Le 18 décembre 2009, tandis que s’achevait dans la désillusion la COP 15 de la convention‑cadre des Nations unies sur les changements climatiques, Avatar – ce film qui règne encore aujourd’hui sur le box-office mondial – faisait son entrée dans les salles obscures. Dans les jours et semaines qui suivirent, pendant que les écologistes et amoureux·euses de la Terre déploraient l’échec cuisant de Copenhague et l’inaction des dirigeants face au réchauffement planétaire, des millions de spectateurs·trices chaussaient leurs lunettes 3D. L’humanité partait ainsi à la découverte de Pandora, une lune lointaine où la vie irradiait en formes et en couleurs inédites, et où habitait un peuple à la fois étranger et étrangement familier : les Na’vi.
C’est le nom que porte l’espèce humanoïde qui peuple l’univers d’Avatar ; celle qui se trouve au cœur de l’intrigue, et qui possède, depuis des temps immémoriaux, l’art de vivre en symbiose avec son milieu. Alors que la vaste majorité des êtres humains fraîchement débarqués sur Pandora – principalement des mercenaires lourdement armés – se montrent incapables de comprendre ou de respecter les croyances de celles et ceux qu’ils qualifient de « sauvages », les protagonistes autochtones, quant à eux, ont la connaissance intime et viscérale que tous les êtres, vivants et non vivants, de Pandora sont intrinsèquement reliés, et que chaque élément de cette écosphère s’imbrique dans un vaste réseau d’interdépendances vitales. Un immense système biogéochimique que les Na’vi nomment « Eywa », et dont iels s’efforcent de préserver l’intégrité à tout prix.
Je garde un souvenir lumineux de ce soir du printemps 2010 où j’étais moi-même parmi ces êtres humains impatients de découvrir Pandora. La vingtaine à peine entamée, je revenais d’un long périple en sac à dos : l’« euro trip » tant rêvé qui m’avait mené, sur près de 1600 kilomètres, jusqu’à Santiago de Compostela. J’avais entrepris ce vieux pèlerinage chrétien avec quelques amis, découvrant la France et l’Espagne à pied, en pleine nature. « Pourquoi Compostelle ? », me demandait-on. « Rien de spirituel pour moi là-dedans », répondais-je aussitôt, comme si c’était la réponse à la question qu’on m’avait posée. Et pourtant. Au fond, j’espérais que cette aventure lointaine me transforme. Je cherchais, sans trop me l’avouer, une certaine « profondeur d’esprit » dans la solitude des sentiers, au fil de mes pas et pensées.
Mais les choses se sont passées autrement. J’ai plutôt atterri à Montréal quelques mois plus tard avec l’angoissante impression de ne plus me trouver sur la même planète que celles et ceux qui m’entouraient. Des troubles neurologiques m’envahissaient : vertiges, vision embrouillée, dépersonnalisation, et autres symptômes toujours plus débilitants. Devant l’incapacité des médecins consultés à expliquer mon état, mes recherches m’orientaient vers une hypothèse : la maladie de Lyme, cette infection transmise par la tique, un arachnide qui peuple les campagnes française et espagnole où j’avais marché. Je revois la lumière blanche des tubes fluorescents à l’extérieur du cinéma, son agression déroutante. Je me souviens, surtout, de mon impatience à fuir le dérèglement de mon corps, ne serait-ce que le temps d’une projection dans l’obscurité salvatrice de la salle.
Avatar nous projette en 2154. Au cœur du récit se trouve Jake Sully, un ex-marine paraplégique envoyé sur Pandora pour une mission d’exploitation d’un minerai précieux. Sur cette lune, il retrouve l’usage de ses jambes grâce à un avatar – un corps Na’vi génétiquement modifié qu’il pilote à distance – censé l’aider à convaincre les autochtones d’accepter l’activité extractive humaine. Mais en explorant Pandora et en côtoyant ses habitants, Sully se trouve inexorablement attiré par leur spiritualité. Il découvre la profondeur du lien qui unit les Na’vi à Eywa, et se retrouve tiraillé entre sa loyauté envers les siens et sa fascination grandissante pour le réseau vivant de Pandora – réseau dont il finit, lui aussi, par ressentir la puissance et la magnanimité. Quand s’intensifie le conflit entre les Na’vi et les « Gens du Ciel » (comme ils nomment les humains), Sully fait son choix : il devient un leader dans la lutte pour la protection de Pandora.
Ce soir-là, dans la salle obscure, le film m’a transporté comme je l’espérais. À une exception près : le moment où Grace, la scientifique responsable du programme avatar, lance à Sully : « Ça alors, vous vous accrochiez comme une tique ! » Elle évoquait sa difficulté à l’extraire de son avatar après une journée sur Pandora, signe de sa réticence à regagner le laboratoire. C’est là que j’ai senti s’éclairer une vérité qui, depuis, me hante autant qu’elle m’éblouit : nous, les Terrien·nes « rationnel·les », êtres héritiers des Lumières, entretenons un rapport distant avec notre corps, avec les éléments terrestres qui nous constituent. Notre vision modernisante du monde – celle-là même qui nous pousse à vouloir coloniser les confins de l’univers – fait trop souvent de nous des antagonistes de la vie. Sur Terre, comme sur Pandora.
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« La leçon du film », écrivait Bruno Latour à l’été 2010, saisi lui aussi par le récit d’Avatar, « est que les humains modernisés et en voie de modernisation ne sont pas équipés physiquement, psychologiquement, scientifiquement et émotionnellement pour survivre sur leur planète » Voilà une sentence qui résume bien l’audace intellectuelle de celui qui n’a cessé d’ébranler nos certitudes sur la science, la nature et la modernité. Anthropologue des laboratoires, philosophe des réseaux, penseur de l’écologie politique, Latour a fait voler en éclats l’image d’une science pure et objective, révélant plutôt sa nature profondément hybride : un tissage complexe d’humains et de non-humains, de politique et de technique, de nature et de culture. Sa « théorie de l’acteur-réseau » a transformé notre regard sur le monde en nous montrant comment bactéries, instruments de mesure, concepts scientifiques et institutions sociales s’entremêlent pour façonner notre réalité. Une vision qui pulvérise au passage les grands mythes de la modernité et du progrès.
« En voulant dévier l’exploitation de l’homme par l’homme sur une exploitation de la nature par l’homme, le capitalisme a multiplié indéfiniment les deux », observe-t-il dans Nous n’avons jamais été modernes. Martelant ce même point, Latour nous presse ensuite de questions :
Après cette double dérive des meilleures intentions, nous, les modernes, semblons avoir quelque peu perdu confiance en nous. Fallait-il ne pas tenter de mettre fin à l’exploitation de l’homme par l’homme ? Fallait-il ne pas tenter de se rendre maître et possesseur de la nature ? Nos plus hautes vertus furent mises au service de cette double tâche, l’une du côté de la politique, l’autre du côté des sciences et des techniques. Et pourtant nous nous retournerions volontiers vers notre jeunesse enthousiaste et bien-pensante comme les jeunes Allemands vers leurs parents aux cheveux gris : « À quels ordres criminels avons-nous obéi ? » « Dirons-nous que nous ne savions pas ? »
Pour Latour, diagnostiquer les ravages de notre modernité exige d’abord de comprendre comment science, politique, économie et écosphère s’entremêlent et se contaminent mutuellement. Au fil de ses recherches, une conviction s’est imposée avec toujours plus de force : notre époque ne réclame pas, comme le martèle le discours dominant, une simple « prise en compte » de la nature. Cette notion même de « nature » est le problème – un piège conceptuel qui réduit le monde vivant à un décor ou à un réservoir de ressources. L’urgence est de nous défaire complètement de ce concept évoquant l’inertie d’une nature morte. C’est dans cette optique que Latour s’est associé à l’historienne des sciences Frédérique Aït-Touati pour créer trois conférences-performances, aujourd’hui réunies dans Trilogie terrestre Leur but : partager avec le grand public les découvertes scientifiques qui peuvent radicalement transformer notre rapport au vivant.
Au commencement de la deuxième conférence, « Moving Earths », Latour se rend au milieu de la scène. Il s’assied à une table de travail, où un rétroprojecteur le surplombe. Derrière lui, au grand écran, les spectateurs·trices peuvent voir tout ce qu’il a sous la main. Hors champ, sur la table, se trouvent quelques livres, des portraits de scientifiques, des photos d’instruments, des clichés d’êtres vivants. Et en dessous, recouvrant la table entière : un tableau noir sur lequel le philosophe marque, petit à petit, l’avancée de son exposé.
La réflexion qu’il veut transmettre au public commence à prendre un sens clair au moment où il trace à la craie une ligne horizontale. D’un côté, on retrouve la vision du monde que nous héritons du XVIIe siècle, lorsque Galilée publie ses découvertes célestes : le sol que nous foulons ne se trouve pas au centre de l’univers, mais forme plutôt une planète parmi bien d’autres, et son mouvement – comme celui de tous les « objets » du monde, d’ailleurs – est parfaitement mathématisable et prévisible. Voilà que la Terre, en constante révolution autour de son étoile, nous apparaît inconcevablement minuscule, flottant machinalement dans l’infinitude. Comme c’est le cas pour tout qui se trouve à nos côtés, sur cette même croûte terrestre : en regardant dehors des arbres, des nuages ou des oiseaux, on n’aperçoit, depuis cette perspective naturaliste, qu’une série d’« objets parmi les objets, tous insérés dans l’espace infini, tous distinctement peints » (TT, 78).
Mais l’autre côté de la ligne tracée par Latour réserve un coup de théâtre. Là se joue une révolution scientifique initiée par le chimiste James Lovelock et la microbiologiste Lynn Margulis, qui ont osé interroger une anomalie fascinante : la présence inexplicable d’oxygène dans notre atmosphère. Dans son livre Face à Gaïa, Latour met en scène cette découverte : « Quand Lovelock essaie de débrouiller le rôle joué par [cette] étrange proportion », écrit-il, « il joue […] de l’effet de surprise. » L’enquête scientifique devient « drame », et tout converge vers une question sidérante : « la Terre devrait être comme Mars, un astre mort. Elle ne l’est pas. Quelle force est donc capable de retarder sa disparition ? » La réponse, Lovelock la trouve en 1965, alors qu’il travaille pour la NASA. Une réponse si radicale qu’elle va transformer notre vision du monde.
Mon vieux, tu m’as jeté sur une nouvelle planète. Entre Vénus et Mars – comme nous l’a appris ce vieux truc mnémotechnique – notre Terre fait figure d’anomalie. Ses voisines, pourtant rocheuses comme elle, baignent dans une atmosphère famélique de dioxyde de carbone. La Terre, elle, s’enveloppe d’un amalgame atmosphérique qui défie toute probabilité : un mélange stable de gaz pourtant réactifs, où l’azote (78 %) côtoie notamment l’oxygène (21 %), le méthane et la vapeur d’eau. Cette atmosphère, plus dense et plus humide que celle de ses voisines, s’est même dotée d’une protection : la couche d’ozone, ce bouclier qui filtre les rayons ultraviolets mortels du soleil.
Face à cette énigme atmosphérique, Lovelock formule la « théorie Gaïa » : biosphère et lithosphère terrestres formeraient, à l’échelle planétaire, un système dynamique capable de s’autoréguler. Cette intuition révolutionnaire nous fait voir autrement les relations entre le vivant et le non-vivant : les organismes (biosphère) et leurs milieux géophysiques (lithosphère) orchestrent ensemble une vaste chorégraphie de transformations chimiques qui maintient les conditions nécessaires à la vie. Dans ce réseau complexe d’interactions, chaque agent – vivant ou non – participe à la régulation de la température, de la composition atmosphérique, de la salinité des océans. Plus remarquable encore : face à un soleil dont l’ardeur n’a cessé de croître depuis quatre milliards d’années, Gaïa a maintenu une stabilité qui défie toute explication conventionnelle.
Cette vision ébranle déjà notre croyance en une « nature » passive, simple décor à exploiter. Mais c’est avec l’entrée en scène de Lynn Margulis dans « Moving Earths » que la démonstration de Latour atteint sa pleine résonance. Cette microbiologiste visionnaire a donné chair aux intuitions de Lovelock en révélant les véritables architectes de Gaïa : les bactéries. Dès 1969, quand elle rencontre Lovelock, Margulis s’intéresse déjà aux nombreux secrets de ces êtres microscopiques. Elle sait qu’ils orchestrent le grand cycle du carbone, cette danse perpétuelle selon laquelle une molécule essentielle circule entre atmosphère, biosphère et géosphère. Elle sait leur rôle crucial dans la production d’oxygène, la transformation de la matière organique, la circulation des nutriments – autant de processus vitaux pour l’écosphère terrestre. Mais sa collaboration avec Lovelock lui révèle une dimension plus vertigineuse encore : ces mêmes bactéries, par leur activité métabolique, régulent activement le climat de notre planète en contrôlant la concentration des gaz à effet de serre.
C’est ce spectacle vertigineux – cette symphonie du vivant révélée par la théorie Gaïa – que Latour déploie devant nous en espérant nous jeter sur une nouvelle planète:
Voilà que peu à peu les choses se compliquent. Les nuages de pluie qui couvrent l’horizon, ce sont des bactéries qui les ont ensemencés. Le ciel où courent les nuages se maintient parce que les microbes y ont entassé leurs déjections depuis des milliards d’années. La température moyenne dont vous profitez, l’air même que vous respirez, c’est aux arbres que vous voyez dehors que vous le devez. Est-ce que vous vous rendez compte de ce qui se passe ? Les animés ne se tiennent plus côte à côte mais commencent à se superposer, à baver les uns sur les autres, à se mêler, à s’entrelacer. Ces belles et profondes pensées que vous aviez, c’est tout un milliard de bactéries dans vos intestins respectifs qui vous autorisent à les tenir. (TT, 78-79).
Latour insiste : Gaïa n’est pas une métaphore, pas une « grande âme sensible » imaginée par les rêveurs·euses du mouvement new age C’est une réalité scientifique qui exige de nous une révolution du regard. Il nous faut voir enfin les liens d’interdépendance qui tissent le seul monde où notre survie est possible : un monde où une multitude d’agents – cette nuée de « petites âmes », pourrait-on dire – œuvre des hauteurs de l’atmosphère aux profondeurs de la lithosphère. Cette transformation radicale de perspective est, pour le philosophe-performeur, la condition même de notre compréhension des défis écologiques et politiques auxquels nous sommes confronté·es ; les « changements climatiques » et la « perte de biodiversité » qui mobilisent les Nations unies n’étant que la partie émergée de l’iceberg. « Moving Earths » nous guide vers une prise de conscience aussi viscérale que planétaire : en précipitant la Terre dans l’Anthropocène, l’activité humaine ébranle ce système biogéochimique millénaire qui nous a porté·es. Car tout équilibre corporel, même le plus finement orchestré, peut basculer dans le chaos – qu’il soit perturbé par une tique ou par l’humanité, sur Terre comme sur Pandora.
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Le 16 décembre 2022, deux mondes se croisent à nouveau. Tandis que la COP 15 des Nations unies sur la biodiversité entre dans ses derniers jours, Avatar : la voie de l’eau déferle sur les écrans du monde entier. Ce matin-là, je me rends au palais des Congrès de Montréal. Avec quelques collègues du département d’études littéraires de l’UQAM, je dois y animer un atelier d’écriture dans le cadre de la conférence. Mais au kiosque « Recherche » de l’événement, personne ne nous attend. L’atelier désert devient alors prétexte à l’exploration.
Dans les couloirs du palais, les contradictions sautent aux yeux. Des kiosques vantant le « développement » de régions entières côtoient ceux dédiés à la préservation d’espèces menacées. Partout s’affiche le slogan « Nature Positive by 2030 », traduisant l’ambition officielle : « stopper et renverser la perte de la nature […] en augmentant la santé, l’abondance, la diversité et la résilience des espèces, des populations et des écosystèmes, de sorte que d’ici 2030 la nature soit visiblement et mesurablement sur la voie de sa restauration » Dans l’une des salles principales, j’observe les négociations autour du concept « One Health » du Programme des Nations unies pour l’environnement, cette « approche transversale et systémique de la santé, fondée sur le fait que la santé humaine et la santé animale sont interdépendantes et liées à la santé des écosystèmes dans lesquels leur coexistence a lieu » Les échanges semblent apaisés, presque prometteurs. Mais derrière les portes, une autre réalité éclate : des dizaines de membres du Réseau mondial des jeunes pour la biodiversité scandent « STOP THE SAME! » Aux journalistes, iels dénoncent des décideur·euse·s qui « jouent avec notre avenir, des cibles avec lesquelles nous devrons vivre, et en réalité ils ne discutent que de la surface des choses, pas du vrai problème… ils mettent la vie entre parenthèses. »
Le soir même, en franchissant les portes du cinéma pour voir le deuxième chapitre d’Avatar, les échos de « Moving Earths » me poursuivent. Les cris des jeunes militant·e·s résonnent encore : que signifie, au fond, cette accusation de « ne discuter que de la surface des choses » ? Dans les couloirs feutrés du palais des Congrès, j’ai vu le mot « nature » placardé partout, répété jusqu’à l’épuisement dans les discours officiels. Mais cette nature – celle que Latour nous révèle comme un enchevêtrement vertigineux d’agents et de forces – était-elle vraiment conviée à la table des négociations qui décident de son sort ? Ces questions en réveillent d’autres, plus intimes. En treize ans, tout a basculé : ma propre chair a été le théâtre d’une métamorphose. Une maladie – elle-même fille du dérèglement climatique – a ébranlé puis transformé ma vision du monde. Mon retour à l’équilibre est venu non pas des certitudes de la médecine moderne, mais de la découverte progressive d’une autre intelligence : celle des bactéries qui m’habitent, celle des plantes qui m’ont soigné. Comme si mon corps lui-même avait dû apprendre à négocier autrement avec le vivant.
Dans le film, les « Gens du Ciel » reviennent en force sur Pandora. Cette fois, leur mission n’est plus d’extraire ses ressources, mais de la coloniser tout entière – « la Terre est mourante », justifie froidement leur commandante. La scène résonne comme un écho glaçant aux mots de Latour en 2010 : « ce film est la première description populaire de ce qui se passe quand des humains modernistes rencontrent Gaïa. » Et son verdict tombe, implacable : « Et ce n’est pas joli. »
Treize ans plus tard, la violence aveuglante du spectacle reste intacte. Devant la détresse des Na’vi face à la destruction d’Eywa, je sens monter en moi des questions qui ébranlent nos certitudes modernes. Notre foi en l’objectivité scientifique – cette conviction que le savoir technique nous sauvera – n’est-elle pas en train de précipiter le dérèglement de Gaïa ? En bannissant le vivant de notre imaginaire, en le réduisant à des données mesurables, n’avons-nous pas perdu quelque chose de vital ? La « modernité » nous a peut-être rendus aveugles à une vérité plus profonde : celle d’un monde vibrant d’intelligence, tissé d’interactions subtiles que notre rationalité peine à saisir. Notre incapacité à reconnaître cette dimension spirituelle du vivant – cette peur même de la nommer – n’est-elle pas en train de nous conduire vers notre propre extinction ? Même Lynn Margulis, cette scientifique rigoureuse qui refusait de réduire Gaïa à une simple « grande âme sensible », semblait pointer vers cette sagesse oubliée :
Le dioxyde de carbone que nous expirons en tant que déchet devient la force vitale d’une plante ; à son tour, le déchet d’oxygène d’une plante nous donne la vie. Cet échange de gaz est ce que signifie le mot « esprit ». La spiritualité est essentiellement l’acte de respirer.
Notre vieille Gaïa ne se terre pas dans quelque lointain mythe ou mystère : elle est l’évidence même, le souffle qui nous traverse et nous relie à chaque instant. Elle est ce flux incessant d’air – de sang et de sève, de carbone et d’oxygène – qui fait de nous les maillons vivants d’un vaste métabolisme planétaire. Pourtant, nous autres modernes, avons fini par nous croire étrangers et étrangères à cette orchestration. Fasciné·es par nos propres créations, nous nous sommes imaginé·es hors-sol, affranchi·es des cycles du vivant. Nous avons cru respirer un air différent de celui des forêts qui nous entourent et des myriades d’organismes qui nous habitent. Nous voilà devenu·es ces « Gens du Ciel » à la dérive qui, pour avoir voulu se hisser au-dessus de Gaïa, menacent aujourd’hui de la faire basculer avec elles et eux.