Au-delà du minotaure et de la mélancolie : écrire Dora Maar
Mathilde Savard-Corbeil enseigne au département d’études romanes à Duke University. Elle a obtenu son doctorat à l’Université de Toronto en 2022 grâce à une thèse sur l’ekphrasis fictive dans les romans français du 21e siècle. Ses recherches actuelles portent sur les récits des rencontres entre œuvres d’art et autrices, et sur la manière dont ces expériences esthétiques génèrent des innovations formelles. Ses articles les plus récents explorent la présence de l’autothéorie comme outil d’insertion du sujet-écrivain et comme approche féministe de la connaissance située.
« I began to learn how to let the ocean rescue me1Anne Cvetkovich, Depression : A Public Feeling, Durham, Duke University Press, 2012, p. 36.. »
Certains de nos silences nous happent. C’est ce qui m’est arrivé quand je me suis séparée. La personne avec qui je vivais depuis cinq ans a décidé qu’il en avait assez, qu’il ne voulait pas déménager aux États-Unis, qu’il valait mieux tout arrêter de cette relation que de la poursuivre à distance, qu’il n’y aurait jamais de résolution géographique à notre situation. Je le savais, je m’y attendais, j’ai même initié la conversation qui s’est vite transformée en monologue. Pourtant, j’ai eu beaucoup de difficulté à exprimer ce que je ressentais, moi qui ai l’habitude de trouver refuge dans les mots grâce auxquels je me comprends mieux. Je l’ai laissé se justifier, se conforter dans une rationalité logique, sans voix. Je n’ai rien dit. Je l’ai écouté, les yeux écarquillés, immobile et résignée. Je me suis surprise à me tourner vers la nature pour essayer de mieux saisir ce que je vivais. Mon rapport au monde me dépassait complètement. Je savais que je devais me rattacher à quelque chose de collectif ; sentir la vie, ses cycles. Ce que je percevais comme un abandon m’insérait dans une expérience partagée, de l’ordre de la communauté. Je ne serai jamais seule dans ma peine.
Au Sarah P. Duke Gardens, il y a un grand héron bleu, majestueux dinosaure aucunement effrayé par la présence humaine. Nous avions pu l’approcher lors de notre toute première visite ensemble. Je me souviens de la grande impression que l’animal lui avait laissée. Il n’avait jamais vu un tel oiseau, inébranlable du haut de ses longues jambes et de son cou sinueux. Une semaine après notre rupture, alors qu’il m’écrit pour me dire qu’il pense à moi mais sans plus, je ne sais pas quoi répondre. Je décide de lui parler du grand héron bleu. Il y avait près de six mois que je ne l’avais pas recroisé. En cherchant la raison de son absence, je découvre qu’il s’agit d’un oiseau migrateur partiel. Je lui écris que je ne connaissais pas ce phénomène, que je pensais que les oiseaux qui partaient au chaud en hiver connaissaient tous instinctivement le chemin du retour, qu’ils savaient comment et quand rentrer à la maison. Que leur nid d’origine les attend. Faculté innée, ordre naturel des écosystèmes. Il me précise que la migration partielle n’a rien à voir avec le rythme des déplacements, mais, plutôt, que le choix revient à chacun des hérons. Certains partent et d’autres restent sur place. Les saisons ne dictent pas leur aptitude à s’acclimater. Ils n’ont pas les mêmes besoins, tout simplement.
Dans Apprendre à voir. Le point de vue du vivant, Estelle Zhong Mengual examine la manière dont la nature affecte l’expérience humaine, un peu comme le grand héron bleu a donné sens à un événement qui n’en avait pas. Je n’ai pas nécessairement réussi à me consoler, mais j’ai pu situer ce changement dans ma vie au sein d’un mouvement inévitable, ordinaire, organique. Ce décentrement s’inscrit dans un désir critique de positionner la vie humaine comme l’un des éléments de la biodiversité, dans un dialogue d’égalité avec les autres espèces. En se demandant ce que signifie de vraiment voir le vivant, elle se tourne vers les écrits des femmes naturalistes de l’époque victorienne pour y découvrir une approche très éloignée des nomenclatures, des taxinomies et des autres stratégies scientifiques de contrôle et d’appropriation :
La connaissance a ici de la valeur non pas pour elle-même, mais en tant qu’elle nous relie. Le moteur n’est plus la soif de savoirs, mais le désir de multiplier les relations avec les êtres qui nous entourent. Cette approche relationnelle de la connaissance est une caractéristique centrale du style d’attention déployé par cette lignée de femmes écrivaines et naturalistes. Chez elles, apprendre à voir est indiscernable d’apprendre à tisser des relations2Estelle Zhong Mengual, Apprendre à voir: le point de vue du vivant, Arles, Actes Sud, coll. « « Mondes sauvages. » », 2021, p. 83..
Repenser notre rapport au vivant, ce n’est pas que théorique, c’est aussi pratique. Au-delà d’un processus d’identification, ce sont surtout les perspectives qui s’ouvrent et qui se multiplient dans notre manière de voir, mais aussi d’écrire et de transmettre. Mes observations sur les oiseaux s’ancrent dans mon quotidien. C’est par mes visites répétées que j’ai constaté l’absence, qu’à mon insu j’ai développé un rapport à l’animal, qu’une forme d’inquiétude a pu se manifester. Nos relations au monde vivant doivent être redéfinies, dans nos concepts, dans notre imaginaire, dans notre langage. Si ces femmes renouvellent la construction de l’histoire naturelle, c’est parce qu’elles approchent l’écriture différemment, créant des textes où l’idée est « de ne pas avoir un « je » seulement d’énonciation, mais un « je » incarné dans des souvenirs, des situations, des rencontres, des recommandations que l’on transmet dans le même geste que l’on transmet des savoirs sur le vivant3Ibid., p. 76. ». Ainsi, faire de la place à la subjectivité dans le discours académique, assumer son point de vue situé et l’émergence potentielle de l’émotion dans l’écriture du savoir, c’est prendre le risque, à la fois formel et institutionnel de la connaissance par le vécu. C’est un risque qui s’inscrit dans une démarche de réévaluation de l’écocritique, cherchant à faire place à la vulnérabilité et à la sensibilité du monde dans lequel nous vivons.
C’est que je tente de dire quelque chose qui ne relève pas de la rationalité. J’assumerai la responsabilité de mes anecdotes parce que d’autres avant moi ont affirmé leur présence. Je suis un corps dans un environnement qui voit depuis ses yeux, qui se rappelle l’humidité dans l’air et l’odeur de l’étang au moment de décrire le bruit que fait le héron quand il plonge la tête dans l’eau. Zhong Mengual insère en italique ses observations personnelles au cours d’une randonnée en Ardèche, de l’installation de son poulailler ou encore de la visite d’une fauconnerie. Cette forme textuelle n’est pas un pastiche de ce qu’elle étudie, c’est une démarche d’écriture en relation avec ces autrices, avec la nature, dans l’attention, la lenteur, le détail. Certains passages évoquent l’intime, la confession, ressemblent aux journaux et aux mémoires, mais c’est un genre en tant que tel que de construire le savoir depuis soi, de l’habiter, d’être prêt à se voir ébranler :
Parce qu’elles ne peuvent pas changer de lieu de vie, la lignée des plantes a trouvé alors cette élégante solution : se changer elles-mêmes. Mais cette solution implique alors de développer une manière d’exister particulièrement exigeante : se rendre hypersensible à la moindre variation du monde autour – et agir en conséquence4Ibid., p. 46..
Je ne sais pas si j’écris comme une fougère, au calme, à l’ombre, protégée par une forêt féministe plus grande, mais avec elle je penserai ma relation aux autres et à la manière dont cela détermine ce que je veux transmettre : la connaissance comme une expérience en symbiose.
Pour saisir l’ampleur et la visée d’une telle proposition, il faut considérer l’apport des théories de l’affect sur ce qui échappe au discours et sur ce qui émerge du langage lorsque ce dernier se laisse investir par les émotions. Dans son ouvrage Depression: A Public Feeling, Ann Cvetkovich joint à son propos académique son propre journal intime, indiquant une conscience marquée pour la forme au sein d’un questionnement sur notre lien à la nature. Elle raconte un souvenir de sa grand-mère qui a été marquant dans son rapport à la dépression et au deuil :
She sent me a book of poems with some leaves from a tree outside the house pressed inside the front cover. It was a vivid reminder of her ability to balance the intellectual and the material, the worldly and the domestic. We shared books and ideas, but her garden was something completely unimaginable to me even as I dimly sensed that this literal form of being grounded in the local was a good way to make an attachment to being in the world5Anne Cvetkovich, Depression, op. cit., p. 40..
La stratégie employée ici pour se retrouver consiste à prendre racine, à s’ancrer, à développer une appartenance au vivant qui dépasse les structures humaines. Il faut certes de l’imagination pour y arriver, une capacité à envisager concrètement l’inconnu qui me sortira de ma torpeur. Une nouvelle forme m’aidera à écrire. Je m’insèrerai dans mes mots pour que les œuvres sur lesquelles je me penche reflètent elles aussi le monde qui m’entoure. Concevoir une démarche assez libre pour en faire l’expérience et me permettre ainsi de plonger en moi-même, de trouver un point commun entre mon mal-être, celui des autres, et de les lier. C’est peut-être redéfinir ainsi la promesse avant-gardiste de l’union entre l’art et la vie, mais aussi d’une mise en commun de la cohabitation.
« I will open with an intellectual itinerary: the story of my own relation to surrealism which began as I, a young art historian and critic, was wrestling with the problem of the development of modern sculpture6Rosalind Krauss, Bachelors, Cambridge, MIT Press, 1999, p. 1. .» C’est ainsi que Rosalind Krauss entame son essai Bachelors, en commençant avec elle-même avant d’analyser le style et l’approche formelle d’une dizaine de femmes artistes du XXe siècle . La ligne de départ insère la subjectivité dans la recherche académique, qui est tout de suite associée à un mouvement artistique spécifique, brouillant les genres et les codes. Qu’est-ce qu’il y a dans le surréalisme qui me fait à mon tour réagir de manière intime, qui suscite un désir de revisiter certains écrits, certaines interprétations, certaines manières d’aborder les œuvres qui fasse écho à ma tristesse, à mon besoin d’investiguer avec mes états d’âme et une certaine dose d’irrationalité ? Trois œuvres de Dora Maar réunissent écocritique, dépression et innovation formelle puisqu’il y a dans ces photomontages une tentative de déclassification des expériences sensibles et de leurs représentations. Datant toutes de 1936, Père Ubu, 29 rue d’Astor, et Les années vous guettent emploient des figures animales exploitant l’inquiétante étrangeté du surréalisme mais offrent aussi une manière d’être au monde qui s’affranchit de l’anthropocentrisme. Je ne vais ni analyser ni démontrer une quelconque lignée théorique entre les pratiques de la photographe et les théories contemporaines. Je tenterai plutôt de penser avec les images. Ma réflexion sur la forme et sur la subjectivité souhaite se repositionner parmi les vivants, loin d’un discours institutionalisé qui scrute et commente séparément, à distance, depuis le piédestal du savoir. Penser « avec » comme l’affirme l’héritage théorique de l’affect. Eve Sedgwick se penche sur la performativité des prépositions et sur le type de lien qu’elles peuvent mettre en œuvre. Dans Touching Feeling, elle choisit « beside » – à côté de – afin de s’éloigner le plus possible du dualisme de la binarité :
Beside comprises a wide range of desiring, identifying, representing, repelling, paralleling, differentiating, rivaling, leaning, twisting, mimicking, withdrawing, attracting, aggressing, warping, and other relations. Spatializing disciplines such as geography and anthropology do, though, have the advantage of permitting ecological or systems approaches to such issues as identity and performance7Eve Sedgwick, Touching Feeling: Affect, Pedagogy, Performativity, Durham, Duke University Press, 2003, p. 8..
Au côté des fougères, du héron, de toutes ces autrices, je formule une peine mais aussi une écriture. Avec, sans, avant, après. La possession et la temporalité sont relatives et partagées.
Les formes du vivant : de l’informe à l’altération, Père Ubu (Annexe 1)
Mon père parcourt les nombreux kilomètres qui séparent mes affaires de ma nouvelle vie. Outre les livres, ce qu’il reste en termes d’objets n’a aucune valeur ni fonction. Il faudra me départir des trois quarts, au moins. J’insiste pour garder un crâne de vache, ramené de Saskatchewan par une amie qui, après l’avoir déterré et nettoyé, s’est rendu compte qu’il était abîmé et qu’elle ne pouvait pas le vendre. J’en ai hérité en échange d’une bouteille de vin, traîné avec moi d’appartement en appartement pendant dix ans, et maintenant mon père ne souhaitait en rien l’épargner du déluge. Il était hors de question de se présenter avec ça à la frontière, il serait impossible d’en justifier la présence illégale. Ce ne serait certainement pas ça qui nous ferait sortir de la voiture et subir un contrôle pendant des heures. Voire pire. J’insiste. Je descends les dernières boîtes, une lampe, le crâne. Je les empile sur le trottoir pendant que mon père prend son temps pour ranger le tout en équilibre sur la banquette arrière. Je remonte seule un moment pour regarder une dernière fois ce lieu marqué de l’empreinte de la domesticité conjugale. C’est à mon tour de tirer un trait définitif même si ce n’est pas mon choix. Je ne reviendrai plus jamais ici, dans cet appartement que j’ai trouvé, habité avec celui que j’ai aimé mais que je n’aime plus. Enfin, je lui en veux surtout de ne plus avoir fait d’effort, de ne plus avoir eu envie. Mon entêtement n’est probablement pas le meilleur modèle non plus. Parfois il n’y a pas de solution, il faut se résoudre, accepter le changement, le passage inévitable des jours qui allongent puis rétrécissent. Il continuera son quotidien entouré des meubles de ma grand-mère et de mes plantes qui manquent de lumière. Mon père vient me chercher, il est temps qu’on parte, pas besoin de s’éterniser non plus. Mais il doit me dire quelque chose : alors qu’il était penché pour s’assurer que tout tenait bien, quelqu’un a dû passer dans la rue, pensant que ce qui traînait là sur le bord du trottoir était à donner. Mon crâne a disparu. Si j’ai d’abord cru qu’il s’agissait d’un stratagème pour respecter la loi, j’ai vite compris que les restes de cette vache continueraient leur trajet sans moi. Contre mon gré encore une fois, mais l’énigme de ce destin me rassurait. Je pouvais lui inventer toutes les vies possibles.
Père Ubu conserve une certaine aura de mystère puisque Dora Maar a toujours refusé d’identifier la source de cette représentation. L’animal en question serait un fœtus de tatou préservé dans le formol, ce qui expliquerait la texture impeccablement lisse et dérangeante de la peau, laissant même percevoir un aspect gluant mis en évidence par un éclairage artificiel qui accentue l’anomalie. La pose figée des doigts lui donne un air machiavélique, reprenant les caractéristiques du célèbre personnage d’Alfred Jarry. Ici s’arrêtent les intentions des potentielles personnalités de l’animal qui est immobilisé uniquement parce qu’il est mort, ce qui contribue à l’atmosphère décalée et déconcertante de l’œuvre. Le doute et l’incertitude persistent ; on interroge la seule pupille visible à la recherche de sens puisque les circonstances de cette représentation semblent impossibles, du moins incongrues. Je ne sais pas si c’est le bon réflexe. Cette petite mort difforme n’a rien demandé. Elle n’a pas choisi d’être mise en lumière, en contraste. Elle n’a fait qu’exister un moment, probablement inadaptée, poursuivant son cours dans notre esprit grâce à cette photo qu’on ne peut oublier après l’avoir vue. Dans Je suis le carnet de Dora Maar, Brigitte Benkemoun raconte comment cette œuvre, grâce à ses caractéristiques techniques et thématiques, confirme la place de Dora Maar chez les surréalistes :
En 1936, il [André Breton] sélectionne l’une de ses œuvres pour une exposition d’objets surréalistes : Le Père Ubu, monstrueux portrait d’un fœtus de tatou. Mais il apprécie aussi la force de ses reportages plus sociaux et il l’encourage dans ses expériences de collages oniriques et poétiques. Elle était déjà célèbre comme photographe de mode ou de publicité, la voilà reconnue comme une artiste surréaliste. Breton va même accepter de poser pour elle, allongé dans l’herbe avec un filet à papillons. N’a-t-il pas dit un jour qu’il pouvait « rester des heures à regarder un papillon » ? Et alors qu’il prétend préférer les photos d’identité ratées aux portraits trop léchés, il se prête de bonne grâce à cette mise en scène bucolique8Brigitte Benkemoun, Je suis le carnet de Dora Maar, Paris, Stock, 2019, p. 40..
Ce qui m’intéresse ici, du Tatou au papillon en passant par mon crâne de vache dérobé, ce sont les contradictions qui sont révélées et les relations qui sont développées. Ces nouveaux liens tissés par la présence animale permettent de revoir les constructions du savoir. La forme du texte de Benkemoun sort également d’une structure qui organiserait ou classifierait les informations récoltées. Je suis le carnet du titre, c’est à la fois le verbe être, incarné, mais aussi celui de suivre, au hasard, les noms qui se trouvent dans un petit cahier acheté sur eBay par chance, trouvaille qui reprend la logique surréaliste et qui devient la contrainte du texte. En revanche, rien pour guider l’autrice, ni l’ordre alphabétique, ni les intérêts de Dora Maar, encore moins le statut ou la célébrité. Chaque donnée est examinée l’une à la suite de l’autre ; les affections et les déceptions d’une vie sans explication. Breton écrit dans L’Amour fou, également cité par Benkemoun, que : « La trouvaille d’objet, remplit ici rigoureusement le même orifice que le rêve en ce sens qu’elle libère l’individu de scrupules affectifs paralysants, le réconforte et lui fait comprendre que l’obstacle qu’il pouvait croire insurmontable est franchi9André Breton, L’Amour fou, Paris, Gallimard, 1937, p. 44.. » L’attention nécessaire pour remarquer, identifier, sélectionner ces curiosités correspond à la disposition à adopter pour apprendre à voir le vivant. Croisé par inadvertance, il échappe à notre contrôle, nous dépossède. Le tatou dans le formol, mon crâne de vache à jamais égaré : le désir d’explorer ces reliques insolites suscitera-t-il la capacité à en accepter la perte ?
Dans ce processus, alors que je retrouve les mots, c’est aussi la forme qui me fascine puisque mon monologue intérieur finit par s’imposer, se juxtaposer aux photographies qui m’amènent à me ressaisir. Je pars sur les traces de Dora Maar pour voir ce qui se transmet quand on les déforme, quand on crée d’autre connexions entre les vivants. Cela génère inévitablement un métadiscours, m’entraînant vers celui des autres critiques. Benkemoun est consciente que sa démarche n’engendrera probablement ni découverte ni résolution historiographique :
C’est page par page que je poursuivrai ce voyage. Je questionnerai chaque nom de la même façon. Que fait-il dans ce carnet ? Quelle place occupait-il dans sa vie ? Il existe bien des romans épistolaires, pourquoi pas une biographie relationnelle. On me dit que la démarche aurait amusé Dora et ses amis surréalistes : jouer avec l’objet trouvé, tirer les numéros comme le fil d’une bobine, chercher, suivre ses intuitions, poser des questions et, quand plus personne ne peut y répondre, supposer, imaginer…10Brigitte Benkemoun, Je suis le carnet de Dora Maar, op. cit., p. 36.
L’exploitation du carnet d’adresse comme contrainte permet à l’autrice de se soucier d’enjeux qui dépassent l’analyse ou l’exactitude des faits. Il s’agit d’une logique de la réception subjective où l’expérience esthétique rend possible pour l’être humain de reconsidérer sa position au sein du monde qu’il habite. Voir Père Ubu selon une approche écocritique, c’est rééduquer le regard grâce à la place étrange et inusitée qu’occupent les animaux au sein de ses photographies. Dora Maar y perturbe l’expérience humaine certes, mais aussi les attentes rationnelles de compréhension et de perception. La conscience de soi est bousculée par l’œuvre ; celle-ci met en doute notre savoir, notre rapport à la nature et la construction de notre affect. Le contact avec l’image engendre l’introspection comme élément clé de la transmission des connaissances qui, à leur tour, prennent de nouvelles formes et de nouvelles expressions.
Il se crée ainsi, en unissant des éléments épars, un savoir autre, un savoir sur soi possible par la mise en relation. Il s’agit d’une méthode pour aborder le vivre ensemble, les désespoirs partagés, les échecs, ce qu’il y a aussi d’inévitable dans la vie qui se poursuit. L’intersection entre écocritique, expérience esthétique et affect témoigne de cette continuité-là, en s’inscrivant à la fois dans une histoire et dans un à-venir qu’il ne nous faudrait surtout pas prévoir. La forme que prennent les récits de ces savoirs se doit elle aussi d’être surprenante, affirmant ses instincts, ses coups de cœurs et ses soucis. Ann Cvetkotich rappelle l’importance d’une démarche dans laquelle s’exprime la subjectivité au sein de l’histoire culturelle de la dépression :
They use the critical memoir to question school as the only site of education and research and to craft new kinds of knowledge – based on archaic natural history methods, emotional inheritance, impossible archives, and spiritual practices – that acknowledge vulnerability and rupture. They offer forms of knowledge that can move out of blockages and dispossessions of depression […]. The answers involve intimate histories of displacement and loss the acknowledgment of which can become a part of the practice of radical self-possession11Anne Cvetkovich, Depression, op. cit., p. 153..
Il faut assumer de s’exposer pour créer du lien, pour renouveler notre rapport au savoir qui à son tour peut explorer des territoires inconnus. Telle qu’elle est conceptualisée par le surréalisme, la trouvaille chamboule l’être qui la découvre et nécessite une certaine disposition pour advenir. L’éclatement de la forme comme méthode, comme exploration de sa propre dépression met de l’avant le contexte, l’inscription dans une situation spécifique qui entremêle les particularités individuelles et matérielles dans une sensibilité à la fois esthétique et affective. Souvent je pense à mon crâne perdu. J’ai confiance que quelqu’un quelque part le regarde. Qu’il fait partie d’un quotidien qui ne m’appartient plus. Qu’il est quand même là, que sa vie continue sans moi et c’est tant mieux comme ça. J’imagine ce que raconte la personne qui l’a trouvé sur le trottoir aux gens qu’elle reçoit dans son appartement. Pouvez-vous croire ce que j’ai déniché par hasard ? Quelle chance.
Cohabiter : technique. 29 rue d’Astorg (Annexe 2)
On faisait souvent les marchés seconde main ensemble à la recherche de vestes mieux coupées que dans nos rêves et de chemises aux imprimés inimaginables. Cette fois-ci, j’avais posé mon dévolu sur une robe tennis crème des années 1960. Rien n’aurait pu prévenir la tempête de ma biographie relationnelle alors que je procède à l’essayage. Je n’arrive pas à passer la robe. Je reste prise. J’étouffe dans le tissu. Je ne vois plus rien, panique, l’appelle. J’ai besoin d’aide. Je crie son nom plus fort. Il me rejoint dans ma claustrophobie, tout aussi angoissé que moi. Il respire fort par embarras. Je le décourage, à quoi est-ce que j’avais bien pu penser. Évidemment que je n’allais pas y arriver. Qu’est-ce que j’allais faire sans lui quand il allait rentrer dans quelques jours. Ce n’était pas de l’inquiétude que je lisais sur son visage une fois la robe retirée. J’ai vu son regard posé sur moi en dissociation complète. Je n’étais plus moi-même pour lui, j’étais devenu un monstre.
Picasso a transformé Dora Maar en monstre très rapidement après leur rencontre. Quelques mois suffiront aux dessins et croquis qui mèneront à l’achèvement de La Femme qui pleure en 1937 (Annexe 3). Un portrait au succès phénoménal, aux couleurs vives, criardes d’un cubisme scabreux. Elle est un monstre de tristesse prise dans une représentation qui la défigure pour l’éternité. Plus de traces de sa personnalité, de sa créativité, de son identité propre : elle est le regard de l’autre. La femme qui pleure, c’est le titre que donne Zoé Valdés à son récit sur Dora Maar dont elle fictionnalise l’énonciation à la première personne :
Mon univers s’est écroulé la première fois que j’ai pleuré devant Picasso, cessant alors d’être maîtresse, mère et compagne, pour me rabaisser au stade de la femme qui pleure. « Me rabaisser » est une façon de parler : en réalité, il m’a sublimée en m’imaginant invariablement larmoyante, durablement pleureuse12Zoé Valdés, La femme qui pleure: roman, Paris, Flammarion, 2016, p. 200..
Le texte passe de ce ton intime de la confession à des entrevues entre la narratrice, James Lord et Bernard Minoret, à d’autres scènes imaginées mais racontées dans la distance de la troisième personne. Valdés insère elle aussi des éléments autobiographiques, entre fascination pour l’artiste et difficultés personnelles dont l’œuvre devient le témoignage. L’enjeu se concentre sur une époque particulière, 1958, soit la date à laquelle Dora Maar s’isole complètement du monde pour vivre pieuse et recluse dans son appartement. Ce choix est fait une dizaine d’années après sa séparation d’avec Picasso, à la suite de son internement à Saint-Anne où Lacan l’inscrit sous le faux nom de Lucienne Tecta, anagramme de lumière cachée ; une vingtaine d’années après avoir abandonné la photographie – la documentation de la réalisation de Guernica signant la fin de sa pratique. L’autrice cherche à comprendre, insatisfaite de ce qui a été écrit sur elle, avec peut-être plus de questions que de réponses : « La vérité c’est que je me trouvais aussi vide qu’elle, à la limite de ma réserve d’illusions, qu’il ne me restait même pas l’illusion de Dieu, et encore moins celle de la liberté. Mon dieu était la poésie et je m’en consolais à peine13Ibid., p. 69. ».
Dans son ouvrage Art Monsters: Unruly Bodies in Feminist Art, Lauren Elkin explore la tension inhérente à la création chez les femmes artistes qui ont si longtemps été forcées de produire à l’extérieur des institutions. Elle y rappelle les propos de la peintre surréaliste Dorothea Tanning selon laquelle une femme devait être un monstre pour être une artiste. L’analogie énoncée se prolonge avec la proposition destinée à concentrer l’intérêt vers les œuvres des femmes artistes plutôt qu’à leurs biographies : « So much of the discourse around the art monster thus far has focus on female artist’s lives, but it seems just as crucial to look at their work : at what it was that they were so bent on doing that they ran the risk of being called a monster14Lauren Elkin, Art Monsters: Unruly Bodies in Feminist Art, First American edition, New York, Farrar, Straus and Giroux, 2023, p. 8. ». Prendre le risque d’être un monstre, c’est embrasser son animalité inhérente, mais c’est surtout se débarrasser des attentes et sortir du regard de l’autre pour se définir soi-même. Un monstre à soi, ni abject ni dégoûtant, juste une sorte de bestiole brisée et précieuse.
Dans 29 rue d’Astorg, également l’adresse de son studio, Maar propose un photomontage qui combine de manière impossible deux formes de vivants, soit le corps d’une femme mondaine vêtue de rose, obtenu grâce à un procédé de colorisation photographique, à une tête de pigeon. Assise sur un banc de pierre dans un passage couvert à perspective tordue, la femme-animale ne touche pas au sol, ses jambes sont trop courtes, boursouflées. Cette altération de la réalité produit une cohabitation, qui, elle, questionne les valeurs de la représentation. Dora Maar a créé son propre monstre à la texture massive d’une sculpture, difforme mais pas effrayant, avant qu’elle n’en devienne un elle-même. Dans ce photomontage, on s’interroge alors sur l’ordre et la place des choses. Est-ce la tête de l’animal qui a été ajoutée ou est-ce la robe ? Qu’est-ce que cette idée même de métamorphose si ce n’est que la possibilité d’être ensemble grâce à la déconstruction de l’anthropocentrisme. Aurait-on ainsi dépassé l’étrangeté de la transformation pour plutôt faire de cette dernière une stratégie de réappropriation de soi ? Reprendre place. Peut-être pas la sienne, mais une différente qui nous montre à vivre, à être multiple au sein d’une même figure.
Dans son analyse du surréalisme, Rosalind Krauss rappelle que l’altération est la convergence chez Georges Bataille, lui aussi intimement lié à Dora Maar, entre l’informe et le primitivisme :
That the word alteration could thus, like the Latin althus, have the internally contradictory double meaning of both « high » or sacred and « low » or rotten is evidence once more of formless doing its job. And the alteration Bataille saw at work in the caves, even while the painters promoted the detailed depiction of animal life, was a lowering or debasing of the representation of the specifically human form15Rosalind Krauss, Bachelors, op. cit., p. 8..
Le désir de trouver une nouvelle forme littéraire pour faire place à la manière dont les œuvres d’art nous affectent s’est d’abord pensé dans un désir de renouvellement et d’hybridité en laissant l’intime et le subjectif intégrer le discours du savoir. Mais ici c’est l’œuvre qui se joue de la forme, laquelle, en restant dans la figuration, dans la représentation, laisse pénétrer l’informe pour proposer un autre mode de cohabitation du vivant, un mode qui déhiérarchise et qui transforme dans l’espoir de trouver une pratique restaurative qui me – nous – sorte de la dépression. Cette forme informe de savoir, celle qui fait d’un visage humain une tête d’oiseau, nous renvoie à nos propres comportements. Après tout, ce ne sont que des crânes. À moins que ce ne soit la robe qui dissimule la solution ; les ailes nécessaires pour être à sa place.
Dans Habiter en oiseau, Vinciane Despret se penche sur le renouvellement des approches en ornithologie afin de comprendre l’influence de l’écocritique à l’extérieur des sciences humaines. C’est à ma plus grand surprise que je découvre que les oiseaux se séparent aussi, que leurs ruptures n’ont rien de paisible, ni d’organique, et que si la science en explique l’existence, elle est loin d’en maîtriser les raisons :
Comment des oiseaux, que l’on a vus pour certains d’entre eux calmement vivre ensemble pendant l’hiver, voler de concert, chercher ensemble de la nourriture, se quereller parfois pour ce qui semble être des broutilles sans conséquence, peuvent-ils, à un moment donné, changer complètement d’attitude ? Ils s’isolent les uns des autres, choisissent un lieu et s’y cantonnent, y chantent sans cesse à partir d’un de ces promontoires. Ils semblent ne plus supporter la présence de leurs congénères et s’adonnent frénétiquement à toutes les extravagances de menaces et d’attaques si l’un de ceux-ci passe une ligne, invisible à nos yeux, mais qui semble bien dessiner avec une précision remarquable une frontière16Vinciane Despret, Habiter en oiseau, Arles, Actes Sud, coll. « Mondes sauvages », 2019, p. 19..
Est-ce ainsi qu’en regardant les oiseaux partir vers de nouveaux horizons je me justifie de l’avoir fait aussi ? Je ne me trouve peut-être pas une excuse à travers eux, mais je m’octroie certainement le droit de passer à autre chose. Est-ce ce que je ressens en regardant 29 rue d’Astorg ? Non, pas nécessairement, mais je vois ce monstre, cette femme qui a créé ce monstre et j’ai envie d’écrire sur elle et sur moi en même temps pour accentuer les innombrable manières d’être au monde, bien au-delà d’une simple identification à une histoire ou un contexte. Simplement se permettre de voler. Exit la femme qui pleure en didascalie.
Le surréalisme comme écosystème. Les années vous guettent (Annexe 4)
Avec Les années vous guettent, il est possible de se demander si la présence animale procède également à une critique de genre, permettant à la muse de devenir créatrice, mais faisant aussi de ses représentations des images d’un monde qui échappe à la patriarchie, au contrôle de l’homme sur la raison et sur la nature. En 1936, la photographie était considérée comme un art mineur parce qu’elle relevait trop de la technique. Il y avait une hiérarchie au sein même de cette pratique puisque les approches surréalistes étaient perçues comme une faiblesse dans la maîtrise du médium, des artifices pour dissimuler des erreurs, des affects amusants mais pas nécessairement considérés comme innovant à l’époque. Krauss explique que cette conception est en fait nécessaire à la déclassification formelle, mais aussi à la déconstruction du genre :
The result of this was that all those trick effects with which surrealist practice was identified in the popular imagination – double exposure, sandwich printing, montage, brûlage, solarization – were seen by straight photography as an act of impunity with regard to the medium. As a blurring of the distinction between photography and painting, or photograph and film, they constituted a perverse feminization if you will of the masculinist values of the “straightness” itself : clarity, decisiveness, and visual mastery – all of them the source for the photograph’s authority17Rosalind Krauss, Bachelors, op. cit., p. 13..
Face au flou des médiums, je me demande si on peut brouiller réellement les genres. Je me demande aussi s’il faut parler des hommes. Si je dois même nommer Picasso pour aborder les abus, le trauma, la dépression. Ma méthode féministe souhaiterait pouvoir se débarrasser du peintre minotaure. Il y a tellement d’écrits sur eux, ensemble, que ça en est révoltant. Non pas sortir Dora Maar de l’ombre ou restituer son influence sur le génie du siècle. Non. Parler d’elle pour qui elle est, pour son esprit, sa pratique, ses contradictions et ses dérives. Surtout parler d’elle sans lui. En théorie, cela ne fonctionne pas non plus parce que Dora Maar a fait partie d’expositions collectives, elle a évolué dans une société spécifique à un moment donné. C’est à cause de lui qu’elle a changé de médium ; se laissant convaincre de la primauté de la peinture. 1936, sommet de sa gloire à 29 ans ; elle range la caméra. Moi qui souhaitais révéler son indépendance, je réalise que je ne peux me départir de ce qui lui est pourtant arrivée pour exprimer mon propos. Il y a bien eu sacrifice, tragédie, abandon. Afin de poursuivre l’importance de cette mise en relation, il faut peut-être effectuer un déplacement pour explorer la place du vivant dans le déploiement de nos affects, que le lien qui se tisse avec l’altérité passe aussi par d’autres formes de vie pour établir son biotope, pour y fabriquer ses propres fils.
Il semblerait que l’impasse de la dépression et du discours critique puisse corroborer que pour s’en sortir, il faille retourner dans le mouvement produit par un changement textuel et temporel. Ann Cvetkovitch propose de penser une utopie du quotidien comme manière de s’insérer dans une expérience du vivant nous permettant de trouver notre place, mais aussi de redéfinir notre construction du savoir. Ces habitudes viennent remettre en perspective à la fois nos stratégies pour comprendre le monde qui nous entoure, mais aussi notre façon d’en témoigner :
It also generates a reparative relation to depression and alternatives to the medical model of depression as something to be diagnosed and known. The experience of depression or being stuck can be an invitation to that which we don’t yet know and a way of reminding us why cultural studies matter. Like spiritual practice, creative practice – and scholarship as creative practice – involves not knowing, trusting to process and to a holistic intelligence that encompasses body, mind, and senses in order to see what happens, rather than having an answer to writing a dissertation, transforming depression, or planning a life18Anne Cvetkovich, Depression, op. cit., p. 202..
Revoir les structures du savoir est une stratégie féministe qui court-circuite ce qu’on écrit quand on écrit sur l’art. L’expérience esthétique est en soi source de connaissance non pas parce qu’elle invoque une historiographie spécifique mais par la validité de l’affect provoqué. La confirmation que le sentiment est bel et bien réel se veut réparateur en tant que tel. Ce n’est pas en étalant les détails des électrochocs reçus ou en racontant ce que Picasso imposait comme pratiques sexuelles que l’apport de Dora Maar peut trouver une résonnance contemporaine et personnelle. C’est dans sa créativité, dans de petits gestes, dans ses idées. C’est en regardant ce qu’elle a fait de ses mains ; comment elle a superposé une toile d’araignée à un portrait classique de femme magnifique. Elle a choisi une image trouvaille qu’elle a modifiée, qu’elle a enfermée dans une nature qui, davantage qu’un environnement, s’inscrit dans le regard comme dans la vie.
Ce qui est arrivé à Dora Maar, au-delà de la blessure, c’est aussi un esprit de communauté. S’attarder sur cette notion provoque certainement une fluctuation de la perception, de l’image et de soi, et cela se reflète dans Les années vous guettent. Le surréalisme comme écosystème fait de cette œuvre un emprunt, une collaboration dans laquelle Maar s’approprie le portrait que Man Ray fait de Nusch Éluard tel un ready-made duchampien pour y superposer la toile d’araignée. C’est donc une œuvre de relation, de cohabitation, d’amitié, qui insiste sur le présent. Cet être-ensemble m’amène chez Donna Haraway. Dans Staying with the Trouble, elle explique comment notre capacité à créer du lien entre les vivants appelle à une reconfiguration plus grande du savoir face aux difficultés que nous nous devons de confronter :
The task is to make kin in lines of inventive connection as a practice of learning to live and die well with each other in a thick present. Our task is to make trouble, to stir potent response to devastating events, as well to settle troubled waters and rebuild quiet places. In urgent times, many of us are tempted to address trouble in terms of making an imagined future safe, of stopping something from happening that looms in the future, of clearing away the present and the past in order to make futures for coming generations. Staying with the trouble does not require such a relationship to times called the future. In fact, staying with the trouble requires learning to be truly present, not as a vanishing pivot between awful or edenic pasts and apocalyptic or salvific futures, but as mortal critters entwined in myriad unfinished configurations of places, times, matters, meanings19Donna Haraway, Staying With the Trouble, Durham, Duke University Press, coll. « Experimental Futures », 2016, p. 1..
Alors que je relis ces lignes, et que je consulte les archives de Dora Maar, je constate qu’elle effectue ses premiers essais photographiques lors de ses traversées transatlantiques entre Buenos Aires et Paris (Annexe 5). Au même moment, un ami photographie le paquebot qui l’amène de la Bulgarie à la Géorgie. Je me dis que je ne sais pas comment est l’eau de la mer Noire. Internet m’apprend qu’elle a connu une salinisation récente due à son ouverture sur la méditerranée. Récente dans l’histoire de l’humanité, parce que le déversement du Bosphore est apparemment mythique, du déluge biblique en passant par Gilgamesh. Dans sa quête échouée d’immortalité, il devient le dieu des enfers. Un autre Icare qui a volé trop près du soleil. Un monstre-minotaure qui a mis son leg artistique avant tout. Je découvre aussi que cette mer est restée bien moins salée que la normale. Surtout, cela a entraîné la séparation des eaux profondes des eaux superficielles, lui qui y navigue pour retrouver sa solitude si longuement convoitée. De mon côté, sur la route entre Québec et Montréal, je constate que je m’éloigne de l’endroit où le Fleuve Saint-Laurent est encore salé. À contrecœur, j’ai laissé mon estuaire derrière. Là où les eaux se mélangent, j’étais dans l’effervescence des mots et des idées. Je quittais les miens, ma communauté, dans une salinité affective. Grâce à sa lecture de When Species Meet, Vinciane Despret dit que Donna Haraway lui a permis d’ouvrir le champ des possibles dans sa manière d’être au monde, puisque ses écrits lui ont montré d’autres chemins du savoir. C’est ce que l’œuvre de Dora Maar m’a également apporté. Ses collages, son animalité, son refus d’obtempérer m’ont forcé à voir autrement, et ainsi à être autrement :
Car ce merle chantait comme si le monde dépendait de son chant, et l’importance des choses est venue habiter sa voix. Ce merle qui conversait avec les autres dans la joie de l’aube a fait que l’importance existe d’une autre manière : l’importance s’est incorporée dans le monde ce dernier printemps. Sans doute l’était-elle depuis bien longtemps, mais il me fallait une rencontre pour en être traversée. Et cette « importance » surgissait comme une question : comment vais-je, aujourd’hui, pouvoir écrire de façon à être digne de ce qui importe, avec une telle insistance, pour un autre être20Vinciane Despret, « Rencontrer un animal avec Donna Haraway », Critique, Vol. 745–757, nᵒ 747-748, septembre 2009, en ligne, <doi: 10.3917/criti.747.0745>, p. 757. ?
Alors oui, c’est comme ça. Il faut savoir se trouver entre oiseaux.
Annexes
Annexe 1

Dora Maar, Père Ubu, 1936, épreuve gélatino-argentique, National Gallery of Art, Washington.
Annexe 2

Dora Maar, 29 rue d’Astorg, 1936, épreuve gélatino-argentique rehaussée de couleurs, Centre Pompidou, Paris
Annexe 3

Pablo Picasso, La Femme qui pleure, 1937, huile sur toile, Tate Modern, Londres.
Annexe 4

Dora Maar, Les années vous guettent, 1936, photomontage, Fondation Dora Maar, Ménerbes.
Annexe 5

Dora Maar, Marine (Vagues) IV, 1930, épreuve gélatino-argentique unique, Fondation Dora Maar, Ménerbes.
- 1Anne Cvetkovich, Depression : A Public Feeling, Durham, Duke University Press, 2012, p. 36.
- 2Estelle Zhong Mengual, Apprendre à voir: le point de vue du vivant, Arles, Actes Sud, coll. « « Mondes sauvages. » », 2021, p. 83.
- 3Ibid., p. 76.
- 4Ibid., p. 46.
- 5Anne Cvetkovich, Depression, op. cit., p. 40.
- 6Rosalind Krauss, Bachelors, Cambridge, MIT Press, 1999, p. 1.
- 7Eve Sedgwick, Touching Feeling: Affect, Pedagogy, Performativity, Durham, Duke University Press, 2003, p. 8.
- 8Brigitte Benkemoun, Je suis le carnet de Dora Maar, Paris, Stock, 2019, p. 40.
- 9André Breton, L’Amour fou, Paris, Gallimard, 1937, p. 44.
- 10Brigitte Benkemoun, Je suis le carnet de Dora Maar, op. cit., p. 36.
- 11Anne Cvetkovich, Depression, op. cit., p. 153.
- 12Zoé Valdés, La femme qui pleure: roman, Paris, Flammarion, 2016, p. 200.
- 13Ibid., p. 69.
- 14Lauren Elkin, Art Monsters: Unruly Bodies in Feminist Art, First American edition, New York, Farrar, Straus and Giroux, 2023, p. 8.
- 15Rosalind Krauss, Bachelors, op. cit., p. 8.
- 16Vinciane Despret, Habiter en oiseau, Arles, Actes Sud, coll. « Mondes sauvages », 2019, p. 19.
- 17Rosalind Krauss, Bachelors, op. cit., p. 13.
- 18Anne Cvetkovich, Depression, op. cit., p. 202.
- 19Donna Haraway, Staying With the Trouble, Durham, Duke University Press, coll. « Experimental Futures », 2016, p. 1.
- 20Vinciane Despret, « Rencontrer un animal avec Donna Haraway », Critique, Vol. 745–757, nᵒ 747-748, septembre 2009, en ligne, <doi: 10.3917/criti.747.0745>, p. 757.