L’intangible et l’intolérable

L’intangible et l’intolérable : traumatisme et soleil noir chez Olivia Rosenthal

Adrien Savard-Arseneault

Adrien Savard-Arseneault est titulaire d’une maîtrise en littérature médiévale et étudiant à la maîtrise en bibliothéconomie et sciences de l’information à l’Université de Montréal. Il s’intéresse notamment aux représentations des personnages non-conformes de genre dans les romans de chevalerie et aux enjeux anticoloniaux dans les systèmes de production et d’organisation du savoir. Il a récemment publié « “[Q]uant faire violt un vallant home”. Construction de la masculinité dans le Roman de Silence », dans la revue Memini.

Dans une entrevue accordée en 2014 à la librairie Mollat à l’occasion de la sortie de son dixième roman, Mécanismes de survie en milieu hostile, Olivia Rosenthal décrit son projet d’écriture en ces termes :

Ce qui m’intéressait […], c’était non seulement d’écrire un livre qui se présente un peu comme un thriller, où il y a tout un tas de pistes que le lecteur doit devoir prendre sans trop savoir où il va, [mais aussi] de raconter la démarche de celui qui écrit quand il écrit un livre comme [celui-là], en l’occurrence moi. [J’ai voulu] raconter comment moi aussi j’ai suivi une piste et en [la] suivant, je me suis rendu compte que ce n’était pas du tout celle que je croyais suivre, que j’en avais en fait suivi une autre1Librairie Mollat, « Olivia Rosenthal – Mécanismes de survie en milieu hostile », 9 min 52 s, 2014, en ligne, <https://www.youtube.com/watch?v=Z-2yk38m9WA>..

L’autrice explique ensuite ce sentiment d’avoir vu son propre texte détourné, sans qu’elle s’en rende d’abord compte, presque contre son gré : au départ, Mécanismes était destiné à être « de la littérature de genre », « un livre de science-fiction, ou un livre policier2Ibid. ». Lors de sa sortie, l’œuvre a d’ailleurs été reçue comme un « thriller SF3Laurence Houot, « Mécanismes de survie en milieu hostile, roman expérimental d’Olivia Rosenthal », Culturebox, 2014, en ligne, <http://culturebox.francetvinfo.fr/livres/romans/mecanismes-de-survie-en-milieu-hostile-roman-experimental-dolivia-rosenthal-194783>. » par certain·e·s critiques. Pourtant, après en avoir écrit le fragment qui deviendra « La fuite », Rosenthal avoue avoir été incapable de poursuivre dans ce sens :

J’ai essayé, pendant des mois, d’écrire la suite de ce premier chapitre, et je n’ai jamais réussi à le faire. […] De temps en temps, je rouvrais ce fichier, […] je regardais ce qu’il y avait à l’intérieur, et je me disais [que] j’aimerais vraiment écrire ce livre, avec ce début. Mais il y avait quelque chose qui me retenait4Librairie Mollat, op. cit..

Au fur et à mesure que ce projet, dont la rédaction s’est étendue sur plusieurs années5Ibid. piétine, l’autrice constate que la distance entre ce qu’elle croit écrire et ce qu’elle est réellement en train d’écrire augmente :

je crois raconter une fiction, je crois raconter l’histoire d’un personnage qui est pris dans un monde […] sans trop savoir où il va. […] C’est comme ça que je commence ce livre, et en […] cours de route, je me rends compte que ça ne marche pas du tout, […] que ce n’est pas du tout cela que je vais raconter. Petit à petit, à mesure que le livre avance, je suis en train de raconter autre chose. […] [E]n réalité ce sont des choses du réel qui sont revenues, par le biais de la fiction6Ibid..

C’est finalement la rencontre d’une femme ayant eu une expérience de décorporation après avoir été prononcée légalement morte qui encourage Rosenthal à prendre une autre direction. C’est alors qu’elle réalise « qu’au lieu d’essayer d’écrire la suite […] il fallait l’ouvrir par l’intérieur, le déployer autrement, et peut-être écrire ce qui précède, écrire ce qu’il y avait7Ibid. » :

c’est comme ça que […] j’ai réussi à reprendre ce livre, […] en faisant entrer dans ce premier chapitre des passages en italique qui ont l’air de raconter quelque chose de complètement différent […], grâce [auxquels] le livre a pu se construire8Ibid., je souligne..

C’est précisément là, dans l’interstice entre deux choses qui ne semblent partager aucun sujet évident, que se déplie toute la singularité de l’écriture de Rosenthal.

Comme beaucoup de textes de l’autrice9Parmi les œuvres littéraires de Rosenthal qui intègrent des fragments documentaires tirés de séries d’entrevues menées autour d’un sujet précis, on peut citer On n’est pas là pour disparaître (2007), autour de la question de la maladie d’Alzheimer ; Viande froide (2008), qui porte le sous-titre « Reportages » et traite du rapport aux lieux ; Que font les rennes après Noël ? (2010), interrogeant à la fois notre rapport avec les animaux et nos rapports interpersonnels ; Ils ne sont pour rien dans mes larmes (2012) ou encore Toutes les femmes sont des Aliens (2016), ces trois dernières œuvres explorant les impacts que la fiction – en particulier le cinéma – peut avoir sur la vie d’individus et leur perception d’eux-mêmes., Mécanismes de survie en milieu hostile mêle discours documentaire et narratif. Le livre est composé de cinq parties distinctes, numérotées de I à V et respectivement intitulées « La fuite », « Dans la maison », « La traque », « Mes amis » et « Le retour ». Il s’agit de récits à teneur (auto)fictionnelle10Même si rien dans le texte lui-même ne permet de l’identifier directement comme une autofiction et que l’objet-livre ne porte aucune indication générique, le lien entre les fictions et la vie de l’autrice en est un qu’elle souligne fréquemment elle-même. Dans un entretien accordé à Alison James en avril 2024, Rosenthal désigne spécifiquement Mécanismes comme une façon de se « protége[r] de l’intime par la fiction » tout en « entr[ant] le plus loin possible à l’intérieur de soi ». Olivia Rosenthal et Alison James, « Olivia Rosenthal, “Tout projet commence par un déplacement”. Propos recueillis par Alison James », Revue critique de fixxion française contemporaine, vol. 28, 2024, p. 3, en ligne, https://doi.org/10.4000/11u09. L’écrivaine étend par ailleurs cette étiquette autofictionnelle à l’ensemble de son œuvre : « J’ai d’ailleurs constaté à chaque fois que je commence un texte, que j’essaye d’écrire une pure fiction romanesque, tout à fait imaginaire. Et à chaque fois cette tentative se solde par un échec, je suis obligée de transformer le texte à mesure et n’arrive à me passionner pour l’écriture qu’en travaillant à partir de faits ou de paroles réelles. » (Ibid.), plus directement narratifs, qui semblent, au premier abord, raconter autant d’histoires différentes, mettant en scène une narratrice à l’âge variable dans des situations toujours différentes. Au sein des chapitres écrits en lettres romaines sont parsemés des fragments documentaires en italiques. Ces derniers sont surtout tirés d’entrevues menées par l’autrice auprès de personnes ayant vécu des expériences de mort imminente (EMI) ou ayant autrement côtoyé la mort de près (médecins, thanatologues, ambulanciers…), mais présentent aussi des informations que l’on imagine tirées de recherches menées par l’autrice sur la science forensique, les procédures d’enquête en vigueur sur les scènes de crime ou le processus de décomposition d’un cadavre humain. Tous concernent, d’une façon ou d’une autre, la mort. À l’ouverture du récit, et entre chacun des chapitres, se trouvent des textes métanarratifs que j’appellerai « liminaires ». Dans ceux-ci, l’instance énonciative adopte une posture réflexive sur l’œuvre et l’acte d’écriture, grâce à laquelle elle « repren[d] la parole » des mains des narratrices fictives, pour « regarder [ce] qu[’elle] vient d’écrire et en dire quelque chose », dans la mesure où elle est « [elle]-même surprise par l’endroit où ça [la] mène11Librairie Mollat, op. cit. ».

À travers cette structure sur trois niveaux, Mécanismes de survie en milieu hostile, que la quatrième de couverture décrit comme un « manuel d’exorcisme12 Olivia Rosenthal, Mécanismes de survie en milieu hostile, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 2016. Désormais abrégé en MSMH suivi du numéro de page. », se présente à son aboutissement comme un récit de l’expérience traumatique. Dans son étude fondatrice sur la littérature du trauma, Cathy Caruth identifie avant tout le traumatisme comme un événement qui paraît se répéter sans cesse, dans un genre d’écho, longtemps après avoir été vécu pour la première fois13Cathy Caruth, Unclaimed Experience. Trauma, Narrative, and History, Baltimore, Johns Hopkins University Press, 1996, p. 1 : « catastrophic events seem to repeat themselves for those who have passed through them ».. En cela, le fait de l’invoquer dans un environnement contrôlé peut constituer une tentative d’« exorcisme », afin de le revivre entièrement, mais une fois pour toutes. Or une caractéristique des textes de ce genre réside dans le fait que le trauma est un événement qui, tout à la fois, exige le regard et l’élude14Ibid., p. 5 : « traumatic experience […] is marked […] by the ways it simultaneously defies and demands our witness »..

Si les premiers chapitres de Mécanismes empruntent à l’esthétique de la « littérature de genre » qui constituait à la base le projet de l’autrice, l’œuvre se rapproche progressivement de l’événement traumatique central : le décès de la sœur, probablement par suicide15La seule chose affirmée en toutes lettres dans le texte est le décès de la sœur, dont la cause n’est jamais rendue expressément claire. Certains fragments documentaires, particulièrement ceux insérés dans « La traque », décrivant la scène de crime et détaillant le processus de la science forensique, portent à croire que la sœur pourrait avoir été victime d’un meurtre, possiblement aux mains de son conjoint : « Aucun lieu, si privé soit-il, chambre, cuisine, salle de bain, ne protège contre le risque d’être tué » (MSMH, 78). Toutefois, un fragment introductif au « Retour », en plus de la détresse exprimée par la sœur lors de sa dernière rencontre avec la narratrice, pointe plutôt vers un suicide pour la cause de la mort : « Le tiroir n’est qu’un exemple […] des désordres que les morts brutales provoquent dans les familles. Et quand j’y pense, j’en veux à tous les suicidés, […] en mettant fin à leurs jours, de bouleverser à jamais leurs proches. […] Les suicidés sont des terroristes. Ils nous prennent en otage, ils menacent sous nos yeux impuissants de se faire exploser la cervelle ou d’avaler un tube de somnifères. […] [J]e revisite encore avec une délectation morose l’âge où je croyais encore que les trois silhouettes qui composaient mon environnement seraient des étoiles fixes diffusant leur lumière égale et inchangée sur l’univers. » (MSMH, 149-151). En rapprochant ainsi le tiroir où elle « devr[a] fouiller en cas de décès brutal de [s]es deux ascendants […] dont [elle est] désormais la seule légataire » (MSMH, 149), son ressentiment vis-à-vis des « suicidés » et l’absence de sa sœur dans le tableau familial, la narratrice suggère le suicide comme cause de sa mort. C’est donc cette hypothèse que je retiendrai dans la suite de cet article, considérant toutefois qu’il ne s’agit pas d’une information qui est, hors de tout doute, présente dans le texte.. Depuis le récit flou d’une narratrice en fuite dans un monde hostile, l’expérience du trauma, appuyée par les propos recueillis par l’autrice, se précise, devient de plus en plus nette. Rosenthal parvient ainsi à poser la question au cœur du trauma, et qui ne peut pourtant jamais être formulée de but en blanc16Cathy Caruth, op. cit., p. 5 : « Such a question […] can never be asked in a straightforward way, but must, indeed, also be spoken in a […] language that defies, even as it claims, our understanding. ». : « de quoi suis-je en train de parler ? »

Dans cet article, je me propose de considérer l’événement traumatique comme un « soleil noir ». Omniprésent, panoptique, baignant tout le récit d’une lumière lugubre et mortifère, le soleil noir du traumatisme est inévitable : même si elle suit d’autres pistes, la locutrice17Le terme de « locutrice » est emprunté à Dominique Rabaté d’après Oswald Ducrot pour désigner l’être « qui, dans le sens même de l’énoncé, est présenté comme son responsable » et à qui réfèrent « le pronom Je et les autres marques de la première personne ». Oswald Ducrot et Danièle Bourcier, Les Mots du discours, Paris, Éditions de Minuit, 1980, p. 193. C’est celui que je préconiserai pour dissoudre ambiguïté de la triple identité (autrice, personnage et narratrice) de l’instance énonciative. En dépit des détails qui séparent les narratrices des différents chapitres (âge, lieux, expériences vécues), elles se présentent toutes au centre de ce que la narratrice des fragments métanarratifs nomme « [l]es expressions possibles de ce qui [la] hante » (MSMH, 35). Le terme « locturice » permet ainsi de réunir toutes les instances énonciatives comme exprimant une seule et même hantise, de laquelle le texte essaie de s’approcher. Il est à comprendre comme une acception plus limitée – excluant donc lectorat ou auditoire – du sujet de Murzilli, qu’elle emploie par rapport aux œuvres de Rosenthal pour « pouvoir réunir sous une même acception aussi bien l’auteur, le narrateur et/ou les personnages que le lecteur ou le spectateur ». Nancy Murzilli, « L’expérimentation du dispositif chez Olivia Rosenthal : Les Larmes hors le livre », Cahiers de narratologie. Analyse et théorie narratives, 2012, p. 13, en ligne, https://doi.org/10.4000/narratologie.6633. n’a d’autre choix que d’y revenir. Paradoxalement, il lui est impossible de le regarder en face, de décrire directement, précisément, factuellement, le suicide de la sœur. Dans une tentative combinée de tenir à distance l’événement traumatique et de s’en approcher latéralement, Mécanismes de survie en milieu hostile déploie une série de stratagèmes cherchant à déjouer l’Hélios funeste, à le contourner, à l’appréhender de biais, afin de pouvoir réduire la distance avec lui. Ce type d’approche permet à la locutrice de confronter le fait que l’événement qu’elle tente de raconter n’a pas été directement vécu18Cathy Caruth, op. cit., p. 62 : « The return of the traumatic experience […] is not the signal of the direct experience but, rather, of the attempt to overcome the fact that it was not direct, to attempt to master what was never fully grasped in the first place ». qu’il est condamné à rester à jamais inaccessible. Pourtant, les approches multiples du soleil noir permettent précisément à la locutrice de constater qu’elle, contrairement à sa sœur, a survécu, qu’elle demeure encore dans la lumière19Ibid., p. 64‑65..

Suivant l’autrice, qui décrit Mécanismes non pas comme « cinq histoires différentes », mais comme « un seul livre qui raconte les différentes facettes d’une même histoire20Librairie Mollat, op. cit. », je tenterai de démontrer que la structure hybride de l’œuvre, entre fiction, documentaire et métanarration, constitue un outil pour apprivoiser l’événement sans tout à fait le révéler. C’est grâce à sa structure singulière que Mécanismes parvient à déjouer la tension paradoxale du traumatisme, qui « ne se contente pas d’arriver » et qui « revien[t] » (MSMH, 9) sans cesse, mais qui, malgré tout, reste impossible à décrire frontalement et difficile à identifier. Caruth stipule en outre que la « voix du trauma », à travers le récit de l’événement, peut créer du lien et provoquer l’entrée en relation21Cathy Caruth, op. cit., p. 8‑9.. Chez la locutrice, la rencontre qui est autorisée par les « voix » est la sienne propre. L’expérience de la mort parvient à ressurgir à travers l’approche latérale que représentent les entretiens documentaires. Ces derniers permettent à la voix de la locutrice de tisser des liens traversant tout le texte et ficelant ensemble les entretiens, les liminaires et les récits : c’est de cette manière que la voix parvient à se rejoindre.

Après une brève définition de ce que j’entendrai par « soleil noir », d’après l’essai éponyme de Julia Kristeva, je tenterai d’approcher l’entreprise de Rosenthal en trois temps. Dans une analyse des prises de parole de la locutrice au sein des fragments liminaires, je considérerai d’abord le contournement du soleil noir comme une tentative d’épuisement du traumatisme, à partir de la théorie du récit de Dominique Rabaté telle que déployée dans Vers une littérature de l’épuisement. J’examinerai par la suite comment les parties du récit sont liées les unes aux autres et comment elles participent d’une poétique du ressassement, décrite par Éric Benoît et d’abord identifiée chez Rosenthal par Marie-Odile André. À partir de la manière dont la locutrice met en œuvre une écriture de l’étrangisation, décrite par Viktor Shklovsky dans L’Art comme procédé, je tenterai de mettre en lumière la façon dont l’instance énonciative instaure en parallèle une mécanique de dévoilement et de résistance interne au propos qu’elle tente de formuler. À la suite de Nicolas Xanthos, j’examinerai le rôle que jouent les « détails » (ce que Rosenthal nomme des « indices22Librairie Mollat, op. cit. ») dans la mécanique de dissimulation, ceux-ci permettant à la fois l’étrangisation, l’identification et la création d’un lien robuste entre les différentes facettes de l’œuvre.

Regarder le soleil dans les yeux

L’image du « soleil noir » est peut-être le plus fortement attribuée à Julia Kristeva, d’après son ouvrage de 1987, Soleil noir. Mélancolie et dépression. Dans celui-ci, la sémioticienne et psychanalyste s’intéresse à « l’ambivalence du déprimé vis-à-vis de l’objet de son deuil », centrale dans la relation entre deuil, dépression et mélancolie telle qu’établie par « la théorie psychanalytique classique »23Julia Kristeva, Soleil noir. Dépression et mélancolie, Paris, Gallimard, 1987, coll. « Folio essais », p. 20.. Ce faisant, elle s’attache à l’analyse de plusieurs œuvres littéraires, de Gérard de Nerval à Marguerite Duras, en passant par Fiodor Dostoïevski. Kristeva illustre notamment cette « ambivalence » à l’aide de l’image du « soleil noir », tirée d’un poème de Nerval, « El Desdichado ». Elle considère que

la métaphore du « soleil noir » résume bien la force aveuglante de l’humeur chagrine : un affect accablant et lucide […]. Cependant, cet affect envahissant qui irrigue l’univers céleste d’un Apollon caché, ou s’ignorant comme tel, essaie de trouver sa manifestation. […] [L]a Mélancolie […] métamorphose les ténèbres en vermeil ou en soleil qui demeure noir certes, mais qui n’est pas moins soleil, source de clarté éblouissante. L’introspection de Nerval semble indiquer que nommer la mélancolie le situe au seuil d’une expérience cruciale : à la crête entre apparition et disparition, abolition et chant, non-sens et signes24Ibid., p. 162‑163, en italiques dans le texte..

Ce que Kristeva comprend comme le soleil noir est donc une manifestation de la distance entre l’omniprésence de la mélancolie et sa représentation difficile, toujours différée, toujours différente et pourtant nécessaire pour en tirer du sens.

Je reprends cette image de Kristeva, avec une certaine inflexion. Il n’est pas ici question de mélancolie ni de dépression, mais plutôt d’un événement traumatisant au cœur du récit : c’est avant tout ce dernier qui s’incarne comme « une insistance sans présence, une lumière sans représentation25Ibid., p. 22. » pendant la majeure partie du texte. Dans Mécanismes, le suicide supposé de la sœur constitue cet « affect accablant et lucide » qui, sans cesse, « essaie de trouver sa manifestation ». Toutefois, chez Rosenthal, l’enjeu subit un déplacement de l’incapacité stricte de « nommer » le sentiment vers l’incapacité de comprendre de quoi il est question, de reconnaître l’événement comme tel. Si, chez Nerval, la mélancolie appelle identification et acte de langage, chez Rosenthal, c’est la représentation qui vient la première. Le soleil noir éclaire et altère tout, s’immisce partout, incluant là où il n’est pas censé être : il trace une « piste » que la loctutrice, et son lectorat, n’auront d’autre choix que de suivre. Autrement dit, la mise en scène de l’événement est sans cesse forcée par le texte, presque contre la volonté première de la locutrice. Entre « La fuite » et « Dans la maison », on lit en effet que « ce texte […] fait partie de ces choses […] qu’on ne peut effacer[,] […] de ces choses qu’on ne peut abandonner. Il est l’une des expressions possibles de ce qui [la] hante » (MSMH, 35).

En outre, dès le propos liminaire, la locutrice expose à la fois son désir d’éviter la représentation de ce qu’elle n’identifie pas encore comme le trauma et son retour obligé :

Les faits ne se contentent pas d’arriver, ils reviennent. […] [I]ls sont plus insistants et plus entêtés que les stratagèmes qu’on invente pour les éviter. Écrire fait partie de ces stratagèmes. […] On avance aveuglément vers le dénouement pour découvrir in extremis qu’en fictionnant le monde on a seulement essayé de retrouver ce qui avait eu lieu et qu’on avait oublié. (MSMH, 16, je souligne.)

En cela, le texte s’ouvre sur une constatation des « faits » cachés, « oubliés », vers lesquels « [o]n avance aveuglément », mais qui sont malgré tout inévitables. Pourtant, si les « faits » sont « plus insistants et plus entêtés » que le stratagème de l’écriture, ce « mécanisme de survie » n’est pas pour autant déployé complètement en vain. En effet, la locutrice est protégée par le fait que, selon Dominique Rabaté, « [l]e locuteur […] est toujours plus ou moins une fiction26Dominique Rabaté, Vers une littérature de l’épuisement, Paris, éditions José Corti, 1991, p. 42. » : en prenant la parole dans l’espace fictionnel du récit, elle expose les « faits » en les intercalant dans le documentaire, en les glissant à travers la fiction, en posant sur eux un regard autoréflexif qui est le fruit d’une certaine mise en scène. Plus que de soumettre l’écriture au réel, Mécanismes intègre le réel à l’écriture et présente, au sein d’une même unité matérielle – l’objet-livre – des faits dilués, désamorcés, en quelque sorte mis à distance, parsemés à travers des récits plus évidemment fictionnels, empruntant aux codes de la littérature de genre, et aux paroles d’autrui, qui ont beaucoup à voir avec la mort, mais qui ne concernent pas directement le suicide de la sœur. Le traumatisme a bel et bien refait surface, mais de biais, à travers plusieurs « expressions possibles ».

Épuiser pour mieux régner

En plus de dissimuler le réel à travers le documentaire, la fiction et le commentaire plus directement auctorial, Rosenthal se dote, dans Mécanismes, d’un autre stratagème permettant de s’approcher du soleil noir : le texte qu’elle propose n’est pas tout à fait fermé. En effet, dans les liminaires, la locutrice décrit un objet littéraire qui se présente à la fois comme déjà complet et pourtant encore à faire, ouvert à l’examen et à la remise en question. En ce sens, le texte s’inscrit dans la tradition littéraire contemporaine d’une « littérature de l’épuisement », théorisée par Rabaté comme une œuvre qui « propos[e] [une] mise en scène de [sa] propre production27Ibid., p. 8. ». Pour le théoricien, dans un « âge qui découvre les techniques de la reproductibilité illimitée », l’œuvre littéraire connaît un déplacement qui

peut être interprété comme un décentrement ou au contraire comme un recentrement sur l’acte créatif. […] [U]ne des conséquences les plus évidentes est qu’il implique pour l’œuvre d’art une autre temporalité : non plus un objet fait, livré au regard ou à la réflexion, toujours au passé mais un présent ambigu où l’œuvre est toujours à recréer28Ibid., p. 26..

Le caractère autofictionnel de Mécanismes transforme l’œuvre entière en un moyen d’échapper au soleil noir et de s’en rapprocher. L’écriture n’est donc pas considérée à partir d’un point zéro : la première page du récit pose le lectorat face à une locutrice qui médite sur un récit (in)achevé. La mention dans le liminaire d’un « dénouement » et de faits qui « reviennent » a de quoi dérouter. De quoi attend-on le retour, alors qu’on vient à peine d’arriver ?

Cette posture, commune à la plupart des autres textes liminaires, laisse supposer une connaissance rétrospective de l’œuvre complétée. Entre « La fuite » et « Dans la maison », la locutrice écrit : « Je relis ce texte, je le scrute, je le cherche, je le reprends sans cesse, je le triture, je l’abîme, je le rature et il revient » (MSMH, 35, je souligne).

Si les textes sont écrits et qu’elle peut les relire, le livre n’en est pas pour autant un « objet fait », puisque la locurtice semble face à un projet demeuré ouvert, inachevé, face à quelque chose qui lui résiste. On lit encore, entre « La traque » et « Mes amis » :

[À] mesure que j’avance, la distance entre ce que j’ai voulu et ce que j’écris augmente. Je ne peux pas réduire l’écart. J’ai couru sur la montagne pour échapper à la mort. Ou plutôt à sa vision. […] J’ai couru et couru encore, mais au bout du compte elle était encore là. Elle était liée à l’espace et au territoire. Elle imprégnait chaque chose, chaque être, chaque plante. Elle n’avait pas de limite ni de contours, […] elle avait toutes les formes, ce qui m’empêchait de la combattre. (MSMH, 107).

Ce retour sur sa propre parole dans la forme où elle sera reçue par le lectorat (« ce texte », « ce que j’écris ») témoigne du paradoxe au cœur de la tentative de regarder le soleil noir. Ces fragments rendent compte d’une volonté d’« abandonner » le propos, de délaisser ou d’éliminer la raison même qui la pousse à l’écriture. Du même coup, ils laissent voir la conscience que cette parole a une multitude d’« expressions possibles » (d’où la volonté manifeste de les épuiser), témoignant de l’omniprésence, de l’ubiquité, de l’éternel et inévitable retour de ce que la locutrice essaie de tenir à distance.

L’épuisement se manifeste, d’une part, dans la mise en scène de l’objet toujours à faire : cette posture est soutenue par le regard porté de l’autrice sur son œuvre après sa publication lorsqu’elle affirme que le tout premier chapitre constitue « la fin du livre, en réalité29Librairie Mollat, op. cit. Je reviendrai sur cette idée de circularité plus loin. ». D’autre part, les fragments documentaires, qui mettent en scène ses recherches sur une variété de sujets entourant la mort – les crimes violents, les EMI et le franchissement de la frontière entre la vie et le trépas – permettent aussi d’aborder le sujet de biais et, ainsi, d’espérer l’épuiser d’une autre manière. Dans un article consacré entre autres à l’œuvre de Rosenthal, Rabaté résume la nécessité, pour les autaires30Le terme « autaire » est à comprendre ici comme une alternative non-genrée et inclusive aux formes « auteur » ou « autrice ». de « récits contemporains », de saisir « la trame d’une existence […] dans son éclatement ou sa multiplicité31Dominique Rabaté, « L’individu contemporain et la trame narrative d’une vie », Studi Francesi, 2015, nᵒ 175 (LIX, I) p. 54, en ligne, https://doi.org/10.4000/studifrancesi.282. ». Le chercheur souligne la distance, de moins en moins réconciliable, entre

la temporalité unidirectionnelle du monde objectif et les circonvolutions de la conscience (à l’intérieur de laquelle passé, présent et avenir s’entremêlent et défont, dans le jeu de leurs échos et de leur superposition, la trame linéaire de la durée)32Ibid., p. 55..

Afin de contourner ce problème, Rosenthal met en place, selon Rabaté, au moins deux « séries » dans ses textes : d’une part, un récit « plus ou moins continu » et, d’autre part, des « bribes de récits éclatés »33Ibid., p. 58.. Dans Mécanismes, le récit « plus ou moins continu » s’incarne à cinq reprises, dans les portions assumées comme narratives et fictionnelles de chacun des chapitres. Les « bribes », pour leur part, sont à la fois constituées des fragments de « faits » qui refont surface de manière partielle et voilée, mais inévitable, dans les chapitres, et des paroles rapportées en italiques, les fragments documentaires parasitant la « fiction ». Une « série » répond donc à l’autre, pour faire émerger un sens « implicite et réservé34Ibid. » qui « circule […] entre les registres du texte35Ibid., p. 59. ».

Écrire à voix autre

Dans son étude sur la place de la réception dans l’œuvre de Rosenthal, Estelle Mouton-Rovira souligne qu’« Olivia Rosenthal est elle-même réceptrice des voix que ses récits orchestrent36Estelle Mouton-Rovira, « Les exercices interprétatifs d’Olivia Rosenthal. La réception, entre intime et collectif », Relief – Revue électronique de littérature française, vol. 16, nᵒ 2, 2022, p. 35, en ligne, https://doi.org/10.51777/relief13495. ». Dans Mécanismes, ces voix soumises à « l’exercice de la réinterprétation37Ibid., p. 41. » incluent aussi la sienne. Cette collection de paroles externes, étrangères au propos intime du récit, mais connectées au sujet général de manière plus large, se présente comme, nous l’avons vu, une autre stratégie d’épuisement du sujet. À l’extérieur des liminaires, où elle se donne l’espace de décortiquer le propos et le processus d’écriture et du documentaire, où sa parole se glisse parfaitement dans celle des autres, ce qui est donné à voir au sein des récits narratifs est davantage un sujet qui avance « aveuglément vers le dénouement ». Interdit au regard, le suicide de la sœur est le moteur de toute l’œuvre, que la locutrice essaie de raconter de toutes les manières possibles sans savoir ce qu’elle cherche à dire, ne constatant son échec qu’au moment d’adopter la posture de lectrice de ses propres textes.

Ce faisant, Rosenthal s’installe définitivement dans une posture de « réception ». Une autre caractéristique de la « littérature de l’épuisement » est de construire un récit de manière à ce que « [l]’expérience du lecteur double […] celle de l’écrivain », à ce qu’elle soit « une quête tangentielle du point où la voix pourrait idéalement se confondre avec elle-même, un chemin vers le centre dérobé de son surgissement38Dominique Rabaté, op. cit., p. 8. ». Rosenthal commente d’ailleurs qu’« [e]n écrivant ce livre, [elle] aussi étai[t] dans cette découverte progressive de ce qu[’elle] étai[t] en train d’écrire39Librairie Mollat, op. cit. ». Le projet de l’œuvre devient dès lors sa propre compréhension. Pour atteindre son but, le récit doit s’opposer à lui-même, se fuir, s’épuiser, en installant une voix narrative qui « se retourne sur et contre elle-même40Dominique Rabaté, op. cit., p. 9. ».

Ce va-et-vient est le plus tangible au sein de la première partie du dernier chapitre, « Le retour », dans lequel la locutrice parvient à raconter la dernière rencontre avec la sœur : « Je m’approche de ce qui est caché, ce qu’on n’a pas le droit de voir. Je dis Je veux voir, mais ce que je dis ne m’empêche pas bien des fois d’esquiver certains spectacles, de me dérober à l’injonction intérieure » (MSMH, 145). La suite du paragraphe est le théâtre d’une opposition plus violente encore, dans laquelle la voix narrative « se retourne contre elle-même » grâce à un impératif : « Regarde. Je me dérobe. Je me défends mais je me dérobe. Regarde ce que j’ai à te montrer. J’esquive. Je me tiens en retrait, à la lisière » (MSMH, 145, je souligne). Jusque là, cette posture « à la lisière » est la seule que la locutrice parvient à adopter, en ne réfléchissant sur le récit que dans les liminaires, jamais dans les fragments narratifs.

En effet, même s’il est question de faits qui ressurgissent d’eux-mêmes à force d’être « insistants » et « entêtés », ils n’en deviennent pas plus immédiatement intelligibles. Même si la locutrice se dérobe, elle se donne la réplique avec un « Regarde » qui prouve qu’elle ne cherche pas seulement à connaître le secret : elle cherche à le faire connaître, elle en détient la clef, elle sait où regarder pour ne pas voir. Aussi choisit-elle d’accumuler les « expressions possibles de ce qui [la] hante », jusqu’à ce qu’elle s’arrête pour se questionner sur l’origine de cette hantise.

En somme, la stratégie d’épuisement donne à lire un texte qui, selon Éric Trudel, « multipli[e] les stratégies d’approche41Éric Trudel, « Passions du réel (sur Philippe Vasset, Olivia Rosenthal et Thomas Clerc) », vol. 54,  nᵒ 2-3, Liverpool, Liverpool University Press, 2017, p. 125, en ligne, https://doi.org/10.3828/AJFS.201. Même si cette remarque concerne spécifiquement Viande froide (2008), elle s’applique tout aussi bien à Mécanismes ainsi qu’à bon nombre de textes de Rosenthal. » de l’objet qu’il tente de décrire. Le texte est présenté comme un objet sur lequel la locutrice se permet de revenir et de réfléchir, alors même qu’il semble tout à fait achevé, figé au sein de l’objet-livre. Ce faisant, elle trace une voie pour le réinvestir sans cesse, afin d’en faire surgir toutes les possibilités. La vision du soleil noir n’a donc pas besoin d’être complète dès le premier coup, puisque le récit demeure ouvert. Simultanément, l’insertion de fragments documentaires permet une approche latérale du sujet, une avenue étrangère à la vision propre de la locutrice. Ces fragments offrent des éclaircissements inattendus sur l’événement afin d’y accéder à partir d’angles inédits. De cette façon, le récit devient incertain, multiple : ni la locutrice, ni son lectorat ne comprenne précisément de quoi il est question avant le dernier moment, ce qui permet au soleil noir d’être révélé par parcelles puis, éventuellement, tout d’un coup, alors que toutes les pièces s’imbriquent ensemble.

Répéter pour raconter

Dans le quatrième chapitre, intitulé « Mes amis42Je m’arrête un instant sur l’étrangeté de la formulation au pluriel alors que la locutrice ne fait l’histoire que d’un seul ami, précisant que « ceux dont [elle] n’a pas parlé […] n’ont pas tous eu le même sort » (MSMH, 136) et tâchant de singulariser rapidement le pluriel : « Je les ai appelés mes amis. Ils ont été plusieurs et un seul. J’ai eu des amis. J’ai eu un ami. » (MSMH, 111). », la locutrice semble entreprendre une conversation avec son œuvre à travers son ami. Dans les « visages » dont l’ami peut « parler sans tarir » (MSMH, 117) se profilent les fragments documentaires relatés par la locutrice, dans lesquels elle emprunte la parole des autres pour aborder la mort, le sujet qu’elle souhaite elle-même éviter. Pourtant vient le jour où l’œuvre en a trop dit sur elle-même et pose « des questions évasives, puis directes » (MSMH, 123). L’arrivée dans le texte de ces « questions directes » à ce moment précis n’est pas fortuite. « La fuite », « Dans la maison » et « La traque » mettent en scène la locutrice dans des « milieux hostiles », dans lesquels les dangers qui la guettent et l’environnement dans lequel elle évolue ne sont pas rendus clairement accessibles au lectorat. Bien qu’elle affirme qu’elle « ne peu[t] répondre » (MSMH, 123) aux questions, c’est dans « Mes amis » que l’environnement devient plus net et que la locutrice commence réellement à s’approcher du propos. Elle prend conscience de ses propres stratégies et la posture métanarrative qui était d’abord cantonnée aux liminaires touche tranquillement les portions narratives, comme en témoignent les formules « [j]e raconte après coup », « je peux commencer à revenir sur le passé pour me l’expliquer » (MSMH, 114) ou, plus directement, « il faut que je donne un exemple. Il faut que j’entre dans le vif du sujet » (MSMH, 126). Ces commentaires sont le prélude au « Regarde » qu’on retrouvera dans « Le retour », un chapitre plus loin. C’est aussi à ce moment qu’est mentionnée pour la première fois la sœur dans le discours direct (MSMH, 127)43Le substantif « sœur » apparaît pour la première fois dans « Dans la maison », mais il est alors séparé de la parole de la locutrice par plusieurs niveaux de mise à distance. Il est en effet logé dans un discours rapporté imaginaire (ne portant toutefois pas de marque graphique distinctive), au cœur d’une phrase qu’elle se figure que ses parents lui diront au moment de revenir à la maison et qu’elle s’empressera de mettre en doute : « Ils viendront vers moi, ils me prendront dans leurs bras, ils diront Ta sœur est morte, nous sommes allés reconnaître le corps. [..] Je ne les croirai pas, je douterai d’eux » (MSMH, 63).. Avant ce moment, la locutrice « n’arriv[ait] pas à […] [l’] exclure de [s]a phrase mais […] n’arriv[ait] pas non plus à […] [l’]intégrer » (MSMH, 126).

Cette prise de conscience de ce qui empêche le récit ne vient qu’après que Mécanismes a épuisé les angles à partir desquels attaquer l’événement dans « La fuite », « Dans la maison » et « La traque ». Marie-Odile André identifie cette dynamique, courante chez Rosenthal et omniprésente dans la littérature du trauma44Cathy Caruth, op. cit., p. 64. comme du « ressassement », mouvement d’abord théorisé par Éric Benoît. André définit le ressassement comme quelque chose qui

consiste à revenir sans cesse sur les mots, à les reprendre, les réexaminer, les corriger pour tenter d’arriver, même si c’est toujours de manière imparfaite et provisoire, au mot ou à la formulation justes, soit un travail inséparable de l’effort accompli par le sujet parlant pour tenter de faire repasser en sens inverse, à travers le sas du langage, ce qui a été refusé, oublié ou occulté45Marie-Odile André, « Olivia Rosenthal, ce que le montage fait au ressassement », La Revue des lettres modernes. Écritures contemporaines : Olivia Rosenthal, le dispositif, le monde et l’intime, vol. 15, nᵒ 1, Paris, Classiques Garnier, 2020, p. 100..

Le ressassement s’impose comme une méthode de compréhension et d’appréhension de l’événement traumatique à partir de plusieurs angles. Si le soleil noir aveugle, s’il peut en empêcher la vision en entier pendant un certain temps, la reformulation constante, toujours en des termes nouveaux, permet d’éclaircir tranquillement le flou.

D’après Benoît, le ressassement a un effet double et « contradictoir[e]46Éric Benoit, « Sas (la parole en exil) », in Michel Braud, Jean-Pierre Moussaron, Isabelle Poulin, Dominique Rabaté (dir.), Écritures du ressassement, Presses Universitaires de Bordeaux, 2001, coll. « Modernités », p. 31, en ligne, https://doi.org/10.4000/books.pub.5381. », puisqu’il travaille à la fois à « la libération du refoulé, et [à] la résistance à la libération du refoulé47Ibid. ». C’est pourquoi l’œuvre, qui ne saurait être tout à fait satisfaite de son propre résultat, appelle à son propre ressassement en s’ouvrant et en se fermant sur le même motif, celui de la sœur laissée derrière sur la route : « Je l’ai abandonnée sur le bas-côté de la route, de toute façon je ne pouvais plus rester avec elle, ça devenait trop dangereux » (MSMH, 11) / « Dans la nuit, j’ai vu la silhouette disparaître. […] J’ai marché un peu derrière elle […], très vite il n’y avait plus aucun signe d’elle. […] [Q]uand j’ai été sûre qu’elle était partie, je me suis sentie soulagée d’un grand poids » (MSMH, 182-183).

Relever les indices

Si les trois premiers chapitres de l’œuvre ne se présentent pas immédiatement comme trois récits d’une histoire similaire à partir d’angles différents, la locutrice laisse derrière elle une série d’indices qui orientent le lectorat vers cette hypothèse. Dans son article de 2009, « Chipoter sur des détails », le sémioticien Nicolas Xanthos établit un rapprochement entre l’analyse littéraire et le travail d’enquête policière, et souligne l’importance du détail dans la lecture :

[L’]enquêteur arrive sur le lieu d’un crime et balaie l’environnement du regard. À cette attention sont alors soumis maints objets décrits plus ou moins précisément par le narrateur, presque comme un défi lancé à la sagacité du personnage et du lecteur : saurez-vous, vous qui voulez résoudre l’énigme, distinguer dans cet ensemble hétéroclite, non encore soumis au classement, ce qui permettra d’identifier le coupable ? […] Le détail […] est en suspens, en l’attente d’un jugement qui l’enverra d’un côté ou de l’autre de la barrière du sens : détail révélateur que la raison ou le raisonnement saisiront et dont ils se serviront comme d’un tremplin pour accéder à d’autres pans de réalité absents pour l’instant mais dont l’ordre encore inconnu structure silencieusement le monde ; détail insignifiant, cul-de-sac interdit de sens, muet et qui ne suscite pas la parole, déjà happé par l’indifférence grise qui tient lieu de toile de fond informe sur quoi l’essentiel pourra se dégager48Nicolas Xanthos, « Chipoter sur les détails », Contre-jour : cahiers littéraires, nᵒ 18., 2009, p. 119‑120, en ligne, <https://id.erudit.org/iderudit/2579ac..

Dans « La traque », la locutrice fait écho à cette image de la scène de crime. Elle souligne que l’examen de tels lieux appelle à « relever des traces, accumuler des indices, travail mécanique, minutieux, fastidieux » (MSMH, 75-76) puis, dans un second temps, à « commencer [l]es observations, […] décrir[e] précisément les lieux, les objets, f[aire] état des désordres et perturbations repérables » (MSMH, 77). Cette description vient tout juste avant « Mes amis », moment dans le texte où elle commencera à rassembler les éléments qui ont surgi dans les trois premiers chapitres, où la locutrice semble prendre conscience du fait que « [l]’attention au détail est aussi, quoique obscurément, attention témoignée à soi49Ibid., p. 133. ». Dans les premiers paragraphes du quatrième chapitre, elle revient sur les éléments qui semblent lier les trois précédents : elle quitte la « pièce aveugle où [elle s]’étai[t] retranchée » (MSMH, 109) dans « Dans la maison » (MSMH, 66-67); elle se « gliss[e] dans les interstices » (MSMH, 109), comme dans « La fuite » (MSMH, 19) et encore dans « La traque » (MSMH, 97); elle « marche seule » sans être « appréhendée » par des « hordes », des « groupes » ou des « patrouilles » (MSMH, 109), reprenant les termes exacts utilisés pour exprimer les présences hostiles dans « La fuite » (MSMH, 24, 31, 33-34). Même si la fuite dans le monde en ruine ne semble rejoindre ni l’attente nerveuse dans la maison ni la partie de cache-cache, ce sont les détails qui reviennent d’une fois à l’autre qui permettent d’établir un lien qui traverse tout le texte, tout le projet d’écriture, qui autorise l’éclaircissement du propos50On notera qu’un autre détail qui relie les récits, auquel je n’ai pas l’espace de m’intéresser ici, se tisse autour de la chambre des parents dans la maison familiale. Dans cette pièce, la locutrice évoque à plusieurs reprises la « scène primitive », pendant laquelle les sœurs observent leurs parents pendant le coït, qu’elle rapproche de la « scène primaire » du crime (MSMH, 73-74, 86-87, 169). C’est aussi là que la sœur « demande de l’aide » (MSMH, 170) lors de leur dernière rencontre ; comme de fait, dans « Dans la maison », la locutrice ressent une présence dans la chambre (MSMH, 55-57), alors qu’elle devrait être seule..

Le détail permet ainsi à la locutrice de tisser un lien entre des épisodes apparemment distincts, mais aussi entre les fragments narratifs, documentaires et métanarratifs. À cet égard, Rabaté affirme que « [c]ontre la cohérence toujours excessive d’un récit qui fabrique l’unicité factice d’une vie, le discontinu du présent, la remémoration hasardeuse, la part d’oubli et de détachement envers soi peuvent constituer de précieux antidotes51Dominique Rabaté, op. cit., p. 56. ». C’est le fractionnement du récit qui permet précisément de composer une série d’images partielles du soleil noir : la prolifération et le ressassement de détails permettent un louvoiement narratif évitant la « cohérence excessive ». De cette manière, le « morcellement, […] la fragmentation, [et] la dispersion de l’expérience52Nicolas Xanthos, op. cit., p. 130. », constitués individuellement par l’entrelacement des « séries » du récit, trouvent une « mise en ordre qui est création d’intelligibilité53Ibid. » grâce à la superposition, au ressassement et à l’examen des détails. En effet, à en croire Xanthos, ces derniers « (co)ordonne[nt] et donne[nt] sens à ce que l’on appréhende comme désorganisé et insensé54Ibid. ».

C’est donc entre autres pour faire (re)surgir les différents indices et tracer des liens entre eux que la locutrice de Mécanismes fait participer d’autres voix que la sienne au texte. André esquisse par ailleurs une interrelation entre l’écriture du ressassement et l’écriture du montage, qui se manifeste par l’insertion dans le récit de fragments documentaires et d’entretiens recopiés. La chercheuse explique que l’écriture du montage

se caractérise d’abord […] par une fragmentation des énoncés qui va de pair avec la démultiplication des voix qui se font entendre : ce n’est plus une voix unique qui ressasse au fil d’un monologue obsessionnel, mais ce sont, au contraire, des voix multiples qui, à tour de rôle, reviennent sur les mêmes objets pour les passer au sas successif de plusieurs perspectives, points de vue, approches complémentaires et/ou contradictoires55Marie-Odile André, op. cit., p. 102..

Le propos de Mécanismes doit se construire en communauté, de façon fragmentée et diversifiée. Cette mécanique permet de « tourner autour d’un même objet sans rester prisonnier d’un point de vue unique56Ibid. » et de « combler le vide qui est […] au centre du texte57Ibid., p. 103. » sans néanmoins avoir besoin d’y toucher. Il ne s’agit cependant pas toujours d’un « stratagème » suffisant pour « éviter » « les faits » et ils ne sont pas toujours tenus à distance aussi efficacement que le souhaiterait la locutrice. Le soleil noir oblige, contradictoirement et simultanément, à « [r]egarde[r] » et à se « dérober ». C’est pourquoi l’évitement doit trouver encore d’autres façons de s’exprimer.

Identifier sans reconnaître

L’effet du soleil noir sur Mécanismes transforme l’approche du traumatisme en une entreprise à la fois impossible et irrésistible. Afin d’éviter le danger tout en s’approchant latéralement de ce qu’elle tient à comprendre, la locutrice fait usage d’un procédé décrit par Viktor Shklovsky comme étant celui de « l’étrangisation » :

Le but de l’art est de délivrer une sensation de l’objet, comme vision et non pas comme identification de quelque chose de déjà connu ; le procédé d’art est le procédé « d’étrangisation » des objets, un procédé qui consiste à en compliquer la forme, qui accroît la difficulté et la durée de la perception, car en art, le processus perceptif est une fin en soi58Viktor Borisovich Shklovsky, L’Art comme procédé, trad. Régis Gayraud, Paris, Allia, 2008, p. 23..

Le procédé d’étrangisation est utilisé dans Mécanismes au moins autant comme stratagème d’évitement que comme fin artistique. Le recours à un style de la « littérature de genre » dans les trois premiers chapitres contribue à éloigner le suicide de la sœur et la culpabilité que ressent la locutrice par rapport à l’événement en « en compliqu[ant] la forme ». Shklovsky précise à ce sujet que « [l]e but de l’image n’est pas de rapprocher notre compréhension de sa signification, mais de créer une perception particulière de l’objet, de créer savisionet non saré-identification59Ibid., p. 35, en italiques dans le texte. ». Si le premier chapitre, « La fuite », devait amener à la « ré-identification » immédiate, s’il devait être perçu comme une expression de la culpabilité de la locutrice devant son inaction lors de leur dernière rencontre, d’avoir « repoussé [l]a demande informulée [de sa sœur] » (MSMH, 183), le projet littéraire serait achevé avant d’avoir commencé. Le « processus perceptif » dont parle Shklovsky et la « perception particulière » à laquelle oblige l’étrangisation créent les conditions pour accéder au traumatisme avant de comprendre de quoi il s’agit.

Soi-même comme une autre

Alors qu’elle s’approche du soleil noir, la locutrice est parfois forcée de s’étrangiser elle-même. Ce mécanisme (de survie) se déploie tout particulièrement dans ses expériences de « décorporation », pendant lesquelles elle se « gliss[e] dans les interstices » et qui constituent l’un des « détails » récurrents soulevés plus haut. En effet, les moments où elle décrit son propre corps comme intangible, immatériel, invisible, imperceptible ou malléable ainsi que les moments où sa perception sensorielle dépasse les limites de son existence corporelle foisonnent dans les trois premiers chapitres – c’est ce que je désignerai comme la décorporation.

Or les expériences de ce type ont presque totalement disparu dans « Mes amis » et « Le retour ». Une fois identifié, reconnu, épuisé, ressassé, le soleil noir est moins dangereux ; il est de moins en moins nécessaire de l’éviter. En vérité, la seule mention du phénomène après « La traque » est faite dans « Le retour », où il est évoqué plutôt que vécu, en plus d’offrir la clef de lecture des autres instances d’expérience hors de soi : « La nuit est en train de venir. C’est le moment où […] il devient possible de perdre ses propres contours, sa matérialité, son poids, pour rejoindre le monde indéterminé des ombres et dans ce monde une personne autrefois aimée et désormais fantomatique » (MSMH, 160, je souligne). En plus d’être un moyen d’aller « rejoindre » la sœur dans « le monde indéterminé des ombres », l’auto-étrangisation peut rappeler la façon dont « les patients ayant vécu une EMI disent être sortis de leur corps, l’avoir appréhendé de l’extérieur comme s’ils étaient placés au-dessus de lui » (MSMH, 24). En outre, l’expérience de décorporation (« perdre ses […] contours ») s’apparente à la description qui est faite des silhouettes qui accompagnent les personnes ayant vécu des EMI : « Dans cette ultime vision, [les proches] sont réduits à l’état de silhouette, c’est-à-dire une forme noire, indifférenciée, une ombre. Ils sont longs et lisses, ils se déplacent lentement comme des automates. » (MSMH, 18) Ces entités rappellent à leur tour les sentinelles de « La fuite60« Elles sont disposées en phalanges, compactes, indistinctes » (MSMH, 31). » et la sœur dans « Le retour61« une ombre […] petite, menue, vacillante, familière, […] furtive, solitaire, silencieuse […]. J’allume la lumière pour [qu’elle] prenne corps, pour que son évanescence soit enfin vaincue. Rien n’y fait. » (MSMH, 158-161). ». Encore ici, le détail force la « mise en ordre » de l’œuvre à tous les niveaux : les expériences de décorporation de la locutrice dans les portions narratives rejoignent les témoignages relatés dans les fragments documentaires qui, à leur tour, sont rappelés dans la représentation du personnage de la sœur.

La locutrice précise ensuite, toujours dans un fragment documentaire, que « cette décorporation est une réaction au danger de mort » (MSMH, 25). Ici, le danger n’est pas celui de la mort mais celui du souvenir de la mort. L’action du soleil noir pousse toutefois la locutrice à une adéquation entre les deux. Dans « La fuite », elle est présentée comme étant en danger mortel et fait de la décorporation son mécanisme de survie : « Le dix-huitième jour, il y avait quelqu’un dans la maison. […] J’étais prise au piège. […] Les pas se sont rapprochés. […] Mon corps est devenu flasque, mes muscles se sont affaissés » (MSMH, 18-19).

Bien que l’on n’ait pas tout de suite affaire à une décorporation aussi complète ou intense qu’à d’autres moments de l’œuvre, la forme physique perd tout de même, devant la menace, un peu de son intégrité. Peu après, la locutrice annoncera qu’elle « aurai[t] voulu que [s]on corps [la] laisse indifférente », qu’elle « aurai[t] voulu [s]’affranchir de lui » (MSMH, 25). Plus tard, sur le plateau, devant les hordes de sentinelles qui risquent de l’« emprisonner », de la « secouer », de la « frapper » ou de la « torturer » (MSMH, 32), la solution qui s’impose à la locutrice s’exprime de la façon suivante : « je renonce, je vais renoncer, je crois que je vais renoncer, je vais quitter mon corps » (MSMH, 32). L’annonce de la décorporation est précédée d’une capitulation qui perd en certitude au fur et à mesure qu’elle est réaffirmée, passant du présent de l’indicatif au futur proche avant d’être reléguée à la subordonnée. Avant de quitter son corps, la locutrice parait quitter sa propre volonté : d’abord certaine de la voie à prendre, elle se remet en question avant de passer à l’acte, renforçant l’impression de disparition ou d’évanescence avant qu’elle soit affirmée.

Éclipse du soleil noir

En dépit du fait que l’auto-étrangisation puisse être comprise comme « une réaction au danger de mort », c’est à la mort elle-même que peut être assimilée l’expérience d’intangibilité la plus remarquable et la plus intense, à la fin du chapitre « La traque ». La décorporation, qui constituait un moyen de survie dans « La fuite », est déjà moins désirable deux chapitres plus tard. Le premier mouvement de la locutrice face au soleil noir était de se voiler la face : afin de s’échapper, elle choisit de quitter son corps et parasiter une sentinelle dans « La fuite », alors qu’elle s’enferme dans une « pièce aveugle » dans « Dans la maison ». Cependant, tandis que les stratégies d’épuisement déployées commencent à porter fruit, la vision du soleil noir commence à devenir plus supportable. Plutôt que de se cacher, la locutrice cherche donc ouvertement des moyens de s’en approcher sans se mettre directement en danger.

Dans le troisième chapitre, elle résume que « se cacher […] est une activité […] qui […] consiste essentiellement à trouver tous les moyens pour s’extraire du regard. Se cacher, c’est devenir invisible » (MSMH, 74), avant de constater qu’elle « n’[a] pas envie de devenir invisible » (MSMH, 74). Cette fois, elle préférera faire corps avec son chasseur. Les règles du jeu de cache-cache intiment à la locutrice de se cacher : si elle refuse de s’exécuter, elle doit tout de même éviter d’être trouvée, puisque si le chasseur la voit, il la « tuera par son seul regard » et qu’elle « ne veu[t] pas d’une mort, même symbolique » (MSMH, 78). C’est pourquoi elle devra se « pli[er] en deux pour échapper à son regard » (MSMH, 80) et, une fois encore, compromettre son intégrité physique. Son refus de se cacher n’est pas sans risque, puisque, à en croire les fragments documentaires de « La traque », cette posture la rend plus vulnérable au crime idéal :

[O]n recommande aux criminels de commettre des forfaits doux, lents, durant lesquels les victimes consentantes n’offrent aucune résistance et se laissent appréhender avec une résignation souriante. […] Pour que l’intensité du meurtre soit diminuée, il faudrait imaginer qu’on ne tue que des êtres qui ont perdu toute épaisseur charnelle (MSMH, 88-89).

L’étrangeté à soi-même est presque complète : dans « La traque », la locutrice surprend dans le miroir « un visage qu[’elle a] de la peine à [s]’attribuer » (MSMH, 90)62Ce passage rappelle celui, semblable en presque tous points, où la locutrice peine également à se reconnaître dans « Dans la maison » : « Sur le mur opposé, des ombres se dessinent […]. Il y a aussi ma silhouette. Je mets un petit moment à la reconnaître » (MSMH, 44). Plus tard, dans « Le retour », la silhouette qu’elle peinera à reconnaître sera celle de la sœur : « une ombre se découpe dans la cour […]. Je tente de percer son mystère […]. Ses mouvements sont étranges, à la fois lents et nerveux. […] [L]’ombre s’immobilise. C’est alors que je la reconnais. » (MSMH, 158). ; lorsqu’elle est entraînée par « la main » (MSMH, 97) dans la remise, elle se « coule dans [un] interstice étroit » dont « l’espace se distend pour [l]’accueillir » (MSMH, 97). Désormais vraisemblablement dépourvue de « toute épaisseur charnelle », la locutrice constitue la victime idéale. D’ailleurs, le crime ne tarde pas à se manifester :

La main bouge, elle m’intime l’ordre de me taire, elle vient pour m’aider, pour me consoler, pour me rassurer, je la sens me chercher, se frayer un chemin vers moi, elle est douce, ferme, lente, précise, attentive, mais je n’aime pas la main, je voudrais la retirer de moi, l’écarter, je la laisse. […] La main est plus insistante, elle frôle, elle touche, elle cherche, elle écarte, je ne dis rien, je ne crie pas, je ne soupire pas, je ne tressaille pas sans quoi le chasseur pourrait m’entendre, je me retire en moi, je quitte les parties de moi sur lesquelles la main intervient, je les lui abandonne, je les ignore et me concentre sur d’autres zones moins exposées à sa volonté, la main se pose, la main se permet, la main se crispe, la main tremble, la main tient, la main attrape, la main tâte, la main sonde, la main explore, la main visite, elle assiège, elle s’introduit, elle pénètre, elle travaille, elle fourrage, elle se déploie, elle accomplit, il serait temps que le chasseur vienne pour me libérer de la main. […] Quand le chasseur est là, il est trop tard. (MSMH, 99-101).

La main responsable de l’intrusion dans le corps de la locutrice reproduit ainsi la trajectoire du conjoint de la sœur dans la famille. Ce dernier « entr[e] par effraction, […] pénètr[e] par le corps le plus faible, […] s’immisc[e] par les parties les plus vulnérables, les parties molles et humides » ; il est « len[t] », « serei[n] » et « détermin[é] » (MSMH, 171).

Cet épisode opère une transformation profonde dans le corps de la locutrice, qui est désormais invisible aux yeux du chasseur. Alors que sa découverte par « [s]on chasseur » semblait « inévitable » (MSMH, 102), « son expression [au chasseur] ne manifeste pas qu[’elle] lui apparai[t] » (MSMH, 103), et il repart seul avec la main et son propriétaire. En réaction à cette invisibilité qu’elle refusait plus tôt pour la première fois, la locutrice « fait le mort » (MSMH, 104) :

Mes yeux se voilent. Mes lèvres se collent l’une à l’autre. C’est une expérience déroutante de se sentir de plus en plus opaque, de plus en plus dure et figée. Et aussi, malgré le poids en soi, d’être pour l’autre transparente […]. Aucune main ne m’approche, aucune voix ne me nomme ou ne m’appelle, le temps s’arrête […]. J’ai disparu sans le vouloir. Je suis retirée. Je suis exilée. Je suis transparente. Je suis invisible […] il y a une lumière blanche je suis projetée vers elle […] je suis comme une vitre je suis comme une fenêtre je suis comme une ouverture béante […] j’ai disparu. (MSMH, 104-106).

La mention de la « lumière blanche » est, ici aussi, un « détail » qui relie les fragments narratifs et les fragments documentaires. En décrivant les EMI, la locutrice rapporte que la plupart des gens « aperçoivent […] une lumière » (MSMH, 18) et propose ensuite des explications scientifiques pour la présence de cette « lumière blanche » (MSMH, 21). Tout porte alors à croire que, devant le « danger de mort » de cet événement traumatique qui surgit alors qu’elle cherche à en comprendre un autre, la locutrice vit quelque chose qui se rapproche d’une EMI.

La transformation dépasse cependant le seul corps de la locutrice, puisqu’elle a une influence considérable sur la posture qu’assume la voix narrative dans la suite du récit. En tentant d’épuiser, de comprendre, de suivre la piste d’un événement traumatique, en l’étrangisant, la locutrice le transforme, par inadvertance, en quelque chose d’autre. Ce second traumatisme, mi-meurtre, mi-viol, provoque une expérience de décorporation qui la projette au centre même du soleil noir, supplantant la mort de la sœur. Sa mise en récit fait le pont entre deux paradigmes dans le texte. À partir de cet événement, la locutrice est en mesure de confronter plus directement ce dont elle essaie de parler (la mort de la sœur) : il n’est plus possible de détourner le regard. Après l’avoir épuisé, ressassé, étrangisé et, finalement, expérimenté, la locutrice peut d’abord se rapprocher de son refus de parler dans « Les amis », exercice préalable au récit de la dernière rencontre, exprimé dans « Le retour ». La vision du soleil noir est désormais complète.

Conclusion

L’image de l’événement traumatisant comme un soleil noir a permis d’explorer la manière dont se déploie une poétique de l’écriture du traumatisme dans Mécanismes de survie en milieu hostile. Au terme des séjours en milieu hostile, le suicide de la sœur lui-même demeure invisible, jamais directement décrit, hors de portée du témoignage de la locutrice. On lit plutôt, dans « La fuite », le récit de sa culpabilité, qui s’éclaire à la lumière de la dernière rencontre, racontée dans « Le retour » ; dans « Dans la maison », c’est le moment préalable à l’annonce de la mort qui est mis au jour ; dans « La traque », la locutrice revit une partie de cache-cache, au terme de laquelle elle est embusquée par un autre événement traumatisant63Ce motif de l’agression d’un personnage encore enfant est par ailleurs déplié dans la plus récente œuvre de Rosenthal à cette date, Une femme sur le fil, Paris, Verticales, 2025., qu’elle ne cherchait pas encore à comprendre. Cette expérience, dont elle s’éloigne brutalement en quittant son corps, lui permet, dans « Mes amis », de faire face à son récit et de soulever le voile, d’éclaircir le flou. L’acte d’écriture trace, peu à peu, les contours d’un événement traumatique sans risque de le révéler tout à fait ; la lumière funeste du deuil déforme tout ce sur quoi son regard se pose, nourrissant, comme par photosynthèse, un impératif de raconter.

Afin de s’approcher le plus possible de l’événement et de comprendre les raisons de sa propre résistance, les stratagèmes déployés dans le texte sont nombreux. Tout au long de l’œuvre, la locutrice tente d’épuiser l’événement à travers l’adoption d’une posture de lectrice de ses propres textes. La mise à profit d’autres voix dans les fragments documentaires lui alloue une multitude d’angles d’observation. Ceci n’étant pas suffisant, la locutrice profite du fait qu’elle ne peut « échapper à la mort[, o]u plutôt à sa vision » (MSMH, 107). L’effet de ressassement provoqué par l’omniprésence du soleil noir lui permet d’étrangiser les événements, de les éloigner, de les tordre par le langage, démultipliant une fois de plus les points de vue possibles, tout en les reliant à travers des détails, ou des indices, que locutrice et lectorat suivront ensemble afin de toucher le centre. C’est en s’éloignant aussi d’elle-même, en quittant son corps, mais surtout en faisant l’expérience d’un autre traumatisme, que la locutrice acquiert une vue d’ensemble. La main la met face à un « danger de mort » (MSMH, 25) qui lui permet d’éclipser le soleil noir pendant un temps suffisant pour trouver ses repères.

La culpabilité et le deuil constituent à la fois la force motrice au centre de l’œuvre et le voile qui pèse sur son projet. Devant cet Hélios mortifère, la seule solution semble être de se caler dans une « écriture qui ne sait pas où elle va et qui chemine à l’aveugle64Olivia Rosenthal et Alison James, op. cit., p. 3. ». Gare à qui regarde avec les yeux trop grand ouverts.

  • 1
    Librairie Mollat, « Olivia Rosenthal – Mécanismes de survie en milieu hostile », 9 min 52 s, 2014, en ligne, <https://www.youtube.com/watch?v=Z-2yk38m9WA>.
  • 2
    Ibid.
  • 3
    Laurence Houot, « Mécanismes de survie en milieu hostile, roman expérimental d’Olivia Rosenthal », Culturebox, 2014, en ligne, <http://culturebox.francetvinfo.fr/livres/romans/mecanismes-de-survie-en-milieu-hostile-roman-experimental-dolivia-rosenthal-194783>.
  • 4
    Librairie Mollat, op. cit.
  • 5
    Ibid.
  • 6
    Ibid.
  • 7
    Ibid.
  • 8
    Ibid., je souligne.
  • 9
    Parmi les œuvres littéraires de Rosenthal qui intègrent des fragments documentaires tirés de séries d’entrevues menées autour d’un sujet précis, on peut citer On n’est pas là pour disparaître (2007), autour de la question de la maladie d’Alzheimer ; Viande froide (2008), qui porte le sous-titre « Reportages » et traite du rapport aux lieux ; Que font les rennes après Noël ? (2010), interrogeant à la fois notre rapport avec les animaux et nos rapports interpersonnels ; Ils ne sont pour rien dans mes larmes (2012) ou encore Toutes les femmes sont des Aliens (2016), ces trois dernières œuvres explorant les impacts que la fiction – en particulier le cinéma – peut avoir sur la vie d’individus et leur perception d’eux-mêmes.
  • 10
    Même si rien dans le texte lui-même ne permet de l’identifier directement comme une autofiction et que l’objet-livre ne porte aucune indication générique, le lien entre les fictions et la vie de l’autrice en est un qu’elle souligne fréquemment elle-même. Dans un entretien accordé à Alison James en avril 2024, Rosenthal désigne spécifiquement Mécanismes comme une façon de se « protége[r] de l’intime par la fiction » tout en « entr[ant] le plus loin possible à l’intérieur de soi ». Olivia Rosenthal et Alison James, « Olivia Rosenthal, “Tout projet commence par un déplacement”. Propos recueillis par Alison James », Revue critique de fixxion française contemporaine, vol. 28, 2024, p. 3, en ligne, https://doi.org/10.4000/11u09. L’écrivaine étend par ailleurs cette étiquette autofictionnelle à l’ensemble de son œuvre : « J’ai d’ailleurs constaté à chaque fois que je commence un texte, que j’essaye d’écrire une pure fiction romanesque, tout à fait imaginaire. Et à chaque fois cette tentative se solde par un échec, je suis obligée de transformer le texte à mesure et n’arrive à me passionner pour l’écriture qu’en travaillant à partir de faits ou de paroles réelles. » (Ibid.)
  • 11
    Librairie Mollat, op. cit.
  • 12
    Olivia Rosenthal, Mécanismes de survie en milieu hostile, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 2016. Désormais abrégé en MSMH suivi du numéro de page.
  • 13
    Cathy Caruth, Unclaimed Experience. Trauma, Narrative, and History, Baltimore, Johns Hopkins University Press, 1996, p. 1 : « catastrophic events seem to repeat themselves for those who have passed through them ».
  • 14
    Ibid., p. 5 : « traumatic experience […] is marked […] by the ways it simultaneously defies and demands our witness ».
  • 15
    La seule chose affirmée en toutes lettres dans le texte est le décès de la sœur, dont la cause n’est jamais rendue expressément claire. Certains fragments documentaires, particulièrement ceux insérés dans « La traque », décrivant la scène de crime et détaillant le processus de la science forensique, portent à croire que la sœur pourrait avoir été victime d’un meurtre, possiblement aux mains de son conjoint : « Aucun lieu, si privé soit-il, chambre, cuisine, salle de bain, ne protège contre le risque d’être tué » (MSMH, 78). Toutefois, un fragment introductif au « Retour », en plus de la détresse exprimée par la sœur lors de sa dernière rencontre avec la narratrice, pointe plutôt vers un suicide pour la cause de la mort : « Le tiroir n’est qu’un exemple […] des désordres que les morts brutales provoquent dans les familles. Et quand j’y pense, j’en veux à tous les suicidés, […] en mettant fin à leurs jours, de bouleverser à jamais leurs proches. […] Les suicidés sont des terroristes. Ils nous prennent en otage, ils menacent sous nos yeux impuissants de se faire exploser la cervelle ou d’avaler un tube de somnifères. […] [J]e revisite encore avec une délectation morose l’âge où je croyais encore que les trois silhouettes qui composaient mon environnement seraient des étoiles fixes diffusant leur lumière égale et inchangée sur l’univers. » (MSMH, 149-151). En rapprochant ainsi le tiroir où elle « devr[a] fouiller en cas de décès brutal de [s]es deux ascendants […] dont [elle est] désormais la seule légataire » (MSMH, 149), son ressentiment vis-à-vis des « suicidés » et l’absence de sa sœur dans le tableau familial, la narratrice suggère le suicide comme cause de sa mort. C’est donc cette hypothèse que je retiendrai dans la suite de cet article, considérant toutefois qu’il ne s’agit pas d’une information qui est, hors de tout doute, présente dans le texte.
  • 16
    Cathy Caruth, op. cit., p. 5 : « Such a question […] can never be asked in a straightforward way, but must, indeed, also be spoken in a […] language that defies, even as it claims, our understanding. ».
  • 17
    Le terme de « locutrice » est emprunté à Dominique Rabaté d’après Oswald Ducrot pour désigner l’être « qui, dans le sens même de l’énoncé, est présenté comme son responsable » et à qui réfèrent « le pronom Je et les autres marques de la première personne ». Oswald Ducrot et Danièle Bourcier, Les Mots du discours, Paris, Éditions de Minuit, 1980, p. 193. C’est celui que je préconiserai pour dissoudre ambiguïté de la triple identité (autrice, personnage et narratrice) de l’instance énonciative. En dépit des détails qui séparent les narratrices des différents chapitres (âge, lieux, expériences vécues), elles se présentent toutes au centre de ce que la narratrice des fragments métanarratifs nomme « [l]es expressions possibles de ce qui [la] hante » (MSMH, 35). Le terme « locturice » permet ainsi de réunir toutes les instances énonciatives comme exprimant une seule et même hantise, de laquelle le texte essaie de s’approcher. Il est à comprendre comme une acception plus limitée – excluant donc lectorat ou auditoire – du sujet de Murzilli, qu’elle emploie par rapport aux œuvres de Rosenthal pour « pouvoir réunir sous une même acception aussi bien l’auteur, le narrateur et/ou les personnages que le lecteur ou le spectateur ». Nancy Murzilli, « L’expérimentation du dispositif chez Olivia Rosenthal : Les Larmes hors le livre », Cahiers de narratologie. Analyse et théorie narratives, 2012, p. 13, en ligne, https://doi.org/10.4000/narratologie.6633.
  • 18
    Cathy Caruth, op. cit., p. 62 : « The return of the traumatic experience […] is not the signal of the direct experience but, rather, of the attempt to overcome the fact that it was not direct, to attempt to master what was never fully grasped in the first place ».
  • 19
    Ibid., p. 64‑65.
  • 20
    Librairie Mollat, op. cit.
  • 21
    Cathy Caruth, op. cit., p. 8‑9.
  • 22
    Librairie Mollat, op. cit.
  • 23
    Julia Kristeva, Soleil noir. Dépression et mélancolie, Paris, Gallimard, 1987, coll. « Folio essais », p. 20.
  • 24
    Ibid., p. 162‑163, en italiques dans le texte.
  • 25
    Ibid., p. 22.
  • 26
    Dominique Rabaté, Vers une littérature de l’épuisement, Paris, éditions José Corti, 1991, p. 42.
  • 27
    Ibid., p. 8.
  • 28
    Ibid., p. 26.
  • 29
    Librairie Mollat, op. cit. Je reviendrai sur cette idée de circularité plus loin.
  • 30
    Le terme « autaire » est à comprendre ici comme une alternative non-genrée et inclusive aux formes « auteur » ou « autrice ».
  • 31
    Dominique Rabaté, « L’individu contemporain et la trame narrative d’une vie », Studi Francesi, 2015, nᵒ 175 (LIX, I) p. 54, en ligne, https://doi.org/10.4000/studifrancesi.282.
  • 32
    Ibid., p. 55.
  • 33
    Ibid., p. 58.
  • 34
    Ibid.
  • 35
    Ibid., p. 59.
  • 36
    Estelle Mouton-Rovira, « Les exercices interprétatifs d’Olivia Rosenthal. La réception, entre intime et collectif », Relief – Revue électronique de littérature française, vol. 16, nᵒ 2, 2022, p. 35, en ligne, https://doi.org/10.51777/relief13495.
  • 37
    Ibid., p. 41.
  • 38
    Dominique Rabaté, op. cit., p. 8.
  • 39
    Librairie Mollat, op. cit.
  • 40
    Dominique Rabaté, op. cit., p. 9.
  • 41
    Éric Trudel, « Passions du réel (sur Philippe Vasset, Olivia Rosenthal et Thomas Clerc) », vol. 54,  nᵒ 2-3, Liverpool, Liverpool University Press, 2017, p. 125, en ligne, https://doi.org/10.3828/AJFS.201. Même si cette remarque concerne spécifiquement Viande froide (2008), elle s’applique tout aussi bien à Mécanismes ainsi qu’à bon nombre de textes de Rosenthal.
  • 42
    Je m’arrête un instant sur l’étrangeté de la formulation au pluriel alors que la locutrice ne fait l’histoire que d’un seul ami, précisant que « ceux dont [elle] n’a pas parlé […] n’ont pas tous eu le même sort » (MSMH, 136) et tâchant de singulariser rapidement le pluriel : « Je les ai appelés mes amis. Ils ont été plusieurs et un seul. J’ai eu des amis. J’ai eu un ami. » (MSMH, 111).
  • 43
    Le substantif « sœur » apparaît pour la première fois dans « Dans la maison », mais il est alors séparé de la parole de la locutrice par plusieurs niveaux de mise à distance. Il est en effet logé dans un discours rapporté imaginaire (ne portant toutefois pas de marque graphique distinctive), au cœur d’une phrase qu’elle se figure que ses parents lui diront au moment de revenir à la maison et qu’elle s’empressera de mettre en doute : « Ils viendront vers moi, ils me prendront dans leurs bras, ils diront Ta sœur est morte, nous sommes allés reconnaître le corps. [..] Je ne les croirai pas, je douterai d’eux » (MSMH, 63).
  • 44
    Cathy Caruth, op. cit., p. 64.
  • 45
    Marie-Odile André, « Olivia Rosenthal, ce que le montage fait au ressassement », La Revue des lettres modernes. Écritures contemporaines : Olivia Rosenthal, le dispositif, le monde et l’intime, vol. 15, nᵒ 1, Paris, Classiques Garnier, 2020, p. 100.
  • 46
    Éric Benoit, « Sas (la parole en exil) », in Michel Braud, Jean-Pierre Moussaron, Isabelle Poulin, Dominique Rabaté (dir.), Écritures du ressassement, Presses Universitaires de Bordeaux, 2001, coll. « Modernités », p. 31, en ligne, https://doi.org/10.4000/books.pub.5381.
  • 47
    Ibid.
  • 48
    Nicolas Xanthos, « Chipoter sur les détails », Contre-jour : cahiers littéraires, nᵒ 18., 2009, p. 119‑120, en ligne, <https://id.erudit.org/iderudit/2579ac.
  • 49
    Ibid., p. 133.
  • 50
    On notera qu’un autre détail qui relie les récits, auquel je n’ai pas l’espace de m’intéresser ici, se tisse autour de la chambre des parents dans la maison familiale. Dans cette pièce, la locutrice évoque à plusieurs reprises la « scène primitive », pendant laquelle les sœurs observent leurs parents pendant le coït, qu’elle rapproche de la « scène primaire » du crime (MSMH, 73-74, 86-87, 169). C’est aussi là que la sœur « demande de l’aide » (MSMH, 170) lors de leur dernière rencontre ; comme de fait, dans « Dans la maison », la locutrice ressent une présence dans la chambre (MSMH, 55-57), alors qu’elle devrait être seule.
  • 51
    Dominique Rabaté, op. cit., p. 56.
  • 52
    Nicolas Xanthos, op. cit., p. 130.
  • 53
    Ibid.
  • 54
    Ibid.
  • 55
    Marie-Odile André, op. cit., p. 102.
  • 56
    Ibid.
  • 57
    Ibid., p. 103.
  • 58
    Viktor Borisovich Shklovsky, L’Art comme procédé, trad. Régis Gayraud, Paris, Allia, 2008, p. 23.
  • 59
    Ibid., p. 35, en italiques dans le texte.
  • 60
    « Elles sont disposées en phalanges, compactes, indistinctes » (MSMH, 31).
  • 61
    « une ombre […] petite, menue, vacillante, familière, […] furtive, solitaire, silencieuse […]. J’allume la lumière pour [qu’elle] prenne corps, pour que son évanescence soit enfin vaincue. Rien n’y fait. » (MSMH, 158-161).
  • 62
    Ce passage rappelle celui, semblable en presque tous points, où la locutrice peine également à se reconnaître dans « Dans la maison » : « Sur le mur opposé, des ombres se dessinent […]. Il y a aussi ma silhouette. Je mets un petit moment à la reconnaître » (MSMH, 44). Plus tard, dans « Le retour », la silhouette qu’elle peinera à reconnaître sera celle de la sœur : « une ombre se découpe dans la cour […]. Je tente de percer son mystère […]. Ses mouvements sont étranges, à la fois lents et nerveux. […] [L]’ombre s’immobilise. C’est alors que je la reconnais. » (MSMH, 158).
  • 63
    Ce motif de l’agression d’un personnage encore enfant est par ailleurs déplié dans la plus récente œuvre de Rosenthal à cette date, Une femme sur le fil, Paris, Verticales, 2025.
  • 64
    Olivia Rosenthal et Alison James, op. cit., p. 3.