Dans la caverne de l’Université

Dans la caverne de l’Université : Lourdes de Catherine Lemieux ou le réel incendié

Louis-Thomas Leguerrier

Louis-Thomas Leguerrier est docteur en littérature comparée. Ses recherches portent sur la théorie littéraire, la théorie critique et l’analyse marxiste de la culture. Il est l’auteur du roman Tenir Parole, coécrit avec Clément Courteau (Annika Parance Éditeur, 2015), de  l’essai Entre Athènes et Jérusalem. Ulysse au XXe siècle (Éditions Hashtag, 2019) et de Punk rock théorie. Despentes et la destruction de l’identité (Presses Universitaires de Liège, 2024).

Elle dut s’avouer qu’en ces lieux elle ne trouvait plus de guide, plus d’amies, seulement des femmes d’affaires, des systèmes en habits d’intelligence, des choses en uniformes d’outragées, des pantins en costumes d’entrepreneures. Leur liberté, sans Razuvaeva, était un pénitencier. Un vaste et bête trucage faussait la donne, dévastait la vie, durcissait les personnes, écrasait les poèmes et les pensées, encrassait les racines et les bourgeons1Catherine Lemieux, Lourdes, Montréal, Boréal, 2023, p. 325. Désormais L suivi du numéro de la page..

À réel minable – rêve agressif2L, 38..

Le réel nous tient. Aussi forte son emprise, aussi lâches nos efforts pour nous en déprendre. C’est qu’on ne saurait plus quoi faire, ni du monde ni de nous-mêmes, si on n’avait plus « la réalité rugueuse à étreindre3Arthur Rimbaud, Poésies. Une saison en enfer. Illuminations, Paris, Gallimard, 1999 [1873], p. 204. ». Hors cette étreinte, aussi mortifère soit-elle, on chuterait dans l’obscur, loin de la clarté qui, de nos jours, est peut-être la seule chose sans laquelle il nous est vraiment impossible de vivre. Le réel dont je parle est ce qui s’impose par la volonté de tout rendre clair, transparent, de tout soumettre au règne de la visibilité, jusqu’à ce qu’il ne reste plus, dans nos paroles, nos relations, nos engagements – dans la fiction même ! – la moindre ambiguïté. Il est passé, le temps où on aurait pu croire que l’avènement du virtuel nous arracherait à cette emprise du réel. Loin de nous plonger dans la nuit qui enveloppe ce qui existe en marge du réel, le virtuel permet la visibilisation de tous les aspects de l’existence qui était depuis longtemps en marche et qui a maintenant les moyens de réaliser le projet de la transparence intégrale. À une époque où il est devenu plus facile d’imaginer la fin du monde que celle du capitalisme4« It seems to be easier for us today to imagine the thoroughgoing deterioration of the earth and of nature than the breakdown of late capitalism; perhaps that is due to some weakness in our imaginations. » (Fredric Jameson, The Seeds of Time, New York, Columbia University Press, 1994, p. xii), l’atrophie de l’imagination qu’entraîne la dictature du réel devrait être source d’inquiétude, surtout lorsqu’on voit dans quelle mesure le trop plein de visibilité est mis au travail et transformé en source de profit à un moment où le capitalisme en crise désespère de trouver de nouvelles sources de productivité. Et pourtant, c’est avec les meilleures intentions du monde, bien qu’en faisant preuve d’une grande naïveté politique, que la littérature contemporaine prend les devants de la tendance objective et assume son retour à la pleine clarté du réalisme triomphant. Mais ce que des romans comme Lourdes persistent à suggérer, c’est que l’enfer du réel pavé par nos bonnes intentions est bel et bien un enfer, un feu ardent où, sans fin, le soi algorithmique brûle de son désir insatiable de connexion, de confession et de visibilité.

Deuxième roman de Catherine Lemieux, Lourdes nous confine entre les murs du C3580, une salle éclairée aux néons où on s’est réuni à l’occasion d’un colloque sur La force féminine de Razuvaeva, inspirée de la poétesse Marina Tsvetaeva, et où on rivalise d’ardeur pour en finir, autour d’un banquet funeste – devenu ici le buffet – avec les restes de la pensée littéraire. La protagoniste principale est la jeune préposée au buffet, Lourdes, qui « rêvait de se perdre dans une crypte où luisait l’obscur », mais qui se retrouve « dans un grand confessionnal suréclairé » (L,233). Si le titre du roman comme le nom du personnage évoquent le sanctuaire de Notre-Dame de Lourdes, il désigne ici le temple d’un savoir désormais annexé au réel vidé de tout mystère, rendu transparent à lui-même par les injonctions d’un pragmatisme enragé. Comme le déclare une dévote particulièrement radicale : « Nous ne voulons plus errer dans les ténèbres en solo avec notre petit flambeau. Nous voulons un raisonnement par bullet points qui accroît l’illusion de contrôle ! » (L, 233). L’épuisement du feu littéraire au contact de cette illusion de contrôle est mis en scène page après page, avec une précision maniaque, au fil des métaphores de l’embrasement qui s’enchaînent suivant le déroulement de ce colloque interminable, dont la clôture annonce l’autodestruction des études littéraires et le remplacement des professeurs, des cours et de toute réflexion autonome par un ordinateur omnipotent appelé l’AS, l’algorithme de la sagesse.

Si Lourdes, le colloque terminé, quitte l’université dépitée, mettant le feu à quelques poubelles au passage et offrant ainsi une piètre vengeance à la flamme obscure de Razuvaeva, le roman fomente quant à lui un incendie qui menace de consumer le « réel », la « transparence » et l’« authenticité » auxquels se voue la littérature contemporaine. Avec son esprit satirique excédant toute mesure et son emploi agressif du second degré, Lemieux passe la réalité simplifiée par nos clarifications au feu de l’ambiguïté qui détruit la forme pétrifiée du réel, narguant tous les réalismes ressuscités qui mettent en forme les ténèbres du monde pour les faire voir sous le jour d’une clarté impeccable. Au lieu de nous ramener à une obscurité originelle qui précéderait l’éclaircissement, sa poétique incendiaire accentue la monstruosité du visible, dessine à gros traits les médiations sociales qui rendent le monde invivable et ruine les fantasmes d’immédiateté qui prétendent dire le vrai, mais qui s’arrêtent à la façade suréclairée. C’est à force d’exagération, et non par une écriture de l’authenticité ou de la simplicité que le texte arrive à une précision extrême dans la radicalité de sa critique et répond au sérieux grotesque de nos discours par le « rire contagieux et frondeur qui empêchait [Lourdes] de dire tout simplement d’accord » (L, 323).

Retrouver le réel, habiter sa plaie

D’emblée, les premières lignes du roman entremêlent l’obscurité du feu littéraire au fantasme d’une réalité translucide :

Le parvis de l’Université grouillait d’êtres sidérés par la bêtise de leur époque. Étudiants fidélisés ou gestionnaires aguerris, tous brûlaient de se rencontrer au carrefour de la nouveauté et de la tradition. À la recherche de services personnalisés et d’innovations pédagogiques, l’avenir de la société était sorti de sa caverne et ses yeux s’ouvraient péniblement sur une manne éblouissante de publications à liker. Toutes les têtes étaient penchées sur le rien de nouveau qui défilait, infatigable, à la surface des écrans. (L, 9).

Sur le parvis de l’Université, église émancipée de la bêtise obscurantiste, la jeunesse brûle du désir de faire des rencontres, mais celles-ci sont toutes orientées par les algorithmes qui règnent sur le désert des médias sociaux, où les publications brillent comme la manne, cette nourriture providentielle donnée pendant l’exode aux Hébreux, auxquels Dieu se manifesta sous la forme d’un buisson en flammes. Ainsi le savoir éclairé par la technique se mélange à la foi qui brûle dans le fond obscur de l’intériorité, qui est aussi l’intérieur de la caverne d’où sort une jeunesse libérée de ses chaînes, prête à faire face au soleil du Vrai qui jaillit sur l’écran des cellulaires. On se rappelle l’allégorie de Platon, qui comparait la réalité perçue par les sens à des ombres qu’une flamme brûlant dans le noir projetterait sur le mur d’une caverne. Le philosophe opposait alors les simulacres apparaissant sur ce mur à la pleine lumière du Vrai, ici devenue la lumière bleue des téléphones intelligents. C’est que le monde des écrans et des médiaux sociaux, où tout est plié au règne de la visibilité, n’est pas, comme on pourrait le croire, en rupture avec la contemplation platonicienne des Idées. Il ne s’agit pas, dans ce passage d’ouverture du roman, d’une simple parodie du mythe de la caverne. La satire, l’exagération, la grossièreté sont ici des moyens de nommer une réalité que les esthétiques réalistes ne peuvent que sous-estimer, rivées qu’elles sont à la façade du visible.

Que les écrans de nos téléphones et les algorithmes qui les organisent représentent la réalisation, et non la décadence de la philosophie grecque comme projet d’éclaircissement total, c’est ce sur quoi insiste Jean Vioulac dans son Approche de la criticité :

[L]a θεωρία grecque n’est pas la théorie au sens moderne (comme modèle logico-formel pour la représentation du réel), elle est claire vision (clairvoyance) de tout ce qui est visible au regard de la pensée, elle est cette position fondamentale qui installe le sage dans une totalité parfaitement translucide. C’est cette position qui est la nôtre aujourd’hui, qui nous installe dans un rapport théorique à tout ce qui est et nous le manifeste dans une clarté idéale […]. En réduisant tout ce qui est à la Raison, et fondant le monde comme tel sur la Raison, la phénoméno-logie grecque refuse tout droit à ce qui n’apparaît pas5Jean Vioulac, Approche de la criticité. Philosophie, capitalisme, technologie, Paris, Presses universitaires de France, 2018, p. 33‑35..

« La clarté idéale » du « rapport théorique à tout ce qui est », plutôt que ce qui distingue l’université de la société dans son ensemble, est ce qu’elles ont en commun, les deux ayant juré fidélité au règne de la transparence qui « refuse tout droit à ce qui n’apparaît pas ». Et comme à l’époque de Platon, qui composa l’allégorie de la caverne pour substituer son propre mythe à ceux des poètes et qui proposa d’exclure ces derniers de la Cité, tout cela n’augure rien de bon pour la flamme du littéraire. Le simulacre, en effet, c’est aussi la littérature, la fiction qui déforme le vrai, qui trahit la cause du réel. Et la sortie hors de la caverne ne précède pas seulement l’entrée à l’Université, elle préfigure aussi ce qui se produira lors du colloque où le feu poétique sera convoqué afin de rejouer une fois encore sa condamnation et son rejet dans le monde des ombres. Vers la fin du colloque, lorsque Lourdes demande ce qui adviendra de la poésie dans la nouvelle université qui se dessine sous ses yeux, l’organisatrice lui répond, dans un langage qui reprend sur le mode parodique ce que Platon écrit au livre X de La République :

Si elle nous fait avancer, répondit posément Mathilde, la poésie sera étudiée. Jette-t-elle le désordre dans nos esprits ? Obstrue-t-elle nos canaux de communication ? Nous remplit-elle de galimatias ? Elle sera écartée. En revanche, une œuvre ouvertement antilittéraire pourra être lue avec beaucoup de profit intellectuel, surtout si son auteur se sent convoqué par la réalité et comparaît devant elle avec humilité. Entre vous et moi, il faut être bien narcissique pour penser qu’une œuvre d’imagination puisse encore intéresser une personne bien. (L, 308).

D’où vient cette rancœur envers la poésie, l’imagination, la fiction ? De notre « rapport théorique à tout ce qui est », qui manifeste toute chose « dans une clarté idéale », qui cherche partout l’ordre, la raison, et qui se montre allergique à tout ce qui jette le désordre dans nos esprits, tout ce qui demeure obscur, inexplicable, ou qui refuse de s’expliquer. Les réquisitoires contre la marchandisation des études supérieures et l’assujettissement du savoir humaniste à des fins utilitaires ratent leur cible lorsqu’ils omettent de confronter cette logique qui attache l’université à l’ordre existant par des liens difficiles à rompre, une logique que préfigure la « totalité translucide » conçue par Platon et qui se trouve actualisée dans le « projet de domination totale de l’idéalité qui trouve sa réalisation effective dans l’informatique6Ibid., p. 260. ». Dans cette énième mise en jugement de la poésie, le réel et le virtuel manifestent en effet une complicité :

Pourtant, depuis que les avatars avaient pris le monde d’assaut, vous aimiez répéter que la réalité se faisait rare, qu’elle cédait peu à peu au monde virtuel. Mensonge ! s’insurgea Lourdes en éternuant dans le silence, le virtuel n’est pas le concurrent, mais le complice de la réalité ! Malgré ses grands airs d’innovateur, le virtuel n’est pas un ailleurs, un n’importe où, un à-côté – ça non! Le virtuel n’est que l’extension – mieux ! la salle d’attente de la réalité. (L, 42).

Ce n’est donc pas le règne des avatars, réaliste s’il en est un, qui sera accusé de trahir le réel, mais bien la littérature, ou plutôt la fiction, dont la littérature elle-même devra se dissocier, pour faire patte blanche devant le pragmatisme qui veut tout clarifier :

Les faveurs des Spécialistes étaient accordées aux œuvres qui disaient distinctement : Voilà ma blessure, mon syndrome et mon ordonnance. Les stars de la non-fiction faisaient tout un tabac, la fiction-fiction restait l’affaire des séries dont il était de bon ton de discuter pendant les pauses, les grandes œuvres télévisées étant un redoutable purgatif pour les têtes manquant de régularité. Le songe ? L’invention ? Ils brouillaient vos diagnostics et diminuaient vos chances de rémission. Il était plus prudent de rester attaché à la réalité. Si vous lui juriez fidélité, c’était d’ailleurs que vous aspiriez à la faire pencher de votre côté. (L, 43).

Dans un contexte où l’industrie du self-help exploite sans vergogne les idées reçues sur le pouvoir thérapeutique de l’écriture et du récit de soi7C’est ce que montre Anna Kornbluh dans Immediacy or The Style of Too Late Capitalism : « These forms construct selves premised upon simultaneously singular and accessible qualities, and solidify “experience” as the capital of the self: something one does not cultivate so much as emanate; human resources auto-actualizing in ways at once economically remunerative and egoically gratifying. Autofiction, first-person fiction, memoir, social media, and the personal essay comprise a continuum of auto-emission, indicating how much of literary production follows the human-capital ideology that makes of quotidian well-being a mandate to optimize one’s inner material and to actualize the self. » ( (Anna Kornbluh, Immediacy or The Style of Too Late Capitalism, New York, Verso, 2024, p. 101))., les stars de la littérature, qui savent toujours tirer leur épingle du jeu, optent pour les remèdes sûrs et éprouvés, quitte à rejeter la fiction dont l’obscurité « brouille les diagnostics » et nuit aux chances d’obtenir un maximum de bénéfices : « Puissante es-tu, réalité ! Tu as acheté tous les gens de lettres ! Ceux-là mêmes qui autrefois baisaient les pieds de l’imagination reine se prosternent dorénavant devant toi, grande et terrible Domina ! » (L, 42). Le « réel » serait donc une façon de nommer ce qu’on appelle, en littérature, le « référentiel », auquel s’est toujours confrontée la fiction, mais qui est aujourd’hui devenu cette « terrible Domina » devant laquelle l’écriture se dépêche d’afficher sa servitude volontaire. Comme l’a montré Annabel Kim, le retour de la littérature contemporaine au référentiel se fait à travers un retour au soi, au personnel, et par un rejet des formes d’écriture impersonnelles. Tandis que l’impersonnel brouille la relation entre l’écriture et le référentiel, le personnel est cette « interface entre l’auteur et le monde “réel”8« While impersonality and fictionality are not synonymous with each other, they are tethered insofar as the adoption of an impersonal stance takes the author more outside of themself than is the case with personal modes of writing such as autofiction, where it is the self that serves as the interface between the author and the “real” world, the nonfictional world. The self opens onto the referential, such that the personal is more closely tethered to the referential than the impersonal is, where the referential is closely tied to factuality (that is, to the nonfictional), as a fact is necessarily something that can be referred to as something that can be confirmed. » ( (Annabel L. Kim, « For Sale: The Personal is Political », Revue critique de fixxion française contemporaine, nᵒ 28, 2024, en ligne, <doi: https://doi.org/10.4000/11u03>, p. 1)). Ma traduction. » qui permet aux littéraires de s’ancrer dans la réalité et de la faire pencher de leur côté, d’où les faveurs accordées aux œuvres qui disent « distinctement » – en toute clarté – : « Voilà ma blessure, mon syndrome et mon ordonnance ». C’est cela qu’évoque la métaphore du « confessionnal suréclairé (L, 233) » : les révélations du soi qui met sa vérité à nu vont de pair avec le retour au réel.

Non seulement le retour au réel dépend-t-il d’une fixation sur le soi, mais il demande au soi d’avouer, d’exposer, de rendre visible ses mutilations, comme le fait si bien le projet « Femmes Sans Filtre » lancé lors du colloque, un blogue où sont répertoriées des photos et des récits de femmes exposant leurs vulnérabilités et rassemblées derrière le slogan #habitersaplaie. Le titre « Femmes Sans Filtre » est fort bien trouvé, puisque l’idéologie du retour au réel a pour assise le fantasme d’une expérience immédiate, non filtrée, non travaillée, non produite, un fantasme qu’Anna Kornbluh cherche à déconstruire en parlant de l’immédiateté comme d’un « style » propre à ce qu’elle nomme le « too late capitalism » : la notion de style, en effet, implique toujours une certaine dose d’artifice, de cadrage, de mise en scène, même lorsqu’elle se nie en prétendant offrir un accès transparent au réel : parler d’une expérience qui s’offrirait « sans filtre » revient trop souvent à dissimuler le filtre qui éclaire nos paroles. Et si les lumières de la non-fiction se posent sur les afflictions du soi pour les amener à une pleine visibilité, elles laissent dans l’ombre les médiations sociales par lesquelles « l’expérience est solidifiée en capital du soi9Anna Kornbluh, Immediacy or The Style of Too Late Capitalism, op. cit., p. 101. Ma traduction. ». Ainsi, par sa représentation caricaturale du retour au réel de la littérature contemporaine – représentation qui déforme le monde déformé par le filtre du capitalisme – Lemieux parle du monde tel qu’il est, de ce qu’il fait de nous, sans qu’elle doive pour autant renoncer à brouiller la relation entre l’écriture et son référent.

L’ostranénie à l’époque du retour au réel

Qu’en est-il, en effet, de cette relation dans Lourdes ? L’autrice, après tout, était elle-même universitaire au moment d’écrire le roman. Après avoir écrit une thèse sur la consumation comme métaphore de la pensée littéraire chez Bachmann, Plath et Duras – une métaphore qu’elle investira ensuite elle-même dans ses romans, et en particulier dans Lourdes – Lemieux a poursuivi ses activités académiques comme chercheuse et chargée de cours à Vienne, pour finalement quitter le monde universitaire. Elle affirmait en entrevue, suite à la parution de Lourdes :

J’écris toujours pour sortir de quelque chose. Dans le premier livre, c’était pour sortir de Québec. Dans celui-ci, on pourrait dire que c’est pour sortir de l’université. […] J’écris toujours pour me sortir de moi-même. Me sortir de ma langue, me sortir de mes gonds. Le prétexte était une révolte que j’éprouvais depuis longtemps dans ce milieu-là. Un milieu dont j’étais complètement dépendante10Christian Desmeules, « «Lourdes»: Catherine Lemieux, ni ange, ni démon », Le Devoir, septembre 2023, en ligne, <https://www.ledevoir.com/lire/798540/litterature-quebecoise-lourdes-catherine-lemieux-ni-ange-ni-demon>, consulté le 10 juin 2025..

Roman d’une universitaire sur l’université, donc, mais aussi roman écrit pour sortir de l’université, et surtout, pour sortir de soi-même, Lourdes déploie toutes sortes de procédés qui permettent à Lemieux d’établir une distance entre son expérience personnelle et son écriture.

Jeune étudiante pas encore admise aux cycles supérieurs et occupant la fonction de préposée au buffet, Lourdes observe le rituel du colloque avec fascination, comme s’il s’agissait d’un monde étranger, ce qui permet de rendre insolite une expérience qui, pour l’autrice du roman, ne peut qu’être désespérément familière. Pour décrire le procédé de l’ostranénie – traduit en français par défamiliarisation ou étrangéisation – qui distinguerait la littérature des autres types de discours, Victor Chklovski parlait de la possibilité de faire l’expérience des choses les plus banales comme si on les voyait pour la première fois, évoquant l’exemple d’une nouvelle de Tolstoï où le principe de la propriété privée est décrit par un cheval qui, de son point de vue d’animal non humain, fait apparaître comme étrange et même insensé ce qui, pour nous, ne peut qu’aller de soi11Victor Chklovski, L’art comme procédé, Paris, Allia, 2008 [1917], p. 26‑30. De façon similaire, une fois filtré par le regard de Lourdes, l’expérience en tout point banale qui est celle d’un colloque se transforme en excursion au cœur de l’inouï, où défilent des personnages impossibles, qui tiennent des propos dont l’étrangeté fait rire aux éclats lorsqu’ils ne glacent pas d’horreur. En témoigne cet extrait où Lourdes réagit à une des nombreuses tirades de Mathilde, l’organisatrice du colloque :

La Préposée aussi se sentait étrangement joviale après cet exposé brillant. Elle avait toujours eu un faible pour les perfides, ou ce que vous appeliez, dans le langage du monde, les narcissiques. Leurs machinations vous fouettaient le sang. Il y avait quelque chose de grisant dans leur ambition de tout manipuler, et puis Mathilde était une manipulatrice à part, elle vous mettait en confiance d’une drôle de façon, non pas en vous assurant que sa sincérité serait inébranlable, mais en vous promettant que son hypocrisie servirait vos intérêts. Adepte du plaire et laisser plaire, elle ne vous convainquait pas par ses arguments, mais par son toupet. Et puis sa vivacité, bien que trompeuse, était incontestablement amusante. Lourdes ne pouvait s’empêcher d’être touchée par ses flagorneries de dame pimpante assise sur un tas de big data. Son opportunisme était si enragé qu’il en devenait presque sublime. (L, 198-199).

L’étonnement de Lourdes, la préposée inexpérimentée, se mêle ici à la critique acerbe formulée par une narration omnisciente forte d’une expérience surplombant le colloque, sans qu’on puisse clairement les distinguer entre elles, ce qui réitère le primat de l’ambiguïté sur la transparence du sens.

Non seulement le point de vue de Lourdes, marqué par l’étonnement, est-il extérieur au monde universitaire, où tout le monde prétend être revenu de tout et ne s’étonner de rien, il est en outre impossible à réduire à un point de vue individuel, personnel : aux pensées de Lourdes s’entremêlent constamment les commentaires de la narration, elle-même sans cesse interrompue par des extraits des poèmes de Razuvaeva, ce qui crée un effet de dépersonnalisation renforcé par ce que Martin Tailly appelle à juste titre une « esthétique du montage12Martin Tailly, « Lourdes, de l’autre côté de la confusion. Compte rendu de Lourdes de Catherine Lemieux », Spirale, nᵒ 285, 2024, en ligne, <https://id.erudit.org/iderudit/103929ac>, p. 134. ». Qui dit montage dit destruction de la cohérence identitaire, disruption du soi, prolifération de l’impersonnel. Ainsi Lourdes n’est pas Lemieux, et d’abord parce qu’elle n’est pas une personne : elle n’est pas ce moi social qui existe dans le monde référentiel auquel on tente compulsivement de rapporter l’écriture. Avant d’être un moi, une personne ou même un personnage, Lourdes est un mot, un mot qui existe parmi d’autres mots dans ce monde fait de langage qu’est avant toute chose un roman. Cela, il semble qu’on doive désormais le rappeler. Or c’est justement ce que Lemieux ne nous laisse pas oublier, comme le note Tailly : « Devenu la substance même de cette fiction, le langage ne se laisse plus oublier, ne laisse pas oublier qu’il est question de langage, de son abêtissement par l’idéologie13Ibid., p. 134‑135. ». La substance de la fiction, ce à partir de quoi elle travaille et ce sur quoi elle travaille n’est pas le monde extratextuel ou les rôles sociaux qui y paradent, mais le langage lui-même, le langage rabaissé à un véhicule de l’idéologie par l’usage qu’on en fait quotidiennement, le langage qui, dans Lourdes, prend conscience de cet abaissement et proteste contre lui.

Revenant au texte de Chklovski sur l’ostranénie, Monique Wittig écrit, dans « Le cheval de Troie » :

D’après Chklovski, la tâche de l’écrivain c’est de recréer la première vision des choses dans sa puissance – par contraste à la banale reconnaissance qu’on en fait tous les jours. Ce que l’écrivain recrée c’est bien en effet une vision, mais il ne s’agit pas de celle des choses, mais plutôt de la première vision des mots, dans sa puissance. En tant qu’écrivain, j’aurai atteint mon but quand chacun de mes mots aura le même effet sur le lecteur, le même choc que s’il les lisait pour la première fois14« Le cheval de Troie » dans Monique Wittig, La pensée straight, Paris, Amsterdam, 2001, p. 110..

Retrouver la première vision des mots, c’est se rappeler ce que la banale reconnaissance qu’on en fait tous les jours nous conduit à oublier, c’est-à-dire que ce sont des mots, du langage, du matériel travaillé et non un accès transparent au réel. Mais cette expérience est aussi celle d’un choc capable de faire trembler le réel en nous montrant comme pour la première fois ce que nous avons fait du langage et ce qu’en retour il fait de nous. Le choc provoqué par la lecture de mots tels que « soeurcières » (L, 265), « pro-créativité » (L, 125), « DharmaBabe » (L, 157), « autoengendrement thérapeutique » (L, 156) ou « connexionnisme » (L, 234) relève d’une telle expérience.

Il n’y a pas d’autre moi!

La défamiliarisation du moi social par la littérature se manifeste également dans les scènes du roman où Lourdes écrit dans le petit carnet qu’elle traîne partout. Plutôt que d’écrire sur elle-même, Lourdes écrit les mots d’une autre, recopiant sans relâche les vers de Razuvaeva, espérant par ce labeur arriver à en découvrir le secret. Ainsi elle assume une poétique qui consiste à se perdre dans l’écriture plutôt qu’à faire de l’écriture un véhicule du soi :

Et moi, moi qui ne veux que copier les mots d’une autre, l’esprit absent, car j’aime sentir ma main se mouvoir toute seule – suis-je autre chose qu’un pantin agité par Razuvaeva ? C’est alors que son âme, tout entière phosphorée par la poésie, prit feu. (L, 336).

La poésie qui embrase l’âme de Lourdes nous ramène au feu qui brûle dans la caverne et qui empêche de contempler la pleine clarté du réel. En effet, la méfiance envers la part d’impersonnel qu’engage de tout temps l’écriture littéraire remonte à l’auteur de l’allégorie de la caverne, qui déjà reprochait aux poètes de ne plus être eux-mêmes lorsqu’ils composent de la poésie. Ainsi Platon écrivait-il, dans L’Ion : que le poète « n’est pas en état de composer avant de se sentir inspiré par le dieu, d’avoir perdu la raison et d’être dépossédé de l’intelligence qui est en lui15Platon, Ion, Paris, Garnier Flammarion, 2001, p. 100‑101. », comme Lourdes, l’esprit absent, sent sa main se mouvoir toute seule. Et pour le philosophe, il n’est jamais bon d’être dépossédé de son intelligence, quand même ce serait pour recevoir l’inspiration des dieux.

Lorsqu’on examine cette critique à la lumière de celle qui sera formulée plus tard dans La République, on s’aperçoit que, pour Platon, la nature impersonnelle de la poésie et sa tendance à s’éloigner du réel font partie d’un seul et même problème à surmonter. En atteste le passage de La République où Socrate, discutant de la place de la poésie dans la Cité, préconise le « rejet absolu de cette partie de la poésie qui est imitative16Platon, La République, Paris, Garnier Flammarion, 2004, p. 481. ». S’il faut blâmer l’imitation, le fait de créer des images qui ont l’« apparence » du « réel », mais qui n’ont rien de « véridique », c’est, pour ainsi dire, parce qu’elle permet à n’importe qui de parler de n’importe quoi. Socrate se moque ainsi de cet artisan qui « produit tous les objets que tous les artisans manuels font chacun pour son compte » : « ce même artisan manuel est non seulement en mesure de produire tous ces meubles, mais encore produirait-il tous les végétaux qui proviennent de la terre, et il façonne tous les êtres vivants – les autres aussi bien que lui-même – et en plus de cela, il fabrique la terre et le ciel17Ibid., p. 482‑483. ». Ce que Socrate décrit dans ce passage, c’est évidemment ce qu’on appelle, en langage moderne, la fiction, et Platon, bien avant nous, savait que cette prétention à créer le monde et tout ce qui s’y trouve est suspecte, et qu’il vaut toujours mieux écrire sur ce qu’on connaît soi-même :

Ces imitateurs ne créent en effet que des fantasmagories, et non des êtres réels. Ou alors, il faut examiner si ce qu’ils disent a quelque valeur, et si les bons poètes connaissent quelque chose aux sujets qui les font passer aux yeux du grand nombre pour des gens qui parlent bien18Ibid., p. 487..

Contre le jugement de Platon, la littérature a longtemps lutté pour affirmer les droits de l’impersonnel. Pensons au « Je est un autre19Arthur Rimbaud, Poésies. Une saison en enfer. Illuminations, op. cit., p. 84. » de Rimbaud. Ou encore à Proust écrivant qu’« un livre est le produit d’un autre moi que celui que nous manifestons dans nos habitudes, dans la société, dans nos vices20Marcel Proust, Contre Sainte-Beuve, Paris, Gallimard, 1954, p. 158. ». L’autre, ici, n’est pas le semblable en qui je me reconnais ou la différence à laquelle je m’identifie par empathie, mais le dissemblable qui est toujours déjà en moi, la faille permanente au cœur de mon identité, la menace constante, et impossible à enrayer pour de bon, de l’impersonnel qui me conduit forcément à parler de ce que je ne connais pas moi-même, puisque je est un autre ! Mais la protestation des littéraires contre le jugement de Platon ne trouve plus aujourd’hui que de faibles échos. À sa place, un seul grand cri : Il n’y a pas d’autre moi ! Il n’y a que le moi social ! C’est ce cri que poussent en chœur les collègues de Lourdes tandis qu’elle se perd, « l’esprit absent », dans les mots de l’autre.

Le soi algorithmique

Mais que dire du « social » au nom duquel la littérature contemporaine s’interdit de s’éloigner du soi ? À ce sujet, Lourdes nous en apprend plus que les textes qui misent sur l’immersion dans la « vraie vie » des autres. La distanciation esthétique employée par Lemieux, si elle refuse de satisfaire notre soif d’identification, soumet les médiations sociales qui informent le retour au réel à la plus sévère critique. Ainsi, alors qu’approche la fin du colloque, Lourdes comprend avec horreur qu’elle est tombée dans un piège, qu’elle a été sélectionnée à son insu par les organisatrices de l’évènement pour être la toute première chercheuse branchée en permanence à l’Algorithme de la sagesse, cette nouvelle innovation technique promettant de transformer l’Université :

Lorsqu’il est question de mon avenir, je préfère me fier à l’Algorithme de la Sagesse pour traiter les données scientifiques. Je l’appelle l’AS, car il s’agit d’un atout incomparable dans le jeu universitaire. […]. D’abord il est attentif à mes besoins spéculatifs, ensuite il sait capter mon attention si fuyante. Autrement dit, l’AS est capable de comprendre, voire de deviner mes ressentis de consommatrice de produits culturels. Il sait s’immiscer en douce dans mon esprit rebelle pour en faire monter la valeur spéculative. Quel Professeur peut se vanter d’en faire autant ? Les examens garantissent la comparaison efficace des Chercheuses, dit-elle, cependant le contrôle de la qualité de l’enseignement est loin d’être standardisé. Comment mieux l’assurer qu’avec l’écoute sélective obligatoire d’un AS ? (L, 291).

La soif de visibilité du moi social trouve une oasis providentielle en l’AS qui voit tout, entend tout, ressent tout. L’AS, en effet, ne fait pas que rendre visible, il fait preuve d’empathie, il me voit et ressent ma souffrance, me donne de l’attention, me surveille et oriente mes actions, les rend prévisibles, bref il me standardise21Dans les mots de Vioulac, « L’avènement de l’intelligence artificielle est ainsi indissociable d’une artificialisation des intelligences, c’est-à-dire de leur standardisation, de leur soumission quotidienne et indéfiniment répétée aux mêmes procédures et aux mêmes contenus, et de leur mise en réseau en temps réel ». (Jean Vioulac, Approche de la criticité. Philosophie, capitalisme, technologie, op. cit., p. 220)., me fait devenir toujours un peu plus ce qu’il faut bien appeler le soi algorithmique. Produit de la société totalement éclairée, le soi algorithmique est ouvert à l’autre, il excelle dans l’art de l’identification :

Nous voulons l’empathie. Nous voulons d’un AS capable de se mettre à notre place pour nous inculquer la tolérance, l’audace et la clairvoyance qui nous permettront, à notre tour, de nous mettre à la place d’un auteur, plutôt que de bassement le comprendre. (L, 293-294).

Comprendre un auteur, un texte, une œuvre, cela peut impliquer de s’oublier en elle, comme Lourdes s’oublie dans les poèmes de Razuvaeva, les recopiant dans l’espoir d’en saisir le secret. Le soi algorithmique, quant à lui, malgré toute son empathie, ne s’oublie jamais : il se met à la place de l’autre. Dans le monde de la visibilité totale, d’où fut chassée l’obscurité qui appelle l’effort de comprendre, tout le monde peut se mettre à la place de tout le monde, puisque tout le monde est interchangeable :

La foule resta silencieuse, Lourdes voyait des étincelles, ses synapses court-circuitaient – si l’AS se mettait à toutes les places et que ces places étaient abandonnées par leurs propriétaires, vautrées dans le ressenti d’une autre – qui donc se sentirait chez soi dans sa propre tête ? Il n’y avait donc que des places et des têtes et des ressentis – plus de personnes ? (L, 294).

Alors qu’on a placé tous nos espoirs dans l’avènement du personnel, on en revient à la dépersonnalisation qui nous domine d’autant plus sûrement qu’on pensait l’avoir conjurée. C’est que la vie intérieure elle-même, la vie des affects, le « ressenti », comporte une trop grande part d’obscurité, laisse trop de marge à l’ambiguïté. Encore un effort si vous voulez être réalistes ! Nous irons, puisqu’il le faut, jusqu’à éteindre le feu du sentiment intérieur, en l’absence duquel la subjectivité devient une idéologie masquant le fait qu’il n’y a plus de sujets :

Mutilées de leur volonté, cet organe autodestructeur longtemps cru essentiel, ces Chercheuses sont vraiment perfectionnées. Des robots sans vice caché ! Allergiques à l’ambiguïté du sentiment, elles ont extrait le cri de leur poitrine, l’ont mis en boîte, en ont fait un truc marketable. Décentrées, dévidées de leur bile, départies de leur feu, ces désaxées ressentent tout pour tout le monde, rien pour elles-mêmes. (L, 335-336).

La grégarisation du sentiment, soumission de la vie intérieure à l’instance collective, voilà ce qu’en fin de compte aura produit notre rancune envers l’écriture impersonnelle, notre crispation sur le soi et notre rejet de « l’autre moi ». Se referme alors le piège dialectique en vertu duquel nos efforts pour recentrer l’écriture sur le personnel nous livrent aux puissances impersonnelles de l’automatisation algorithmique. Comme le souligne Vioulac :

Le spectateur se tient en retrait par rapport à la scène qui elle est seule éclairée, il est encore dans l’ombre et en cela échappe pour une part à l’empire spectaculaire : l’Internet 2.0 mène à son terme la mobilisation totale en conduisant tout un chacun à se donner en spectacle. Mais chacun en l’occurrence ne fait ici que suivre les commandements cybernétiques : se donner en spectacle est ici se donner au spectacle, puisque le fonctionnement interne du Réseau consiste à transmuer toute activité humaine en data numériques, à collecter toute information possible, à stocker, baliser, trier, classer, mettre en réseau ces informations22Ibid., p. 274..

Si la société du spectacle nous maintient dans la caverne, parmi les ombres, les lumières qui se braquent sur le soi algorithmique ne nous livrent que plus sûrement aux forces d’extraction du Capital cherchant partout de nouvelles sources de profit. Il est donc bel et bien « social », le soi qui, aujourd’hui, sert de véhicule à l’écriture dans sa ruée vers le réel, mais il l’est dans le sens précis où son désir de visibilité et de reconnaissance est entièrement traversé par les forces de la société capitaliste23À ce sujet, Annabel Kim a aussi formulé une critique incendiaire : « Twenty-first-century discussions of autofiction continue to treat the autos behind autofiction as if it were the same self of the pre-Internet age, when we were not compelled to inhabit the world as packets of data to be mined by voracious companies, as entrepreneurs of the self exquisitely attuned to our existence as virtual representations that are tied up in a 24/7 market (even, or perhaps especially in the so called marketplace of ideas) ». (Annabel L. Kim, « For Sale », loc. cit., p. 11).. Ainsi va le monde « réellement renversé », où « le vrai est un moment du faux24Guy Debord, La société du spectacle, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1992 [1967], p. 19. ».

S’étonnera-t-on, dans ces conditions, que le « réel » du retour au réel se dévoile finalement comme projet de déréalisation, d’émancipation de la pure idéalité par rapport à toute expérience vivante, contingente, périssable, en conformité avec le fantasme platonicien de voir toute chose sous la forme intelligible qu’elle prend au regard de l’esprit ?

Seul l’AS, continua Mathilde, délesté de la lourdeur de la chair, peut nous prescrire des exercices de contemplation progressive qui nous élèveront jusqu’aux gloires de l’émancipation pure. Nous émanciperons d’abord notre corps, puis le corps des gens qui nous ressemblent, enfin une multitude de corps, ensuite nous passerons d’un corps émancipé à une parole émancipée, de la parole émancipée à la connaissance émancipée, puis de connaissance en connaissance, nous atteindrons l’Émancipation par excellence : l’Émancipation en soi […]. L’AS est une belle intelligence, une intelligence libre, une intelligence sans visage et sans mains, une intelligence plus que durable, une intelligence impérissable. (L, 294).

Pas plus que Platon, dont La République proposait le commandement de toute activité humaine par les lois impérissables (puisque sans vie) de la raison pure, les universitaires dont Lourdes donne à voir le grotesque spectacle ne sont vraiment sortis de la caverne. Entre les murs de l’Université 2.0, on ne voit finalement que des ombres, des simulacres projetés sur les écrans dont nos chaînes nous empêchent de nous détourner. En ce sens, le « réalisme » que les chantres de la clarté évoquent pour condamner la poésie – et avec elle, toute forme d’écriture hermétique, non-référentielle, défamiliarisante – tombe bien en deçà de son concept. C’est plutôt la banqueroute de la conscience devant la réalité, pour reprendre les mots d’Adorno, qui se dévoile « [s]ous la forme de la machine à enregistrer à laquelle le penser voudrait se rendre semblable et à la gloire de laquelle il préfèrerait s’éliminer25Theodor W. Adorno, Dialectique négative, Paris, Payot et Rivages, 2007 [1966], p. 251. », ce que l’algorithme de la sagesse, avec une terrifiante efficacité, rend possible ici et maintenant.

Conclusion : la fureur de l’inconnaissable

La poésie, l’imagination, la fiction, quant à elles, si on les rejette dans le monde des ombres, y ont toujours trouvé leur lieu propre, et ne prétendent certes pas à la clarté du Vrai. Mais peut-être l’impersonnel dont elles témoignent depuis si longtemps est-il plus apte à confronter l’ordre social qui nous subjugue que ne le sont les discours qui courbent l’échine face au réel. C’est du moins ce que suggère l’intervention, vers la fin du colloque, d’une présence fantomatique nommée « l’Inconnue » :

Votre envie de pouvoir n’a d’égale que votre envie de dormir ! dit l’Inconnue. La foule fit oui des têtes qu’elle avait encore. Démolisseuses du palais de l’impossible ! Voyez donc ces convives invitées à boire au calice de la dépassion ! Vous pensez vraiment que c’est avec vos seringues stérilisées que vous ponctionnerez la moelle du mystère ? Songe-creux et pense-petit ! Estropieuses d’âmes qui poussez des om en vibrant de haine ! Vous qui sabotez les cerveaux avec vos théories de maintenance ! Vous qui offensez les morts avec vos oraisons bureaucrates ! Vous qui méprisez vos sœurs avec votre bienveillance ! Vous qui alarmez vos cœurs avec vos procédures de sécurité ! Vous qui propagez la rage avec votre pensée positive ! […] Magouilleuses de carrière ! accusa encore la Pontife du Grand Refus. Régiment de mauviettes guindées ! Faction de mollusques réclamant coquille disciplinaire ! Dévoreuses de martyres psychiatrisées, de fusillées racisées, de dissidentes excisées ! Braves pilleuses des tombes fraîchement creusées pour les savantes nobélisées ! Les préjugés poussent comme des verrues sur la peau brune de votre cœur ratatiné ! (L, 330-333).

On pourrait supposer que l’Inconnue est l’apparition spectrale de Razuvaeva venue protester contre l’humiliation de la poésie dans un colloque organisé en son nom. Mais puisque celle-ci intervient déjà tout au long du roman sous la forme des citations recopiées par Lourdes, il est peut-être plus judicieux d’y voir une figuration de l’impersonnel qui brille dans l’obscurité où la poésie réside, en retrait de la lumière, rejetée, coupable, mais ne s’étant toujours pas adaptée au projet totalisant et totalitaire de la visibilité universelle.

L’intervention de l’Inconnue permet aussi de distancier le point de vue de Lourdes, insufflant une nouvelle dose d’ambiguïté au récit en l’empêchant de se fixer sur une position particulière. Plus que tout, Lourdes voudrait comprendre Razuvaeva : « Depuis que Lourdes avait lu ce poème, sa vie n’avait qu’un but – comprendre. Mais quoi ? Ce n’était que l’intuition d’une intuition, ce truc razuvaevien, vous en parliez furtivement comme d’une vérité aussi évidente qu’indicible » (L, 19). Or ce désir est lui aussi tourné en ridicule par la narration : « Mieux que tous les tutoriels vidéo du Net, l’Université lui enseignerait des techniques de concentration. Des corrections et des illuminations de toutes sortes ponctueraient le symposium. Ce serait l’occasion idéale de saisir le truc qu’elle avait senti dans le Poème de la soif » (L, 19). Et lorsque Lourdes se rend compte qu’elle est promise à l’Algorithme de la sagesse, elle ne cherche plus à comprendre, à connaître, bref à faire ce qu’on fait dans un colloque universitaire. Écœurée par le trop-plein de savoir, elle voudrait pouvoir échanger les lumières de la connaissance contre le soleil noir de la fiction insoumise à l’influence du réel : « Plus un interstice où respirer ! Maudites soient nos têtes bondées d’images ! Où est notre désert inondé de soleil et de mirages ? » (L, 324) Mais cela ne lui est pas permis, pas où elle se trouve. Ainsi devra-t-elle se retirer et sombrer dans un complet mutisme. De son côté, l’Université qui brûle de tout connaître et de tout clarifier a vite fait d’intégrer le réquisitoire de l’Inconnue à son programme pédagogique :

Je vais passer toute la soirée à convertir cette énergie noire en énergie positive, annonça Thomas, son menton anguleux resplendissant sous le sang qui coulait miraculeusement de la pointe de ses cheveux. J’ai enregistré votre tirade, ajouta-t-il en brandissant son smartphone, enfoncé dans un moignon de poignet encore moelleux. Si vous permettez, j’aimerais l’intégrer à notre programme de rébellion pluraliste. Désarmée, l’Inconnue tout feu tout flamme s’éteint subitement. Elle prit la fuite en laissant traîner derrière elle une sorte de vapeur soufrée. Lourdes était soulagée d’échapper à ce énième sermon, bien qu’il ait été plus inspiré et plus violent, plus divertissant que les autres. (L, 333).

L’Inconnue, ou l’inconnaissable, qui est un autre nom pour l’impersonnel, est ce à quoi se confronte la pensée littéraire sans jamais l’élucider. Il est ce que le savoir administré n’a de cesse d’éteindre, mais dont les braises demeurent, prêtes à être attisées par l’écriture qui refuse de s’adapter à un ordre toujours plus contraignant. Exhibé dans un colloque universitaire, il devient vite un sermon comme les autres, mais il continue de se tenir dans l’ombre de toutes nos compromissions.

 

  • 1
    Catherine Lemieux, Lourdes, Montréal, Boréal, 2023, p. 325. Désormais L suivi du numéro de la page.
  • 2
    L, 38.
  • 3
    Arthur Rimbaud, Poésies. Une saison en enfer. Illuminations, Paris, Gallimard, 1999 [1873], p. 204.
  • 4
    « It seems to be easier for us today to imagine the thoroughgoing deterioration of the earth and of nature than the breakdown of late capitalism; perhaps that is due to some weakness in our imaginations. » (Fredric Jameson, The Seeds of Time, New York, Columbia University Press, 1994, p. xii)
  • 5
    Jean Vioulac, Approche de la criticité. Philosophie, capitalisme, technologie, Paris, Presses universitaires de France, 2018, p. 33‑35.
  • 6
    Ibid., p. 260.
  • 7
    C’est ce que montre Anna Kornbluh dans Immediacy or The Style of Too Late Capitalism : « These forms construct selves premised upon simultaneously singular and accessible qualities, and solidify “experience” as the capital of the self: something one does not cultivate so much as emanate; human resources auto-actualizing in ways at once economically remunerative and egoically gratifying. Autofiction, first-person fiction, memoir, social media, and the personal essay comprise a continuum of auto-emission, indicating how much of literary production follows the human-capital ideology that makes of quotidian well-being a mandate to optimize one’s inner material and to actualize the self. » ( (Anna Kornbluh, Immediacy or The Style of Too Late Capitalism, New York, Verso, 2024, p. 101)).
  • 8
    « While impersonality and fictionality are not synonymous with each other, they are tethered insofar as the adoption of an impersonal stance takes the author more outside of themself than is the case with personal modes of writing such as autofiction, where it is the self that serves as the interface between the author and the “real” world, the nonfictional world. The self opens onto the referential, such that the personal is more closely tethered to the referential than the impersonal is, where the referential is closely tied to factuality (that is, to the nonfictional), as a fact is necessarily something that can be referred to as something that can be confirmed. » ( (Annabel L. Kim, « For Sale: The Personal is Political », Revue critique de fixxion française contemporaine, nᵒ 28, 2024, en ligne, <doi: https://doi.org/10.4000/11u03>, p. 1)). Ma traduction.
  • 9
    Anna Kornbluh, Immediacy or The Style of Too Late Capitalism, op. cit., p. 101. Ma traduction.
  • 10
    Christian Desmeules, « «Lourdes»: Catherine Lemieux, ni ange, ni démon », Le Devoir, septembre 2023, en ligne, <https://www.ledevoir.com/lire/798540/litterature-quebecoise-lourdes-catherine-lemieux-ni-ange-ni-demon>, consulté le 10 juin 2025.
  • 11
    Victor Chklovski, L’art comme procédé, Paris, Allia, 2008 [1917], p. 26‑30.
  • 12
    Martin Tailly, « Lourdes, de l’autre côté de la confusion. Compte rendu de Lourdes de Catherine Lemieux », Spirale, nᵒ 285, 2024, en ligne, <https://id.erudit.org/iderudit/103929ac>, p. 134.
  • 13
    Ibid., p. 134‑135.
  • 14
    « Le cheval de Troie » dans Monique Wittig, La pensée straight, Paris, Amsterdam, 2001, p. 110.
  • 15
    Platon, Ion, Paris, Garnier Flammarion, 2001, p. 100‑101.
  • 16
    Platon, La République, Paris, Garnier Flammarion, 2004, p. 481.
  • 17
    Ibid., p. 482‑483.
  • 18
    Ibid., p. 487.
  • 19
    Arthur Rimbaud, Poésies. Une saison en enfer. Illuminations, op. cit., p. 84.
  • 20
    Marcel Proust, Contre Sainte-Beuve, Paris, Gallimard, 1954, p. 158.
  • 21
    Dans les mots de Vioulac, « L’avènement de l’intelligence artificielle est ainsi indissociable d’une artificialisation des intelligences, c’est-à-dire de leur standardisation, de leur soumission quotidienne et indéfiniment répétée aux mêmes procédures et aux mêmes contenus, et de leur mise en réseau en temps réel ». (Jean Vioulac, Approche de la criticité. Philosophie, capitalisme, technologie, op. cit., p. 220).
  • 22
    Ibid., p. 274.
  • 23
    À ce sujet, Annabel Kim a aussi formulé une critique incendiaire : « Twenty-first-century discussions of autofiction continue to treat the autos behind autofiction as if it were the same self of the pre-Internet age, when we were not compelled to inhabit the world as packets of data to be mined by voracious companies, as entrepreneurs of the self exquisitely attuned to our existence as virtual representations that are tied up in a 24/7 market (even, or perhaps especially in the so called marketplace of ideas) ». (Annabel L. Kim, « For Sale », loc. cit., p. 11).
  • 24
    Guy Debord, La société du spectacle, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1992 [1967], p. 19.
  • 25
    Theodor W. Adorno, Dialectique négative, Paris, Payot et Rivages, 2007 [1966], p. 251.