Lire dans la perspective du cosmos

Lire dans la perspective du cosmos : l’implicite littéraire de la pensée de Baruch Spinoza

Hugo Satre

Doctorant au Département des littératures et des langues du monde de l’Université de Montréal, Hugo Satre rédige une thèse, en littérature comparée, sur la notion de soi dans la modernité littéraire. Récipiendaire des bourses doctorales du CRSH et du FRQSC, Satre contribue à la recherche grâce à des articles de monographie (Nota Bene) et de revues (MuseMedusa, Post-Scriptum, IMEC et différentes publications d’actes de colloque), à l’organisation de dossiers de revues (Post-Scriptum, Revue Sens Public), d’actes de colloque (Montréal, San Antonio, Honolulu, Caen, etc.) et de colloques (« Limites et possibles de l’accompagnement », « La littérature comme aller-vers » – Université de Montréal).

Chaque apprentissage est l’apprentissage d’une lecture1Simone Weil, « Essai sur la notion de lecture », Les Études philosophiques, vol. 1, no 1, 1946, p. 18..

Simone Weil, « Essai sur la notion de lecture »

Point n’est besoin de connaître la nature de l’esprit par sa cause première, il suffit d’agencer une petite histoire de l’esprit, autrement dit des perceptions, à la manière dont Verulam l’enseigne2Baruch Spinoza, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, 2022, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », p. 1133. Les références et les citations des textes de Spinoza renverront à cette édition et les œuvres seront abrégées comme suit : Éthique, désormais ET, suivi du numéro de la page ; Traité théologico-politique, désormais TTP, suivi du numéro de la page ; Court traité, désormais CT, suivi du numéro de la page..

Baruch Spinoza, dans une lettre à J. Bouwmeester

L’objectif de cet article est de réfléchir au rapport que la philosophie de Spinoza entretient avec une pensée littéraire qui s’y profile implicitement, à la manière d’un clair-obscur. Car, si la lecture et les commentaires sur Spinoza se concentrent tendanciellement sur le magmun opus que constitue l’Éthique et sa philosophie de la Nature3Voir Gérard Almaleh, Albert Baraquin et Mireille Depadt-Ejchenbaum, « Présentation », in Le testament de Spinoza : écrits de Leo Strauss sur Spinoza et le judaïsme, Paris, Éditions du Cerf, 1991, coll. « La Nuit surveillée », p. 28. le Traité théologico-politique, qui s’efforce de penser rationnellement le texte biblique, lequel deviendra ainsi dans le sillage spinoziste une œuvre littéraire avant la lettre, est plus souvent écarté. Pourtant, leur rédaction se chevauche et leurs pensées sont beaucoup plus complémentaires que ne le laisse initialement présager le déséquilibre critique en faveur de l’Éthique4D’où le travail théorique de l’article de Julie Klein, « Towards the Future of Spinoza Studies », Journal of Spinoza Studies, vol. 1, no 1, 2022, p. 56..

Plusieurs raisons expliquent ce décalage, dont, sans doute, la Bible en soi, qui, en tant que texte religieux et/ou littéraire, est traditionnellement réduite au monde de l’irrationnel, des passions, de la superstition d’ailleurs critiquée par Spinoza. Il est vrai aussi que le philosophe, qui semblait ainsi en réduire la richesse, affirma que l’utilité première de la Bible était d’enseigner la piété et, en cela, de potentiellement servir de vecteur au bon fonctionnement du corps social5Susan James, Spinoza on Learning to Live Together, Oxford, Oxford University Press, 2020, p. 81.. Or, c’était sans compter sur la manière dont son propre texte, qui précède l’avènement théorique du concept de littérature à l’orée du XIXe siècle sous la plume de Friedrich Schlegel6C’est ce qu’écrit Terry Cochran à propos de cet avènement théorique chez Schlegel : « In the History of Ancient and Modern Literature, literature is the means by which the spirit signals its stage of consciousness, but literature is neither belles lettres nor simply that which is written in a manuscript: it is any activity that comes about through the intervention of the human spirit. » Terry Cochran, Twilight of the Literary: Figures of Thought in the Age of Print, Cambridge, Harvard University Press, 2005, p. 128., allait néanmoins révéler implicitement la puissance épistémologique du littéraire7Si le terme prendra un sens plus explicite au cours de l’article, affirmons ici que par « littéraire » est entendue la production intellectuelle liée à l’appréhension de textes libérés du domaine du sacré et de l’attribution divine, puis attribués à la production de l’humain, de sa pensée, de ses affects, de son histoire.. Du fait, notamment, de la structure de l’économie du savoir de l’époque, largement circonscrite par le domaine théologico-politique de l’encadrement du religieux, la pensée ne peut conceptuellement s’afficher tout à fait clairement vu les violences qu’encourt celui qui présente une pensée distincte de celle défendue par le pouvoir politique8Steven Nadler, Spinoza: A Life, 2e édition, Cambridge, Cambridge University Press, 2015, p. 344.. Tenter de cerner cette pensée implique donc de réfléchir à partir des présupposés d’une pensée qu’il importe d’appréhender dans sa globalité, plutôt que dans une séparation qui risquerait de répéter les limites de la critique.

Ainsi, appréhendé comme une relecture du texte spinoziste, où émerge une pensée littéraire qui s’exerce et se révèle à l’ombre de la lecture biblique et de son implicite littéraire – c’est-à-dire de ce qui s’annonce sans pouvoir encore s’exprimer dans le contexte intellectuel de l’époque les modalités du texte littéraire –, l’article qui suit se penche sur la présence d’une dimension littéraire chez Spinoza. Cette pensée qui se révèle en clair-obscur dans le Traité théologico-politique fait valoir, par son inévidence constitutive9Steven Nadler, l’éminent spécialiste de Spinoza, à propos du caractère énigmatique de l’œuvre du philosophe, reconnaît une telle inévidence du sens chez Spinoza et l’attribue d’ailleurs à la difficulté de sa méthode, à la pauvreté d’informations biographiques, mais aussi à l’obscurité de son propre langage : « Whether it is due to the sheer difficulty of navigating the ‘’geometric method’’ and esoteric jargon of his philosophical masterpiece, the Ethics; or because so much of his life remains for us in the shadows, given the frustrating lack of extant documentation, the ‘’real’’ Spinoza seems often to escape us. » Steven Nadler, « The Jewish Spinoza », Journal of the History of Ideas, vol. 70, no 3, 2009, p. 491. Autrement, Leo Strauss, l’éminent spécialiste de Spinoza, a développé toute une théorie de l’art de l’écriture cachée ou dissimulée chez Spinoza, selon laquelle le sens critique du texte du philosophe pouvait ainsi échapper aux limites du cadre religieux de l’époque et à la superstition du vulgaire en s’adressant, de façon dissimulée, à la postérité philosophique. Si nous reconnaissons l’importance et, aussi, la justification d’une telle lecture eu égard au TTP, qui visait à assurer la liberté d’une pensée philosophique acquise par son éloignement du domaine théologique, notre propre lecture concerne précisément le rôle implicite du littéraire. Selon nous, ce rôle n’est d’ailleurs pas dissimulé sciemment par Spinoza, mais compris de manière implicite dans une œuvre qui laisse présager l’importance d’une dimension qui n’avait pas encore été théorisée du vivant du philosophe. Leo Strauss, Le testament de Spinoza : écrits de Leo Strauss sur Spinoza et le judaïsme, Paris, Éditions du Cerf, 1991, coll. « La Nuit surveillée », p. 231., sa place aux côtés de la transparence de la rationalité et de son discours : la place du littéraire.

Dans la lecture de Spinoza, un point d’ombre est laissé par l’importance du texte biblique. À voir les lectures qui sont faites de l’œuvre de Spinoza, qu’il s’agisse de l’Éthique ou du Traité théologico-politique, dans la mesure même où il est possible de distinguer radicalement les deux projets, la Bible pèche, semble-t-il, par excès de présence. D’un côté, l’Éthique apporte une réponse espère-t-on libératrice à un mode de pensée marqué par la religion, par la présence de textes sacrés sur la pensée humaine et, conséquemment, par l’appréhension anthropomorphique de Dieu. D’un autre côté, le Traité théologico-politique tacle rationnellement le chantier même de la Bible hébraïque à travers la démonstration méthodologique de son origine humaine. Or, malgré son importance, c’est comme si la Bible était trop lourde, trop religieuse peut-être, trop symbolique sans doute, pour permettre l’émergence d’une véritable réflexion sur la notion même de lecture chez Spinoza. Autrement dit, comme si son œuvre, qui repose sur une lecture éclairée de la Bible, était strictement une lecture-de-la-bible, sans qu’il soit possible d’y voir s’y profiler plus obscurément une réflexion sur la lecture au sens littéraire et philosophique du terme.

En prenant acte de termes comme historia et adornare10Par historia, est entendue l’indistinction sur laquelle table Spinoza dans le TTP, où le terme désigne à la fois récit historique ou histoire et enquête empirique, faisant d’emblée entendre, par son implicite, la nature structurante du raconter dans la pensée rationnelle du philosophe. qui, dans le Traité théologico-politique, mettent à l’avant-plan l’irréductibilité de la mise en récit, à laquelle prend part l’esthétique, et de la pensée qui apparaît liée à cette dimension trop facilement évacuée des commentaires et des traductions du texte spinoziste, il apparaît clair que Spinoza, quand bien même traite-t-il de la Bible, traite plus globalement de lecture et, qui plus est, d’une lecture qu’il convient de caractériser d’implicitement littéraire. De cette façon de comprendre la lecture émerge l’idée qu’il y a là, dans la confrontation de l’esprit humain à un objet auquel prennent part l’esthétique, le style, la fiction, bref, le subjectif, l’expérience d’une pensée proprement littéraire, fondamentalement liée à un objet textuel qui met en branle l’affect. Nous entendons par ce terme la capacité d’être ému et donc mu, c’est-à-dire, pour penser avec Deleuze, le pouvoir d’être affecté – potestas (Spinoza) – par la lecture, de telle sorte que notre disposition quant au monde s’en trouve changée11Par affect est ainsi entendu, positivement, « les affections du Corps qui augmentent […] la puissance d’agir de ce Corps, et en même temps les idées de ces affections » (ET, 720). Gilles Deleuze, qui met l’accent sur le contraste entre affects et passions, ces dernières étant plutôt des affects négatifs, affirme en cela que le « pouvoir d’être affecté se présente donc comme puissance d’agir, en tant qu’il est supposé rempli par des affections actives, mais comme puissance de pâtir, en tant qu’il est rempli par des passions » (Gilles Deleuze, Spinoza : philosophie pratique, Paris, Les Éditions de Minuit, 2018, p. 40.). L’affect, en ce sens, se définit précisément comme « ce qui, à un moment donné, remplit ma puissance, effectue ma puissance », soit, en ce sens, cette « capacité qui n’existe jamais indépendamment des affects qui l’effectuent » (Gilles Deleuze, Sur Spinoza : cours, novembre 1980-mars 1981, Paris, Les Éditions de Minuit, 2024, coll. « Paradoxe », p. 101.)..

En effet, lorsqu’on s’autorise à accepter la nature intrinsèquement complexe d’un mot comme historia, qui veut à la fois dire enquête scientifique et fiction narrative, et qui reconnaît donc une part subjective et affective irréductible à l’exercice intellectuel de la pensée, c’est que l’acte de lecture exemplaire de la Bible chez Spinoza présage une philosophie de la lecture. La lecture, pour cause, y apparaît comme un exercice intellectuel ou spirituel auquel prend part l’affect, qui agit comme une voile contre laquelle vient pousser un rapport au texte qui dérange, bouleverse et, se faisant, dispose autrement et puissamment l’esprit humain, « augmentant, comme le dirait Spinoza, sa puissance d’agir12Baruch Spinoza, dans Gilles Deleuze, op. cit., p. 68. », ou selon sa traduction, sa « force d’exister » du fait qu’il « enveloppe [en vérité] plus […] de réalité qu’auparavant » (ET, 789).

De fait, si l’on s’efforce à se montrer sensible à cette vision de la lecture que Spinoza nous permet de penser, émerge une idée de la pensée littéraire en tant qu’acte de lecture qui reconnaît et met en jeu le pouvoir-d’être-affecté. Ce faisant, ce rapport au texte permet l’émergence d’une conscience de soi qui dépasse l’anthropos ou les limites de la perspective humaine en épousant, par l’agencement d’une pensée littéraire, la conscience d’un être-affecté. À travers le rapport au texte que structure l’acte littéraire d’une lecture mettant en branle l’affect, cet être répond et se re-dispose sous l’aspect du monde, en tant que partie autrement impensable de la Nature13Par Nature, est entendu le cosmos en tant que cette substance unique, ayant une infinité d’attributs, par rapport à laquelle ou par rapport aux lois de laquelle « toutes les créatures sont seulement des modes de ces attributs ou des modifications » (Gilles Deleuze, op. cit., p. 27.).. Ou encore, en tant que « partie de la nature qui ne peut se concevoir adéquatement par soi sans les autres individus » (ET, 854) qui composent l’infinité de la substance naturelle.

Voilà donc qu’émerge, chez Spinoza, une théorie implicitement littéraire de la lecture qui permet l’élaboration, pour nous, d’une connaissance littéraire. De fait, si cette dernière ne relève pas d’un savoir précis, elle apparaît néanmoins comme un exercice d’agencement des affects qui, par la reconnaissance du rôle du bouleversement et du raisonnement, fournit les bases d’une compréhension d’une pensée littéraire qui ne relève pas du passionnel, c’est-à-dire des affects qui nuisent à notre puissance d’être et/ou conatus, mais d’une puissance d’être affecté14Ibid., p. 39‑40.. En effet, par sa lecture de la Bible, qu’il traite, bien avant l’avènement du concept de littérature, comme un texte littéraire15Steven Nadler, op. cit., p. 32. Spinoza s’efforce d’appréhender la Bible dans la perspective de la raison. La lisant ainsi ni comme un texte sacré, qui descendrait du divin, selon la religion judéo-chrétienne, ni comme un texte philosophique, qui se prononcerait frontalement sur le vrai, mais comme un texte d’origine humaine qui est susceptible de se prononcer sur notre rapport à la Nature et, de ce fait, de servir de point de ralliement à l’esprit humain, l’auteur du Traité théologico-politique claire un rapport au texte littéraire qui permet à l’humain de se penser dans la perspective de la Nature.

Dans le fameux chapitre VII du Traité théologico-politique, Spinoza explicite sa méthode d’analyse du texte biblique, qui devient, dans son sillage, l’objet d’une première lecture littéraire, donc une œuvre qu’on reconnaîtrait « aujourd’hui sous le nom de littérature16Terry Cochran, Plaidoyer pour une littérature comparée, Montréal, Nota bene, 2008, coll. « Nouveaux essais Spirale », p. 66. », léguée par ces écrivains auxquels Spinoza associe notamment les Prophètes17Steven Nadler, op. cit., p. 21. :

[L]a méthode d’interprétation de l’Écriture ne diffère pas de la méthode d’interprétation de la Nature mais convient tout à fait avec elle. Car, de même que la méthode d’interprétation de la nature consiste principalement à agencer une histoire de la nature à partir de laquelle nous concluons, à titre de données certaines, les définitions des choses naturelles, de même aussi il est nécessaire à l’interprétation de l’Écriture d’élucider son histoire authentique et de conclure à partir d’elle, comme à partir de données et de principes certains, l’esprit [des auteurs]18Je corrige la traduction qui, par le singulier, ne rend pas compte du latin de Spinoza, explicitement au pluriel. de l’Écriture par des consécutions légitimes. (TTP, 440-441).

Dans ce passage du Traité théologico-politique amplement cité par les critiques, ce rapprochement méthodologique entre l’interprétation de la Bible et l’interprétation de la Nature, en affirmant, au fond, que « tout ce qui convient à l’Écriture, doit être tiré de l’Écriture seule, comme la connaissance de la nature doit l’être de la nature même » (CT, 141), place étonnamment la Nature et le texte biblique à la même hauteur. En effet, soulignant la nécessité d’« examiner l’Écriture à neuf, d’une âme intègre et libre » (TTP, 339), soit l’importance de ne pas projeter une grille d’interprétation ou de ne pas plaquer sur le texte un certain nombre de présupposés qui mineraient de facto la pensée susceptible d’émerger de sa structure et de ses modalités internes, Spinoza dit autre chose que le simple fait que l’interprétation littéraire devrait prendre l’interprétation de la Nature pour modèle.

Et s’il n’était pas possible de penser les choses à l’envers ? Autrement dit, et si Spinoza ne rapprochait pas la littérature de la Nature, mais, à l’inverse, la Nature de la littérature ? En écartant un instant la mise en garde quant aux présupposés, ne peut-on pas voir, dès les premières lignes du passage, qu’appréhendant l’interprétation de la Nature comme l’agencement d’une histoire, Spinoza appréhende en fait la Nature à travers l’acte d’un raconter qui révèle obliquement, à l’instar d’un clair-obscur, les fondements littéraires d’une organisation de la pensée qui fait implicitement place à la reconnaissance du potentiel épistémologique de la pensée littéraire ?

Plus avant, dans ce passage capital, l’interprétation de la Nature cesse d’apparaître comme le maître modèle de l’interprétation du texte littéraire. Elle emporte également l’inverse avec elle : le texte littéraire ne servirait pas non plus de modèle. Plus justement, ce que le passage de Spinoza révèle, et que condense la citation placée en exergue de cet article, concerne la reconnaissance, à travers leur mise à niveau, d’une structure gémellaire entre l’infinité d’une Nature tout englobante ou cosmique et le mode opératoire du récit, que Spinoza présente ultimement comme le mode de pensée tout englobant de l’humain.

En effet, en affirmant que « la méthode d’interprétation de la nature consiste principalement à agencer une histoire de la nature à partir de laquelle nous concluons, à titre de données certaines, les définitions des choses naturelles », Spinoza souligne le caractère en lui-même englobant de ce passage par le récit, par l’histoire, c’est-à-dire par l’historia, qui encadre jusqu’à notre appréhension des choses de la Nature. À l’instar de la Nature qui, chez le philosophe, désigne le tout du cosmos, en vertu duquel Deleuze écrit très justement que « [t]out le chemin de l’Éthique se fait dans l’immanence19Gilles Deleuze, op. cit., p. 42. », la mise en récit renvoie chez Spinoza à un espace sans extériorité à l’intérieur duquel pense nécessairement l’humain, dont l’acte de pensée dépend structurellement d’une telle mise en récit. Au même titre que penser le monde, que réfléchir aux lois de la Nature ne peut se faire qu’en étant au sein même de cette Nature, nous sommes toujours nécessairement in medias res dans le récit, dans un rapport d’immanence avec un acte de raconter dont on ne peut s’abstraire pour l’observer avec l’évidence assurée par l’extériorité de quelque lumière brutalement dirigée sur notre objet, ou avec la hauteur d’une hiérarchie ainsi imposée à ce qui, pour Spinoza, doit rester de l’ordre de l’immanence20Dans Spinoza and Other Heretics, Volume II: The Adventures of Immanence, Yirmiyahu Yovel reconnaît d’ailleurs très justement la possible appréhension du texte biblique et même de la figure divine au sein d’une telle « tendance immanente ». C’est, plutôt que le texte, que le récit, l’institution religieuse judéo-chrétienne qui limiterait son appréhension en l’inscrivant dans un mode d’appréhension hiérarchique. Yirmiahu Yovel, Spinoza and Other Heretics, Volume 2: The Adventures of Immanence, Princeton, Princeton University Press, 1992, p. 168., soit en n’expliquant pas une chose, un être, un événement grâce à des valeurs impliquant une supériorité par rapport à cette chose21Ibid., p. 172. mais en se demandant « de manière interne », en « rapport[ant] la chose […] au mode d’existence qu’[elle] implique, qu’[elle] enveloppe [elle]-même », en cherchant, donc, « les modes d’existence enveloppés, et non pas les valeurs transcendantes22Gilles Deleuze, op. cit., p. 74. ».

Voilà l’horizon intellectuel de ce terme d’historia qui jalonne le Traité théologico-politique. Désignant tout à la fois et souvent indistinctement le sens de récit et celui d’enquête historique, le terme historia, aux côtés du terme adornare – qui ne signifie quant à lui non pas le fait d’orner, simplement, mais la reconnaissance que le placement de différents éléments les uns par rapport aux autres au sein du récit qu’ils constituent fait émerger une intelligence, une compréhension qui dépend de cette démarche au premier regard strictement esthétique –, désigne le rôle de l’agencement dans l’appréhension d’une réalité dont l’intelligence passe nécessairement par le récit qu’on s’en fait. Autrement dit, afin de saisir notre réalité, il est nécessaire de la mettre en récit. Il n’y a pas d’un côté le récit fictif, disons, qu’on attribue traditionnellement aux fabulations de la littérature, puis, de l’autre, l’étude factuelle et/ou conceptuelle de la réalité que l’on attribue à la philosophie comme à la science. Le second groupe, affirme implicitement Spinoza, dépend d’une mise en récit qui fournit les paradoxales conditions de lisibilité même de ces faits qu’interprètent le philosophe, l’historien, bref, la figure de l’intellectuel qui présuppose traditionnellement le caractère positif du savoir et de ses lumières.

À la mesure du rapport d’immanence que nous entretenons en tant que partie de la Nature, cette reconnaissance du rôle de la mise en récit dans le fait de rendre intelligible une réalité dont les modalités ou les lois ne peuvent qu’être appréhendées depuis l’intériorité de l’expérience qu’elle enveloppe témoigne de la possibilité de faire émerger la pensée littéraire à l’ombre de Spinoza qui, à l’instar du terme historia, lie irréductiblement sa philosophie de la Nature à sa lecture du texte biblique. En effet, marqué par sa lecture de la Bible – dont il montre qu’elle sanctionne historiquement et culturellement une coïncidence au sein de la communauté hébraïque entre le pouvoir établi et la tradition littéraire, que la Bible accompagnait, en tant que tiers, par son texte, par ses lois et par leurs interprétations –, Spinoza appréhende le rapport au texte en tant qu’il forme, qu’il organise, bref, qu’il adorne plus globalement notre rapport au monde, à la Nature.

Cette gémellité des perspectives, qui abondent chacune dans le sens de la substance naturelle chez Spinoza, qui, « consistant en une infinité d’attributs dont chacun exprime une essence éternelle et infinie » (ET, 610), « est en soi et se conçoit par soi [et] dont le concept n’a pas besoin du concept d’autre chose d’où il faille le former » (ET, 610), nous permet de prendre la mesure du saut conceptuel qu’impose sa philosophie. En effet, traditionnellement, penser l’agentivité revient à penser en termes de sujet et, a fortiori, d’objet. Ou bien sous la forme d’un désir, d’une volonté, ou bien sous celle d’une pulsion, l’agentivité est typiquement comprise comme le produit de l’action ou de la pensée volontaire du sujet sur son objet. Or, dans la philosophie de la Nature de l’Éthique et du Traité théologico-politique, puisque la substance est infinie, puisque l’humain, donc, fait intégralement partie d’une Nature sans extériorité, l’idée même du sujet, d’un côté, et de l’objet, de l’autre, périclite. En tant que substance aux attributs infinis, la Nature impose à l’humain de prendre acte, à travers ce qui prendrait la forme d’une réflexion même sur son activité pensante et sur les conditions de possibilité de connaissance, du fait qu’il fait partie intégrante de ce qui se présente ainsi à nous, à lui, comme un livre doté d’une infinité de pages d’où doit nécessairement prendre forme notre lecture du monde.

Cette philosophie présuppose ce que l’on peut qualifier de pensée littéraire ou de pensée implicitement littéraire, en cela que l’historia, en tant qu’irréductible et au signifiant et au signifié, en tant que mode de discours auquel correspond une opacité de sens, d’une part, et en tant que discours qui dépend structurellement, matériellement d’une mise en récit, d’autre part, constitue la mesure commune ou générale qui porte sur la page un acte de lire qui, puisqu’elle y tend implicitement, peut être agrandie aux dimensions du cosmos lui-même. En effet, comme l’écrit Simone Weil, le lire de l’art, l’historia, « condui[t] à autre chose que soi : à la vie en fonction de la pleine conscience qui lie l’esprit au monde23Simone Weil, Œuvres complètes, tome 6, Cahiers, vol. 1 (1933 – septembre 1941), Paris, Gallimard, 1994, p. 115. » Elle est « exploration24Ibid. ». Si dans le texte, il n’y a pas la lettre, d’un côté, et le sens, de l’autre, dans les mots de Weil, encore, il n’y a pas le texte, d’un côté, et le monde, le cosmos ou la Nature, de l’autre : « [l]e ciel, la mer, le soleil, les étoiles, les êtres humains, tout ce qui nous entoure est de même quelque chose que nous lisons25Simone Weil, « Essai sur la notion de lecture », op. cit., p. 15. », et donc, quelque chose dont la connaissance, à travers la mise en récit dont nous avons traité, dépend d’un acte de lecture. L’on ne peut pas séparer le sujet de l’objet, disait-on. Je fais nécessairement partie de l’historia, de même que je suis nécessairement une partie de la Nature.

En cela, l’acte de lecture qu’appelle l’historia, soit l’acte de lecture qu’impose un rapport épistémologique à la Nature qui transige nécessairement par la mise en récit, qu’on en soit conscient ou non, forme de facto l’esprit humain à un exercice de la lecture qui constitue en fait la mesure même, la méthode de l’appréhension du cosmos tel que l’entend Spinoza. À l’image d’un dénominateur commun, qui rend flagrante l’unité cosmique ou substantielle que défend d’ailleurs sa philosophie, cet apprentissage tout littéraire du rapport au récit apparaît, au fond, comme l’implicite qui fonde sa philosophie de la Nature. La possibilité même de quelque connaissance repose sur une pensée implicitement littéraire de la lecture qui relève directement de l’historia, c’est-à-dire, en fait, d’un concept qui définit à certains égards la littérature avant la lettre, en tant que texte littéraire qui n’est ni réductible à son signifiant ni à son signifié. Autrement dit, un texte qui ne peut ni se résumer à un sens abstrait, qui serait détaché de sa mise en récit, ni non plus d’un rapport unique et fétichiste à la lettre, qui empêcherait d’interroger la pensée, mais un texte dont l’essence se joue justement dans une rencontre affective, c’est-à-dire une rencontre avec l’écriture et le récit qui nous affectent en tant que nous ne sommes pas sujet du récit, ni de la Nature, mais partie mue par l’interaction aménagée par le texte littéraire à l’instar du tout qui nous englobe.

La Bible, disait Spinoza, ne doit pas être lue comme si elle était Nature. Elle doit plutôt être lue en tant qu’elle relève nécessairement de notre expérience indépassable de la Nature. Autrement dit, le texte littéraire, tel que le montre implicitement Spinoza à travers sa propre lecture de la Bible et sa propre théorisation de ce qui deviendra l’analyse littéraire, n’est pas un savoir comme tel et comme l’est, par exemple, la topographie ou la biologie, qui peuvent se défendre positivement. Le texte littéraire opère à un autre niveau, qui pose non pas tout à fait la question d’un savoir, mais, plus justement, d’une compréhension ou d’une connaissance qui relève de la reconnaissance du fait qu’être affecté est une modalité de notre être au monde ou de notre être-partie-du-monde. La connaissance, écrit en cela Deleuze, citant à sa suite Spinoza, « n’est pas l’opération d’un sujet, mais l’affirmation de l’idée dans l’âme : Ce n’est pas nous qui affirmons ou nions jamais rien d’une chose, mais c’est elle-même qui en nous affirme ou nie quelque chose d’elle-même (Court traité, II, 16, 5)26Gilles Deleuze, op. cit., p. 76. ». De fait, la connaissance relève de l’affect ou, pour paraphraser la lecture que Deleuze fait de Spinoza, de « l’être-affecté », en tant que nous prenons par elle conscience d’être doté d’agentivité non pas en tant que sujet, c’est-à-dire en tant qu’être doté d’une volonté maîtresse et complètement transparente à elle-même, mais en tant que partie affectée par la Nature dans laquelle nous sommes inscrits et à laquelle nous entretenons un rapport épistémologique, sous la forme de l’historia, à travers la lumière sombre du récit et de son intelligence particulière.

En effet, l’obligation de passer par ce récit, qui nous permet de penser notre interaction affective avec ce qui définit pour nous le littéraire, détient en soi une valeur épistémologique. Puisque la Nature nous englobe et qu’entrer en rapport avec elle, du point de vue de l’intellect, implique un rapport in medias res, c’est-à-dire un englobement par rapport au récit, notre réaction à ce récit dit nécessairement quelque chose du lien – et de sa valeur épistémologique – entre le récit, la manière dont sa lecture nous affecte et notre reconnaissance de la Nature, en tant que conscience que nous avons d’être, de faire partie de cette réalité cosmique. Telle est la nature de l’épithète « universelle » que Spinoza surajoute à l’« éthique » (TTP, 397). Elle révèle l’exorbitance d’une existence appréhendée non depuis la stricte perspective de l’humain et du paradigme du « jugement », qui gère les différentes poches de son règne dans les sociétés, mais d’une existence qui serait largement appréhendée depuis la perspective de la Nature qui, elle, touche les humains en tant que parties dont le pouvoir dépend justement de leur être-affecté par l’idée de cette substance et de leur capacité à gérer cet affect27Voir ibid., p. 39‑40..

En cela, la question n’est peut-être pas directement quelle est la connaissance qui nous est impartie ou dont est impartie la littérature ?, mais plutôt, dans une lumière qui met l’accent sur l’ordonnancement qui prévaut dans la philosophie spinoziste : comment penser la valeur épistémologique d’un rapport au texte qui structure notre rapport au monde en nous déplaçant de la position de sujet à la position de partie ? Car, en quoi consiste le fait de penser, dès lors qu’on n’est pas le sujet du matériau qui se donne à penser, ni non plus, semble-t-il, celui de la pensée qui s’y déploie ? 

En porte-à-faux par rapport à la tradition épistémologique scientifique, qui s’évertue à écarter l’affect en tant qu’il serait strictement lié à l’irrationnel, ce qu’une confrontation au texte littéraire met de l’avant, à travers l’irréductible part qu’y joue précisément l’affect, c’est le besoin d’interroger la possible agentivité d’une pensée de l’être-affecté. En cela, celui qui se confronte à l’historia, qui médiatise nécessairement notre compréhension du monde, a accès à une intelligence non parce qu’il en serait le maître, mais, plus naturellement, parce qu’il en est une entité affectée : une entité dont l’accès à l’intelligence relève d’un être-affecté dans le cours même d’une lecture seule susceptible de lui permettre d’appréhender son rapport au monde28Julie Klein, op. cit., p. 51..

Nul hasard si certains interprètes ont souligné le rapprochement possible entre Spinoza et la tradition stoïque – je pense plus notablement aux travaux de Susan James29Voir Susan James, op. cit. et de Jon Miller. Fort à propos, Miller note dans Spinoza and the Stoics : « Stoics were reported to hold that “Our natures are parts of the nature of the universe” [Diogenes Laertius, Lives of Eminent Philosophers], while Spinoza flatly stated, “It is impossible that a man should not be a part of Nature.” [Éthique, IV.P.4]30Jon Miller, Spinoza and the Stoics, Cambridge, Cambridge University Press, 2015, p. 3. » Il ne s’agit pas, ici, d’entrer dans le détail des nuances qui marquent les rapprochements possibles entre cette tradition et la pensée de Spinoza. À travers la prise en compte de la manière dont les deux philosophies reposent sur une conscience d’être indubitablement partie de la Nature31Ibid. laquelle conscience sert de structure ou de pilier à une organisation des affects, il s’agit plus généralement de considérer l’interaction entre les affects et leur ordonnancement éthique ou philosophique. De considérer, autrement dit, la manière dont cet ordonnancement dispose ultimement l’être à et dans un rapport au monde qui révèle implicitement la valeur épistémologique du littéraire, dont la lecture, si l’ordonnancement est bon, c’est-à-dire, pour Spinoza, conséquent avec elle, nous aide à persévérer en tant que partie affectée dans la connaissance de la Nature.

Là où la philosophie stoïcienne semble effectivement mieux équipée pour supporter la compréhension de la vision implicite du littéraire et de sa lecture chez Spinoza, par rapport à la tradition scientifique, disons, c’est face à la question de la disposition et, plus précisément, de la disposition spirituelle en vue d’une persévérance dans une forme d’abandon du présupposé selon lequel l’humain est le vecteur du monde et le sujet de la pensée. C’est, autrement dit, la question de l’ordonnancement d’un rapport d’immanence au monde qu’il ne s’agit pas de nier, comme tend justement à le faire le paradigme scientifique, mais d’incorporer, en reconnaissant que ce rapport, à travers la manière dont nous affectent certaines idées qui émergent de notre lecture au même titre que de notre rapport au monde, fait intégralement partie de notre existence et peut justement structurer notre rapport à la connaissance.

« Il ne peut pas se faire que l’homme ne soit pas partie de la Nature » (ET, 797), affirmait tout juste Spinoza, qui écrit conséquemment que « la puissance de l’homme, en tant qu’elle s’explique par son essence actuelle, est une partie de l’infinie puissance de Dieu, autrement dit de la Nature » (ET, 797) ou, dans les termes de Deleuze, qu’il est « degré de puissance, partie de la puissance divine, c’est-à-dire partie intensive ou degré d’intensité32Gilles Deleuze, op. cit., p. 130. ». Qu’est-ce à dire ? Qu’en tant que partie de la Nature, que l’humain ne peut maîtriser, mais tout au plus tenter de saisir à travers un ordonnancement ou un rapport adéquat et, progressivement, de plus en plus intuitif, c’est-à-dire dans une perspective élargie et donc de plus en plus détachée de soi, la puissance de l’humain est tributaire de cette Nature qui l’agit, qui l’affecte donc puissamment. Puisque « nous ne sommes jamais celui qui affirme ou nie quelque chose de la chose » (CT, 126), la connaissance, alors, en tant que compréhension de ce rapport au monde, apparaît non comme « l’opération d’un sujet », mais comme l’affection en lui de « l’affirmation de l’idée33Ibid., p. 76. », soit de la « perception, dans l’esprit, de l’essence et de l’existence des choses » (CT, 126).

La puissance de l’humain, en ce sens, apparaît inversement proportionnelle à sa capacité de saisir la Nature, c’est-à-dire qu’il n’est qu’une de ces parties, qu’un de ses modes. Sa puissance relève de ce fait d’une attitude stoïque en tant que capacité à sortir de la prégnance ou de l’élection du soi comme structure de compréhension et de réception du monde. Cette puissance, il la gagne en persévérant dans une forme de suspension de la centralité de l’ego intrinsèquement liée à la reconnaissance qu’être puissant, c’est être affecté, c’est-à-dire non pas bêtement affectif ou émotif, mais affecté-puissamment par une perspective qui nous oriente plus avant hors de la perspective anthropomorphique de l’humain et dans une compréhension intuitive d’une Nature dont l’humain, par cet agencement des affects, prend progressivement conscience d’être non pas le sujet, mais tout au plus un organe parmi l’infinité que possède le corps cosmique. Cette puissance, il la gagne à force de persévérer dans ce goût difficilement atteignable, dans cet acquired taste, si l’on veut, pour la Nature plutôt que pour soi, en agençant les idées, afin de « vouloir mettre l’idée à l’œuvre en l’employant dans ses tentatives d’accroître ses idées adéquates et en s’abstenant d’affirmer des idées qui la contredisent34Ma traduction : « It is also a matter of wanting to put the idea to work by employing it in one’s attempts to increase one’s adequate ideas and by refraining from affirming ideas that contradict it. Philosophical understanding must incorporate the desire to use and cultivate this form of knowledge. » Susan James, op. cit., p. 82. ». Pour Spinoza, « [l]a compréhension philosophique doit intégrer [ce] désir d’utiliser et de cultiver cette forme de connaissance35Ibid., p. 82. » qui repose ultimement sur une économie des affects, c’est-à-dire sur la compréhension de la puissance de l’intellect en tant que puissance d’être affecté par la lecture du livre-monde qui nous agit.

S’il semble que la littérature ait toujours à répondre de ce qu’elle est, c’est en aval que la question qui lui est posée concerne son utilité. Il y a effectivement dans cette question « qu’est-ce que la littérature ? », la conscience implicite que ce qui définit le littéraire ne relève pas de sa constitution en tant que prose ou que vers, qu’épopée ou haïku, que beau ou laid, mais en tant qu’au-delà de ces distinctions sans grande importance : il agit, il fait, il pense. Voilà essentiellement le sens de la question posée à la littérature. Et voilà pourquoi y répondre a toujours été plus compliqué que de pointer en direction de ces broutilles autour desquels se chamaillent les spécialistes, lesquelles ont au moins la vertu d’être facilement qualifiables.

Globalement, le littéraire en tant que récit qui adorne notre expérience du monde est aux prises avec ce rapport d’immanence dont j’ai traité, et qui se dresse en porte-à-faux par rapport au positionnement des savoirs positifs et de leur ascendant, dans l’économie de l’intellect, sur la définition de la connaissance. Saisir le littéraire depuis notre expérience même d’un monde dont le sens relève de notre capacité à le mettre en récit afin de s’en faire les lecteurs, cela est résolument plus compliqué. Ce que j’ai tenté de montrer concerne la manière dont le Traité théologico-politique en tant que texte qui, d’une part, par sa méthode d’analyse de la Bible marque inconsciemment les débuts des études littéraires, et d’autre part, nourrit des échos certains avec la philosophie de la Nature de l’Éthique, fournit implicitement une réponse à cette question qui impose de faire respirer l’air du monde à la littérature.

Qu’est-ce à dire ? Que la réponse qu’on attend d’un rapport au récit qui englobe en lui-même le rapport intellectuel que nous entretenons avec le monde ne saurait se satisfaire des limites catégoriques d’un champ restreint et autosuffisant du savoir. Puisqu’elle relève d’un commerce avec notre méthode d’appréhension du monde, de la Nature, la littérature ne peut être appréhendée comme telle, mais doit, comme le permet la philosophie de Spinoza, être appréhendée en tant que pensée qui prend acte de notre appartenance au tout du cosmos, c’est-à-dire de l’éclairage nécessairement et clair et obscur qu’offre un monde, comme un texte, sans possibilité d’extériorité. Autrement dit, la littérature doit être appréhendée en tant que pensée qui prend acte des conditions de possibilité d’une pensée polarisée par la manière dont ce monde nous affecte. C’est d’ailleurs ainsi, en éclairant de son propre clair-obscur la valeur épistémologique du littéraire, que Spinoza se profile implicitement comme l’un des plus justes penseurs du littéraire, autrement dit de la Nature : littérature sive natura.

  • 1
    Simone Weil, « Essai sur la notion de lecture », Les Études philosophiques, vol. 1, no 1, 1946, p. 18.
  • 2
    Baruch Spinoza, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, 2022, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », p. 1133. Les références et les citations des textes de Spinoza renverront à cette édition et les œuvres seront abrégées comme suit : Éthique, désormais ET, suivi du numéro de la page ; Traité théologico-politique, désormais TTP, suivi du numéro de la page ; Court traité, désormais CT, suivi du numéro de la page.
  • 3
    Voir Gérard Almaleh, Albert Baraquin et Mireille Depadt-Ejchenbaum, « Présentation », in Le testament de Spinoza : écrits de Leo Strauss sur Spinoza et le judaïsme, Paris, Éditions du Cerf, 1991, coll. « La Nuit surveillée », p. 28.
  • 4
    D’où le travail théorique de l’article de Julie Klein, « Towards the Future of Spinoza Studies », Journal of Spinoza Studies, vol. 1, no 1, 2022, p. 56.
  • 5
    Susan James, Spinoza on Learning to Live Together, Oxford, Oxford University Press, 2020, p. 81.
  • 6
    C’est ce qu’écrit Terry Cochran à propos de cet avènement théorique chez Schlegel : « In the History of Ancient and Modern Literature, literature is the means by which the spirit signals its stage of consciousness, but literature is neither belles lettres nor simply that which is written in a manuscript: it is any activity that comes about through the intervention of the human spirit. » Terry Cochran, Twilight of the Literary: Figures of Thought in the Age of Print, Cambridge, Harvard University Press, 2005, p. 128.
  • 7
    Si le terme prendra un sens plus explicite au cours de l’article, affirmons ici que par « littéraire » est entendue la production intellectuelle liée à l’appréhension de textes libérés du domaine du sacré et de l’attribution divine, puis attribués à la production de l’humain, de sa pensée, de ses affects, de son histoire.
  • 8
    Steven Nadler, Spinoza: A Life, 2e édition, Cambridge, Cambridge University Press, 2015, p. 344.
  • 9
    Steven Nadler, l’éminent spécialiste de Spinoza, à propos du caractère énigmatique de l’œuvre du philosophe, reconnaît une telle inévidence du sens chez Spinoza et l’attribue d’ailleurs à la difficulté de sa méthode, à la pauvreté d’informations biographiques, mais aussi à l’obscurité de son propre langage : « Whether it is due to the sheer difficulty of navigating the ‘’geometric method’’ and esoteric jargon of his philosophical masterpiece, the Ethics; or because so much of his life remains for us in the shadows, given the frustrating lack of extant documentation, the ‘’real’’ Spinoza seems often to escape us. » Steven Nadler, « The Jewish Spinoza », Journal of the History of Ideas, vol. 70, no 3, 2009, p. 491. Autrement, Leo Strauss, l’éminent spécialiste de Spinoza, a développé toute une théorie de l’art de l’écriture cachée ou dissimulée chez Spinoza, selon laquelle le sens critique du texte du philosophe pouvait ainsi échapper aux limites du cadre religieux de l’époque et à la superstition du vulgaire en s’adressant, de façon dissimulée, à la postérité philosophique. Si nous reconnaissons l’importance et, aussi, la justification d’une telle lecture eu égard au TTP, qui visait à assurer la liberté d’une pensée philosophique acquise par son éloignement du domaine théologique, notre propre lecture concerne précisément le rôle implicite du littéraire. Selon nous, ce rôle n’est d’ailleurs pas dissimulé sciemment par Spinoza, mais compris de manière implicite dans une œuvre qui laisse présager l’importance d’une dimension qui n’avait pas encore été théorisée du vivant du philosophe. Leo Strauss, Le testament de Spinoza : écrits de Leo Strauss sur Spinoza et le judaïsme, Paris, Éditions du Cerf, 1991, coll. « La Nuit surveillée », p. 231.
  • 10
    Par historia, est entendue l’indistinction sur laquelle table Spinoza dans le TTP, où le terme désigne à la fois récit historique ou histoire et enquête empirique, faisant d’emblée entendre, par son implicite, la nature structurante du raconter dans la pensée rationnelle du philosophe.
  • 11
    Par affect est ainsi entendu, positivement, « les affections du Corps qui augmentent […] la puissance d’agir de ce Corps, et en même temps les idées de ces affections » (ET, 720). Gilles Deleuze, qui met l’accent sur le contraste entre affects et passions, ces dernières étant plutôt des affects négatifs, affirme en cela que le « pouvoir d’être affecté se présente donc comme puissance d’agir, en tant qu’il est supposé rempli par des affections actives, mais comme puissance de pâtir, en tant qu’il est rempli par des passions » (Gilles Deleuze, Spinoza : philosophie pratique, Paris, Les Éditions de Minuit, 2018, p. 40.). L’affect, en ce sens, se définit précisément comme « ce qui, à un moment donné, remplit ma puissance, effectue ma puissance », soit, en ce sens, cette « capacité qui n’existe jamais indépendamment des affects qui l’effectuent » (Gilles Deleuze, Sur Spinoza : cours, novembre 1980-mars 1981, Paris, Les Éditions de Minuit, 2024, coll. « Paradoxe », p. 101.).
  • 12
    Baruch Spinoza, dans Gilles Deleuze, op. cit., p. 68.
  • 13
    Par Nature, est entendu le cosmos en tant que cette substance unique, ayant une infinité d’attributs, par rapport à laquelle ou par rapport aux lois de laquelle « toutes les créatures sont seulement des modes de ces attributs ou des modifications » (Gilles Deleuze, op. cit., p. 27.).
  • 14
    Ibid., p. 39‑40.
  • 15
    Steven Nadler, op. cit., p. 32.
  • 16
    Terry Cochran, Plaidoyer pour une littérature comparée, Montréal, Nota bene, 2008, coll. « Nouveaux essais Spirale », p. 66.
  • 17
    Steven Nadler, op. cit., p. 21.
  • 18
    Je corrige la traduction qui, par le singulier, ne rend pas compte du latin de Spinoza, explicitement au pluriel.
  • 19
    Gilles Deleuze, op. cit., p. 42.
  • 20
    Dans Spinoza and Other Heretics, Volume II: The Adventures of Immanence, Yirmiyahu Yovel reconnaît d’ailleurs très justement la possible appréhension du texte biblique et même de la figure divine au sein d’une telle « tendance immanente ». C’est, plutôt que le texte, que le récit, l’institution religieuse judéo-chrétienne qui limiterait son appréhension en l’inscrivant dans un mode d’appréhension hiérarchique. Yirmiahu Yovel, Spinoza and Other Heretics, Volume 2: The Adventures of Immanence, Princeton, Princeton University Press, 1992, p. 168.
  • 21
    Ibid., p. 172.
  • 22
    Gilles Deleuze, op. cit., p. 74.
  • 23
    Simone Weil, Œuvres complètes, tome 6, Cahiers, vol. 1 (1933 – septembre 1941), Paris, Gallimard, 1994, p. 115.
  • 24
    Ibid.
  • 25
    Simone Weil, « Essai sur la notion de lecture », op. cit., p. 15.
  • 26
    Gilles Deleuze, op. cit., p. 76.
  • 27
    Voir ibid., p. 39‑40.
  • 28
    Julie Klein, op. cit., p. 51.
  • 29
    Voir Susan James, op. cit.
  • 30
    Jon Miller, Spinoza and the Stoics, Cambridge, Cambridge University Press, 2015, p. 3.
  • 31
    Ibid.
  • 32
    Gilles Deleuze, op. cit., p. 130.
  • 33
    Ibid., p. 76.
  • 34
    Ma traduction : « It is also a matter of wanting to put the idea to work by employing it in one’s attempts to increase one’s adequate ideas and by refraining from affirming ideas that contradict it. Philosophical understanding must incorporate the desire to use and cultivate this form of knowledge. » Susan James, op. cit., p. 82.
  • 35
    Ibid., p. 82.