Quatre poses sur vingt-quatre

Quatre poses sur vingt-quatre

Tassia Trifiatis-Tezgel

Détentrice d’une maîtrise en littérature comparée de l’Université de Montréal, Tassia Trifiatis-Tezgel a publié quelques nouvelles et romans. Finaliste du Prix de la nouvelle Radio-Canada en 2007, elle fait paraître la même année Judas, un roman observant de l’intérieur la communauté hassidique. S’en suivit en 2011 Mère-Grand, roman finaliste au Prix du Gouverneur général. Après avoir vécu trois ans en Turquie, l’écrivaine d’origine grecque fait paraître en 2018 Les platanes d’Istanbul, récit de voyage graphique, lauréat du Prix Alcuin pour la prose illustrée. En 2021, pendant son périple de huit ans à Toronto, est publié Créatures primordiales, opus abordant les douleurs de la matrescence. Ancienne journaliste à la recherche pour la radio de Radio-Canada en Ontario et au Québec, Tassia Trifiatis-Tezgel travaille aujourd’hui sur le dossier de la diversité et de l’inclusion à Patrimoine canadien. Elle vit à Montréal avec son mari et leur grand garçon lucide.

  • Pour 24 ou 36 poses, c’est le même prix. Presque personne n’achète de films pour des caméras désormais…

  • Alors je vais prendre le 24 poses. Comme pendant mes étés ici dans les années 90.

  • Bienvenue alors… vous êtes Grecque ?

  • Oui, à moitié. Dites-moi, c’est moi ou on crève encore plus qu’avant ici ?

Mon reflet apparait dans le miroir accroché au fond du commerce. La dernière fois que j’ai posé les pieds en Grèce, je n’avais ni ride ni cheveux blancs. Le temps s’est évaporé avec l’extrême de la chaleur.

  • C’est vrai… on dirait que le soleil se rapproche de nous chaque année. L’an dernier, sur mon île natale, je me baignais encore au mois de novembre ! Vous irez où pendant les vacances ?

  • Je demeurerai ici à Athènes pour passer du temps avec mon père et j’irai à Aegina visiter mon amie d’enfance.

  • Bien ! Et votre fils, il a quel âge ?

  • Il a 9 ans. C’est sa première visite… à la fois à la Grèce et à son grand-père.

Retourner à la maison après être devenue mère, mon fils, c’est entrer par une porte dont on ignore le seuil.

***

  • Je suis venue récupérer mes photos, voici mon ticket.

  • Ah, c’est vous le film Tudorcolor II ? J’imagine que vous savez qu’il ne s’en fait plus depuis les années 70 ? Êtes-vous au courant s’il a été exposé à beaucoup de lumière ou de chaleur ?

  • Je l’ai acheté à Athènes il y a un mois et il était dans la vitrine en plein soleil, alors…

  • C’est ce que je croyais… malheureusement, il est non exposé. On a fait des push pour booster la lumière, mais on n’a presque rien sauvé. Sur les vingt-quatre poses, il n’y en a que quatre qui sont à peu près visibles.

  • Merci… Regarde mon fils, c’est mieux que rien, non ?

  • Mais maman, comment tu fais pour voir quelque chose ?

  • C’est parce qu’il y a une histoire derrière.

Chaque histoire doit être racontée à travers son film, ma Vie.

Pose première

Ah ! regarde, au moins on a une photo de la fête de papou !

Ton grand-père allait avoir quatre-vingts ans… c’est pour ça que nous sommes venus cette année. Et aussi parce que les autres années, nous étions trop pauvres pour entreprendre un voyage en Grèce. Douze ans en tout sans le voir, car lui et moi n’avons pas su ni pu nous entendre. Depuis la dernière fois, j’ai marié ton papa et tu es venu au monde. La jeunesse m’a quittée. Tu vois, ici il y a papou qui ouvre son cadeau d’anniversaire à la taverne « I Oikoggenia ». Ce fameux stylo sur lequel j’ai fait graver son prénom, Dimitrios, ainsi que ses occupations : poète, philosophe et papou pour la première fois en 9 ans.

En route vers le restaurant, j’étais nerveuse et je hurlais sur papa et toi sans raison. Nous n’avions plus de batterie et ne connaissions pas l’adresse par cœur. Comment nous sommes parvenus à la taverne relève du miracle. Arrivés de Montréal le matin même, nous avions pris le métro le soir venu comme si nous avions toujours habité Athènes et que nous allions retrouver papou dans un acte routinier. Je l’ai entrevu à travers les arbustes qui servaient de clôture à la terrasse. Présenter à son père son fils unique alors qu’il marche et parle déjà. Lorsque nous sommes entrés, j’ai reconnu l’endroit. Nous y étions déjà allés alors que j’étais encore dans la vingtaine. Papou se tenait debout avec sa femme. Les yeux étaient humides de retrouvailles et tu as sauté au cou du fêté. Il s’est dépêché d’enlacer tout le monde pour arriver à moi plus rapidement.

Sur la photo, nous venions de nous attabler, il était un peu timide, car il ne t’avait jamais vu et moi il ne m’avait jamais revue. Il a insisté pour s’asseoir à côté de moi, ce qui m’a beaucoup émue. Il a serré ma main sous la table. La dernière fois, j’avais 32 ans et je venais de finir mes études, j’en ai 44 et des ridules. Il me prend la main, il est toujours aussi beau et il a vieilli. Oublie-t-il ? C’est la chose qui me fait le plus peur chez les vieux… leur oubli. Ton papa est assis en face de nous, ta tante à sa gauche. Je suis entre papou et Soso, sa femme. Le nom du restaurant signifie « La famille ». Mon état de panique s’est peu à peu calmé. Mon père n’a pas été capable de venir nous chercher à l’aéroport. À 80 ans, les changements dans le quotidien peuvent effrayer. La dernière fois, il était dans la soixantaine, dans un autre rythme du monde. Comment avons-nous pu manquer autant de temps de nos vies ? Une décennie, une génération, une pandémie, une préapocalypse, une guerre ininterrompue qui s’étale.

Nous n’avons pas abordé nos différends. Ni à cette table, ni à toutes les autres tables auxquelles on a mangé pendant les vacances. Tu existes et les vieilles disputes n’importent que peu. Un enfant change le climat du monde, le micro aussi bien que le macro.

Le soleil a continué de brûler mon père depuis la dernière fois. Il a un pansement sur la tête, le soleil noir a gravé des cellules cancéreuses sur son crâne, qui elles ont creusé sa peau. Ce n’est pas la première fois, c’est une récidive.

La première fois que je suis venue en Grèce, en 1990, j’avais exactement ton âge, ma Vie, Zoï mou. À ce moment-là, on allait à la mer tout de suite après le petit-déjeuner puis, à la suite d’une longue baignade, on mangeait des calmars panés et des patates frites maison sur la plage de Marathonas. Puis un jour, le cancer venant du soleil qui fait fondre la Terre a fait dire au docteur : plus jamais à la mer avant 18 h et toujours avec un chandail et un chapeau. C’est alors que dès que j’ai eu l’âge de 15 ans, on ne s’est plus baigné le matin pour se protéger de l’exposition des rayons désormais dangereux. Parfois, on y allait un peu plus tard, pour regarder le coucher du soleil dans l’eau. Papou se trompait parfois et disait : « Regarde mon amour, la couche du soleil » et moi, je riais. Sur cette photo que je devine et te lis, je vois mon père devenu papou, devenu tout doux, après toutes ces années de pleurs et de silence et voilà qu’il tient ma main sous la table en appelant le serveur :

  • Garçon, venez vite, les enfants sont venus de loin !

Et quand les photos sont sous-exposées, cher petit, il reste quand même les images que l’on n’a jamais prises.

Pose deuxième

Ah ! regarde, au moins on a une photo de toi devant l’Acropole !

Tu sais, quand j’étais petite, chaque année jusqu’à mes 15 ans, papou me faisait un immense album avec toutes mes photos de vacances. Le premier album était en cuirette vert forêt et s’ouvrait avec une photo de moi plantée devant l’Acropole. Contrairement à toi, je n’avais pas rêvé au préalable de visiter les ruines du Parthénon. Je n’étais pas intéressée à l’histoire antique comme papou, papa et toi. Sur la photo, je porte une robe sans manche à petites fleurs du même vert que la cuirette de l’album. À ce moment, on ne portait ni chapeau ni crème solaire pendant l’été. Papou faisait développer ses photos à côté du collège où il travaillait au centre-ville et on devait les attendre deux jours pour enfin pouvoir les regarder. Des années plus tard, lorsque le développement des photos en une heure est apparu, nous avons fait affaire avec Stamatis, en face de la station de métro Agios Eleftherios près de chez nous. C’était en même temps que l’arrivée de la crème solaire : quand j’ai atteint l’adolescence. « One-hour photos ». C’était écrit partout dans la ville, en anglais, pour les touristes et pour le chic de la chose. Le nec plus ultra de la technologie, avant que ne naissent Internet, les cellulaires et les tortures en direct.

En plus de l’Acropole, lors de ma première fois à Athènes, j’avais rencontré mes trois femmes estivales, celles qui seraient la triade de mes étés grecs : Anastassia, la femme de mon père (surnommée affectueusement Soso), sa grande sœur, Matoula, et leur vieille mère, Magdalena. Le Père, le Fils et le Saint-Esprit, mais version femmes grecques. Les saintes d’esprit. Yiayia Magda avait accouché de ma belle-mère alors qu’elle avait déjà atteint la mi-quarantaine et que son aînée était presque adulte. Donc pour mon baptême de la Grèce, j’ai été accueillie par cette trinité athénienne du bruyant boulevard Acharnon. Elles habitaient très près les unes des autres : je butinais entre leurs trois balcons. Cet été-là, le premier, nous n’avons pas voyagé comme les étés suivants. Nous avons fait les touristes dans la ville, en métro. Il faisait chaud, mais il y a 30 ans c’était encore supportable. Mon père n’avait pas encore de voiture, ça ne faisait que deux ans qu’il avait quitté définitivement Montréal pour marier Soso et revenir s’établir en Grèce. Il avait économisé pendant deux ans pour payer mon billet d’avion. Et sans réel budget, il m’avait fait passer un été magnifique. J’étais restée quatre semaines, entre les attraits touristiques de la vieille ville et mes trois adorées qui prenaient soin de moi comme si j’étais un trésor national. Il y a eu le Monument du soldat disparu, Monastiraki, le Jardin botanique, le mont Likavitos et bien sûr l’Acropole et moi, toujours avec ma robe à fleurs ou mon t-shirt avec des fruits de toutes les couleurs, je prenais la même pose pour papou qui me suppliait de ne pas fermer les yeux devant le soleil. Ces albums sont encore à la maison. Toutes les autres photos que je possède sont lousses ou dans des enveloppes. Je n’étais pas intéressée par l’Antiquité lorsque j’étais petite, mais en cet été 1990, j’ai été submergée par le chant des cigales camouflées sur les troncs des pins le long de la route nous menant à la plage de Marathonas. Ce son me suit encore, comme les albums, à travers tous mes déménagements. Quelques années plus tard, toute cette région a été brûlée. Puis Soso, devenue allergique au soleil, a arrêté de nous accompagner à la plage pendant le jour. Maintenant, cet endroit est devenu un parc national et tous les petits restaurants de calmars, de pieuvres et de petits poissons ont dû fermer pour protéger la forêt et ses cigales du soleil qui souffle sur la négligence des gens, pour devenir incendies.

Avec ta tante et ton père, tu as attendu sous un pin que j’achète les billets pour entrer sur le site du Parthénon. Malgré les 45 degrés, tu as refusé de remettre ta visite à plus tard. Nous avons pris la photo à midi pile et tes joues étaient déjà cramoisies. Sur la photo, on ne voit pas tes contours, mais on devine ton bonheur malgré un grand chapeau et un temps caniculaire.

Le feu du bonheur sur tes joues me console des brasiers du monde, ma Vie.

Pose troisième

Ah, regarde c’est Antonella ! Au moins on voit un peu de son sourire.

La première fois que j’ai rencontré sa mère, Kiki, elle aussi avait quatorze ans. C’était en 1994. Nous ne nous étions pas revues depuis que nous étions toutes deux devenues mamans. Et voilà qu’en ce dimanche étouffant du mois d’août, elle nous attendait au port d’Aegina pendant que ses deux filles faisaient la sieste à la maison. À chaque femme de mon âge derrière le volant, tu me demandais si c’était Kiki. Je ne l’ai pas reconnue tout de suite ma Kiki, car je ne l’avais pas vue depuis 16 ans et quand on devient maman, il y a les cheveux qui deviennent blancs et les yeux qui deviennent inquiets. Un regard qui peut transpercer les chagrins. Elle était au volant d’une camionnette, car d’Athénienne à la mode, elle était passée d’insulaire à l’oliveraie. Elle nous attendait et j’ai versé des larmes sur ses épaules. Pas elle, puisqu’elle a toujours été moins émotive que moi. Elle a des poules et une vie de cowgirl : elle est forte ma Kiki ! Moi je n’ai que des sentiments à fleur de peau depuis que je t’ai eu. Toi aussi tu étais ému, comme chaque fois que tu rencontres pour la première fois une personne que j’aime. Ma Vie. J’ai pris ta main en serrant mon amie, tu t’en souviens ? Tu viens partout avec moi et toujours, tu sens la vitalité qui se trouve dans la sève de chaque occasion. Je ne cultive pas des légumes comme Kiki, mais je te regarde pousser.

En allant nous déposer à la maison qu’elle nous prêtait pour les deux prochaines semaines, Kiki nous a montré la plage la plus proche, tout près des ruines du temple d’Apollon. Puisqu’il n’y restait pour vestiges que des colonnes, tout le monde l’appelait la plage « Kolona ». Je me suis demandé si la brise était plus douce au Ve siècle avant notre ère, lorsque le temple a été construit. Dans mon imagination, les femmes d’Aegina marchent sur des sentiers étroits et se piquent les mollets en effleurant les plants d’origan et l’air d’août est plus frais. Elles aussi font de l’huile avec leurs olives, comme Kiki.

Le soir venu, Kiki nous avait donné rendez-vous loin des touristes, dans un endroit d’habitués près de la mer, en retrait des foules de passage. Elle et son mari saluaient tout le monde. Ses filles allaient nous rejoindre. Quand je l’ai vue, j’ai atterri en 1994. Son aînée Antonella est apparue devant moi, le portrait tout craché de sa mère.

C’est Soso, ma belle-mère, qui avait eu l’idée cet été-là. Le père de Kiki était son patron à l’époque et s’était dit qu’elle me ferait une bonne compagne pendant mes étés en Grèce. Kiki n’était pas trop intéressée à moi la première fois, car on lui avait dit que j’avais un an de moins qu’elle et elle ne voulait pas passer du temps avec un bébé de treize ans. Cette première rencontre, ça a été le coup de foudre de l’amitié vraie qui dure toute la vie. Ce sentiment ne m’est arrivé que quelques fois par la suite. L’amour ressenti pour une amie lorsqu’on a treize ans, c’est très intense. Quelques minutes après notre arrivée à sa maison d’été de Saronida, elle a mis sa main sur ma taille et nous avons marché bras dessus, bras dessous jusqu’à la platia, la place du village aujourd’hui devenu une ville. Dans mon monde, les amies ne partageaient pas autant d’affection à cette époque et cette preuve d’estime m’a comblée de joie. C’était la Grèce des drachmes, avant son entrée dans l’Union européenne, la Grèce aux senteurs d’Orient. Trente ans plus tard, je me rappelle encore quelle sensation dans les jambes laissait la descente de la côte pour arriver à la rue principale, perpendiculaire à la mer. La maison d’été des parents de Kiki était en haut d’une colline. Pendant les quatre étés suivants, nous avons été vraiment essoufflées en la remontant après les soirées, ou après la plage. L’an dernier, la maison de Saronida a brûlé dans les feux de forêt qui ont dévasté l’Attique de l’Est.

Assise devant Antonella, si fougueuse et si rebelle, je revoyais la Kiki de ma jeunesse. Kiki avait passé des temps difficiles à l’adolescence, et certains avaient cru la perdre, mais elle avait éclos après s’être semé le cœur ici. Antonella risquait aussi de se brûler les ailes. Sa mère le savait et m’en a parlé à plusieurs reprises. Le premier soir, je ne l’ai pas prise en photo, trop occupée à l’observer. Elle avait le regard brillant des commencements. Elle m’intimidait et je n’ai pas trop osé lui parler. Je voyais les filles de mon amie alors que déjà elles quittaient l’enfance. Toucher la joue de la grande de ma Kiki après l’avoir vu grandir en photos sur les réseaux sociaux.

Regarde cette photo où l’on devine son sourire mal assuré… Antonella prenait elle-même sa mère en photo à cette seconde précise. Nous étions tous ensemble sous un abri de feuillage, dans leur cour, et on mangeait du karpouzi, de la pastèque. Elle avait cessé de se balancer pour pouvoir mieux la photographier. Sa mère venait de lui acheter un téléphone cellulaire et se demandait bien ce que cette petite boîte allait changer dans la vie de son enfant qui déjà n’en était plus une et qui déjà n’en faisait qu’à sa tête. « On dirait que le soleil a commencé à brûler la terre en même temps que nos cellulaires ont commencé à nous brûler le cerveau », m’a-t-elle dit en regardant sa fille qui avait les yeux éternellement posés sur le petit écran lumineux. J’ai photographié Antonella en train de prendre Kiki sur le vif. Pendant tout le reste des vacances, après la timidité du premier soir, j’ai pris l’enfant dans mes bras en me remémorant la jeunesse de la mère. Lorsque nous étions dans la mer, je la faisais tournoyer. Comme je faisais avec Kiki au même âge.

La nuit avant notre départ, tu as rêvé que d’immenses paquebots parqués par dizaines au large de la petite île déversaient une colle épaisse dans les eaux, ce qui faisait en sorte que les baigneurs se désintégraient sur le champ ou qu’ils perdaient aussitôt la mémoire. Tu m’as dit que ce n’était pas un cauchemar, mais que tu étais quand même soulagé au réveil. Nous sommes restés beaucoup à l’intérieur, à l’air climatisé, pendant notre séjour. À partir de 14 h, les rues de l’île étaient désertes comme si la nuit était tombée en plein jour. Plus les jours passaient et plus je confondais Antonella et sa mère. Elle nous avait prêté une de ses maisons pour qu’on puisse être près d’elles. Tels des animaux nocturnes, nous sortions à la pénombre.

Et les mamans autour du temple d’Apollon, de quels dangers crois-tu qu’elles voulaient épargner leurs enfants, ma Vie ?

Pose quatrième

De tout le voyage, je n’ai osé passer du temps seule avec ton grand-père. Sauf une heure, au cimetière B’ Koimitirion de la municipalité d’Athènes, la veille du retour à Montréal. C’était sans doute pour que les retrouvailles demeurent mémorables que j’avais évité les tête-à-tête. On avait creusé des petits trous sur son torse pour enlever les cellules cancéreuses qui étaient revenues, toujours bénignes, mais toujours indélogeables. Il portait des pansements, autour desquels les poils étaient désormais blancs. Papou disait que c’était la pauvreté qui lui avait donné ces cancers de peau, alors qu’il avait passé la majorité de sa vie sans suffisamment d’argent pour posséder une voiture. Il avait passé son temps à pédaler à la fois pour gagner assez d’argent et pour faire avancer sa bicyclette. Dans la chaleur insoutenable malgré l’heure avancée et les arbres entre les pierres tombales, j’ai eu la vision de tous ces gens qui allaient finir ici pour cause d’étouffement. Déjà quelques morts avaient été annoncées aux nouvelles. Il y en a chaque année en Grèce et aussi ailleurs, ma Vie.

Je ne sais pas quels oiseaux sont soudain apparus entre les cyprès, mais il y a eu une envolée soudaine dans l’orangé du coucher du soleil. J’ai cherché leur nom à mon retour, mais sans succès. Ça a fait un beau vacarme. Tu m’attendais à l’hôtel avec ta tante. Papa était allé acheter des livres en grec ancien, juste par amour du grec ancien.

Soso a fait des prières sur le tombeau familial sur lequel étaient inscrits deux nouveaux noms : ceux de sa sœur et de sa mère, mes femmes-été. Papou et moi nous disions amen. Matoula et Magdalena étaient décédées à quelques années d’intervalle pendant les douze ans de mon absence. Nous nous sommes donné la main, comme au restaurant, sauf que cette fois-ci nous récitions le Notre Père. Mon heure la plus sacrée en Grèce a été celle parmi les tombes. Au déclin du jour, les oiseaux au vent, mon père et sa femme ont commencé à marcher vers l’auto, et derrière eux je les ai vus plus voûtés qu’avant. Ça sentait bon les bougainvilliers. Papou t’avait dit que les enfants n’étaient pas admis dans les cimetières athéniens. Il t’avait menti, car selon lui, tu n’avais pas à traîner entre les restes humains.

J’aurais voulu que cette heure seule avec papou et Soso dure plus longtemps, comme lorsque j’étais jeune. On avait acheté un bouquet. Comme pour les oiseaux, je n’ai pas su retrouver le nom des fleurs. Les cimetières grecs sont remplis d’arbres. Ils sont remplis de vie, de verdure.

Nous sommes retournés à la taverne « La famille », tu te souviens ? Nous étions allés vous chercher à l’hôtel. Papa nous a rejoint les mains remplies de sacs de livres sur la vie des philosophes anciens. Je t’ai pris la main sous la table.

Regarde bien cette photo des oiseaux, ma Vie, les Saintes d’esprit ont survolé Athènes pour célébrer ta visite.

***

  • C’est tout, maman ?

  • Oui, il n’y en avait que quatre, mon fils.

  • Je suis trop triste que ce soit tout ce qui reste de notre voyage.

  • Ce qui reste d’un voyage, ce sont les images qui se développent en nous une fois qu’il se termine. Et le plus merveilleux, c’est que ces images en engendrent d’autres à leur tour et ce, tout au long de notre vie.

Voilà les quatre colonnes de l’été où je t’ai présenté un peu plus de toi, ma Vie. Puisses-tu élever, sur ces piliers, tes propres angles au soleil.