Le concernement. Quand ça fait bande autour
Laurent McDuff est étudiant à la maîtrise en études littéraires à l’Université du Québec à Montréal. Ses activités de recherche s’articulent autour de la psychanalyse, de la phénoménologie, des fous littéraires et de la déconstruction. Son mémoire porte sur le deuil impossible de Laure (Colette Peignot) en lien avec la communauté littéraire des années 1930 et ses prolongements. Il a publié notamment une suite poétique dans la revue Mœbius et un essai autour de la fragmentation du discours pour la revue en ligne Post-Scriptum.
« Il fait un soleil de chien1Benjamin Péret, cité dans Annie Le Brun, Qui vive, Paris, Flammarion, 2024, p. 46.. »
« Je passe à l’âge adulte. J’ai dix-huit ans. Ce n’est pas comme si c’était nouveau. J’ai déjà eu dix-huit ans. Ça fait maintenant dix-huit ans que j’ai dix-huit ans. Vieille branche, ça a toujours été ainsi. On m’appelait “vieux pote”, j’avais le biberon à la bouche, la tétine aux lèvres. Je suis né, et j’étais d’un âge qui passait outre. Mais là, je commence ma dix-neuvième année. Le temps qui progresse lentement, sûrement, vers quelque mort qui vous achève dans le regard des autres (mort, je le suis déjà, vieux strabique, hein ?), eh bien c’est ce qui m’arrive. Je commence maintenant à me constituer en objet, formé par la langue et les mots des autres, les regards pétrifiants des méduses, la représentation que l’on se fait de moi. Je suis dorénavant adulte, et voilà que l’on me met les chaînes aux pieds, le cou en laisse, parce que je serais l’Aliéné ?
« Je peux vous raconter si vous voulez. C’est jour d’anniversaire, le seul et unique anniversaire qui me concerne, puis je me dis, eh bien c’est aussi jour de décision, de rupture avec ce que ça a été jusqu’à maintenant. Jusque-là, je n’avais fait que me couper l’oreille gauche, sauter pieds nus dans la neige lors de l’une de ces journées de froid glacial, et quelquefois haranguer la foule de badauds du haut de ma chaire céleste, propulsée par une cohorte d’anges et de satyres. Vous voyez : je sais rigoler. Non, en réalité j’ai pris une décision ce jour de mars de couper l’histoire en deux tronçons, par l’Événement nécessaire, celui qui se devait de survenir, et ce sans surprise : j’allais me consacrer à mon illustre carrière, plutôt fatum rendu là, l’écrouilletiqûre, la scripture, la psoésie, le délire, je veux dire la folie cannibale d’emprunter à l’autre ses allures les plus intimes, son vêtement sur mesure, prendre les traits de tout et n’importe quoi, Protée-là, jeté sur la page. L’écriture comme vocation au détriment de tout le reste. Vous pensez que c’est lyrique, que je m’amuse, voire que c’est là une dérobade qui n’a pas lieu d’être ? Pour repassionner la vie, il faut en passer par sa transcription vécue, ses images, ses intensités, le retour à des sources très profondes, d’enfouissement, des sources qui s’animent et qui font paysage, soudainement, une fois que l’on se prend à son jeu. L’inscription de la lettre est emportée dans un tourbillon d’échos. J’ai dix-huit ans, et je décide de me donner à toutes les existences.
« Mais non ! Attention à la marche ici, il faut faire gaffe. Ils ont les yeux sur moi – je les vois. Je ne peux pas tout me permettre quand même, il y a des limites à ne pas franchir. Sauver les apparences. Passer le cap, le tournant de l’âge adulte, c’est forcément se responsabiliser, faire profession, s’engager dans une vie domestique de quiétude et d’indifférence aux autres vies. Le sommeil dogmatique de qui choisit de bâtir, de construire, qui met un toit pour se protéger du monde et fonde un logis pour pouvoir se nommer. Il n’y a plus d’espaces de rêves, d’associations libres d’intensités, d’imaginaires débridés. On force les menottes à l’imaginaire. On ne l’accepte que s’il contribue à faire circuler le capital, le rendement, les intérêts. On asservit l’imaginaire à l’intérêt, et par là on se méprend sur ce qu’il est. L’imaginaire, c’est… »
Ici l’homme prend une pause, plutôt marque une hésitation. Il semble ne plus savoir si on le suit dans son discours. Son visage s’empourpre comme s’il était en proie à une rage mêlée de honte et de gêne. Il reprend avec force :
« Moi, moi, rien que moi. Je suis l’imaginaire, vous voyez ? Or, non, vous ne voyez pas, bien sûr, vous n’êtes pas de l’espèce de l’arc-en-ciel, de l’alliance poétique, du saut à cheval. Vous êtes tous comme les autres, et vous aussi vous me mettez dans un cachot, avec la camisole de force et le bâillon enfoncé dans la gorge, de l’espèce des docteurs et des policiers, pour réduire à néant mon chant de voyance, mon acuité de poète. J’ai dix-huit ans, je me destine à l’écriture et à son emportement hors normes, toujours au-delà, que l’on décide de me faire entrer soudainement chez vous, les fous ! C’est trop pour eux. Ils ne peuvent pas accepter que je me retire de tout ce qui compte à leurs yeux. Ils parlent de droit chemin, de vie bonne, l’illustre vertu, je l’ai, à moi, à moi ! Je ne capte rien de tout ça : croient-ils vraiment à leurs fictions destructrices, tueuses, meurtrières, le genre de fiction qui élève des empires et fait brûler des continents à feu et à sang ? Ils sont tendus de désir, ils veulent que l’atrocité arrive et que leurs mains restent blanches, les mains proprettes de ceux et celles qui ne touchent pas directement, mais par le biais de leurs médiations valeureuses, de leurs représentations idéelles, qui font écran pour la projection d’un rituel d’annihilation. Je suis là, et j’attends que l’on écoute. »
Il tape vivement du pied, du haut du piédestal où il se trouve. Il ouvre progressivement les bras, dans un geste qui mêle authenticité et maniérisme :
« Je suis de votre âge, de votre rang, frère et sœur de vous autres, il s’agit de tenir bon, et d’écouter ce que j’ai à vous dire, ici et maintenant, mon chant de fébrilité pour votre renaissance. C’est pour vous que je descends de ma haute caverne, des cieux, pour venir vous dire ce que j’ai appris, ce que je sais, de l’humaine condition, et qu’il est temps d’accoucher d’un autrement. Je ne suis plus enfant – j’ai grandi – mais je garde souvenir, et j’en fais par là ma philosophie, de cette période d’incompréhension profonde quant à la vie des adultes. Ils sont clôturés sur leur petitesse, faisant territoire et gloire de leur infamie, se targuant d’être vivants et resplendissants dans leurs atours et leurs charmes – mais morts, ils sont morts, je vous le dis, ces êtres vidés d’anima. J’en avais assez de souffrir cette société, il fallait trouver refuge hors de leurs portes closes, là où se trament les secrets, les querelles et les guerres. Mais où est le dehors qui n’est pas contaminé, qui reste indemne de toutes ces tromperies ? Le dehors s’est replié, ce qui ne veut pas dire qu’il ait fait retraite, mais qu’il est revenu sur lui-même, qu’il se travaille de l’intérieur. On ne doit plus se prendre au piège d’aller le cueillir dans les vastes champs qui parcourent la surface du globe ; ils ont été dévastés, et nous en sommes responsables. À force d’occuper les zones, de poster les armées aux frontières, de semer la terreur et de réduire à néant la possibilité de toute forme de relation, il ne demeure que le repli du dehors sur lui-même, c’est-à-dire la langue et son infinitude, les images et leur multivers, la création inouïe à l’intérieur de cette matière qui ouvre des brèches dans le territoire occupé. Le salut passe par cette création incessante, et qui rompt avec elle-même une fois que l’image se sclérose et se fige, sorte de boîte de Pandore d’un avenir délirant, prenant des lignes de fuite insoupçonnées, se faufilant hors d’elle-même, iconogenèse de l’esprit qui ne reste pas en place, qui ne se contente pas de son siège à l’assemblée, mais qui renverse les tables, chaotise l’harmonie superstructurelle, la trop bonne homogénéité du cartel mondial intégré.
« C’est dans l’écriture et par l’écriture que tout se passe ici, et il s’agit de ne pas la faire taire. C’est qu’ils ne veulent pas de l’écriture, elle ne leur plaît pas, ils ne savent pas quoi en faire en dehors de lois, de diagnostics et d’édits, des manières de se rassurer et de poser des étiquettes sur la moindre des choses, sur le moindre des êtres, pour ne pas trahir la tradition, les Pères et les autorités sempiternelles. Moi, je connais une écriture qui sauve autrement, en s’enfonçant dans la boueuse élaboration du délire, là où tout fait signe vers vous, vous concerne, parce que c’est votre scénario, chaque fois modulé en fonction de qui et quoi apparaît, qui compose le monde. Ici, je fais monde, tout ce qui passe gravite autour de mon orbite, le temps d’un astre et de ses feux, puis le silence d’un monde qui s’efface, et résonne par son absence. »
Il marque une pause. Il semble un instant ému :
« Qu’est-ce qui m’a pris de vouloir prendre cette ligne de fuite, et ce sans négociation avec le monde dans lequel j’étais jeté ? Pour exemple, j’avais cette idée excentrique à leurs yeux. Je lisais sur les Lacédémoniens, les entraînements à la dure pour exercer le corps, bouleverser la faiblesse, et faire en sorte de s’habituer aux plus terribles des conditions de vie. On me parlait des pieds de corne spartiates, à force de grimper des sommets, pieds nus, qu’ils taillaient la pierre de leur élan. Des pieds en ciseaux, en lames, des pieds métalliques, qui coupaient le sol et faisaient trembler les colonnades des palais. Je me suis dit : “Ah ! pourquoi pas moi aussi. Des pieds, j’en ai. Des faiblards de pieds. Voilà que maintenant je veux bien les exercer, à l’instar de ceux-là, les pieds des siècles passés”. Je suis donc sorti dehors, au cœur d’un janvier poudreux, j’ai commencé à courir, à faire des tours du pâté de maisons, je m’entraînais à la dure. Et on m’a vu. On a noté mon attitude de contentement ineffable à plonger les pieds creux dans la neige, à les examiner ensuite, tout rouges et encore humectés d’eau fraîche. Mais ils n’avaient pas le contexte, voilà tout, ils ne pouvaient saisir d’où venait cette idée somme toute sensée, qui manquait pourtant a priori d’un socle qui la motivait. C’était étrange, paraît-il, mais ils n’ont pas osé me demander pourquoi. Ils ont gardé cet épisode en mémoire, et me l’ont reproché ensuite, comme pièce à conviction. J’ai le dos large, les épaules encore plus, et pourtant on ne m’appelle pas Platon. On ne reconnaît pas la sagesse de celui ou celle qui choisit de s’exercer à la dure, les autres font et resteront les sans-bâtons, les aveugles à la joie, ils ne savent pas jouer autre chose. »
On entend sonner une cloche. L’attroupement se disperse, mais l’homme poursuit sur sa lancée :
« Il m’est difficile de concevoir une imperméabilité au délire, en fait je ne peux y voir qu’une germination tous azimuts. C’est une poussée qui entraîne, exclut toute forme d’inertie, ne recherche que le mouvement, l’attraction des éléments dans une croissance, à l’instar des plantes qui cherchent leur soleil et s’en nourrissent. Je bois la sève exquise, et ça va vite dans ma tête, la vie s’y condense et s’y déploie, le tapis de la vie se déroule – et le fruit défendu pousse au bout de mes tiges, comme suspendu et en équilibre au-dessus de l’abîme. La plante accouche d’un fruit pour vous, mes amis, il s’agit d’y goûter, de ne pas le mettre en réserve pour plus tard, mais de se satisfaire à sa source. La tentation est trop belle, trop bonne, on ne peut qu’y céder dans un élan de tendresse et d’amour. »
Quelques membres du personnel, certains avec un sarrau blanc, d’autres en tenue de ville, entourent peu à peu l’homme sur son piédestal. Les autres ont quitté – ils sont entrés à l’intérieur du bâtiment. Son discours prend une nouvelle teneur, comme s’il s’adaptait, plutôt se modulait à son nouveau public :
« Je vous vois. Mais vous, vous ne me voyez pas. Vous avez tant de barrières, tant d’écrans, qui font barrage à votre vue, et qui me résument à vos yeux. Est-ce de même pour moi ? Peut-être qu’à force de vous voir, ma vision ne fait que vous englober totalement, dans un geste violent de réduction à l’identité. Peut-être que voir autrui, c’est le rendre pour-soi, se l’approprier, lui attribuer des faits et gestes qui dispensent d’accueillir en nous ce qui dépasse ou déborde, ce qui nous transformerait si nous étions à l’écoute de sa différence. Je sais : je suis une bête de laboratoire, un animal de foire avec un certain talent, certaines aptitudes qui me permettent de briller, de faire éclat dans la nuit d’immanence épaisse dans laquelle nous sommes jetés.
« Quand je suis arrivé ici, on m’a dit : “Ah ! mais vous êtes certainement intéressant. Venez parler à nos collègues. On vous interrogera sur certains aspects, puis répondez à votre guise !” C’était donc une matinée extraordinaire qui m’attendait, on est venu me chercher ce matin-là à la cantine. Une dame dont j’ignore encore le prénom m’a extirpé de l’étage, et m’a conduit à travers les couloirs tout en me posant diverses questions. Elle simulait une sorte de sympathie, une entente que nous n’avions pourtant pas. Finalement, nous sommes parvenus à la grande salle, un instant d’arrêt devant la porte d’entrée, puis le saut de l’autre côté. Il y avait à peu près une trentaine de personnes, les psychiatres et leurs assistants, réunis en bordure du local. On m’a salué, je détournais le regard. Ce n’est pas que j’étais anxieux ou honteux de quoi que ce soit, je n’avais simplement pas envie de collaborer. Et la ronde a commencé, je me suis pris au jeu. J’ai performé ce qu’on attendait de moi : le fou de service, l’aliéné de comptoir, la langue pendue au verbe, les yeux qui parcourent les alentours et qui comprennent sans tout à fait voir, la jouissance parfaite de celui qui veut désorienter sans jamais perdre complètement la boule. Je me suis assis, et la déferlante a commencé :
« Psychiatre I – Bon, nous y sommes. Comment vous sentez-vous ? Vous semblez tout à fait zen (c’est bel et bien le mot employé ! Ha ! Ha !). J’ai pourtant entendu dire que vous étiez anxieux généralement. Ça ne vous fait pas d’effet de vous retrouver ici ?
Moi – Je suis ici en terre connue, reconnue. Vous êtes de l’institution, celle où l’on ne peut que fléchir du dos, se courber pour passer le portail. Ce n’est pas qu’on la respecte, comme si l’on faisait la génuflexion et on s’accordait à son aura, c’est plutôt qu’elle a du pouvoir – et qu’elle fait loi. Certes, je me débats. Je reste dans l’agôn. Le psychiatre, ça m’énerve. Ça pue évidemment le psychiatre ici, dans cette salle précisément, en votre compagnie, votre entourage avec vos becs d’oiseaux et vos précautions, ça sent la peste ou quelque chose qui passe mal, niveau odorat. Je ne peux ni en rire ni en souffrir. C’est comme ça. Ça va aller. On va passer à autre chose. Je vais rentrer chez moi, un jour, puis l’histoire sera oubliée. Je vais me ranger, me caser, une demoiselle, un damoiseau, du genre de vie à écrire des romans sentimentaux qui se vendent bien, parce que je l’ai, ça, le goût de dire la passion quand elle arrive. Or ce n’est pas la passion fleur bleue ici, mais la vraie passion. La chute du sommet de la colline, le calvaire, la descente, avec la croix autour du cou. Je sais ce qui m’attend. C’est pourquoi je semble si en paix avec la situation. Et pour corriger quelque peu votre question, ce n’est pas tant d’anxiété dont il est question chez moi, que d’angoisse – je résiste face à la mort qui m’entoure. Elle me secoue. Moins celle du fatum, celle en bout de course, le coup de fion, que celle qui plane comme un spectre autour de moi. Les âmes mortes, ce que je veux dire. Je souffre d’être mis en rapport avec elles. Je ne peux m’y résoudre, donc une tonalité sourd en moi, qui demande à être entendue. Prêter l’oreille au bourdonnement infini des voix qui troue mon cœur.
Psychiatre I – Comment parvenez-vous à concilier cette tranquillité, cette frustration et cette souffrance. N’est-ce pas contradictoire ? Vous n’êtes pas en paix, c’est manifeste dans votre discours, peut-être moins dans votre attitude qui reste calme, pas forcément agressive. Il y a une sorte de décollement, on dirait, entre le discours dont vous êtes l’énonciateur et votre présence réelle devant nous, la pose prise dans le réel. C’est comme si les mots fonctionnaient à vide, avec autonomie, comme s’ils n’avaient plus besoin de renvoyer à une situation exacte, et que le principe d’identité et de contradiction était évacué au profit d’une profusion formelle, une indifférenciation substantielle, quelque chose de tout à fait étranger à un enracinement dans le réel. C’est intéressant de vous voir élaborer, comme vous le faites, au sujet de ce qui vous arrive.
Moi – Je ne trouve pas ça plus intéressant qu’autre chose. Vous savez, la contradiction ou l’identité, quand ça fait principe et que l’on s’ordonne autour de son axe, ça m’effraie vraiment, ça me fait peur, voire ça me fait dire que ça cloche ici. Ce n’est pas tant que je prends plaisir à défaire l’ordre dans lequel vous vous emprisonnez : je ne peux faire autrement. C’est mon destin, ma fatalité, je prends le pli des lignes elliptiques (ça se peut ?), plutôt les pointillés qui font en sorte que vous captez quelques éléments sans percevoir l’ensemble, du moment où vous cherchez à décrypter un à un les pointillés. Je veux dire que ça va vite, mais que ça peut aller encore plus vite si vous prenez du recul, et que vous voyez le paysage qui se trace en discontinu. Je suis rendu à un point où le bidon est percé, où le big bang se fait et se défait, s’infinitise, dans sa propension à dilater son propre espace. Certes, peut-être que ça n’a rien à voir finalement. Vous parlez d’autonomie, dites que les mots fonctionnent à eux seuls, sans forcément référer à des tranches de réel. Je vous dirais que ce qui compte, c’est moins la constitution de la réalité à travers un discours qui en témoignerait, mais plutôt de mettre en évidence, de faire ressentir ce qui la supporte dans sa dimension affective. Les intensités qui la traversent. C’est ça l’association onirique, le prisme rêveur qui nous fait faire des liens a priori insensés. Je veux aller sonder l’intensité et l’accorder à une autre intensité pour qu’ensuite une trame intensive se constitue, que l’on puisse vibrer et éprouver un chant de bouleversement. D’où cette faculté formidable, extraordinaire de la synesthésie : faire passage à des intensités analogues quoique sur des plans ou des régimes en apparence distincts, du moins pour le bon sens commun. Il y a certainement un aveuglement à tout cela qui s’impose, ici, parmi vous. Un aveuglement qui pourtant ne mène pas à la voyance, mais qui reste voyeur de ceux qui sont doués, ceux-là faits pour l’incroyable.
Psychiatre II – Et si on vous disait que nous aussi, nous savons, que nous sommes, à l’instar de vous, dans le secret des mystères. Seulement, nous avons choisi de ne pas trop en dire, jusque-là, pour ne pas nous faire prendre à notre propre jeu. Vous comprenez ? Il y a des façons de faire. Il s’agit de les respecter, tout en étant à l’écoute de l’occulte, des puissances chtoniennes, qui viennent comme en trame de fond éveiller le désir – et qu’il s’agit de canaliser, de sublimer, de rendre productives. Je ne vois pas d’inconvénient au fait de vouloir vous consacrer à l’écriture, ce n’est pas là ce qui nous afflige, ce qui vous mène ici. En fait, vous parlez d’écriture, ne cessez de la clamer comme première, mais on ne vous a pas vu écrire une seule ligne, ici, entre ces murs. Vous prétendez à une chose qui pourtant vous est étrangère. Vous n’arrivez pas à canaliser votre flux, vos instincts, vos idées – on est là pour vous aider, pour vous…
Moi – M’aider ? Dans cette prison où je ne peux que soliloquer du haut des monticules de terre sèche et sur les tables à pique-nique dérisoires ? C’est comme si ma plainte n’était pas entendue dans son contenu, on n’y perçoit qu’un chaos de voix indistinctes. Mais c’est bel et bien une plainte que je vous adresse, le chant plaintif de celui qui veut pousser au-delà et que l’on réduit à force de mesures de contention. On active la logorrhée psychiatrique jusqu’à m’identifier dans mes replis, dans mes symptômes, ou bien dans mes poches de discrétion. Je suis à l’intérieur de la zone, je ne peux pas dépasser d’un poil. Faire tache sur la tapisserie, non, c’est que le vêtement me sied trop bien, voire parfaitement. Je me confonds. Quand vous évoquez les puissances chtoniennes des soubassements, ce qui résiste à toute interprétation pseudo-rationnelle, vous ne voyez rien de ce que vous évoquez. Vous avez la distance du médecin, du scientifique ou du philosophe, le sujet qui prend son envol transcendantal au contact de son objet, qui se pose en amont de tout pour mieux contrôler, maîtriser, faire valoir sa petitesse. Je suis du côté de l’objet, vous ne me verrez pas, vous ne me verrez jamais, parce que j’échappe à votre saisie… »
L’homme continue son anamnèse. Le personnel hospitalier se rassemble de plus en plus près de lui sans intention claire. Peut-être pour finalement le faire taire, peut-être pour l’écouter, peut-être… peut-être…
« Je n’y crois pas à vos diagnostics péremptoires qui nous bouclent au tombeau. C’est fini : pas de chance ! Et puis la solidarité crasse entre les institutions judiciaires, la police et les médecins…! Quelle supercherie quand même de se retrouver en ordonnance de traitement après qu’un juge qui ne sait rien de vous en ait décidé ainsi. Quelques minutes à peine d’exposition de votre cas, il a le dossier des médecins en main, puis il vous dit que vous devez vous conformer, c’est ainsi, ça restera ainsi. Une injection chaque mois, obligatoire, mon sang qui se gonfle, ma veine qui éclate, quelque chose comme une obligation à recevoir des services de soutien psychologique, ma tête qui cherche ardemment des problèmes à résoudre, mais qui n’en trouve pas… Les fous ne savent pas arrêter le poème… Inventer, je vous dis, il faut inventer le poème sans se fatiguer, continuer jusqu’à ce que, jusqu’au moment où, jusqu’à la toute fin, quand leur monde… oui… quand leur monde cesse de fonctionner, que leurs constructions s’affichent tel quel, et que le vent (notre souffle !) les emporte. »
L’homme gonfle ses joues et commence à souffler sur l’assemblée. Il fait un tour sur lui-même, puis reprend :
« C’en est assez. Vous aurez la nuit. La nuit et le silence, tiens ! Voilà ! Ha ! Ha ! Il n’y a pas de résolution au problème que vous posez. Je ne continuerai plus, il ne continuera plus. C’est du pareil au même, à la seule différence que c’est moi qui commande dorénavant. Moi, je veux dire lui ! Il est là, resplendissant de sueur et de sagesse, à pomper la sève aux choses, elles qui continuent de faire leur ronde autour de lui. Pareil, je suis pareil à lui ! Le berger des astres qui orbitent autour, un astre plus grand que lui-même, source de ce manège, de cette coquetterie. Il y a un temps que je vous observe, mes astres, à me faire la cour… À tourner autour et autour, sans cesse, à vous disséminer comme du pollen. À suivre mon contour, ils ont perdu leur propre tête. Ils ne peuvent pas, je le plie à ma guise, l’univers, je l’ordonne à la manière du cosmos. Mes lois sont d’airain comme mes rayons qui percutent vos orbites et vous font glisser du côté de la lumière et de ses couleurs. Un monde sans couleurs, comme ce serait triste ! Un monde sans soleil, imaginez ! Je suis ce que vous recevez, la donation et la gratuité du geste, et vous ouvrez les bras pour vous en saisir ! Comment être digne de ma lumière ? Certainement pas avec vos œillères, cette manière de se refuser à la ténébreuse des soubassements psychiques, à ce qui sous-tend l’irisation, parce que ça ne se colore pas adéquatement. Les déviances, les difformités, la psychopathologie, le spectre est large, vos choix de mots, votre vocabulaire savant, il s’agit dorénavant d’accueillir le champ des possibles – de ne pas fermer l’œil, et de mettre fin à cette tranquillité admise, dès lors que l’on se préserve sur son minuscule lopin de terre.
L’homme descend des basses hauteurs où il se trouvait jusque-là. Il commence à tendre la main aux autres, à leur donner une accolade, et à les embrasser sur la joue. Il reprend son discours, quoique sa voix se fatigue :
« J’ai dix-huit ans, mais cela fait très longtemps que c’en est ainsi. L’âge de tous les possibles, l’ouverture au monde qui se découvre, l’envie de toucher, de se heurter au formidable, de s’élancer jusqu’à perdre les oripeaux du monde d’avant. Je demeure à ce tournant, chaque jour davantage, l’envie irrépressible de vouloir transformer et transvaluer tout ce qui m’apparaît. Or je reste coincé entre ces pans de murs, à dire sans m’arrêter, quoique sans que je sente une véritable effectivité de mes dires. Éprouvez-vous la chaleur de mes paroles, la tendresse de mes intonations, l’amour débordant d’une communication intégrale rendue possible ? Pourquoi me fermer les portes, m’enfermer ici, quand je pourrais entrer en contact via la courroie de l’amour ? J’écris pour ne pas céder au désespoir. Ma parole fait signe. Elle interpelle une part en vous qui pourrait vouloir faire céder les barrages, ceux qui empêchent d’être atteint au cœur. Je ne serai jamais las, ma parole est un logos inaugural, elle continue malgré le point de dépassement franchi. »
Une femme hésite, puis prend la parole. C’est comme s’il cédait le pas, finalement, et qu’il laissait autrui lui répondre :
« Je… hum, non… Vous… euh… Vous êtes ici… Oui, exactement, vous êtes ici pour une seule raison… Cette raison n’est peut-être pas évidente… hum… dans l’état où vous vous trouvez… parce que vous pensez que le monde se résume à vous évidemment… plutôt que vous faites monde à vous seul… mais je crois avoir entendu… cru entendre… vous l’avez dit à la dérobée… comme une parole chuchotée… et comme ce n’est pas clair… ce que je viens de dire… peut-être trop poétique… je vais reprendre du début…
« Vous… Monsieur M. en l’occurrence… Vous ne pouvez pas écrire… c’est votre échec cuisant… et vous le ne pourrez jamais en autant que vous ne nous écoutez pas… Je vais vous faire le compte rendu… le rapport quelque peu schématique de ce qui fait en sorte que vous êtes ici…
« C’est en raison… hum… de ce concernement qui vous travaille… hum… En d’autres termes, vous n’êtes pas en relation avec ce qui vous entoure… ça précède les relations… Vous restez emprisonné dans le filet… de la langue… c’est ça… dans sa toile qui vous coince… qui ne cesse de faire signe vers vous… Comme une greffe qui vous appelle… qui ne peut pas s’y faire… Vous ne vous faites pas à la langue… hum…
« L’interpellation par les choses et les êtres… oui… du moment où ils correspondent à… disons un moteur ou… un véhicule de votre scénario délirant… Vos yeux sont fixés sur vos nerfs… ça ne passe pas… non… la prise de distance… l’impossibilité à communiquer… à rendre par la poste l’enveloppe… Vous voyez… l’adresse n’en est pas une… le message reste lettre morte… Vous êtes clivé…
« Vous pensez que nous sommes des ennemis à votre quête… celle de la littécriture… du devenir-Livre… Ça alors… Vous évoquiez le souhait d’appartenir au Livre… faire table rase de tout le reste… Tout doit dès lors s’inscrire de manière… hum… manichéenne… adjuvant ou ennemi…
« Or vous ne pouvez pas être Livre… du moment où ça fait Soleil… et nous savons très bien que ceci n’est pas une image… et encore moins une métaphore…
« Hum… le Soleil… hum… l’Étoile… l’astre toujours plus qu’un simple astre… la supplémentarité… celui qui sème de ses rayons… dépense qui fructifie sans pourtant investir… et là vous voyez peut-être… l’opacité qui reflète… l’ombre qui illumine… je veux dire… hum… que le Livre se situe là… comme clair de terre à la face du Soleil… Il n’y a rien à voir… juste l’étendue substitutive de Celui exclu de la substitution… Vous êtes sans récit…
« Du Soleil il faut se taire… précisément… car de Là il n’y qu’à dire… pour que ça dise… et que ça dise… c’en est fini… ce dont il est question ce n’est plus vous… mais lui… »
***
Et c’est comme si les nuages passent, dispersant le personnel, l’homme et la femme. La cour extérieure de l’asile est vide, à l’exception d’une vilaine silhouette qui ne se laisse pas saisir. Le souvenir lointain, la mémoire incertaine, vision floue d’un lieu en apparence déserté.
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- 1Benjamin Péret, cité dans Annie Le Brun, Qui vive, Paris, Flammarion, 2024, p. 46.