L’agir de la mort dans Le deuil du soleil de Madeleine Gagnon
Frédérique Collette a effectué son parcours doctoral à l’Université de Toronto. Dans sa thèse, elle a travaillé sur les écritures de l’avortement clandestin et de la perte d’un enfant dans les œuvres autobiographiques d’autrices françaises contemporaines. Frédérique est présentement stagiaire postdoctorale au Département des littératures de langue française de l’Université de Montréal. Elle étudie les écritures autothanatographiques dans les œuvres ultimes d’autrices québécoises des années 1970 à aujourd’hui.
Nombreux sont les historien·nes, sociologues, philosophes et écrivain·es ayant souligné l’occultation de la mort depuis le début du XXe siècle, et plus encore depuis le tournant du XXIe siècle, en Occident. Dans ses recherches répertoriant, depuis le Moyen Âge, les attitudes occidentales devant la mort, l’historien français Philippe Ariès affirme que cette dernière est devenue le « principal interdit1Philippe Ariès, Essais Sur l’histoire de La Mort En Occident Du Moyen Âge à Nos Jours, Paris, Seuil, 1975, p. 65. », et le deuil, « un état morbide qu’il faut soigner, abréger, effacer2Edgar Morin, L’homme et la mort dans l’histoire, Paris, Corrêa, 1951. ». Si les œuvres mettant en forme les expériences de la mort et du deuil ont, de tout temps, ponctué l’histoire de l’art, force est de constater que face à l’essoufflement, voire à la disparition des rituels de deuil, précieux est le travail des artistes, à qui revient la prise en charge de cette représentation de la perte. C’est ce que propose l’autrice québécoise Louise Warren dans La forme et le deuil, où elle offre une réflexion poétique sur le deuil en tant qu’inspiration de sa pratique artistique. Elle écrit :
Les créateurs sont de plus en plus sollicités pour les pratiques de deuil, car ils ne les craignent pas : cette expérience d’un monde autre que celui des vivants ne leur est pas étrangère. Les créateurs ont développé des instruments pour transfigurer la mort. D’aucuns travaillent à rendre autre ce qui reste des os, des arêtes, de la peau des animaux, des espèces en voie de disparition, d’autres imaginent la dernière lumière, ses degrés avant la mort, deuil et renaissance sont sans cesse appelés3Louise Warren, La Forme et Le Deuil. Archives Du Lac, Montréal, L’Hexagone, 2008, p. 13..
Actuellement, les œuvres de deuil foisonnent sur la scène littéraire mondiale4C’est ce que remarque notamment Maïté Snauwaert au début de son ouvrage sur les journaux de deuil. Après la parution du célèbre Journal de deuil de Roland Barthes en 2009, « d’autres ‘’journaux de deuil’’ ont paru en France, au Québec, aux États-Unis, en Angleterre, au Danemark, et il a fallu me rendre à l’évidence : quels que soient la relégation sociale du deuil dans les sociétés postindustrielles, le déclin des religions et la perte des rituels afférents, des voix d’écrivains se frayaient un chemin pour faire entendre leur épreuve ». Maïté Snauwaert, Toute histoire de deuil est une histoire d’amour, Montréal, Boréal, 2023, p. 10-11., et la littérature québécoise ne fait pas exception. Depuis les années 1990 et 2000, ce sont d’ailleurs les femmes qui, d’après Paula Ruth Gilbert et Roseanna Lewis Dufault, semblent arpenter la voie/x du deuil : « There is a distinct emphasis on memory and mourning, which may pertain particularly to beginning a new millennium, but which addresses specifically the singularly female ways of experiencing loss and the use of writing as both an inspiration and a means of recovery5Paula Ruth Gilbert et Roseanne Lewis Dufault, « Introduction », dans Paula Ruth Gilbert et Roseanne Lewis Dufault (dir.), Doing Gender: Franco-Canadian Women Writers of the 1990s, Madison, Fairleigh Dickinson University Press, 2001, p. 20. » De Geneviève Amyot à Catherine Mavrikakis, en passant par Denise Desautels, Louise Dupré, Élise Turcotte et Sylvie Laliberté, nombreuses sont, effectivement, les autrices québécoises à avoir figuré la mort dans des œuvres poétiques, autobiographiques ou fictives. Qu’elles explorent le motif de la hantise ou qu’elles exploitent celui de l’enquête généalogique, qu’elles représentent la mort par le biais du texte et de l’image ou qu’elles s’adonnent, diversement, à la mise en œuvre de la douleur du deuil, ces autrices s’engagent dans une production littéraire riche et variée. Elles travaillent à lever le tabou que la mort apparaît maintenant constituer en la dévoilant au fondement de la subjectivité, de la vie et de l’écriture.
Un tel constat s’applique tout particulièrement à l’œuvre de Madeleine Gagnon, qui explore depuis ses débuts la « rencontre hasardeuse et déterminante des pulsions […] de vie avec celles, non moins accidentelles et nécessaires, de la mort6« Écrire l’amour », dans Madeleine Gagnon, Toute écriture est amour. Autographie II, Montréal, Les Presses de l’Université de Montréal, 2005, p. 27. ». En effet, à la question du pourquoi de l’écriture, Gagnon affirme que ce geste naît d’une volonté de « ne pas en finir avec une histoire, la [s]ienne et celle des autres. Seule façon de déjouer la mort. Toute la mort, c’est-à-dire, toutes les sortes de morts quotidiennes : exploitation, dominations, exclusions7« Comment, pourquoi, pour qui écrire ? », dans Ibid., p. 125. ». Cette mort ou ces morts, omniprésentes chez Gagnon, sont donc à la fois littérales et symboliques. Elles réfèrent tant à la disparition des êtres chers à travers leur décès qu’à celle, politique et sociale, des dominé·es et des effacé·es de l’Histoire. Ces derniers sont surtout représentés dans les premiers recueils poétiques de l’autrice, comme Pour les femmes et tous les autres (1974) et Poélitique (1975), qui sont marqués par une voix théâtrale dénonçant les injustices auxquelles fait face la classe prolétaire, ainsi que le destin souvent tragique des femmes qui en font partie. En outre, la mort au centre de l’œuvre de Gagnon est aussi celle qui demeure « au cœur de la lettre8Je reprends le titre du recueil éponyme de Gagnon, Au cœur de la lettre, Montréal, VLB éditeur, 1981. » : il s’agit de cette « perte fondatrice9Julian Ballester et Louis-Daniel Godin, « « Écrire sans mourir » », Voix et Images, vol. 48, nᵒ 1, octobre 2023, en ligne, <http://id.erudit.org/iderudit/1106567ar>, consulté le 7 juin 2025, p. 42. » qui, induite par la séparation d’avec le corps maternel, anime l’écriture et pousse à explorer l’absence, le « vide qui habite toute parole10Ibid., p. 40. ». À partir du recueil Antre (1978), le travail de Gagnon, bien que toujours politisé, se tourne davantage vers l’intériorité et la quête d’une langue maternelle, présymbolique, poursuivant une réflexion riche sur le langage et l’écriture11À propos de ce mouvement allant du marxisme-féminisme à l’écriture plus intime, voir notamment Louise Dupré, « Madeleine Gagnon : un romantisme postmoderne », Stratégies du vertige. Trois poètes : Nicole Brossard, Madeleine Gagnon, France Théoret, Montréal, Éditions du remue-ménage, 1989 et Karen Gould, « Madeleine Gagnon: The Solidarity and Solitude of Women’s Words », Writing in the Feminine: Feminism and Experimental Writing in Quebec, Carbondale; Edwardsville, Southern Illinois University Press, 1990..
Foisonnante et diversifiée, arrimant féminisme, marxisme et psychanalyse, l’œuvre de Madeleine Gagnon s’intéresse ainsi, dès son commencement, à la question de la mort et de son rapport au désir, à l’écriture – au désir d’écrire. Unissant individualité et collectivité, théorie et fiction, elle répète différemment, d’œuvre en œuvre, ce « jeu constant entre Éros et Thanatos12Madeleine Boulanger, « Madeleine Gagnon : Les constantes d’une écriture… », Voix et Images, vol. 8, nᵒ 1, 1982, en ligne, <https://www.erudit.org/fr/revues/vi/1982-v8-n1-vi1398/200364ar/>, consulté le 7 juin 2025, p. 50. » qu’exacerbent les œuvres de prose des années 1990 : Les cathédrales sauvages (1994), Le vent majeur (1995) et Le deuil du soleil (1998). Comme le remarque Miléna Santoro, ces trois livres ont en commun d’explorer les rapports étroits de la mort à l’écriture13Miléna Santoro, « Writing and/in Mourning: The Legacy of Loss in Recent Texts by Madeleine Gagnon », Doing Gender: Franco-Canadian Women Writers of the 1990s, Madison, Fairleigh Dickinson University Press, 2001, p. 55. Si j’établirai quelques parallèles entre eux, c’est sur le troisième – très peu commenté – que je me concentrerai en raison de sa plongée plus franche dans l’expérience vécue de deuils multiples et dans la volonté explicite de l’autrice à transgresser le tabou de la mort : « Aujourd’hui, la mort est cachée. Et muette. […] La mort actuelle habite un désert méconnu14Madeleine Gagnon, Le deuil du soleil, Montréal, VLB Éditeur, 1998, p. 150. Désormais DS suivi du numéro de la page. », déplore-t-elle.
Dans Le deuil du soleil, livre qui défie les catégories génériques à travers une mixité formelle à laquelle nous a habitués l’écriture de Gagnon, l’autrice écrit en pensant aux « morts en série [qui ont] envahi [s]a vie » (DS, 83). Les chapitres de ce livre construisent un hommage funèbre aux êtres perdus, renouant avec la tradition des tombeaux poétiques15Le tombeau poétique est un genre littéraire qui a connu son apogée dans la seconde moitié du XVIe siècle. Il s’agit d’une forme d’hommage funèbre qui s’actualise dans un recueil collectif, permettant l’expression d’un sentiment de deuil partagé par une communauté de poètes. Laissé de côté à partir du XVIIe siècle, le tombeau poétique ressurgit au XIXe siècle sous une forme souvent individuelle comme en témoignent ceux rédigés par Mallarmé, notamment à Charles Baudelaire, à Edgar Poe et à son fils Anatole. La tradition du tombeau persiste aux XXe et XXIe siècles. À ce propos, voir l’article de Joël Castonguay Bélanger, « L’édification d’un Tombeau poétique : du rituel au recueil », Études françaises, vol. 38, nᵒ 3, 2002, en ligne, <https://www.erudit.org/fr/revues/etudfr/2002-v38-n3-etudfr687/008383ar/>, consulté le 7 juin 2025 et l’ouvrage de Marik Froidefond et Delphine Rumeau (dir.)Tombeaux poétiques et artistiques. Fortunes d’un genre, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2020. par rapport auxquels l’autrice se montre nostalgique : « Tout au long de cet écrit, j’aurais maintes fois voulu appartenir aux siècles antérieurs. À ces époques où musiciens et poètes composaient en paix leurs Requiem et Tombeaux, leurs éloges post-mortem et leur Lamenti » (DS, 148). Si Le deuil du soleil peut être considéré comme un éloge post-mortem à travers lequel l’écrivaine « chante et pleure » (DS, 149) ses morts, ce n’est pourtant pas le sentiment mélancolique qui y domine, malgré les accents spleenétiques du titre16Le titre fait notamment écho à ces vers de Baudelaire, que Gagnon cite librement comme suit : « Le soleil s’est noyé dans son sang qui se fige. Son souvenir luit en moi comme un ostensoir » (DS, 105). : c’est bien au processus de deuil qu’aspire l’écriture. Or, il s’agira de voir en quoi cette dernière permet moins la mise en œuvre d’un travail de deuil que d’un deuil en travail, c’est-à-dire en cours d’accomplissement, et dont l’energeia laisse ses traces au fil du texte. De fait, chez Gagnon, le travail de deuil est intrinsèque au geste d’écrire, et ce dernier se voit modulé par le déploiement de « la mort en acte » (DS, 12) : celle qui a emporté avec elle les êtres chers ; celle qui agit au moment de l’écriture17L’écriture du livre est simultanée à l’agonie et au décès des parents de l’autrice. Gagnon dédie d’ailleurs son texte à sa mère et à son père., dictant le déroulement de cette dernière ; celle qui forge dorénavant le sujet écrivant.
Dans cet article, je m’intéresserai à cet agir de la mort et du deuil dont rend compte l’écriture de Madeleine Gagnon dans Le deuil du soleil. À travers une herméneutique littéraire qui se démarque des approches explicitement sociopolitiques, féministes et psychanalytiques ayant déjà intéressé de nombreux critiques de l’œuvre de Gagnon18Au-delà des études que je mentionnerai au fil de cet article, voir, entre autres, les travaux de Karen Gould, « Madeleine Gagnon’s Po(e)litical Vision: Portrait of an Artist and an Era », dans Paula Ruth Gilbert et Roseanne Lewis Dufault (dir.), Traditionalism, Nationalism and Feminism: Women Writers of Quebec, Westport/Londres, Greenwood Press, 1985 ; Miléna Santoro, Mothers of Invention: Feminist Authors and Experimental Fiction in France and Quebec, Montréal/Kingston, Queen’s University Press, 2002 ; Michèle Côté, L’énigme du Je. Lecture plurielle des textes et récits majeurs de Madeleine Gagnon, Montréal, XYZ éditeur, 2013. L’œuvre de Gagnon a notamment fait l’objet de deux dossiers, publiés à quarante ans d’intervalle, dans la revue Voix et Images : Lucie Robert et Ruth Major (dir.)« Madeleine Gagnon », Voix et Images, vol. 8, nᵒ 1, 1982 ; Louis-Daniel Godin et Laurance Ouellet Tremblay (dir.)« Madeleine Gagnon », Voix et Images, vol. 48, nᵒ 1, 2022. Ce dernier numéro, tout comme la réédition du deuxième volume autographique, préfacé par Louis-Daniel Godin, sont à souligner dans le « désir de sortir cette œuvre de l’absence » dans laquelle elle a été relativement délaissée ces dernières années. Voir Louis-Daniel Godin, « Risquer l’invention », dans Jeanne Maranda et Maïr Verthuy (dir.), Toute écriture est amour. Autographie II, Montréal, Presses de l’Université de Montréal, 2025, p. 11., j’entends mettre à l’honneur une prose qui, tout à la fois poétique et essayistique, émet, voire performe, une pensée du deuil. J’analyserai d’abord la manière dont le deuil façonne l’acte scripturaire au point d’en moduler le cours et d’y stimuler une réflexion sur l’écriture de la mort. Je m’attarderai ensuite à cette autoréflexivité particulière qui transmue le livre de Gagnon en art poétique funèbre. Enfin, il s’agira d’étudier comment ce deuil en travail informe également la subjectivité de celle qui écrit et qui s’en voit transformée, voire ré-engendrée, faisant de ce « livre des morts » (DS, 114) une œuvre incontestablement investie de vie.
Éclairer la mort à l’encre noire
Dès l’incipit du Deuil du soleil, la mort apparaît telle une entité puissante et panoptique qui prend contrôle du sujet écrivant, s’immisçant dans ce que Gagnon nomme la « maison du temps intérieur » : « Elle y a pris place, régnant sur tout ce qui bouge, comme une personne qui dirigerait tout, voudrait qu’on l’écoute et la regarde. En face ! » (DS, 11). Devant cet appel, si ce n’est cet ordre promulgué par « la mort en personne » (DS, 12), l’autrice ne peut faire autrement que de s’y plier, ou plutôt de l’embrasser. Gagnon épouse par l’écriture les mouvements de celle qui, à la suite de nombreux décès d’êtres chers, « se manifest[e] comme une évidence mystérieuse que les mots écrits devaient suivre à la trace » (DS, 12-13). Car c’est aussi « la maison de l’écriture » (DS, 13) qu’envahit la mort, forçant l’autrice à interrompre la rédaction d’un essai sur l’écriture poétique19On verra toutefois que Le deuil du soleil prend lui-même, à certains moments, la forme d’un tel essai. pour s’atteler à la rédaction de ce que l’obscure dirigeante lui commandera : « Je traînerai avec moi le fil tendu de la mort qui me regarde et parle. Je déroulerai le fil pour que ne se perde pas l’écriture traductrice à venir, je veux dire traductrice d’Elle, de ce qu’elle me dictera. Je copierai jusqu’au bout et j’ose écrire : jusqu’à la lie » (DS, 11). L’écriture traductrice relève ici d’un besoin ou d’une obligation, d’une véritable « tâche », pour reprendre l’expression de Walter Benjamin20Je fais référence au texte de Walter Benjamin, « La tâche du traducteur », Expérience et pauvreté suivi de Le conteur et La tâche du traducteur, Trad. Cedric Cohen Skalli, Paris, Éditions Payot & Rivages, 2011. À son tour, Derrida décrit cette tâche comme une « responsabilité », et plus encore « une loi », « une injonction dont le traducteur doit répondre » : loi qui se manifeste dans l’incipit du livre de Gagnon. Voir Jacques Derrida, « Des tours de Babel », dans Jean-François Lyotard et Anne Cazenave (dir.), L’Art des confins : mélanges offerts à Maurice de Gandillac, Paris, Presses universitaires de France, 1985, p. 216., c’est-à-dire un travail qui participe à la fois d’une possibilité et d’une impossibilité21Derrida désigne ainsi « la tâche nécessaire et impossible de la traduction, sa nécessité comme impossibilité ». Jacques Derrida, « Des tours de Babel », op. cit., p. 213.. Car comment rendre par les mots une expérience que l’on ne connaîtra jamais en soi ? Comment se faire non seulement scribe, mais traductrice de ce langage étranger et inconnu de la mort22Pour Benjamin, « toute traduction n’est qu’une façon en quelque sorte provisoire de s’expliquer avec l’étrangeté des langues ». Walter Benjamin, « La tâche du traducteur », op. cit., p. 121. ? Si Gagnon fait dire à son protagoniste en deuil, dans Le vent majeur : « Aucun mot, jamais et en aucune langue, ne donnera la mesure de la mort et du deuil23Madeleine Gagnon, Le vent majeur, Montréal, VLB Éditeur, 1995, p. 182‑183. », elle s’engage pourtant, dans Le deuil du soleil, à en dégager la trame mystérieuse en suivant leurs traces ondoyantes, tout en sachant bien qu’une telle « traduction » comporte ses failles et ses pertes.
Donner des mots à la mort, c’est-à-dire lui répondre et en répondre par l’écriture, équivaut ainsi à parcourir un chemin inexploré et incertain. La mort résiste à être entièrement ou exactement traduite par l’écriture autobiographique24Peut-être peut-on interpréter ainsi la présence de la section « Accompagnements », composée de trois brefs textes poétiques faisant suite au récit autobiographique. Faute d’espace, je n’analyserai pas cette dernière partie du livre de Gagnon ; je mentionnerai seulement y percevoir diverses « traductions » (in)fidèles de la mort. Comme l’énonce Benjamin, pour rendre le secret d’une œuvre originale, le traducteur ne doit-il pas « fai[re] lui-même œuvre de poète ? » Voir Walter Benjamin, « La tâche du traducteur », op. cit., p. 110., qui ne peut que tergiverser. Cette dernière se déploie à l’instar de la marche dans « les sentiers de neige les moins fréquentés » (DS, 14) – activité souvent pratiquée et décrite par l’autrice :
À cela seul qui dicte en moi ses chemins, mon seul chemin possible, j’obéis, y compris quand il s’agit des plus petits sentiers obscurs et sinueux, à peine débroussaillés, quand la boussole vers eux pointe l’aiguille, qu’il faut s’y engager quasi à l’aveuglette, avançant à pas feutrés et bien comptés, et sans savoir le plus souvent vers quelle clairière, devant quel horizon, cette avancée débouchera. (DS, 13-14)
Le geste scripturaire, erratique et dont la finalité demeure inconnue, est donc mené avec maintes interruptions. Les arrêts, détours et retours de l’écriture sont donnés à lire, esquissant « une carte imaginaire » trouée de « repères aveugles vers lesquels [l’autrice se] dirige tout de même, comme au pays des ombres ou des trous noirs, lisibles à la lumière de ce qui les entoure, les encercle et les creuse » (DS, 17-18). Et pourtant, les indications précisant le temps, les lieux et les heures ne manquent pas dans ce récit. Ils le jalonnent au point d’en constituer un véritable leitmotiv : « Nous sommes le 3 janvier 1995 » (DS, 11), « Nous sommes le 2 mai 1996. Je suis à Paris » (DS, 63), « Octobre 1997. Le 21, plus précisément. À Montréal » (DS, 35), etc. Or, si autant de marqueurs temporels et géographiques – ces « guides éclaireurs sur le chemin des phrases » (DS, 114) – ponctuent le texte, ces repères scandent plutôt la temporalité indéterminée du deuil, qui est « non soumis à l’usure, au temps25Roland Barthes, Journal de deuil, Paris, Seuil/Imec, 2009, p. 82. Si, avec toutes ces dates, le livre de Gagnon peut avoir une apparence diaristique, c’est moins la chronologie des « entrées » que l’aspect intempestif du deuil qui s’impose. ». Ils participent à montrer les frappes de la mort qui, tour à tour, génèrent, empêchent et raniment l’écriture.
La forme fragmentaire et irrégulière du livre ne souligne donc pas uniquement l’(im)possible traductibilité de la mort. Elle représente aussi la répétition de cette dernière et la « radicale brisure du temps [qu’elle] provoque » (DS, 56) à chacune de ses occurrences. L’écriture suit le rythme des décès qui surviennent et des défunts qui resurgissent à la mémoire. En cela, ce texte est fidèle au reste de l’œuvre de Gagnon, dans laquelle l’inconscient détient une place capitale : « La mémoire d’écriture s’ouvre comme elle peut, anarchiste et décousue » (DS, 42), affirme l’autrice. Il en va de même de la mémoire des morts, dont certains s’imposent et réorientent la rédaction26Par exemple, alors qu’elle avait prévu aborder le décès de sa petite sœur, c’est le souvenir de sa rencontre avec Marguerite Duras, dont elle décore la tombe au cimetière Montparnasse, qui commande l’écriture : « C’est Pauline que je voulais raconter et Marguerite s’imposa sur la scène sitôt que le rideau s’ouvrit » (DS, 73).. Le souvenir de Régis, cousin de l’autrice qui s’est enlevé la vie alors qu’ils étaient tous deux dans la vingtaine, est révélateur de cette « insistance sourde27Vinciane Despret, Les morts à l’œuvre, Paris, La Découverte, 2023, p. 15. » des morts à laquelle l’œuvre « donnera forme28Ibid. ». Il témoigne d’une écriture guidée par la présence obstinée des absents : « Depuis le dernier chapitre, c’est le souvenir de Régis qui remonte. Je n’en voulais rien dire mais, je sais, il ne me lâchera plus. […] Je tourne autour, mais il me faudra bien y venir » (DS, 41), admet l’autrice. Si cette mort n’est pas d’emblée racontée au moment où son souvenir fait retour, Gagnon ne pourra pour autant s’en défiler, et se rend à l’évidence : « Je sais bien qu’il me faut revenir à la mort de Régis. Pour le travail du deuil qui possède sa propre logique, chaque deuil commande son temps, chaque mort son espace intérieur » (DS, 64). Ce sont bien ces mouvements (il)logiques29L’usage du pluriel suit la pensée de Nicolas Lévesque, qui propose de saisir non « le temps mais les temps du deuil ». Nicolas Lévesque, Le deuil impossible nécessaire, Québec, Nota bene, 2013, p. 34. du deuil qui imprègnent le geste d’écrire, rendant manifeste la durée elle-même inconnue et inachevée de cette épreuve, qui constitue « moins le déroulement linéaire d’étapes prescrites qu’un feuilletage sans cesse mouvant des souffrances et des temporalités30Pascal Dreyer, « Introduction : “« Non, je ne ferai pas mon deuil ! »” », dans Pascal Dreyer (dir.), Faut-il faire son deuil ? Perdre un être cher et vivre, Paris, Autrement, 2009, p. 13. ». C’est dire que si le deuil « opère une sortie du temps normal31Maïté Snauwaert, Toute histoire de deuil est une histoire d’amour, op. cit., p. 96. », l’écriture doit parfois prendre des détours pour affronter la mort « en face » et pour animer ce que la « mémoire vivante qui veille » (DS, 67) avait enfoui32Gagnon raconte par exemple qu’après la mort de Régis, qui avait laissé à son égard une lettre accusatrice, elle a été frappée d’une perte de mémoire balayant les souvenirs de son cousin : « Pendant quatre ans, la mémoire semblait avoir tout effacé » (DS, 65). Cette amnésie peut être expliquée par l’aspect traumatique du décès de Régis dû à l’imprévisibilité de sa mort et à la violence « assassine » (DS, 65) de son suicide. C’est en retournant « au lieu de [leur] amitié » (DS, 66) que Gagnon a recouvré ses souvenirs et a pu enclencher le processus de deuil.. Car « [l]a mort est un brasier éteint. Il en reste des cendres. Des traces » (DS, 64) qui agissent en dormance : « traces vivantes de la perte33Je fais référence à l’article de Barbara Havercroft, « « Les traces vivantes de la perte : La poétique du deuil chez Denise Desautels et Laure Adler » », Voix et Images, vol. 36, nᵒ 1, 2010. », qu’il s’agit de réveiller par l’entremise de l’écriture.
Un art poétique funèbre
Comme le montrent plusieurs des passages précédemment cités, les traces de cette mort et de ce deuil en travail sont désignées par la récurrence de remarques métadiscursives sur le texte lui-même en cours d’élaboration. Les commentaires sur le livre en train de s’écrire soulignent sa qualité erratique, la nécessité de l’interrompre ou de le poursuivre. La rédaction est particulièrement ardue alors qu’elle est concomitante à la fin de vie des parents de l’autrice. À propos de l’agonie de son père qui s’est étendue sur plusieurs mois, Gagnon remarque : « J’avance lentement, tellement plus que d’habitude. Le temps de ce récit, comme la mort longuement annoncée de mon père, est démesurément lent. Une éternité d’attente entre chaque phrase, chaque pensée opaque s’y rattachant tant bien que mal. Le rythme habituel est altéré » (DS, 89). La cadence de l’écriture se moule à celle de la « mort en action » (DS, 47), ou peut-être est-ce cette dernière qui confère à l’écriture son rythme et sa contingence. Mort et écriture se font effectivement simultanées et semblent intervenir l’une dans l’autre, l’éventuelle disparition du père distillant le geste scripturaire. Car la mort à venir s’apprivoise d’abord dans le silence, dans « la captation quasi muette de l’événement » (DS, 47), plongeant l’écriture dans l’incertitude : « […] de lancinants doutes m’assaillaient sur l’allure même de ce livre (et de tout livre). Cent fois, j’ai songé tout abandonner. Et cent fois, d’autres mots vers toi se mettaient à parler » (DS, 114), énonce-t-elle à l’égard de sa défunte mère, comme si la mort déréglait le cours de l’écrit, le mettant en danger ou le menant ailleurs. Autrement dit, si la mort semble marquer l’arrêt définitif de l’écriture – « Tous les récits se sont arrêtés » (DS, 98), affirme Gagnon après la mort de sa mère –, le geste d’écrire demeure à l’état de promesse dont la manifestation est, cependant, imprévisible : « Mon livre de ma mère, je sais que je l’écrirai. Quand ? Comment ? On ne sait jamais trop ces choses-là avant de commencer » (DS, 102).
Le texte ne dévoile donc pas qu’une traversée des deuils : il montre comment ces derniers sont aussi en travail dans l’écriture, laborieuse, qui se (dé)fait ; écriture « en deuil34Je reprends l’expression de Pascale-Anne Brault et Michael Naas à l’égard des hommages que Derrida a rendus à ses amis. Pascale-Anne Brault et Michael Naas, « Introduction : Compter avec les morts. Jacques Derrida et la politique du deuil », Chaque fois unique, la fin du monde, Paris, Galilée, 2003, p. 18. » en ce qu’elle est agie, atteinte, soudainement mutée par les pertes dont elle rend compte. Ainsi peut-on comprendre le sens de cette phrase : « Le travail du deuil, c’est la mise en lettres d’ombres et de lumières du silence d’écriture » (DS, 64), c’est-à-dire de son aphasie et de son élan, de son extinction et de sa reprise inopinées. Le sujet écrivant étant celui qui, pour Gagnon, « s’éclaire à l’encre noire » (DS, 51)35Gagnon cite ici les mots du poète Paul Bélanger., force est de constater que c’est le trajet silencieux et sinueux du deuil qui s’avère dévoilé par les mots. Le deuil en travail se traduit en travail d’écriture, pour reprendre ce terme commenté plus haut, et le métadiscours révèle effectivement cette quête d’une forme36« La traduction est une forme », écrit Benjamin, Walter Benjamin, « La tâche du traducteur », op. cit., p. 111. apte à dire la mort : « Comment écrire cela et pourquoi ? » (DS, 99).
Le livre de Madeleine Gagnon comporte ainsi une dimension autoréflexive primordiale : il se fait recherche, questionnement quant à la mort autant qu’à l’écriture. Comme le souligne Louise Dupré, « le récit se voit constamment mis en lumière par une réflexion essayistique37Louise Dupré, « Le sujet autobiographique comme sujet poïétique : Le deuil du soleil de Madeleine Gagnon », dans Robert Dion et et al. (dir.), Vies en récits : Formes littéraires et médiatiques de la biographie et de l’autobiographie, Québec, Nota bene, 2007, p. 254. » sur l’acte d’écrire. Il s’agit d’une procédure très récurrente chez Gagnon, qui a pratiqué la fiction-théorie ou la théorie-fiction caractéristique de l’écriture féministe des années 1970-198038Louise Dupré inscrit Le deuil du soleil dans ce genre pratiqué notamment par Nicole Brossard et Louky Bersianik. Ibid., p. 250.. Elle explique, lors d’un entretien : « Dire ce que représente l’écriture, réfléchir sur ma pratique constituent des moments d’arrêt, des occasions de prendre la mesure de ce que je fais39Francine Bordeleau, « L’art poétique de Madeleine Gagnon », Lettres québécoises, nᵒ 112, 2003, p. 9. ». Probablement est-ce aussi une manière, dans Le deuil du soleil, de prendre la mesure des nombreux deuils qui « borde[nt] [s]a vie40Maïté Snauwaert, Toute histoire de deuil est une histoire d’amour, op. cit., p. 9. », de l’ampleur de ses pertes tout comme de la manière dont elle les abordera. À ce propos, l’on pourrait qualifier ce texte d’art poétique funèbre, car la pensée de la mort et du deuil est intriquée à diverses réflexions littéraires, notamment sur l’usage du récit et du poème, qui possèdent leurs forces singulières pour rendre compte de la disparition d’un être cher. Or, Gagnon affirme : « Pour soutenir les morts dans leur mort, il n’y a que le chant du poème. Et l’amour » (DS, 17)41Si la poésie semble plus apte à signifier la fragmentation temporelle que produit la mort, la prose parvient quant à elle à exprimer une continuité – celle de la douleur, mais aussi celle des liens à l’autre perdu. À propos du décès de Régis, Gagnon écrit : « La brutalité de la mort de Régis m’a fait entrer dans ce fracas du temps, cette pulvérisation en quelque sorte, que seul le poème peut traduire en mots. […] Quant aux anecdotes jalonnant la mort si brutale de Régis, l’écriture du roman peut leur donner leur complexe dimension de vérité ; complexe : étendue et stratifiée dans le temps » (DS, 57)..
Pour Madeleine Gagnon, l’amour préside à toutes les formes d’art, comme elle l’exprime dans un texte intitulé « Écrire l’amour » : « [À] la limite de toute activité créatrice quel que soit son lieu élu d’énonciation, la question de l’amour surgit entière, totale, absorbante de tous les désirs, de toutes les images et de toutes les pulsions, vitales ou mortelles42« Écrire l’amour », dans Madeleine Gagnon, Toute écriture est amour. Autographie II, op. cit., p. 27. ». S’ils ont toujours imprégné l’œuvre de Gagnon, l’écriture « consist[ant] à se frayer un passage […] entre Éros et Thanatos43Ibid., p. 28. », poésie, amour et mort sont intimement liés dans le texte qui m’intéresse ici44Louise Dupré souligne aussi l’importance de cette « trinité ». Louise Dupré, « Le sujet autobiographique comme sujet poïétique », op. cit., p. 252‑253.. En effet, la création et l’amour se situent du côté de la vie, de la pulsation qui, seule, peut supporter ou contrecarrer le poids de « l’avalanche de morts survenues » (DS, 15) dans les récents mois. Dans Le deuil du soleil, l’écriture se fait plongée dans « la vie des mots de l’après-mort » (DS, 16), pour utiliser la formulation par laquelle l’écrivaine qualifie le travail de Jorge Semprun dans L’écriture ou la vie, qu’elle lit alors qu’elle rédige son texte. Chez Gagnon, l’écriture est bien un symbole de vie tout en relevant de la mort. Ce que l’autrice nomme « l’écriture en acte » (DS, 40) peut véritablement réunir les échos de ces différentes (im)pulsions, qui sont appréhendées de pair :
Le Poïen, l’acte amoureux, la mort en acte : trois évidences énigmatiques que l’écriture seule pour moi éclaire. Et je crois bien qu’aucun terme de cette trinité, poésie-amour-mort, ne peut bien se connaître sans le secours des deux autres. Pour connaître (co-naître), il faut naître avec, c’est bien connu. Naître. Être. Ou n’être pas sans ça. (DS, 12)
Cet extrait, qui se trouve au tout début du texte, situe bien d’où Gagnon rédige ce dernier : entre l’amour et la mort, mais surtout avec eux, c’est-à-dire avec les proches qui s’en sont allés. C’est à ces pertes que la création tout comme le sujet écrivant se rattachent, c’est à leur suite qu’ils se construisent, qu’ils naissent. Car la question de la naissance, comme on peut le constater d’après cette citation, apparaît également primordiale dans Le deuil du soleil. Si le livre cherche à canaliser et à traduire le mouvement de la mort et du deuil par les mots, il est aussi orienté vers les fluctuations de la subjectivité de celle qui écrit et qui, ne pouvant véritablement connaître la mort, en vient plutôt à co-naître à elle.
Co(n)naître (à) la mort
Il va sans dire que, si la mort est en travail dans l’écriture, c’est qu’elle agit aussi, tout d’abord, au sein du sujet écrivant : dans la « maison du temps intérieur » (DS, 11), comme je l’ai noté précédemment. C’est également cet autre travail, essentiel, que l’écriture dévoile : celui d’une importante transformation de soi au contact de la perte d’autrui. Pour Gagnon, « [é]crire la mort, c’est toujours écrire l’Autre » (DS, 40), non seulement parce que cet événement ne peut réalistement s’écrire qu’à la troisième personne45La mort représente un moment dont « je ne peux témoigner », remarque Derrida dans Demeure. Maurice Blanchot, Paris, Galilée, 1998, p. 55. mais aussi parce que le sujet endeuillé est profondément altéré, c’est-à-dire changé par l’absence qu’il doit dorénavant apprivoiser : celle de l’autre et d’une part de lui-même. La perte d’un être cher entraîne celle d’un « petit bout de soi46Jean Allouch, Érotique du deuil au temps de la mort sèche, Paris, E.P.E.L., 1995, p. 10. », pour utiliser l’expression du psychanalyste Jean Allouch, d’après qui le deuil implique davantage un sacrifice qu’un travail. Il s’agit de laisser aller la parcelle de soi qui était constituée du lien qui nous rattachait à l’autre disparu. Car ce qu’atteste le deuil, comme l’indique aussi la philosophe Judith Butler, c’est bien cette relationalité fondamentale qui nous forge et nous métamorphose. Dans le deuil, « something about who we are is revealed, something that delineates the ties we have to others, that shows us that these ties constitute what we are47Judith Butler, Precarious Life: The Powers of Mourning and Violence, New York, Verso, 2006, p. 22. À ce propos, voir aussi l’article de Rozenn Le Berre, « Le deuil comme épreuve de la relation : une approche philosophique de la perte », Kinesithérapie, la Revue, vol. 16, nᵒ 176, 2016, p. 27-34. ». Ce lien à l’autre dont l’endeuillé se sent momentanément dépossédé représente, en fait, une promesse, un agent dans la construction de soi : « There is losing, as we know, but there is also the transformative effect of loss, and this latter cannot be charted or planned48Judith Butler, Precarious Life, op. cit., p. 21. ».
Cette altération de l’endeuillé ne prend donc pas uniquement la forme de la souffrance et du dépouillement. Elle est garante, telle toute expérience de vulnérabilité accrue, d’un devenir du sujet49Je renvoie à ce propos à l’ouvrage d’Erinn Gilson dans lequel, en se référant à la philosophie deleuzienne du devenir, elle affirme : « To become, one must be vulnerable. » Erinn C. Gilson, The Ethics of Vulnerability: A Feminist Analysis of Social Life and Practice, New York, Routledge, 2014, p. 139., qui en vient à mieux se connaître : « la mort de l’autre devient le ferment de la rencontre de soi » (DS, 55). Plus encore qu’une connaissance de lui-même, c’est une re-naissance du sujet qu’engendre la perte chez Gagnon :
Chaque mort bien comprise […] donne lieu à une autre première naissance. Pas une deuxième naissance. Non. Une première naissance, une autre fois. Un avènement primordial au monde, originel et fondateur de sens. Lieu fondamental de l’écriture qui peut, étrangement, saisir par les seuls mots l’enjeu, toujours chargé d’énigmes, de l’événement qui lui, pourtant, se passe sans mots quand ça passe entre vie et mort. (DS, 83, je souligne.)
La fin de l’autre apparaît signifier un recommencement pour l’endeuillée ayant scruté sa perte. Elle ancre en elle un nouveau point d’origine, tout comme elle engendre, malgré le mutisme qu’elle inflige, une relance du geste d’écrire qui, dans Le deuil du soleil, dévoile les fluctuations de la subjectivité : ce qui (se) passe de l’autre à soi, ce qui se déroule de la mort à la vie. De fait, Miléna Santoro remarque à juste titre : « If death thus incites the desire to write as the only way to reach out and touch the absent other, it is also true in Gagnon’s texts that this outward gesture of transmission and communication is accompanied by an equally important inward movement toward self-creation and self-knowledge50Miléna Santoro, « Writing and/in Mourning », op. cit., p. 73‑74. ».
Ce mouvement d’exploration et de création de soi à travers l’expérience de deuil se manifeste tout particulièrement lorsque l’autrice raconte le décès de sa mère : « Je veux écrire à partir de ma mère. Longuement. Dire ce qui se passe d’elle à moi dans sa présente agonie et dans sa mort annoncée » (DS, 97, je souligne). Ce passage pointe, certes, le lien à la mère qui habite toute l’œuvre de Gagnon. Il ne va pas sans rappeler le corps-à-corps de la gestation, où « déjà ce qui passait d’elle à moi s’inscrivait là, en autant de parcelles d’un savoureux savoir51« Des mots plein la bouche » dans Madeleine Gagnon, Toute écriture est amour. Autographie II, op. cit., p. 81. ». Le passage, cette dynamique particulière dont il est question dans l’extrait précédent, témoigne aussi de l’agentivité propre à la mort et que l’écriture se charge d’explorer, de questionner. Que la mort fait-elle ? Comment agit-elle en l’autre et en soi, de l’autre à soi ? « Dans le courant de la mort annoncée, […] peut-on écrire cette chose étrange qui arrive à elle ? Qui se passe entre elle et vous ? », se demande Gagnon par rapport au décès de sa mère (DS, 129, je souligne). Elle avance ensuite :
Écrire serait dans l’entre-deux. L’écriture de l’entre est-elle possible? […] Écrire l’action de la première épreuve : elle arrive, la mort. Et la passion, non moins active, de la seconde : cela se passe entre elle et moi, Entre moi et elle. La passion n’est jamais seulement passive. La douleur la crée action. Cela se passe entre deux êtres. […] Sa mort à elle se passe, agit et s’éprouve, entre elle et moi pour nous agir chacune, nous faire advenir, elle comme moi, au chagrin de cette incommensurable absurde chose. Nous faire advenir. Être autrement au monde. Ne plus être pareilles, jamais. Nous transformer en un nouvel état d’être (d’a-être pour elle ?). Ensemble. Mais chacune pour soi. (DS, 129, je souligne.)
La récurrence des verbes de mouvement et des substantifs manifestant une activité désigne cet entre-deux que représente la passe ou les pas de la mort, tout en soulignant de nouveau l’agentivité, l’énergie qu’elle recèle. Cette dernière touche tant la défunte que l’endeuillée, unies dans l’expérience de la mort tout en conservant leur unicité, comme l’indique la fin de l’extrait. Car la mort fait différemment advenir – terme lui aussi répété, aux côtés du verbe « être » – ces deux personnes qu’elle travaille, qu’elle transforme, qu’elle engendre.
Ainsi la mort provoque-t-elle une co-naissance de la mère et de la fille, c’est-à-dire une naissance à deux, parallèle, réciproque comme l’évoque ce chiasme : « cela se passe entre elle et moi, Entre moi et elle ». Plus encore, c’est une naissance de la mère par la fille ou en elle que décrit Gagnon, qui recourt à plusieurs reprises à la métaphore de l’enfantement. Si la mère semble avoir « accouch[é] de sa propre mort » (DS, 99)52À des fins de contextualisation, il convient de citer plus longuement ce passage où Gagnon décrit l’agonie de sa mère poussant des « gémissements qui ressemblaient aux plaintes de l’enfantement. Le jour de Noël, cette image fut là, tangible, alors que ses mains se posaient, à chaque plainte, sur son ventre : ma mère était en train d’accoucher de sa propre mort » (DS, 99)., la fille travaille par l’écriture à donner naissance à sa mère, donnant à penser le deuil au féminin53Cela a aussi été remarqué par Miléna Santoro, « Writing and/in Mourning », op. cit., p. 74. Cela dit, l’accouchement de la mort comme travail de deuil peut aussi être pensé au masculin comme l’évoque ce passage du Vent majeur, dans lequel le personnage principal, Joseph, s’adresse ainsi dans une lettre à sa défunte amoureuse : « Te porter constamment en moi comme je le faisais toutes ces lentes années a fini par devenir insupportable, comme si cette mort, pour ne pas qu’elle devienne mienne et m’avale tout entier par le dedans, il m’avait fallu l’expulser, en accoucher ainsi que font les mères dans l’enfantement. » (Madeleine Gagnon, Le vent majeur, op. cit., p. 174). Joseph affirme, plus loin, que « le deuil ultime est androgyne » (p. 182).. Alors que l’autrice se trouve dans les Alpes françaises, à la vue des montagnes qui « lui rappelle[nt] le ventre maternel54Louise Dupré, « Le sujet autobiographique comme sujet poïétique », op. cit., p. 256. Dupré a bien étudié combien la nature se fait « allégorie du féminin » chez Gagnon. Voir Stratégies du vertige, op. cit., p. 223. », un souvenir de sa mère émerge : « On dirait que cet antre à flanc de montagne permet une drôle de naissance, la tienne en moi, dans la chair des mots que je t’adresse, en silence et continûment » (DS, 113). C’est une langue « maternelle » ou « ombilicale »55« Langue maternelle et langue des femmes/Mother Tongue and Women’s Language », Contemporary Verse 2, vol. XI, nᵒ 2-3, Trad. Erika Grundmann, 1988. que Gagnon dévoile ici et qu’elle tente de retrouver à travers l’expérience de deuil. Il s’agit d’une langue qui, comme elle l’avait mise en œuvre dans le recueil Antre, dont le titre apparaît dans la citation, se situe non dans la loi-du-Père, mais relève plutôt d’une « mémoire matrie56Madeleine Gagnon, Au cœur de la lettre, Montréal, VLB Éditeur, 1981, p. 23. » visant à restituer la fusion avec le corps maternel. Cette « chair des mots » permet des retrouvailles avec la mère morte et participe, en outre, d’un soin à son égard. L’écriture procure envers la défunte un « care d’outre-tombe57Cette expression, qui n’a pas initialement été employée à l’égard de l’œuvre de Gagnon, est celle d’Andrea Oberhuber, prononcée dans le cadre de la journée d’étude « Éthique et poétique du care dans la littérature contemporaine » (16 avril 2021, en ligne). Le syntagme a été mentionné plus exactement lors d’une discussion faisant suite à la table ronde réunissant Mathieu Arseneault, Anne-Renée Caillé et Ouanessa Younsi, et intitulée « Comment la littérature permet-elle de (re)créer des relations à ‘’nos’’ mort·e·s ? ». », un enlacement tel celui décrit dans ce récit de rêve, où Gagnon prend à son tour sa mère mourante dans ses bras :
Tu étais là, petite, telle que je te vis dans tes dernières heures, si menue que je te pris dans mes bras pour t’apaiser, te consoler. […] Je t’ai bercée comme toi tu avais su si bien le faire quand, enfants, nous étions malades – comme ta mère Ernestine, sage-femme, tu étais une soigneuse-née. […] Tu étais si bien dans mes bras. Toutes les douleurs semblaient en allées, tu souriais et me regardais de l’air que tu avais parfois de petite fille comblée d’affection. (DS, 131)
À travers l’inversion des rôles très typique de l’expérience de deuil, une sorte de transmission à contre-courant s’esquisse dans cet extrait qui fait resurgir une généalogie féminine – le geste de la fille étant comparé à celui que prodiguait la mère, lequel est à son tour assimilé à celui de la grand-mère. Après tout, « la puissance des femmes réside dans ce sens de la continuité58« Des mots plein la bouche » dans Madeleine Gagnon, Toute écriture est amour. Autographie II, op. cit., p. 84. » et l’expression du deuil, tout comme l’écriture de ce rêve, rend hommage à ce huis clos bienveillant : à une filiation matriarcale qui est aussi source de l’écriture de Gagnon. En effet, l’autrice affirme envers sa mère qu’elle interpelle : « je te dois ce métier d’écrire » (DS, 122)59Cette phrase ne va pas sans rappeler ce titre de chapitre dans Les cathédrales sauvages : « L’écriture, c’est ma mère ». Madeleine Gagnon, Les cathédrales sauvages, Montréal, VLB Éditeur, 1994, p. 71. privilégiant un mode narratif qui, en plus d’inscrire ce lien mère-fille au-delà de la mort, permet de redonner naissance à l’ascendante dans le texte. Ainsi la mort et le deuil en travail constituent-ils également un processus de naissances multiples, une force vitale qui agit au sein de l’endeuillée comme de la défunte.
Conclusion. Les morts à l’œuvre
Bien qu’éprouvante et laborieuse, l’écriture de la perte, chez Madeleine Gagnon, ne va pas sans inscrire dans le texte la puissance de la vie. Le deuil du soleil est effectivement un « vivant livre de la mort » (DS, 17)60C’est ainsi qu’elle qualifie L’écriture ou la vie de Jorge Semprun. Le livre de Gagnon comporte par ailleurs une dimension intertextuelle très importante, qui a notamment été relevée par Luc Bonenfant, pour qui Gagnon construit une vraie communauté de morts et de vivants. Luc Bonenfant, « “J’AI RÊVÉ CETTE NUIT LE PLUS BEAU POÈME DU MONDE” : la tribu et le livre », Voix et Images, vol. 48, nᵒ 1, 2022, p. 101., supportant l’évolution d’un deuil en travail : mouvement auquel je me suis attardée tout au long de cet article en faisant voir comment la mort, l’écriture et la vie s’entrelacent. Dans le livre analysé, la mort apparaît d’emblée comme ce qui motive l’écrit. Le processus de deuil affecte directement le geste scripturaire en train d’être mené. L’autrice tâchant de dérouler le fil de « la mort en acte » et d’en traduire les sinuosités, c’est la trame même du texte, tour à tour interrompu et repris, qui se voit (dés)articulée. L’écriture devient, au même titre que la mort et le deuil, un labeur que glose Gagnon, dont le récit se transmue en art poétique funèbre : espace où elle pense le deuil, et qui devient lui-même un lieu à penser à travers divers commentaires métatextuels. La réflexion sur la mort proposée par l’autrice ne va donc pas sans sonder l’écriture, tout comme la subjectivité changée de celle qui rédige. Le deuil génère un nouveau sujet, qui revient transformé – travaillé – par l’expérience de la perte. Le rapport à la mère étudié en dernière instance témoigne d’une telle re-naissance du sujet au contact d’autrui et de sa mort. Quant à elle, l’écriture, qui se déploie envers et avec la mère, s’avère le moyen d’un engendrement de la figure maternelle.
Le deuil du soleil est donc bel et bien, pour m’approprier les mots de Louise Warren cités en introduction, une œuvre où « deuil et renaissance sont sans cesse appelés61Louise Warren, La forme et le deuil. Archives du lac, op. cit., p. 13. ». Parcouru du deuil agissant dans l’écriture et en soi, le texte est doté d’une force régénératrice et révèle, en définitive, un travail de survie des défunts, dorénavant inscrits dans la pérennité du livre : « Et l’écriture de la mort (et des morts) ne serait-elle pas l’ultime preuve vivante que rien ni personne ne meurt tout à fait ? » (DS, 114-115), se demande l’autrice. Si Gagnon annonce, au début de son texte, vouloir « met[tre] la mort à l’œuvre » (DS, 13), il semble qu’elle ancre aussi ses morts à même les pages, dans ce livre qui représente non seulement une « prière » (DS, 21) à leur égard, mais également un hommage à l’agentivité et à la fécondité qui leur est propre62Magali Molinié, « Faire les morts féconds », Terrain. Anthropologie et sciences humaines, nᵒ 62, 2014.. Dans un ouvrage justement intitulé Les morts à l’œuvre, Vinciane Despret décrit comment, dans le cadre du programme Nouveaux Commanditaires63Ce programme dédié à la démocratisation de l’art a d’abord été instauré en France, puis a ensuite été adopté dans plusieurs autres pays d’Europe., des endeuillés ont été mis en contact avec des artistes chargés de créer une œuvre inspirée de leurs défunts : « […] j’y voyais un exemple remarquable du fait que des morts font agir des vivants64Vinciane Despret, Les morts à l’œuvre, op. cit., p. 13. », raconte la philosophe. L’agir des morts est celui d’un tel « faire faire », poussant les vivants à la création au sein de laquelle les défunts « trouvent une nouvelle place et reviennent au présent65Ibid., p. 14. ». Ainsi sont-ils mieux propulsés dans l’avenir : celui d’une œuvre qui devient le ferment d’une mémoire individuelle et collective ; celui d’un livre qui, tel que le veut Gagnon, confère aux morts une vie posthume. Car « [c]ontrairement à la vie, la fin d’un livre n’est pas sa mort. C’est le point final qui marque son véritable commencement » (DS, 135) : prélude de l’œuvre qui se fait survivance des défunts et amour porté à leur égard.
Mots-clés :
- 1Philippe Ariès, Essais Sur l’histoire de La Mort En Occident Du Moyen Âge à Nos Jours, Paris, Seuil, 1975, p. 65.
- 2Edgar Morin, L’homme et la mort dans l’histoire, Paris, Corrêa, 1951.
- 3Louise Warren, La Forme et Le Deuil. Archives Du Lac, Montréal, L’Hexagone, 2008, p. 13.
- 4C’est ce que remarque notamment Maïté Snauwaert au début de son ouvrage sur les journaux de deuil. Après la parution du célèbre Journal de deuil de Roland Barthes en 2009, « d’autres ‘’journaux de deuil’’ ont paru en France, au Québec, aux États-Unis, en Angleterre, au Danemark, et il a fallu me rendre à l’évidence : quels que soient la relégation sociale du deuil dans les sociétés postindustrielles, le déclin des religions et la perte des rituels afférents, des voix d’écrivains se frayaient un chemin pour faire entendre leur épreuve ». Maïté Snauwaert, Toute histoire de deuil est une histoire d’amour, Montréal, Boréal, 2023, p. 10-11.
- 5Paula Ruth Gilbert et Roseanne Lewis Dufault, « Introduction », dans Paula Ruth Gilbert et Roseanne Lewis Dufault (dir.), Doing Gender: Franco-Canadian Women Writers of the 1990s, Madison, Fairleigh Dickinson University Press, 2001, p. 20.
- 6« Écrire l’amour », dans Madeleine Gagnon, Toute écriture est amour. Autographie II, Montréal, Les Presses de l’Université de Montréal, 2005, p. 27.
- 7« Comment, pourquoi, pour qui écrire ? », dans Ibid., p. 125.
- 8Je reprends le titre du recueil éponyme de Gagnon, Au cœur de la lettre, Montréal, VLB éditeur, 1981.
- 9Julian Ballester et Louis-Daniel Godin, « « Écrire sans mourir » », Voix et Images, vol. 48, nᵒ 1, octobre 2023, en ligne, <http://id.erudit.org/iderudit/1106567ar>, consulté le 7 juin 2025, p. 42.
- 10Ibid., p. 40.
- 11À propos de ce mouvement allant du marxisme-féminisme à l’écriture plus intime, voir notamment Louise Dupré, « Madeleine Gagnon : un romantisme postmoderne », Stratégies du vertige. Trois poètes : Nicole Brossard, Madeleine Gagnon, France Théoret, Montréal, Éditions du remue-ménage, 1989 et Karen Gould, « Madeleine Gagnon: The Solidarity and Solitude of Women’s Words », Writing in the Feminine: Feminism and Experimental Writing in Quebec, Carbondale; Edwardsville, Southern Illinois University Press, 1990.
- 12Madeleine Boulanger, « Madeleine Gagnon : Les constantes d’une écriture… », Voix et Images, vol. 8, nᵒ 1, 1982, en ligne, <https://www.erudit.org/fr/revues/vi/1982-v8-n1-vi1398/200364ar/>, consulté le 7 juin 2025, p. 50.
- 13Miléna Santoro, « Writing and/in Mourning: The Legacy of Loss in Recent Texts by Madeleine Gagnon », Doing Gender: Franco-Canadian Women Writers of the 1990s, Madison, Fairleigh Dickinson University Press, 2001, p. 55.
- 14Madeleine Gagnon, Le deuil du soleil, Montréal, VLB Éditeur, 1998, p. 150. Désormais DS suivi du numéro de la page.
- 15Le tombeau poétique est un genre littéraire qui a connu son apogée dans la seconde moitié du XVIe siècle. Il s’agit d’une forme d’hommage funèbre qui s’actualise dans un recueil collectif, permettant l’expression d’un sentiment de deuil partagé par une communauté de poètes. Laissé de côté à partir du XVIIe siècle, le tombeau poétique ressurgit au XIXe siècle sous une forme souvent individuelle comme en témoignent ceux rédigés par Mallarmé, notamment à Charles Baudelaire, à Edgar Poe et à son fils Anatole. La tradition du tombeau persiste aux XXe et XXIe siècles. À ce propos, voir l’article de Joël Castonguay Bélanger, « L’édification d’un Tombeau poétique : du rituel au recueil », Études françaises, vol. 38, nᵒ 3, 2002, en ligne, <https://www.erudit.org/fr/revues/etudfr/2002-v38-n3-etudfr687/008383ar/>, consulté le 7 juin 2025 et l’ouvrage de Marik Froidefond et Delphine Rumeau (dir.)Tombeaux poétiques et artistiques. Fortunes d’un genre, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2020.
- 16Le titre fait notamment écho à ces vers de Baudelaire, que Gagnon cite librement comme suit : « Le soleil s’est noyé dans son sang qui se fige. Son souvenir luit en moi comme un ostensoir » (DS, 105).
- 17L’écriture du livre est simultanée à l’agonie et au décès des parents de l’autrice. Gagnon dédie d’ailleurs son texte à sa mère et à son père.
- 18Au-delà des études que je mentionnerai au fil de cet article, voir, entre autres, les travaux de Karen Gould, « Madeleine Gagnon’s Po(e)litical Vision: Portrait of an Artist and an Era », dans Paula Ruth Gilbert et Roseanne Lewis Dufault (dir.), Traditionalism, Nationalism and Feminism: Women Writers of Quebec, Westport/Londres, Greenwood Press, 1985 ; Miléna Santoro, Mothers of Invention: Feminist Authors and Experimental Fiction in France and Quebec, Montréal/Kingston, Queen’s University Press, 2002 ; Michèle Côté, L’énigme du Je. Lecture plurielle des textes et récits majeurs de Madeleine Gagnon, Montréal, XYZ éditeur, 2013. L’œuvre de Gagnon a notamment fait l’objet de deux dossiers, publiés à quarante ans d’intervalle, dans la revue Voix et Images : Lucie Robert et Ruth Major (dir.)« Madeleine Gagnon », Voix et Images, vol. 8, nᵒ 1, 1982 ; Louis-Daniel Godin et Laurance Ouellet Tremblay (dir.)« Madeleine Gagnon », Voix et Images, vol. 48, nᵒ 1, 2022. Ce dernier numéro, tout comme la réédition du deuxième volume autographique, préfacé par Louis-Daniel Godin, sont à souligner dans le « désir de sortir cette œuvre de l’absence » dans laquelle elle a été relativement délaissée ces dernières années. Voir Louis-Daniel Godin, « Risquer l’invention », dans Jeanne Maranda et Maïr Verthuy (dir.), Toute écriture est amour. Autographie II, Montréal, Presses de l’Université de Montréal, 2025, p. 11.
- 19On verra toutefois que Le deuil du soleil prend lui-même, à certains moments, la forme d’un tel essai.
- 20Je fais référence au texte de Walter Benjamin, « La tâche du traducteur », Expérience et pauvreté suivi de Le conteur et La tâche du traducteur, Trad. Cedric Cohen Skalli, Paris, Éditions Payot & Rivages, 2011. À son tour, Derrida décrit cette tâche comme une « responsabilité », et plus encore « une loi », « une injonction dont le traducteur doit répondre » : loi qui se manifeste dans l’incipit du livre de Gagnon. Voir Jacques Derrida, « Des tours de Babel », dans Jean-François Lyotard et Anne Cazenave (dir.), L’Art des confins : mélanges offerts à Maurice de Gandillac, Paris, Presses universitaires de France, 1985, p. 216.
- 21Derrida désigne ainsi « la tâche nécessaire et impossible de la traduction, sa nécessité comme impossibilité ». Jacques Derrida, « Des tours de Babel », op. cit., p. 213.
- 22Pour Benjamin, « toute traduction n’est qu’une façon en quelque sorte provisoire de s’expliquer avec l’étrangeté des langues ». Walter Benjamin, « La tâche du traducteur », op. cit., p. 121.
- 23Madeleine Gagnon, Le vent majeur, Montréal, VLB Éditeur, 1995, p. 182‑183.
- 24Peut-être peut-on interpréter ainsi la présence de la section « Accompagnements », composée de trois brefs textes poétiques faisant suite au récit autobiographique. Faute d’espace, je n’analyserai pas cette dernière partie du livre de Gagnon ; je mentionnerai seulement y percevoir diverses « traductions » (in)fidèles de la mort. Comme l’énonce Benjamin, pour rendre le secret d’une œuvre originale, le traducteur ne doit-il pas « fai[re] lui-même œuvre de poète ? » Voir Walter Benjamin, « La tâche du traducteur », op. cit., p. 110.
- 25Roland Barthes, Journal de deuil, Paris, Seuil/Imec, 2009, p. 82. Si, avec toutes ces dates, le livre de Gagnon peut avoir une apparence diaristique, c’est moins la chronologie des « entrées » que l’aspect intempestif du deuil qui s’impose.
- 26Par exemple, alors qu’elle avait prévu aborder le décès de sa petite sœur, c’est le souvenir de sa rencontre avec Marguerite Duras, dont elle décore la tombe au cimetière Montparnasse, qui commande l’écriture : « C’est Pauline que je voulais raconter et Marguerite s’imposa sur la scène sitôt que le rideau s’ouvrit » (DS, 73).
- 27Vinciane Despret, Les morts à l’œuvre, Paris, La Découverte, 2023, p. 15.
- 28Ibid.
- 29L’usage du pluriel suit la pensée de Nicolas Lévesque, qui propose de saisir non « le temps mais les temps du deuil ». Nicolas Lévesque, Le deuil impossible nécessaire, Québec, Nota bene, 2013, p. 34.
- 30Pascal Dreyer, « Introduction : “« Non, je ne ferai pas mon deuil ! »” », dans Pascal Dreyer (dir.), Faut-il faire son deuil ? Perdre un être cher et vivre, Paris, Autrement, 2009, p. 13.
- 31Maïté Snauwaert, Toute histoire de deuil est une histoire d’amour, op. cit., p. 96.
- 32Gagnon raconte par exemple qu’après la mort de Régis, qui avait laissé à son égard une lettre accusatrice, elle a été frappée d’une perte de mémoire balayant les souvenirs de son cousin : « Pendant quatre ans, la mémoire semblait avoir tout effacé » (DS, 65). Cette amnésie peut être expliquée par l’aspect traumatique du décès de Régis dû à l’imprévisibilité de sa mort et à la violence « assassine » (DS, 65) de son suicide. C’est en retournant « au lieu de [leur] amitié » (DS, 66) que Gagnon a recouvré ses souvenirs et a pu enclencher le processus de deuil.
- 33Je fais référence à l’article de Barbara Havercroft, « « Les traces vivantes de la perte : La poétique du deuil chez Denise Desautels et Laure Adler » », Voix et Images, vol. 36, nᵒ 1, 2010.
- 34Je reprends l’expression de Pascale-Anne Brault et Michael Naas à l’égard des hommages que Derrida a rendus à ses amis. Pascale-Anne Brault et Michael Naas, « Introduction : Compter avec les morts. Jacques Derrida et la politique du deuil », Chaque fois unique, la fin du monde, Paris, Galilée, 2003, p. 18.
- 35Gagnon cite ici les mots du poète Paul Bélanger.
- 36« La traduction est une forme », écrit Benjamin, Walter Benjamin, « La tâche du traducteur », op. cit., p. 111.
- 37Louise Dupré, « Le sujet autobiographique comme sujet poïétique : Le deuil du soleil de Madeleine Gagnon », dans Robert Dion et et al. (dir.), Vies en récits : Formes littéraires et médiatiques de la biographie et de l’autobiographie, Québec, Nota bene, 2007, p. 254.
- 38Louise Dupré inscrit Le deuil du soleil dans ce genre pratiqué notamment par Nicole Brossard et Louky Bersianik. Ibid., p. 250.
- 39Francine Bordeleau, « L’art poétique de Madeleine Gagnon », Lettres québécoises, nᵒ 112, 2003, p. 9.
- 40Maïté Snauwaert, Toute histoire de deuil est une histoire d’amour, op. cit., p. 9.
- 41Si la poésie semble plus apte à signifier la fragmentation temporelle que produit la mort, la prose parvient quant à elle à exprimer une continuité – celle de la douleur, mais aussi celle des liens à l’autre perdu. À propos du décès de Régis, Gagnon écrit : « La brutalité de la mort de Régis m’a fait entrer dans ce fracas du temps, cette pulvérisation en quelque sorte, que seul le poème peut traduire en mots. […] Quant aux anecdotes jalonnant la mort si brutale de Régis, l’écriture du roman peut leur donner leur complexe dimension de vérité ; complexe : étendue et stratifiée dans le temps » (DS, 57).
- 42« Écrire l’amour », dans Madeleine Gagnon, Toute écriture est amour. Autographie II, op. cit., p. 27.
- 43Ibid., p. 28.
- 44Louise Dupré souligne aussi l’importance de cette « trinité ». Louise Dupré, « Le sujet autobiographique comme sujet poïétique », op. cit., p. 252‑253.
- 45La mort représente un moment dont « je ne peux témoigner », remarque Derrida dans Demeure. Maurice Blanchot, Paris, Galilée, 1998, p. 55.
- 46Jean Allouch, Érotique du deuil au temps de la mort sèche, Paris, E.P.E.L., 1995, p. 10.
- 47Judith Butler, Precarious Life: The Powers of Mourning and Violence, New York, Verso, 2006, p. 22. À ce propos, voir aussi l’article de Rozenn Le Berre, « Le deuil comme épreuve de la relation : une approche philosophique de la perte », Kinesithérapie, la Revue, vol. 16, nᵒ 176, 2016, p. 27-34.
- 48Judith Butler, Precarious Life, op. cit., p. 21.
- 49Je renvoie à ce propos à l’ouvrage d’Erinn Gilson dans lequel, en se référant à la philosophie deleuzienne du devenir, elle affirme : « To become, one must be vulnerable. » Erinn C. Gilson, The Ethics of Vulnerability: A Feminist Analysis of Social Life and Practice, New York, Routledge, 2014, p. 139.
- 50Miléna Santoro, « Writing and/in Mourning », op. cit., p. 73‑74.
- 51« Des mots plein la bouche » dans Madeleine Gagnon, Toute écriture est amour. Autographie II, op. cit., p. 81.
- 52À des fins de contextualisation, il convient de citer plus longuement ce passage où Gagnon décrit l’agonie de sa mère poussant des « gémissements qui ressemblaient aux plaintes de l’enfantement. Le jour de Noël, cette image fut là, tangible, alors que ses mains se posaient, à chaque plainte, sur son ventre : ma mère était en train d’accoucher de sa propre mort » (DS, 99).
- 53Cela a aussi été remarqué par Miléna Santoro, « Writing and/in Mourning », op. cit., p. 74. Cela dit, l’accouchement de la mort comme travail de deuil peut aussi être pensé au masculin comme l’évoque ce passage du Vent majeur, dans lequel le personnage principal, Joseph, s’adresse ainsi dans une lettre à sa défunte amoureuse : « Te porter constamment en moi comme je le faisais toutes ces lentes années a fini par devenir insupportable, comme si cette mort, pour ne pas qu’elle devienne mienne et m’avale tout entier par le dedans, il m’avait fallu l’expulser, en accoucher ainsi que font les mères dans l’enfantement. » (Madeleine Gagnon, Le vent majeur, op. cit., p. 174). Joseph affirme, plus loin, que « le deuil ultime est androgyne » (p. 182).
- 54Louise Dupré, « Le sujet autobiographique comme sujet poïétique », op. cit., p. 256. Dupré a bien étudié combien la nature se fait « allégorie du féminin » chez Gagnon. Voir Stratégies du vertige, op. cit., p. 223.
- 55« Langue maternelle et langue des femmes/Mother Tongue and Women’s Language », Contemporary Verse 2, vol. XI, nᵒ 2-3, Trad. Erika Grundmann, 1988.
- 56Madeleine Gagnon, Au cœur de la lettre, Montréal, VLB Éditeur, 1981, p. 23.
- 57Cette expression, qui n’a pas initialement été employée à l’égard de l’œuvre de Gagnon, est celle d’Andrea Oberhuber, prononcée dans le cadre de la journée d’étude « Éthique et poétique du care dans la littérature contemporaine » (16 avril 2021, en ligne). Le syntagme a été mentionné plus exactement lors d’une discussion faisant suite à la table ronde réunissant Mathieu Arseneault, Anne-Renée Caillé et Ouanessa Younsi, et intitulée « Comment la littérature permet-elle de (re)créer des relations à ‘’nos’’ mort·e·s ? ».
- 58« Des mots plein la bouche » dans Madeleine Gagnon, Toute écriture est amour. Autographie II, op. cit., p. 84.
- 59Cette phrase ne va pas sans rappeler ce titre de chapitre dans Les cathédrales sauvages : « L’écriture, c’est ma mère ». Madeleine Gagnon, Les cathédrales sauvages, Montréal, VLB Éditeur, 1994, p. 71.
- 60C’est ainsi qu’elle qualifie L’écriture ou la vie de Jorge Semprun. Le livre de Gagnon comporte par ailleurs une dimension intertextuelle très importante, qui a notamment été relevée par Luc Bonenfant, pour qui Gagnon construit une vraie communauté de morts et de vivants. Luc Bonenfant, « “J’AI RÊVÉ CETTE NUIT LE PLUS BEAU POÈME DU MONDE” : la tribu et le livre », Voix et Images, vol. 48, nᵒ 1, 2022, p. 101.
- 61Louise Warren, La forme et le deuil. Archives du lac, op. cit., p. 13.
- 62Magali Molinié, « Faire les morts féconds », Terrain. Anthropologie et sciences humaines, nᵒ 62, 2014.
- 63Ce programme dédié à la démocratisation de l’art a d’abord été instauré en France, puis a ensuite été adopté dans plusieurs autres pays d’Europe.
- 64Vinciane Despret, Les morts à l’œuvre, op. cit., p. 13.
- 65Ibid., p. 14.