guilt with increasing success. In an analysis based on Dominique Rabaté’s theory of contemporary fiction as described in Vers une littérature de l’épuisement (1991) and Viktor Shklovsky’s notion of defamiliarization, I seek to examine how the text distances itself from its topic to access it better.
Sophie Rabau
Saccage aux monomanies !
Sarah Boutin
Chantal Ringuet
Tassia Trifiatis-Tezgel
Simon Harel
Résumé / Abstract
Résumé : L’auteur, dans son article « Qui es-tu Patricia Hale-Naipaul ? » analyse la figure de Patricia Hale, épouse de V.S. Naipaul, en tant que « contre-voix » fondamentale mais marginalisée dans l’œuvre et la vie de l’écrivain. À partir d’archives consultées à Tulsa, Harel révèle le rôle central mais effacé de Patricia : elle fut à la fois soutien intellectuel, correctrice et dédicataire, sacrifiant ses ambitions personnelles, notamment une carrière théâtrale, pour accompagner son mari et servir son projet littéraire. Comparée aux figures voilées et sans ombre de la toile L’Énigme de l’arrivée de Giorgio de Chirico, Patricia est décrite comme une présence mélancolique et silencieuse, en contraste avec le « vertige solaire » de Naipaul. Harel explore les dynamiques inégalitaires de ce couple marqué par l’effacement progressif de Patricia au profit du génie créatif de Naipaul. À travers ses journaux intimes et lettres, il met en lumière une femme lucide, mais enfermée dans un rôle d’épouse dévouée, réduite au silence dans un processus créatif où elle jouait pourtant un rôle crucial. Conceptualisant la notion de « contre-voix », Harel montre comment Patricia, bien que reléguée à l’arrière-plan, participe indirectement à l’œuvre naipaulienne en tant qu’écho discret mais indissociable. L’article interroge également le rôle de l’archive afin de mieux saisir pleinement la complexité d’une figure comme Patricia Hale. Harel décrit son expérience du « mal d’archive », une quête fragmentaire et émotionnelle où la voix absente de Patricia semble émerger par le biais des écrits consultés. Il plaide pour une reconnaissance accrue des contributions invisibles des figures secondaires dans les trajectoires littéraires, tout en soulignant les tensions entre mémoire, oubli et reconstruction biographique.
Abstract: The author examines the figure of Patricia Hale, wife of V.S. Naipaul, as a “counter-voice” that is essential yet marginalized within the writer’s life and work. Patricia Hale’s central yet obscured role as intellectual support, editor, and dedicatee shines through. Drawing on archives consulted in Tulsa and her diaries and letters, the author shows how P. Hale sacrificed her ambitions, such as a career in the theater, to serve her husband’s literary pursuits. Harel likens Patricia to the veiled and shadowless figures in Giorgio De Chirico’s painting The Enigma of Arrival, portraying her as a melancholic and silent presence contrasted with Naipaul’s ‘solar vertigo.’ Conceptualizing the notion of ‘counter-voice,’ Harel argues that P. Hale, though relegated to the background, indirectly participates in Naipaul’s oeuvre as a discreet yet inseparable echo. This ‘counter-voice’ does not oppose but complements the primary narrative, akin to a countermelody in music. Harel also questions the limits of archival research in fully grasping the complexity of Patricia Hale. He describes his experience of ‘archive fever,’ an emotional and fragmentary quest where Patricia’s absent voice emerges through her writings. The article advocates for greater recognition of the invisible contributions of secondary figures in literary trajectories while exploring tensions between memory, erasure, and biographical reconstruction.
Mathilde Savard-Corbeil
Résumé / Abstract
Résumé : Cet article s’intéresse à l’apport critique de l’affect et de la subjectivité dans les écrits sur l’art. En adoptant une approche autothéorique, mon enquête sur trois œuvres photographiques de Dora Maar, soit Père Ubu, 29 rue d’Astorg et Les années vous guettent, revisite les différentes perspectives biographiques, historiographiques et littéraires afin de déconstruire le discours sur son œuvre, entre autres dans des récits comme Je suis le carnet de Dora Maar de Brigitte Benkemoun et La femme qui pleure de Zoé Valdés. Je propose de penser l’intersection entre éco-critique et dépression comme génératrice d’un renouvellement du regard, autant en ce qui concerne l’art que la perception de soi, notamment à travers les contributions de Ann Cvetkovich et des savoirs situés féministes. C’est donc grâce à une hybridation générique qu’on comprend l’importance pour l’histoire culturelle de la dépression de la pratique créative comme étant réparatrice.
Abstract: This article examines the critical contribution of affect and subjectivity in writing about art. Adopting an autotheoretical approach, my investigation of three photographic works by Dora Maar, Père Ubu, 29 rue d’Astorg, and Les années vous guettent, revisits different biographical, historiographical, and literary perspectives to deconstruct the discourse on her work, among others in narratives such as Brigitte Benkemoun’s Je suis le carnet de Dora Maar and Zoé Valdés’s La femme qui pleure. I propose to think of the intersection between eco-criticism and depression as generating a renewal of the gaze, in terms of both art and self-perception, notably through the critical contributions of Ann Cvetkovich’s work and feminist situated knowledges. Through this generic hybridization, we understand the importance of the cultural history of depression in restorative creative practice.
Brigitte Denker-Bercoff
Entretien
Entretien avec Anahita Norouzi
MuseMedusa remercie la Faculté des arts et des sciences de l’Université de Montréal pour son soutien financier.