Des manies

Des manies

Samuel Desmeules

Samuel Desmeules est étudiant à la maîtrise en littératures de langue française à l’Université de Montréal. Son mémoire en recherche-création porte sur l’impossibilité de la magie dans l’œuvre poétique d’Henri Michaux, ainsi que sur les liens entre douleur et enchantement. Dans sa pratique créative, il s’intéresse à des formes variées comme le monologue, le récit d’obsession et la poésie en prose.

J’étais un enfant normal jusqu’en cinquième année du primaire mais, en sixième année du primaire, je suis devenu un enfant anormal. Je me suis mis à développer ce que ma mère a appelé des manies, faute d’avoir le bon mot, mais devant rapidement en trouver un pour me sauver. Avec le mot manies, j’étais déjà un peu moins anormal que sans le mot manies, parce que le mot manies n’était pas un mot inventé, mais un mot qui existait déjà. Ma mère avait choisi le mot manies parmi les autres mots qu’elle connaissait et, qui sait, peut-être m’a-t-elle rattaché sans le savoir à une lignée d’enfants inconnus qui se pensent eux aussi anormaux, et qui sont peut-être morts aujourd’hui, mais dont les mères ont vite fait de faire apparaître le mot manies dans leur esprit, pour les sauver. Je me disais aussi que si le mot manies était très vieux, il pouvait également me rattacher à une lignée de chevaliers du Moyen Âge, parce qu’il était raisonnable de croire qu’au moins un chevalier dans le monde avait bel et bien dû, un jour, si le mot existait, développer des manies, et que sa mère avait bel et bien dû, de son côté, qualifier ce qui arrivait à son fils par le mot qui lui apparaissait le plus juste : le mot manies. En sixième année du primaire, donc, c’est cette pensée qui me permettait de survivre, parce que mes manies étaient intolérables et, du fait qu’elles étaient intolérables, elles devenaient la seule chose importante de ma vie, la priorité de mes priorités, et je savais fort bien que cette priorité des priorités était la seule de toutes mes priorités à ne pas tolérer sous aucun prétexte que je la mette une seconde de côté pour aller travailler à ma deuxième priorité, par exemple, ou à ma troisième priorité et ainsi de suite. Mes manies, c’étaient des sortes de forces intérieures qui m’obligeaient constamment à travailler à leur réalisation, et ce que je devais réaliser était toujours de près ou de loin lié à la destruction de quelque chose que ma mère aimait. Aussitôt que ces forces intérieures avaient l’impression que je n’étais pas entièrement consacré à leur réalisation, elles enclenchaient automatiquement en moi une douleur insupportable, et je devais soit l’endurer en continu parce qu’elle ne s’arrêtait jamais d’elle-même, soit la faire arrêter en entreprenant moi-même de détruire ce que les forces me demandaient de détruire : quelque chose que ma mère aimait. Le problème était qu’elles me demandaient de faire exactement ce que je voulais le moins faire, parce que ma deuxième priorité, construite naturellement en réaction à la première, était de ne jamais effectuer la destruction de quelque chose que ma mère aimait. Au début de ma sixième année du primaire, quand cela a commencé, j’échouais très rapidement dans l’endurance de cette douleur insupportable, mais vers la fin de ma sixième année du primaire, je pouvais l’endurer pendant des semaines entières. L’une des premières choses que j’ai détruites a été un jeu vidéo que ma mère venait de m’acheter. Avant de me l’acheter, elle m’avait bien spécifié qu’elle m’aimait, et que c’était parce qu’elle m’aimait qu’elle allait me l’acheter, et qu’elle le faisait même si elle n’avait pas beaucoup d’argent parce qu’en théorie, elle ne peut pas me l’acheter, mais elle le fait pareil parce que, théorie pas théorie, elle veut que je sois heureux. Alors quand nous sommes arrivés à la maison, je suis allé dans ma chambre et j’ai joué à mon jeu, mais après quelques heures, une douleur insupportable est arrivée et cette douleur, de la manière la plus absurde du monde, je comprenais de l’intérieur ce qu’elle voulait dire, et ce qu’elle voulait dire était de prendre le disque de mon jeu, de le détruire et d’aller le montrer aussitôt à ma mère, pour qu’elle sache que son fils venait de détruire le jeu qu’elle venait tout juste de lui acheter pour le rendre heureux, parce qu’elle l’aimait. Aussitôt que je lui ai montré le disque de mon jeu plié en deux, j’ai explosé en pleurs et en regrets, mais la douleur insupportable était partie, elle s’était retirée automatiquement. Une fois que je montrais telle ou telle chose que je venais de détruire à ma mère, c’est à partir de là que j’explosais, et parfois même j’explosais un peu avant, en m’en allant lui montrer, et il y avait toujours deux réactions de la part de ma mère : la première, instinctive, qui était celle de la colère, et la deuxième, qui consistait à revenir sur la colère et à me pardonner de mes actions. Et dans ce passage de la colère au pardon se jouait tout l’amour que je recevais dans ce monde, du moins tout l’amour que mes manies m’autorisaient à recevoir. Mes pleurs et mes regrets, à ce moment-là, je me disais qu’ils étaient des pleurs et des regrets purs, parce qu’ils n’étaient en rien souillés par la douleur insupportable qui, à ce moment-là, s’était retirée automatiquement. Au lieu de se mélanger à mes autres émotions comme à son habitude, la douleur insupportable cédait entièrement la place à mes pleurs et à mes regrets, et elle disparaissait même pendant quelques jours. C’est donc en sixième année du primaire que j’ai découvert que les pleurs et les regrets, dans des circonstances bien particulières, pouvaient se tordre et devenir des pleurs et des regrets plaisants, au lieu de demeurer des pleurs et des regrets déplaisants et profanes, ce que n’aurait jamais cru l’enfant normal de la cinquième année du primaire. La douleur insupportable cédait la place à tout ce plaisir pendant quelques jours, oui, mais mes manies recommençaient toujours à avoir faim, et je ne me souviens pas d’un seul moment dans mon enfance où elles ont dérogé à la règle de la faim. Au lieu d’être des manies imprévisibles, mes manies étaient trop prévisibles, et c’est cela qui me procurait le plus de désespoir. Mes manies étaient la chose la plus parfaite que j’avais vue dans ma vie et moi, la chose la plus endommagée et la plus fatiguée du monde, de sorte qu’il n’y avait rien de plus absurde que lorsque je me décidais à entamer des combats de longue durée contre mes manies absolument parfaites. Quand j’avais un peu de force, je pouvais endurer plus d’un mois la douleur insupportable qu’elles enclenchaient en moi en continu, mais je finissais toujours par succomber, et je réalisais la destruction qui m’était demandée : la destruction d’une nouvelle chose que ma mère aimait, et que la douleur insupportable était prête à pointer du doigt pendant des mois encore s’il le fallait, bien assise entre mon estomac et mon aorte, toujours égale à elle-même. Dès les premières semaines où mes manies ont commencé, j’avais déjà compris que je ne retrouverais jamais l’enfant normal de la cinquième année du primaire et que le reste de mes jours, environ soixante-dix ans, consisterait à endurer cette douleur insupportable au moins les neuf dixièmes de mon temps éveillé, et cela jusqu’au moment de ma mort dont il était raisonnable de croire qu’elle se produirait environ dans ma quatre-vingtaine, en admettant que je ne me suicide pas au moment de la mort de ma mère parce que je trouverais bien le moyen de me la mettre sur le dos. Il reste que tout au long de ma sixième année du primaire, j’ai offert des bons combats à mes manies. Plus les semaines d’école s’enchaînaient, plus j’apprenais à les combattre et parfois, mais très rarement, j’avais même l’impression de jouer un peu, un tout petit peu aux chevaliers. Mes forces diminuaient de semaine en semaine, parce que même le plus grand des chevaliers n’est pas parfait, mais j’acquérais de plus en plus de connaissances sur mes manies, je déchiffrais leurs manières d’attaquer, je prévoyais leurs coups d’avance et surtout, je me défendais. Ma défense était tout simplement d’accepter la douleur insupportable, d’accepter d’avoir mal : de me coucher en ayant mal, de me lever en ayant mal, d’avoir du plaisir en ayant mal, de voir mes amis en ayant mal, de rire en ayant mal, d’être amoureux en ayant mal, d’être rassuré en ayant mal, d’aimer ma mère en ayant mal et ainsi de suite en ayant mal. À force d’avoir mal, et cela était très chevalier, je pouvais m’observer comme si j’assistais à ma vie à la troisième personne, et je pouvais trouver cela très tragique et pleurer très fort ma condition de garçon à manies qui a mal. En faisant constamment des pas de côté de ce genre, je me consolais, et mes consolations de moi à moi étaient des consolations pures. Voilà donc comment l’enfant anormal fonctionnait, et cela était un peu moins chevalier : en devant être pardonné à toutes les semaines par sa mère et en devant se consoler de devoir être pardonné à toutes les semaines par sa mère, parce que l’enfant anormal est un enfant qui détruit des objets à répétition. Voilà comment s’est passée sa sixième année du primaire, et à sa première année du secondaire, cela a continué et à sa deuxième année du secondaire, cela a continué et à sa troisième année du secondaire, cela a continué et à sa quatrième année du secondaire, cela a continué et à sa cinquième année du secondaire, cela s’est arrêté parce que l’enfant a fait comme son père et s’est mis à boire. Il avait compris que l’objet que sa mère aimait le plus et qu’il fallait détruire, ce n’était ni un jeu vidéo ni un nouveau chandail que sa mère venait de lui acheter, mais que c’était lui, tout simplement. Et c’est au fond ce qu’il a fait aujourd’hui, en racontant cette histoire, et c’est pour cette raison précise qu’il se déteste : parce que rien n’est plus vaniteux que de raconter son histoire avant celle de sa mère.