Naître du soleil
Catherine Mavrikakis est écrivaine.
Revue de littérature et d'arts modernes
Catherine Mavrikakis est écrivaine.
Le 13 janvier 1947, en fin de journée, alors que le soleil est en train de se coucher, sur un trottoir bien banal de Paris, ma mère croise Antonin Artaud.
Le vieil homme, âgé pourtant seulement de 51 ans, arpente la rue, dans l’attente de sa dernière apparition publique. À 21 heures, ce soir même, il donnera une conférence, son ultime, au théâtre du Vieux-Colombier. La salle sera comble, composée d’amis, d’artistes et d’intellectuels.
Artaud est très nerveux. Il jette un regard un peu méchant aux passants qui osent s’aventurer près de lui. Que viennent-ils faire ici ? Iront-ils au spectacle ? S’il pouvait leur jeter des sorts… Mon dieu, qu’il se sentirait mieux !
Tout à l’heure, il n’arrivera même pas à lire le magnifique texte qu’il a préparé. Il le sait déjà, il ne pourra pas lire. Lui, Artaud… Il pressent qu’il souffrira trop à être ainsi exposé devant tous ces gens. Il comprend qu’il quittera la salle avant la fin de sa prestation. Artaud est très, très nerveux et les gens qui se promènent ce soir-là ne peuvent lui sembler que d’infâmes ennemis. Que font-ils là ? Pourquoi se rendent-ils au Vieux-Colombier ? Viennent-ils là pour assister à sa fin ? Ou que font-ils à vouloir aller ailleurs ? Pourquoi n’iraient-ils pas le voir, lui ? N’est-il pas Artaud, après tout ?
Ce sera un fiasco, une autre merde de spectacle ! Voilà… Peut-être devrait-il retrouver sa loge ou s’enfuir encore en Irlande, à toutes jambes ?
Devant la boulangerie rue du Vieux-Colombier, il pense qu’il ne retournera jamais au théâtre. Pour quoi faire ? Il crève de peur. Il connaît pourtant bien la salle dans laquelle il va parler, il y est venu en 1922 et puis en 1935, il y est déjà allé bien, mais s’en souvient-il vraiment ? Les dernières années ont semblé si violentes, à Rodez et à Ivry. Les électrochocs, la saloperie du Docteur Ferdière, son ami, et ce soleil couchant qui ne cesse de tourmenter les esprits jusque dans Paris…
Artaud décide d’aller marcher un peu plus loin, ses pas le porteront peut-être jusqu’à sa disparition. Il se perdra dans la foule, dans cette ville qu’il aimait bien autrefois. Il fait froid, très froid et le Mômo porte un veston au tissu un peu mince, il a laissé son manteau au théâtre. Il voulait seulement prendre l’air, ou ne jamais revenir.
Il n’avait que faire de son paletot.
Il se retrouve vite sur la Rue du Dragon, dont il a toujours aimé le nom. Saint- Germain-des-Prés ressemble parfois à un petit village. Il porte en lui quelque chose de magique. Artaud espère qu’un animal mythologique crachera du feu à son visage, cela le réchauffera peut-être. Il fait si froid, et le soleil d’hiver est glacial. Il s’attend donc à voir apparaître devant lui un grand animal.
C’est là, précisément là, qu’il voit de loin, une jeune femme qui court vers lui avec son gros ventre. Elle court dans le soleil, elle semble être née de lui. Oui, elle tombe du soleil, mais elle ne le sait pas encore.
C’est ma mère. Elle court vers Artaud. Elle n’a pas 22 ans. Elle n’est pas grosse de sa fille, moi. Elle l’est de son premier fils : Patrick, mon frère.
Elle court sur le trottoir de la Rue du Dragon dans la lumière glaciale du jour qui aveugle les passants. Elle court de l’appartement de ses beaux-parents à la boutique de produits fins où elle travaille pour la famille de son mari. Elle a épousé Pierre, le 18 septembre 1946, à l’église juste à côté. Ils s’aiment… Oui, c’est cela… peu importe. Il fait très froid pour cette jeune femme qui attend un bébé. Un garçon, elle s’en doute… Il naîtra bientôt. Au début du printemps. La jeune fille court vers son destin de mère, de femme qu’elle ne connaît pas encore.
Elle court vers Antonin Artaud.
Celui-ci la déteste immédiatement. Se prend-elle pour la fille d’Héliogabale, une enfant du soleil, cette jeune madone dérisoire devant lui ? Une autre gamine qui va mettre bas bientôt ? Quel oiseau de mauvais augure ! La copulation semble passionner les enfants de l’après-guerre. N’ont-ils pas senti la dévastation ?
Artaud maudit immédiatement cette jeune femme insouciante. Cet enfant qu’elle porte, lui aussi, sera un pèlerin irlandais, comme Artaud le fut en 1937. Lui aussi, il en bavera. Il n’y a pas de raisons !
La jeune femme avec son gros ventre est une insolente, une péronnelle. Elle sourit aux passants, en semblant s’amuser d’eux. Elle est heureuse, trop heureuse. Que ce bébé soit maudit à jamais, lui lance Artaud. Mais la jeune femme n’entend pas, pas encore… Elle dépasse l’homme en veston et entre dans un magasin.
Artaud la voit se retourner vers lui. De l’intérieur de la boutique, elle lui sourit à lui. Elle rit, il le sent. Qu’elle aille au diable… Son fils sera un autre suicidé de la société… Elle est trop heureuse, cette gamine infecte… Quelle poisse de l’avoir rencontrée !
Le soleil se couche vite… Il s’est totalement éteint. Artaud marche dans le froid et l’obscurité de Paris. Les magasins éclairent de temps à autre ses pas. Il reprend le chemin du Vieux- Colombier. Il n’ira pas plus loin. Il lui faudrait son paletot et il l’a laissé au théâtre…
Il vient de lancer à la vie un mauvais sort. Il sait qu’il sera encore frappé par le malheur tout à l’heure. Mais au moins il ne sera pas seul dans l’horreur.
Il a distillé du poison dans le monde. Cette jeune femme aura un fils bien malheureux. Peut-être sera-t-il artiste ? Qui sait ? Elle ne sera en tout cas plus jamais insouciante, la gamine gracile au gros ventre.
Elle est tombée du soleil. Elle ne se relèvera pas.
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