Le 8 avril dernier, au Québec, il était possible d’observer un phénomène astronomique rare et sensationnel durant lequel l’ombre de la lune occultait totalement le soleil. Vers 15 h 30, la ville de Montréal s’est trouvée plongée dans une obscurité inédite alors que le soleil, peu de temps avant, puis peu de temps après, brillait d’un éclat franc. Il n’est en rien époustouflant de lire ces quelques lignes, les médias ayant suffisamment ressassé l’exceptionnel pour le rendre in fine assez commun. C’est en relisant Sombre printemps quelques mois plus tard, que l’expérience céleste s’est véritablement imposée dans mon imaginaire. Cette expérience était plurielle : non seulement elle m’immergeait en tant que lectrice, dans un espace liminal et paradoxal donnant large part aux antagonismes, mais elle plongeait l’ensemble du récit dans un décor d’oxymores et d’occultations, où le réalisme narratif se trouve sans cesse travesti par la puissance d’un imaginaire débridé. Unica Zürn (1916-1970) est connue en tant que peintre et écrivaine allemande, rattachée au mouvement surréaliste parisien d’après-guerre, praticienne de l’anagramme et de l’automatisme. Son écriture, à la fois distante par l’usage répété du elle et pénétrante par la singularité d’une poésie soudée aux intimes, est remarquée pour sa teneur hallucinatoire et délirante. Elle parvient à « faire toucher la poussée, à peine supportable, du mouvement d’extension qui dépasse les bornes de l’humain », en défiant les lois anatomiques et regorgeant de figures fantastiques et fantomatiques. Spectateur d’étranges distorsions, de monstruosités inédites et de lacération du récit comme des formes du vivant, le lectorat est pris à témoin, invité à partager le délire zürnien et à l’expérimenter intimement. Mais contrairement à bien des écritures surréalistes, Zürn ne s’extraie jamais vraiment du réel, au contraire : elle en fait son terrain de je(u). Ainsi, la naissance d’une vision s’accompagne régulièrement d’une description méthodique, la plus vraisemblable et aboutie des éléments qui formeront le cadre du délire. Mêlant une posture de lectrice et de spectatrice (parlons ici de lecture-spectature), je propose de revisiter Sombre printemps comme on regarde une éclipse, l’attention portée sur chaque phase constitutive de cette chorégraphie littéraire, les yeux kidnappés de soleil et menacés de brûlure. Dans cet article, je suggère la poétique de l’éclipse comme clé de compréhension pluridimensionnelle afin de saisir l’écriture singulière, « peaureuse » (car revisitant les frontières de la chair) et hybride, inscrite dans un espace de liminalité et de permutation propre à l’esthétique zürnienne et, plus largement, à l’esthétique du livre surréaliste au féminin. La poétique de l’éclipse affecte le cadre narratif à plusieurs niveaux, parmi lesquels nous évoquerons la présence d’une atmosphère paradoxale et d’une luminosité vacillante planant sur le récit, l’apparition de caractéristiques oniriques et divines chez certains personnages, tels le père et l’amant, ainsi que l’emprunt à une langue mouvante et insaisissable, à la fois grave et enfantine, sombre et claire, terrifiante et terriblement irrésistible.
L’éclipse se comprend, ici, au sens d’impermanence, d’oscillation incessante entre la clarté et l’obscur, le réel et le jeu, la vitalité créatrice et le dessein suicidaire. Pourtant, dans ce récit d’une enfance marquée par l’ennui et la détresse, elle n’est ni exceptionnelle ni éphémère, mais plutôt endémique. Cette chronicité typique de la narration révèle l’état catatonique d’une enfance en proie à la mélancolie et au désespoir. Malgré la permanence d’un soleil de printemps, l’astre brillant se trouve constamment occulté par de nombreux dangers, responsables d’une lumière oxymorique planant sur le récit. Ces dangers comprennent eux-mêmes une force paradoxale, puisqu’ils « portent une promesse perverse et séduisante – comme une délivrance de la monotonie quotidienne, des bâillements de l’ennui » (SP, 36). La promesse de l’amour comporte une promesse bien plus mortifère, promesse de fin qui vient conclure l’élan créateur : celui de l’écriture. S’intéresser à Sombre printemps plutôt qu’au récit le plus connu de l’esthétique zürnienne (L’Homme-Jasmin) est un choix qui s’imposait tant le texte s’interprète « sous le signe de cette ambivalence, de la clarté du printemps mêlée à tout ce qui l’assombrit ». Dans le cadre de cette étude, l’image du soleil noir s’apprécie avant tout métaphoriquement et je tiens à m’éloigner de toute lecture occultiste basée sur la symbolique du soleil noir telle que représentée par le mysticisme nazi durant la Seconde Guerre mondiale. Certes, une lecture historique de ce récit que l’on situe à Berlin en pleine montée du nazisme ne serait pas dénuée d’intérêt, mais je privilégie une interprétation littéraire et iconique de ce récit encore peu étudié.
À Berlin-Grunewald, une nuit dans le désert
Sombre printemps se présente comme un quasi-huis clos dans une maison lugubre où règne un « climat de malheur » (SP, 11). Il est facile de s’imaginer ce petit pavillon cossu de la banlieue berlinoise, ces pièces exiguës aux rideaux toujours fermés, ces objets insolites ramenés des excursions du père et prenant, en son absence, la poussière d’un quotidien devenu suffocant. Il est aisé de voir ces longs couloirs, ces chambres aux portes closes, ce lit aux barreaux de fer glissant entre les jambes de la fillette pour venir frotter le sexe, cette cave comme lieu de tabous et de plaisirs interdits. La précision descriptive de l’ensemble de ces lieux est stupéfiante, ne laissant que peu de place à la suggestion pour nous offrir une vision détaillée, totale et cuisante de la réalité. Telle une entreprise cartographique, Zürn propose une codification proche de la « syntaxe spatiale » mobilisée par les écrivaines du récit asilaire, dont celle élaborée par Leonora Carrington dans son récit Down Below. Cette carte serait traitée comme un outil qui permet au lectorat de « s’orienter par rapport aux divers lieux mentionnés au cours de la narration, doit les empêcher de s’y perdre et leur permettre d’intégrer l’espace psychique de la narratrice ». La carte zürnienne nous offre une incursion dans la spatialisation telle que conçue par l’enfant. Lorsque cette dernière « s’abandonne à la langue du chien » (SP, 26) les jambes écartées et le dos étendu sur le ciment froid de la cave, une description méticuleuse de l’environnement ainsi que des activités réalisées en ces lieux rend toute sa puissance au tabou transgressé. Dans la pièce à côté, la secrétaire du père tape à la machine tandis que le frère à l’étage est assis devant la coiffeuse de la mère et se masturbe (SP, 26). La narration invite à garder la carte sous les yeux, pleinement dépliée et précisément annotée, ce qui donne l’illusion d’une maîtrise optique totale sur l’espace du récit, attribuant au lectorat une sorte de pouvoir d’hypervisibilité, voire d’hypervigilance, quant aux déplacements de l’enfant dans l’espace.
Pourtant, cette carte nous oriente autant qu’elle brouille les frontières, car elle entremêle un pragmatisme architectural aux images fantas(ma)tiques dont regorge Sombre printemps. En d’autres termes, elle clarifie tout en opacifiant, géolocalisant les nombreux recoins où se commettent divers abus, sexuels notamment, et se joue la souffrance. Ces recoins articulent le fantasme au réel via un habile procédé de superposition. En résulte une iconographie surréaliste apposée à un hyperréalisme en latence, tel que perceptible dans cet extrait :
À neuf heures on exige qu’elle aille se coucher, et comme chaque soir elle s’engage, tremblante de peur, sur le long chemin qui traverse l’immense vestibule, passe par l’escalier et par le long couloir obscur jusqu’à sa chambre. Chaque fois, terrifiée, elle entend claquer le squelette du grand gorille qui, du moins le croit-elle, habite la maison la nuit. (SP, 20).
L’apparition du gorille dans la cartographie de ce long couloir ajoute un filtre au réalisme ambiant. Et ce n’est pas tout, elle poursuit : « il est là pour l’étrangler » (SP, 20). Le gorille se personnifie et devient une menace tangible. L’enfant implore alors les deux brigands, « sombres et beaux » du tableau de Rubens sur son passage, de la protéger (SP, 20). Un peu plus tard, dans son lit, les deux brigands reviennent avec trois autres figures, dont Douglas Fairbanks et le capitaine Nemo : « Elle voit nettement dans sa chambre le cercle sombre de ses gardes et leur doit d’être encore en vie le lendemain matin » (SP, 22). Ici, réel et fiction se superposent et s’influencent sans que l’on puisse les différencier nettement. Et peu importe, car l’emprunt aux images hallucinantes n’a jamais poursuivi un objectif de clarification chez Zürn, au contraire. Ces images viennent renforcer l’hybridation emblématique de sa pratique artistique.
En référence aux « jeux à deux », pratique scripturale célébrant l’art de l’anagramme, Caroline Hogue précise que ceux-ci « sont fondés sur une cartographie vertigineuse où un tracé mouvant départage le réel de l’irréel ». Dans un jeu évoqué au cours du récit, l’après-midi berlinois devient la nuit dans le désert et les allées et venues des deux enfants impliquées au sein de cette pluridimensionnalité suivent une logique de permutation totale et fluide, brouillant les frontières et plaçant plusieurs réels sur un même plan. Le jeu a souvent été analysé chez Zürn dans une position antinomique avec le réel autrement dit en opposition avec celui-ci. Je propose de l’envisager dans une position connexe, en apposition au réel (dans le sens du latin appositio, action d’ajouter), suggérant ainsi la présence d’une constante oscillation quant à la perméabilité du jeu par rapport au réel.
L’enseignante et autrice Rike Felka introduit le récit MistAKE en insistant sur la teneur atmosphérique des images mobilisées dans l’écriture zürnienne, images et phrases qui paraissent « issues d’un autre monde à la naissance duquel elle prend part ». Dans Sombre printemps, cet autre monde est celui de son enfance, d’un imaginaire compris comme lieu de voluptés et de tortures conjointement exécutées. Or, il est crucial de souligner la force oxymorique évidente de ces images telles qu’elles sont conçues et perçues par la voix narratrice. À plusieurs reprises, le récit met en scène des hommes dont le corp menaçant mais désirable entoure la fillette, se presse sur elle et entreprend de la tuer. La mise à mort fantasmée s’accompagne d’une forme de luminescence, voire de luxure, telle que perceptible dans l’extrait suivant :
[…] elle se représente une salle noire, scintillante de diamants, qu’éclairent des flambeaux aux flammes vacillantes. Elle se trouve sur un bloc de marbre noir aux arêtes tranchantes. Ses ravisseurs l’ont attachée. Elle est nue. Elle tremble de froid et d’excitation. Les feux sinistres des flambeaux se reflètent dans les murs de marbre noir. (SP, 29).
Ici, le plaisir et le monstrueux participent également à la description d’une vision. Cette imbrication de signifiants contraires est récurrente dans Sombre printemps, souvent présenté comme le récit d’un éveil sexuel cristallisé autour de la jouissance et d’une forme de masochisme. Il est vrai que le regard zürnien s’apprivoise aux extrêmes qu’elle se plaît à juxtaposer. Le vide devient lieu de plénitude, l’amour devient la mort, l’obscurité est « comme l’orage zébré d’éclairs, traversée de lumière étincelante », et cet ordre est sans cesse susceptible de s’inverser. La prosodie de l’écriture peut suivre un rythme si soutenu qu’elle donne l’impression de bulles oxymoriques puissantes, énormes, prêtes à éclater. À ce sujet, le simple choix du titre Sombre printemps révèle toute la teneur paradoxale inhérente à l’atmosphère ainsi qu’aux personnages du récit, auxquels il convient de s’attarder.
Le père, le frère, l’inconnu : figures de l’enfance brûlée
Sans détour, le récit s’ouvre sur la figure paternelle, par une affirmation – « Son père est le premier homme qu’elle connaisse » – plaçant le cadre du culte voué à cette première instance masculine. La narration ne manque pas d’images hyperboliques pour décrire cet homme à la voix « sombre et chaude », aux « yeux noirs et souriants », à la tendresse « impétueuse et comique à la fois » (SP, 7). L’exclamation « Son odeur, ses mains longues, puissantes, sa voix profonde ! » marque un point culminant dans cette description titanesque et extatique offerte en ouverture. Le père devient lieu d’une fascination parfaite au cours d’une période « placée sous le signe du corps masculin » (SP, 10). Dans l’Odyssée d’Homère le soleil est décrit comme un dieu charmeur, porteur de joie et de plénitude. Doté de sa couronne d’or, il est affublé d’une chevelure ondoyante et d’une beauté divine. À son passage d’est en ouest, sa chevauchée traverse terres et mers pour chasser les ténèbres et illuminer le monde des vivants. Les nombreux voyages à l’étranger effectués par le père zürnien sont comparables aux chevauchées d’Hélios, éloignant le bonheur de la maison pour rayonner sur l’ailleurs. Ces absences viennent renforcer le culte du père par l’enfant qui « reconnaît la force d’attraction exercée par celui qui se fait rare et mystérieux » (SP, 8). L’homme, lorsque présent, « devient à ses yeux un grand magicien, un être qui peut tout accomplir, le plus invraisemblable » (SP, 8) : il est hissé au rang du divin. Or, comme le dieu Soleil dans le douzième chant, cette figure peut également devenir source des plus grands malheurs. Après les avoir prévenus du danger des sirènes, Circé et Tirésias mettent en garde Ulysse des écueils qui planent sur son équipage à l’approche de l’île du Soleil. Malgré les avertissements, les hommes d’Ulysse font des bêtes du Soleil un véritable festin, déclenchant la rage du « dieu terrible ». Cette force, double et dichotomique (charmante et menaçante), se compare aisément à la figure patriarcale telle qu’elle s’établit dans Sombre printemps. Lorsqu’en fouillant dans la bibliothèque paternelle l’enfant découvre des illustrations obscènes, le dégoût à la vue de ces perversions fait naître un mélange d’émotions antagoniques : la désillusion quant à la nature divine de son géniteur et l’excitation provoquée par les images. L’oscillation rapide entre deux mouvements contradictoires qui s’articulent autour du père est marquante, comme le suggère cet enchaînement : « elle en veut à son père de posséder de tels livres. Elle voudrait un père noble, proche du divin. » (SP, 27). La réaction contraire survient aussitôt : « elle s’est cachée avec le livre dans un coin derrière le fauteuil en cuir et se masturbe en regardant les images. » (SP, 27). La nature divine attribuée à la figure paternelle en cache une autre, plus vulgaire, proche des plaisirs vicieux auxquels l’homme est désormais affilié. Aussi son absence ne tarde-t-elle pas à alimenter chez l’enfant une haine pour le monde des adultes, colère qui se traduit par la quête d’un nouveau complément masculin, matérialisé par une série d’objets « oblongs et durs » (SP, 12) qu’elle s’insère frénétiquement entre les jambes. Ces objets, métalliques et froids, sont profanés, éloignés de la tendresse et de la chaleur usuelles du père. Il s’agit de ciseaux, d’une règle, d’une chaîne en or, ou encore des barreaux du lit en fer qui, loin de la caresse, viennent lacérer le sexe, provoquer une blessure. D’ailleurs le sexe finit par être évoqué comme tel par l’enfant (« sa blessure entre les jambes »), accentuant l’ambigüité entre le plaisir associé à l’éveil sexuel et la souffrance découlant de ce sexe abusé.
Chez Zürn, c’est par l’abus du sexe que la narration se projette le plus franchement dans un hyperréalisme traumatique et douloureux. Nulle fantaisie dans cette terrible scène de viol de la fillette par le frère, scène décrite froidement et fidèlement à ce que laissent présager les faits. Nul monstre, autre que cet autre corps humain qui se jette sur elle, se presse et « s’abaisse en un rythme rapide » (SP, 25). Les seules catachrèses présentes dans la narration hyperréaliste de ce malheur sont celles du « couteau » qui pénètre la « blessure » (SP, 25), images saillantes quant à la dénomination des sexes des deux enfants. Dans son article intitulé « Claire voyance d’Unica Zürn », Mireille Calle Gruber évoque la folie zürnienne sous l’angle de la lucidité (c’est-à-dire de son expérience avérée du néant) autour de laquelle elle crée. Par extension, cette scène de viol plonge la narration dans une obscurité totale, bref instant où le disque sombre de la lune couvre totalement la luminescence du soleil. La lecture-spectature se fait alors à l’œil nu, sans image, sans rêverie ni délire, dans un corps à corps décrit le plus littéralement. Par la suite, l’ombre du frère sera systématiquement associée à l’obscurcissement, comme l’atteste cet exemple : « elle observe son frère qui, la tête rejetée en arrière et les yeux fermés, perd sa semence. Le ciel s’est assombri. Un orage menace » (SP, 27). Ce viol cristallise tout le malheur souvent évoqué comme une fatalité par l’enfant et, selon Lucie Taïeb, « conduit en droite ligne au suicide de la protagoniste ». Cette interprétation de la fin tragique que connaît la fillette est certes intéressante, mais semble omettre un autre type de blessure : celle causée par l’amour.
La figure de l’homme de la piscine (l’inconnu) est la plus foncièrement paradoxale : à la fois objet d’une obsession exaltante et source d’un désespoir insurmontable, elle est solaire et sombre dans une simultanéité autrement plus complexe que celle du frère. Avant toute chose, il convient d’évoquer le contexte inédit dans lequel cet inconnu fait irruption dans le récit. Alors que l’enfant se trouve plongée dans une morosité ambiante et tenace depuis les débuts, voici qu’une symbiose nouvelle apparaît, celle du soleil et de l’enfant : « Elle est allongée sur le dos les bras écartés et reçoit le soleil comme une grâce. Elle est si liée au soleil qu’enfin, pour une fois, elle ne se sent plus seule » (SP, 45). Éblouie par cette lumière franche et enveloppante, elle se perd dans l’observation des nageurs autour. C’est dans ce contexte qu’apparaît pour la première fois l’inconnu. Si la figure du père se compare aisément à celle d’Hélios, l’inconnu ne serait pas loin de cette divination. En fait, les deux figures se superposent habilement dans la narration, ce que l’enfant semble elle-même reconnaître : « pour la première fois de sa vie, elle aime quelqu’un qui n’est pas son père » (SP, 48). Pourtant, contrairement au père, cet homme ne présente a priori rien de lumineux, et même « il ressemble exactement à l’un des hommes sombres qui, la nuit, dans la salle noire où brûlent des flambeaux, l’attendent pour la tuer » (SP, 46). Tour à tour, il est ce fantôme qui plane sur son petit corps d’enfant et l’oiseau qui resplendit dans le soleil brûlant de midi. L’intime cohabitation entre les référents solaires et ceux ténébreux semble à son apogée. Dans son essai Soleil noir. Dépression et mélancolie, Julia Kristeva définit le « soleil noir » de manière à ce que l’on puisse y deviner les traits de ce mystérieux personnage : « Le “soleil noir” reprend le champ sémantique de “ténébreux”, mais le retourne comme un gant : l’ombre jaillit en une clarté solaire qui demeure néanmoins éblouissante d’invisibilité noire » Cette ombre pourrait être celle de l’inconnu. En sa présence, l’enfant est baignée d’une lumière flamboyante, mais tombe aussitôt dans « les heures noires du désespoir » (SP, 47) lorsqu’il disparaît. Dénoncée par son frère à sa mère, la fillette se voit privée des précieuses sorties à la piscine, moments où elle s’adonnait aux contemplations fantasmatiques de l’homme déifié. La punition tient pour fatale conséquence la mort de l’enfant qui, incapable de vivre sans cet amour, se jette depuis la fenêtre de sa chambre. En référence à la perte, Kristeva écrit : « une telle beauté est alors périssable et s’éclipse dans la mort ». Percutante et poétique, cette phrase prend tout son sens quant au dénouement choisi par Zürn.
À la narration de l’acte funeste se décèle la naissance d’une subjectivité inédite, symbolisée par le jeu du miroir, Avant de mourir, l’enfant observe son reflet dans un miroir et offre ainsi de la voir, de la regarder. Pour la première fois, le lectorat est invité à se tourner vers l’enfant, à l’observer plutôt que d’observer l’altérité à ses côtés. Et la vision offerte est plutôt réjouissante : « elle se trouve ravissante et une pointe de regret se mêle à la résolution » (SP, 73). C’est à cet instant précis que Zürn, dans une entreprise sadiquement orchestrée, fait imploser le corps de sa protagoniste, offrant à voir une petite forme « étrangement désarticulé » (SP, 73) illuminée par la faible lueur d’un réverbère. Précédée du jeu de miroir, la désagrégation du corps telle qu’elle s’opère comporte tous les éléments de compréhension de l’esthétique zürnienne qui, à même la chute, pose ce regard transfrontalier, « soucieux de privilégier un entre-deux souvent inquiétant », regard énigmatique et caractéristique de cette écriture.
Par le je(u) du miroir : regarder l’éclipse quitte à se brûler
Précédemment, j’ai insisté sur la dynamique oxymorique des lieux et des personnages à l’œuvre dans Sombre printemps, proposant l’analogie de l’éclipse comme piste de lecture afin de mieux cerner les contrastes colorimétriques planant sur le récit. L’obstruction (ou occultation) chronique de la lumière printanière constitue un élément clef dans l’analyse de cette écriture oscillatoire, et je l’ai amplement démontré. Mais ce n’est qu’à l’apparition du reflet de l’enfant dans le miroir que surgit un filtre qui, jusqu’alors, restait inaccessible : celui du dédoublement. En préface de L’Homme-Jasmin, André Pieyre de Mandiargues met en garde le lectorat quant à ce dédoublement, dont l’aspect de mirage cache une réalité plus cruelle « s’il est au courant du dénouement terrible de l’histoire d’Unica Zürn ». En 1970, Zürn se jette depuis la terrasse de l’appartement qu’elle partage avec Hans Bellmer, à Paris. Sombre printemps paraissait un an plus tôt. Sans verser dans l’étude autobiographique, cette information nous permet (nous, lectorat) d’oser arracher tous les filtres de lecture que j’ai, tour à tour, ajoutés afin de mieux observer les différentes phases de l’éclipse. L’irruption de l’objet miroir nous tend cette invitation : quitte à se brûler (et nous nous brûlerons), regardons l’éclipse grâce à son tain. Toujours en préface de L’Homme-Jasmin, André Pieyre de Mandiargues ajoute : « il nous semble qu’à travers l’écriture, la narratrice ne cesse pas de poursuivre son double et de l’interroger sur ce que l’existence encore lui réserve, à elle, dans l’univers que le miroir reflète mais qu’il ne contient point ». Lorsque l’enfant se regarde dans le miroir, la troisième personne (elle) utilisée tout au long de la narration implose, faisant transparaître l’ombre de l’écrivaine derrière cette distance narrative. C’est comme si, à la dernière page du récit, Zürn acceptait de se contempler, mais que ce regard ne pouvait mener à l’harmonie ou l’unité, bien au contraire. Ce regard précède le corps désarticulé.
L’esthétique zürnienne fait du corps un lieu de métamorphoses et de transfigurations incessantes. Dans ses écrits comme ses dessins, « le corps hybride, mi-humain, mi-animal, ou mi-végétal, à la lisière du monstrueux ou du sublime, constitue […] le centre focal de l’exploration de ces états limites ». Souvent sous l’effet de puissantes hallucinations faisant advenir tous types de réincarnations, le corps devient « un ensemble désorganisé de membres emmêlés ». capable de se réinventer en tout temps. Dans L’Homme-Jasmin, ces métamorphoses sont édifiantes alors qu’elles se font plus rares et subtiles dans Sombre printemps. Il n’en reste pas moins que ce corps, démonté et remanié, s’annonce comme une puissance créatrice salvatrice d’un quotidien sombre et ennuyeux. L’esthétisation de cette implosion finale ajoute un côté théâtral au suicide de l’enfant et témoigne d’un souci du paraître jusque dans la mort. La fillette prend le temps de mettre un beau pyjama (SP, 71), de se soigner, de se regarder, pour que dans sa désarticulation on puisse y voir un tableau. Au cours du récit, sa fascination pour les œuvres (L’Enlèvement des Sabines de Rubens, par exemple) disposées le long du couloir de la maison familiale nous conforte dans ce type d’interprétation. Ces tableaux, sombres et inquiétants, semblent constituer de précieuses sources d’inspiration pour créer une mise en scène de la mort aussi glaçante qu’irradiante. En raison de la force autobiographique de ce récit, cette mise à mort peut se concevoir comme lieu de renaissance et attribue au corps de l’enfant une puissance inventive et métamorphique indéniable.
En amont de la désarticulation finale, plusieurs procédés littéraires célèbrent cette capacité de transformation et concèdent au corps zürnien une forme de liminalité. Pensons à l’obsession de l’enfant pour dessiner le visage de l’homme fantasmé et son désir de lui ressembler (SP, 50). Dans un élan de désespoir, l’enfant va jusqu’à ingérer le sujet du fantasme (un portrait-photo de l’homme), comme en atteste l’extrait suivant : « Elle met la photographie dans sa bouche, la mâche soigneusement et l’avale. Elle s’est unie à lui. » (SP, 66). Si l’on compare ce passage à un autre tiré de L’Homme-Jasmin, on comprend que l’obsession du visage-autre constitue le terreau fertile d’une dissolution à venir : « Elle s’identifie si complétement à ce visage masculin qu’un jour on lui dit brusquement : “Tu lui ressembles.” » (HJ, 23-24). Le dess(e)in unificateur du corps fantasmant vis-à-vis du corps fantasmé s’illustre clairement dans les deux cas, entreprise qui n’est pas sans risque comme le souligne Marie-Hélène Charron-Cabana dans sa thèse articulée autour des métaphores récurrentes dans un corpus de textes de l’internement :
L’identification implique une confusion entre deux personnes, une réduction des limites et des différences. Il y a des traits communs ou voulus semblables à ceux de la personne avec qui il y a identification. […] Ainsi, alors qu’ils devraient définir la personne, les traits des individus ne sont plus fixes. Cela pose problème et suggère que la personne n’est plus aussi clairement définie.
Portée à l’extrême, cette stratégie de transfiguration se révèlerait dangereuse car entraînerait une confusion de corps dont les limites auraient été dissoutes. Dangereuse, certes, mais non dénuée d’une impulsion créatrice ancrée au cœur de cette implosion. À propos de l’esthétique surréaliste (dont Unica Zürn est affiliée), Andrea Oberhuber souligne :
Rappelons à cet égard l’importance, dans l’esthétique surréaliste, du corps liminal qui incarne l’idéal de l’entre-deux et qui, comme le corpus automatique, devrait être suspendu entre l’atemporel du rêve et l’univers du réel, avec toutes les conséquences que cette liminalité implique pour l’expression syntaxique.
Sombre printemps offre à voir le corps confondu puis désarticulé, inscrit dans un mouvement pendulaire entre deux logiques antagoniques mais tout à la fois complémentaires, voire entremêlées. Comme chaque ligne composant un dessin ajoute une texture aux portraits emblématiques de l’œuvre zürnienne, ici, chaque mouvement du corps ajoute une ondoyance à la funeste chorégraphie. Nadine Schwakopf parle d’une « véritable prosodie du devenir mosaïque » quant à la pratique de la mise en scène de soi (des sois) telle qu’elle se remarque chez Zürn. L’implosion devient alors source de jouissance, affectant le corps (comme je viens de l’étudier), mais aussi la langue.
Si l’on compare la frugalité des jeux de langue repérés dans ce texte avec ceux peuplant l’œuvre complète d’Unica Zürn (notamment ses Hexentextes, dont elle publie un recueil en 1954, à Berlin), le constat est sans appel : Sombre printemps fait preuve d’une langue articulée autour d’un réalisme déconcertant. Mais pris dans le huis clos de ce récit hermétique, la langue se permet de flirter avec ses propres limites et se renouvelle au travers du jeu. Un après-midi, lorsque l’enfant et son amie jouent au « drame du fils à l’agonie », elles explorent les limites du langage, comme insinué dans le passage suivant : « Elles inventent une langue faite de hurlements dramatiques qui parvient à exprimer le chagrin du monde entier et que personne ne comprend sauf elles. Cette langue imaginaire est faite uniquement de voyelles. » (SP, 22). En résulte un langage mystérieux, qui n’est pas sans évoquer les formes verbales automatiques « qui veulent moins communiquer quelque chose qu’éprouver le plaisir de naître, de laisser libre jeu à une impulsion instinctive ». Faite de hurlements que l’on peut décrypter comme autant de brisures, cette langue n’admet aucune liaison (usuellement créée par enchaînement d’une consonne finale et d’une voyelle initiale) ce qui laisse présager son caractère désarticulé, notamment comparable aux glossolalies d’Antonin Artaud[mfm]Andrea Oberhuber, Faire œuvre à deux. Le Livre surréaliste au féminin, op. cit., p. 208.[/mfn]. En outre, associé au drame et au confinement d’une chambre plongée dans l’obscurité, ce système de signes semble puiser sa force dans un contexte d’occultation évoquant les ténèbres, envisagées par les deux enfants comme lieu propice à la création. D’ailleurs, l’invention prend fin lorsque, à bout de force, « elles ouvrent les volets et fixent, étourdies, la lumière aveuglante du soleil. » (_SP, 22). Sous cette lumière irradiante, la langue se tarit, s’épuise. Puis le jeu reprend et la langue hurle de plus belle, comme prise d’une intarissable plainte, créant au cœur des lamentations une sémantique nouvelle.
Faire planer l’éclipse chronique sur l’écriture zürnienne constitue un mandat double : celui de cerner les forces dichotomiques sous-jacentes à cet univers à la fois sombre et éclatant d’une part, et celui d’identifier les stratégies de juxtaposition de ces mêmes forces, responsables de la confusion entre les mondes et les corps en jeu, d’autre part. En résulte une analyse calquée sur la chorégraphie de l’éclipse : deux astres s’attirent jusqu’à l’amalgame puis se séparent en un mouvement que l’on pourrait qualifier de déchirure, mais qui préfigure un nouveau cycle. Dans Sombre printemps, cette chorégraphie imprègne l’ensemble de la narration de manière chronique, ce qui contrarie la rareté factuelle de ce phénomène astronomique. Mettons de côté cette contrariété pour nous concentrer sur l’aspect poétique d’une éclipse qui se répèterait incessamment. Cela nous plongerait certainement dans une atmosphère surréaliste, peut-être que nous finirions par nous penser fouolles, peut-être que nos hallucinations deviendraient terribles ou que nos yeux finiraient par ne plus rien voir et, dès lors, par inventer. Alors nous ne serions pas loin de ce que Zürn propose en tant qu’artiste-écrivaine : un univers aux allures à la fois monstrueuses et sublimes.
Elle voudrait être belle, quand elle sera morte.. Elle voudrait qu’on l’admire :
jamais on n’a vu plus bel enfant mort.
(SP, 72).