Avaler le soleil
Entretien avec Anahita Norouzi
Anahita Norouzi est une artiste multidisciplinaire, originaire de Téhéran et active à Montréal depuis 2018. Elle a fait des études supérieures en beaux-arts et en design graphique à l’Université Concordia à Montréal. Sa pratique, fondée sur la recherche, s’inspire d’histoires marginalisées, avec un intérêt particulier pour les héritages des explorations botaniques et des fouilles archéologiques, en particulier lorsque la recherche scientifique s’est entremêlée à l’exploitation coloniale de territoires non occidentaux. Déclinée à travers une variété de matériaux et de médiums – notamment la sculpture, l’installation, la photographie et la vidéo –, son œuvre interroge différentes perspectives culturelles et politiques sur l’« autre », humain ou non humain, mettant en lumière l’espace complexe entre l’état de conflit vécu par les personnes déplacées, les plantes et les artefacts culturels, et les responsabilités du pays d’accueil. Ses œuvres ont été présentées à l’échelle internationale, notamment à BIENALESUR, la Biennale internationale d’art contemporain d’Amérique du Sud (Buenos Aires), à la Galerie nationale du Canada (Ottawa), au Musée des beaux-arts de Montréal, au Musée royal de l’Ontario (Toronto) et au Musée national des beaux-arts du Québec. Elle a reçu de nombreuses bourses, subventions et prix, parmi lesquels le Prix de création de la Fondation Grantham, le Liz Crockford Artist Fund Award, ainsi qu’une bourse de mérite du Vermont Studio Center. Elle est lauréate du Prix d’art contemporain du Musée national des beaux-arts du Québec (2023) et de la résidence Impressions au Musée des beaux-arts de Montréal (2022), et finaliste du Magic of Persia Contemporary Art Prize ainsi que du Prix Sobey pour les arts (2023).
Clara Dupuis-Morency est écrivaine et chercheure-créatrice. Elle a publié le récit hybride Mère d’invention (Triptyque, 2018), le roman Sadie X (Héliotrope, 2021) et a participé à plusieurs collectifs, dont récemment Selfies. Autoportaits d’enfants du siècle (Cheval d’août, 2023) et Catherine n’est pas ici (Tête première, 2024). Sa thèse de doctorat en littérature comparée à l’Université de Montréal portait sur Marcel Proust et W. G. Sebald. Elle a complété un stage postdoctoral en recherche-création sur l’hybridité des formes du savoir et de la fiction à l’Université McGill (2018-2021). Depuis 2022, elle coordonne différents projets de recherche-création à l’Université de Montréal qui portent sur le soin, la maladie et la vulnérabilité en littérature, ainsi que deux infrastructures d’équipe financées par le Fonds de recherche du Québec : « À l’atelier. R(e/é)former les lieux du soin » dirigée par Catherine Mavrikakis et « Accueillir la parole de celles et ceux qui cherchent refuge » dirigée par Simon Harel.
Cet entretien a eu lieu le 22 avril 2025, en visioconférence. Lors de notre première rencontre, au jour de l’An 2025, Anahita Norouzi était en pleine période de tournage du film dont il est question dans l’entretien, elle nous en a raconté les circonstances étonnantes. C’est en découvrant par la suite les multiples facettes de son œuvre que le soleil m’est apparu dans ses différentes installations, performances et œuvres visuelles : à la fois présence bien matérielle dans les paysages que filme Norouzi, l’énergie du soleil est force génératrice des nombreuses plantes dont ses œuvres captent le destin, mais s’offre aussi comme figure pour penser la consumation d’une énergie insatiable. Deux œuvres récentes, To Look Down from the Sky (2025) et The Hunter Hunted, the Collector Collected (2025), mettent en scène un œil panoptique surveillant du ciel le territoire et nous amènent à réfléchir sur le rôle du regard dans la longue tradition d’extraction et de contrôle des ressources énergétiques du Moyen Orient par les puissances occidentales.
Clara Dupuis-Morency : Lors de notre première rencontre, tu m’as raconté le projet dans lequel tu étais plongée et qui avait pour titre provisoire Nabtu’s Garden. Je t’ai tout de suite proposé de faire un entretien, quand tu serais rendue un peu plus loin, pour parler du processus de réalisation du film. Est-ce que c’est toujours le titre ?
Anahita Norouzi : Tu vas trouver un drôle d’écho entre mon premier choix de titre, To Swallow The Sun, et celui de ce dossier. Je suis encore en train de jongler entre les deux…
Clara Dupuis-Morency : Et l’œuvre que tu as présentée au MBAM, Half of the Red Sun, est une réflexion sur la figure du soleil.
Anahita Norouzi : Ce titre vient du livre de Bataille, La part maudite, qui réfléchit à l’idée du capital et du soleil. Il définit le colonialisme comme un effort des pays qui sont incapables de transformer les ressources qui viennent du soleil, et dépensent dans la guerre l’énergie supplémentaire. L’énergie du soleil est conçue comme un système qui se consomme jusqu’au point où il n’y a plus rien à consommer, ce qui le pousse à la déconstruction de son propre système.
Ici, dans le projet To Swallow The Sun (ou Nabtu’s Garden), je m’intéresse à la notion de cupidité. La figure du soleil pour moi est une source de possibilités, mais qui peut conduire à la déconstruction soit par un usage excessif, soit par cupidité.
Clara Dupuis-Morency : Le soleil renvoie aussi à la trajectoire et au destin des plantes, qui sont présents dans la plupart de tes œuvres. Dans l’œuvre One Hundred Cypresses, tu plantes cent cyprès dans le désert du Mont Damavand. Et dans The Future Can Be Only For Ghosts, tu enquêtes sur les maints vols et disparitions d’un fragment archéologique des ruines d’un palais achéménide à Persépolis. Tu voulais absolument filmer le site durant les deux semaines de l’année où la végétation est verte et luxuriante avant d’être complètement asséchée par l’aridité du soleil.
De la première fois où tu m’as parlé de ce présent projet, m’est restée à l’esprit l’image de l’iris. J’ai été frappée, après-coup, en découvrant comme c’est une forme récurrente dans ton œuvre : iris mutants de « pétrole », iris de safran, teintes d’iris éclosant au ralenti. L’iris, qui est originaire d’Iran, semble investi chez toi d’une grande charge affective. Est-il resté un objet central de Nabtu’s Garden ?
Anahita Norouzi : Oui, c’est ce qu’on a filmé en Angleterre, un des sites du film. Maintenant qu’on en parle, je pense que depuis le début, mon travail forme un microcosme dans lequel il y a beaucoup de références qui reviennent et se font écho. Dans ce projet, l’iris était un point d’entrée pour penser à l’extraction de ressources, et du pétrole plus spécifiquement. Mais ce film est devenu une magie totale pour moi. Il y avait plusieurs corrélations qui étaient incroyables et que je n’aurais jamais pu imaginer, et l’une d’entre elles était à propos de l’iris.
Le point de départ du film est une histoire que j’ai entendue de ma grand-mère. C’est l’histoire d’une petite roche noire magique qui a protégé cette région de l’Iran dont ma famille est originaire contre un mauvais génie féminin dont le nom était Nabtu.
Elle était représentée par des éléments naturels catastrophiques, comme des tremblements de terre et des tempêtes. À leur venue, les Anglais ont fait exploser cette roche et Nabtu a été libérée, a pris possession de la région et a tout détruit. Cette histoire était intéressante pour moi et allait très bien avec mon travail parce que je vois l’intervention coloniale comme une perturbation, l’intervention d’un événement extérieur dans le cours d’existence, le rythme d’une région.
Ensuite, j’ai fait des recherches sur le mot « Nabtu », qui ne m’était pas familier. Je me demandais quelles étaient ses racines. Cette région est très proche de la frontière avec l’Iraq, où était installée la civilisation mésopotamienne. J’ai vu que « nabtu » avait une racine akkadienne (langue parlée en Mésopotamie) qui signifiait « pétrole ». Je n’en revenais pas, parce que dans mon travail, j’avais toujours fait ce lien entre l’extraction des plantes et l’extraction du pétrole, et ce lien était là, dans cette histoire.
En faisant plus de recherches pour ce projet, j’ai lu sur cette femme anglaise qui a visité l’Iran dans les années 1920 et qui était l’amoureuse de Virginia Woolf, Vita Sackville-West. À ce moment-là, par hasard, j’étais justement en train de lire Orlando de Virginia Woolf. En lisant davantage sur ce texte, j’ai appris que Woolf l’avait écrit en pensant à Sackville-West. Ensuite, j’ai découvert que Sackville-West avait un jardin qui était très connu pour ses iris, et qu’elle avait amené plusieurs de ses iris de la région dont vient mon père, de ce côté où l’extraction pétrolière s’est développée. Quelle coïncidence ! Tous ces iris qu’elle est allée chercher en Iran sont les ancêtres de ceux qui existent encore aujourd’hui dans son jardin. C’est un vrai musée vivant.
Clara Dupuis-Morency : Le changement de sexe d’Orlando se passe d’ailleurs durant son voyage en Turquie, dans un « Orient » inspiré du voyage de Sackville-West en Iran.
Anahita Norouzi : Oui, c’est un Orient imaginé. J’ai essayé d’appliquer des manières narratives d’Orlando dans le film : ce cours de pensée, les façons dont on traverse constamment le temps et la géographie. Le projet est donc devenu très riche de ces hasards et de ces coïncidences.
Clara Dupuis-Morency : On est à la fois dans un matériau très historique et géographique, et les liens géographiques et historiques entre les différents éléments se créent par des résonances poétiques.
Anahita Norouzi : Il y a un côté mystique très vivant dans le film. J’ai été inspirée par les alignements magiques. J’ai voulu charger le film de ces éléments magiques. Les forces invisibles qui ont un grand pouvoir et décident des choses. Ce sont elles qui sont le véhicule, le moteur du film.
Clara Dupuis-Morency : L’un des aspects fascinants du processus de réalisation de ce film est la façon dont dont tu as dû travailler à distance avec une équipe sur le terrain, pour des raisons géographiques, politiques, migratoires. Au moment de notre dernière discussion, ces scènes étaient en train d’être filmées. À mes yeux, cela fait partie de l’épopée de l’histoire du film et ces couches mythiques se mélangent en moi. Il y a le mythe de la pierre Nabtu, puis le mythe woolfien, et maintenant par cette atmosphère mystique autour du film, tu deviens une partie de ces histoires-là. Peux-tu parler un peu de ce travail de collaboration à distance ?
Anahita Norouzi : En travaillant sur ce projet, j’ai compris que de faire à distance un film qui est basé sur une région très spécifique, ça prend beaucoup plus qu’une organisation logistique. Ça m’a demandé de repenser complètement les notions d’auctorialité, de perception et de relationalité. Les collaborateurs avec qui j’ai travaillé en Iran n’étaient pas juste des exécutants de mes instructions à distance. Ils étaient invités en tant qu’une extension sensorielle de ma psyché et de mon corps. Ils sont devenus une extension de moi. Pour le développement d’un langage visuel ou sensoriel, je devais penser à comment développer une sorte d’« intuition partagée » ou résonance émotive partagée, qui est devenue beaucoup plus importante que le côté technique. Au début, la question principale que je me posais était : comment est-ce que je peux construire une sorte d’espace perceptuel partagé, et comment cette personne peut-elle regarder pour moi, oui moi, par ses yeux à elle ?
Tu vois, il y a un domaine en sciences cognitives qui s’appelle la « cognition distribuée », qui s’intéresse à une manière de penser qui n’est pas limitée à l’individu, mais qui peut être étendue entre des individus, des matériaux ou l’environnement. Dans le contexte du film, la démarche collaborative consistait en l’exercice d’une cartographie cognitive partagée.
Dans beaucoup de conversations, en regardant les photos qui existent de ces sites, j’essayais de déterminer comment la caméra pourrait enregistrer un paysage précis. J’encourageais les gens avec qui je travaillais à ne pas seulement comprendre mes concepts ou mes idées, mais à les intérioriser, et à les métaboliser ensuite par leur propre expérience, leur propre regard, leur propre manière d’être. Il y avait beaucoup de confiance dans cette manière de travailler. Ça a aussi évacué la vision hiérarchique de la réalisatrice comme seule autrice du film, avec des gens qui travaillent pour elle.
C’est devenu très polyphonique. Il y a plusieurs voix, plusieurs intentions, plusieurs sensibilités qui coexistent sans nécessairement être synthétisées en une seule chose. Et c’est devenu le médium du film.
Pour arriver à cela, le défi du film était de créer une méthodologie entre des personnes qui ont des perspectives différentes, qui se trouvent en différentes géographies, et qui ont différentes expériences de vie, d’une manière qui soit générative, et pas seulement comme un problème logistique.
Clara Dupuis-Morency : Il y avait pourtant des enjeux logistiques très réels : des fenêtres de tournages restreintes, des problèmes d’autorisation, le décalage horaire, la coordination des communications. J’ai l’impression que le problème logistique est néanmoins devenu un lieu de création.
Anahita Norouzi : Absolument, c’était très réel. C’est ce que je veux dire par la dimension générative. J’ai été obligée de changer ma manière de travailler, de mettre un peu de côté mon intuition, sans le faire complètement, pour être très précise avec ce que je voulais. Habituellement, tu vas sur le site, tu vois des choses, tu te sens inspirée, peut-être que tu voyages quelques fois avant pour te familiariser avec l’espace. Là, c’était un luxe qui m’était impossible.
L’idée pour moi a été de regarder tout ce que je pouvais trouver sur internet à propos des sites. Par exemple, je devais aller à Masjed Soleiman, la ville où le premier puit de pétrole a été creusé et d’où le pétrole a été extrait dans tout le Moyen-Orient. Je ne suis jamais allée là-bas. Ce n’est pas loin de là d’où vient mon père, j’ai voyagé dans cette région, mais pas dans cette ville.
J’ai regardé littéralement tout ce qui existe sur internet, j’ai accumulé tellement d’images, au point où je connaissais ce qui se trouvait au détour de telle ou telle rue. C’était une manière d’en apprendre, grâce à la technologie, sur un endroit que je n’avais jamais visité, qui fait peur aussi. Pour des questions de surveillance et d’accumulation d’informations.
Clara Dupuis-Morency : Oui, tu deviens cet œil-là.
Anahita Norouzi : Cet œil d’en haut, oui, à vol d’oiseau. J’ai beaucoup utilisé Google Earth, Google Maps, et je me suis assez familiarisée avec cet endroit pour pouvoir dire à l’équipe : quand vous êtes trois jours dans cette ville, je veux que vous filmiez spécifiquement ces quatre ou cinq endroits. Mais je prévoyais toujours un ou deux jours en plus pour qu’ils puissent filmer ce qu’ils voulaient. Et ça a été très intéressant. Après avoir filmé ce que j’avais demandé, ils avaient intégré ces choses en eux et ça créait une sorte de langage, ou de compréhension mutuelle. Le ou les derniers jours où ils avaient la liberté d’aller là où ils voulaient, c’était une continuation de ce qu’ils avaient déjà filmé, mais en ajoutant quelque chose à quoi je n’avais pas pensé ou que je ne pouvais pas voir. C’était un processus d’accumulation, on a construit l’un sur l’autre constamment. Si je peux le dire ainsi, il y a environ soixante pour cent qui est mon travail, et un bon quarante pour cent qui est le leur.
Clara Dupuis-Morency : Il y a donc l’œil panoptique, pour appréhender un territoire auquel on n’a pas accès. Et puis il y a tes collaborateurs qui sont tes yeux sur le terrain. Je ne peux pas m’empêcher d’y lire aussi le récit de la migration, comme c’est une composante qui est importante dans ton travail. Toi qui te trouves au Canada, tu as une mémoire intergénérationnelle de certains de ces lieux, que tu connais à travers ta famille. Tes collaborateurs sont en résonance avec cette mémoire-là et ces différentes couches de temps.
Tu parlais plus tôt d’intuition partagée. J’entends dans ton travail la rencontre du très précis, très technique, et de ce qu’on pourrait appeler le mystique ou le magique. Pour qu’il y ait cette intuition partagée qui est presque de l’ordre du magique, il faut qu’il y ait un aspect très précis et technique. Il y avait une recherche très détaillée du lieu qui a préparé ce terrain et qui a peut-être permis que quelque chose de plus intuitif survienne.
Anahita Norouzi : Absolument. J’ai préparé un document Excel, dans lequel je leur disais ce que je cherchais précisément dans telle image. Par exemple, prenons une colonne antique. Il y a trois cent soixante degrés autour de cette colonne, j’ai donc trois cent soixante possibilités de la filmer. Où est-ce que je veux mettre la caméra ? Pour arriver à ça, le document précisait les coordonnées, l’adresse, le nombre de minutes ou de secondes dont j’avais besoin pour chaque image. Mais l’information la plus importante était dans une colonne « Notes ». J’y écrivais ce que je cherchais émotivement et conceptuellement, ce que j’essayais de créer par cette image-là. Puis, le responsable de l’équipe avait sa propre colonne de notes à côté de la mienne. Son nom est Siavash Naghshbandi, c’est un jeune cinématographe vraiment très brillant, et comme il est lui-même artiste, il comprend tout l’aspect conceptuel, et puis les symboles, les métaphores. Nous actualisions cette section en continu sur le drive, avant que l’équipe se rende sur place, puis pendant le tournage. Et nous ajoutions chacun des choses en réponse l’un à l’autre. C’était notre manière de dialoguer par l’écriture, entre ce que moi je cherchais de cette image, et ce que lui pensait faire pour arriver à cette idée. Plusieurs fois il m’a dit : « Je ne pense pas que ce que tu veux faire fonctionne ici, on peut le regarder différemment. » C’était très intéressant et ça ajoutait chaque fois quelque chose à quoi je n’avais pas pensé et qui contribue quelque chose d’important au film.
Clara Dupuis-Morency : À quoi pouvaient ressembler les notes, plus précisément ?
Anahita Norouzi : Par exemple, je voulais avoir les images de l’intérieur d’une raffinerie. Mais il m’a dit : « C’est impossible, oublie ça, on peut aller en prison. Mais j’ai une autre idée. » Ils avaient engagé un chauffeur de taxi pour les guider dans la ville et leur montrer les différents endroits qu’ils devaient filmer pendant leur séjour. Et comme tout le monde dans cette ville connaît quelqu’un qui travaille dans la raffinerie en question, ce chauffeur a demandé au mari de sa sœur de filmer avec son téléphone pendant qu’il irait travailler. Le film que j’ai de la raffinerie est donc l’image filmée avec le téléphone de cette personne, de très mauvaise qualité, mais d’une qualité esthétique très intéressante, pendant qu’il est dans la navette des employés. Il entre dans la raffinerie, il a mis le téléphone contre la fenêtre et il filme. Et je vois son doigt dans l’écran. Cela donne un côté très humain. Moi je voulais une image très propre, très haute résolution, et finalement ce n’est pas du tout ça, mais c’est parfait. Et ça, c’est ce que Siavash avait ajouté dans les notes : « C’est mieux, c’est logistiquement possible, et visuellement ça sera très intéressant ». Et effectivement, c’est devenu ça.
Clara Dupuis-Morency : L’œil de cet autre défait ton esthétique et la fait en même temps. Le problème logistique génère autre chose.
Anahita Norouzi : Oui, voilà. Et puis finalement, il y avait la question de comment me donner le matériel, qui a été très stressante.
Clara Dupuis-Morency : Excuse mon amateurisme, mais pourquoi ça ne pouvait pas se passer par internet ?
Anahita Norouzi : C’était environ 950 gigaoctets de matériel, ça devait être dans un disque dur. Mais on ne peut rien envoyer par la poste à partir d’Iran vers ailleurs, il n’y a pas de relations de postes qui existent. C’était vraiment problématique. Alors, on a trouvé un ami qui a apporté le disque dur à Istanbul ; sa mère voulait aller en Norvège, elle l’a transporté en Norvège pour le donner à son frère, qui l’a pris avec lui à Londres, où l’ami de mon frère se trouvait ; l’ami de mon frère l’a transporté de Londres à Toronto, et mon frère me l’a envoyé par la poste à Montréal.
Clara Dupuis-Morency : Ce transport du disque dur pourrait être une de tes œuvres !
Ça me fait penser aux cyanotypes de Displaced Garden que tu as réalisés à partir de fleurs séchées qu’on t’avait fait envoyer par la poste1Displaced Garden est une collaboration avec huit personnes réfugiées, qui ont demandé à leur famille d’envoyer à Anahita Norouzi des fleurs de leur région natale, considérées comme des espèces « envahissantes » et « exotiques » en Amérique du Nord. Des cyanotypes réalisés à partir des fleurs arrivées à destination montrent la détérioration subie pendant le transport.. Comment l’œuvre garde trace de cette trajectoire, et réfléchit à ce qui « sort » de l’Iran : à ce qu’on extrait et aux trajectoires souvent complexes qu’empruntent ces objets.
Anahita Norouzi : Je n’y avais pas pensé, mais c’est vrai !
- 1Displaced Garden est une collaboration avec huit personnes réfugiées, qui ont demandé à leur famille d’envoyer à Anahita Norouzi des fleurs de leur région natale, considérées comme des espèces « envahissantes » et « exotiques » en Amérique du Nord. Des cyanotypes réalisés à partir des fleurs arrivées à destination montrent la détérioration subie pendant le transport.