Mirages suicidaires dans le mausolée guibertien
Benjamin Gagnon Chainey est physiothérapeute, auteur et chercheur postdoctoral en littérature à l’Université Laval. En 2022, il a complété un doctorat en littératures de langue française, en cotutelle entre l’Université de Montréal et la Nottingham Trent University, sur les littératures de la syphilis de la fin du XIXe siècle, et du sida de la fin du XXe siècle. Il est présentement officier des communications de l’Association canadienne des sciences humaines en santé (ACSHS). Ses textes de recherche et de création ont été publiés dans des revues et des livres collectifs. Son premier roman, Candy, a été publié en septembre 2022 aux Éditions Héliotrope.
« […] je choisirais entre le suicide et l’écriture d’un nouveau livre […] »
Le suicide innerve l’œuvre et la vie d’Hervé Guibert de part en part, depuis son tout premier texte publié en 1977, jusqu’à sa tentative de suicide à la digitaline, la veille de son 36e anniversaire, dans la nuit du 12 au 13 décembre 1991. En effet, dans La Mort propagande, le premier livre qu’il publie à l’âge de 22 ans, Guibert déclare vouloir être ventriloqué par la mort, devenir son interprète jusqu’à offrir son suicide en spectacle à un public qui sera « pris de convulsions, contractions, répulsions, érections, vibrations, jouissances, dégueulis de toutes sortes ». Au gré d’une prose grandiloquente, Guibert érige la mort en diva à incarner viscéralement, transforme sa pulsion suicidaire en puissance spectaculaire :
À l’issue de cette série d’expressions, l’ultime travestissement, l’ultime maquillage, la mort. On la bâillonne, on la censure, on tente de la noyer dans le désinfectant, de l’étouffer dans la glace. Moi je veux lui laisser élever sa voix puissante et qu’elle chante, diva, à travers mon corps. Ce sera ma seule partenaire, je serai son interprète. Ne pas laisser perdre cette source de spectaculaire immédiat, viscéral. Me donner la mort sur scène, devant les caméras. Donner ce spectacle extrême, excessif de mon corps, dans ma mort. En choisir les termes, le déroulement, les accessoires. (MP, 9)
Au seuil de sa vie créatrice, Guibert entrevoit déjà le suicide comme son point culminant, la réalisation cathartique d’un rêve prémonitoire jouissif et paroxystique. Il déclame en chute du premier chapitre de La Mort propagande :
Tripes et cervelles éclabousseront, répandant dans un poudroiement l’extase et la puanteur. Hollywood et Babylone peuvent être réduites à l’espace d’une chambre de bonne, avec un seul participant. Qui voudra bien produire mon suicide, ce best-seller ? Filmer la piqûre qui donne la mort la plus lente, le poison qui pénètre avec le baiser en coulant d’une bouche à l’autre (mon nom est Fatalité) ? (MP, 11)
Quand il écrit ces lignes au début de sa vingtaine, Guibert est en santé. La mort n’est encore pour lui qu’un mirage dont il n’a pas encore vu le véritable visage se dessiner sur le sien, qu’une illusion d’optique lointaine, mais dont les rayons déviants se diffractent déjà dans son corps et sa psyché. Cependant, une dizaine d’années après ce premier texte, à mesure que la mort prend inéluctablement possession de son corps avec le sida, l’idée du suicide commence peu à peu à se défaire de ses oripeaux scintillants de spectacle, pour devenir une obsession qui taraudera de plus en plus réalistement Guibert.
De fait, l’auteur ira jusqu’à mettre en scène une tentative de suicide, dans son documentaire La Pudeur et l’impudeur, réalisé à la fin de sa vie et diffusé à titre posthume, le 30 janvier 1992, sur la chaîne de télévision française TF1. Dans cette scène troublante, que les critiques Philippe Artières et Gilles Cugnon qualifient d’« expérience d’anticipation morbide », Guibert mime un jeu de roulette russe en faisant tourner, sur une table devant lui, deux verres d’eau dans l’un desquels il a préalablement versé des gouttes de digitaline en quantité suffisante pour arrêter son cœur. Guibert cesse soudain de faire tourner les verres et, flegmatique, il en boit un au complet devant la caméra – celui qui, manifestement, ne contient pas la digitaline. Par cette scène documentaire de la fin de sa vie, Guibert incarne le projet prophétique qu’il déclamait au seuil de son œuvre. Il ne filme pas « la piqûre qui donne la mort la plus lente » (MP, 11), mais joue (avec) ses désirs contradictoires de mort et de survie, froidement et littéralement, et de ce jeu d’acteur émane le spectacle anachronique de son (futur) suicide. Cependant, le jeu macabre de cette scène documentaire n’aura pas pour effet de rapprocher Guibert du suicide, mais l’en éloignera, dissipera son projet pour un temps. Guibert écrira à ce titre dans le Mausolée des amants, son journal intime publié en 2001 à titre posthume : « Je suis sorti épuisé de cette expérience, et comme modifié. Je crois que filmer a changé mon rapport à l’idée du suicide, et que le film a opéré la transformation, peut-être comme une catharsis ». Par son expérience vidéographique, Guibert transforme en quelque sorte son suicide en mirage : il en fait une illusion d’optique qui se dissipe dans un futur incertain au moment précis où Guibert croyait s’en approcher le plus.
Ainsi, de diva ventriloquant sa voix dans La Mort propagande, à cette froide mise en scène de tentative de suicide dans La Pudeur ou l’impudeur, la pulsion suicidaire de Guibert est polymorphe, changeante au fil du temps et de sa vie. Même face à son sida, les idées noires de Guibert demeureront ambivalentes, oscillantes. Le critique littéraire Brad Epps soutient en ce sens, dans son article « Le corps “techno-ascétique”. Guibert, le sida et l’art de la maîtrise de soi », que l’auteur « oscille entre les images de l’espoir et du désespoir, de la sérénité et de la torture, de la survie et du suicide, de l’éternité et de la fatalité ». Cependant, à mesure que sa vraie mort apparaît, le suicide n’est plus une source excentrique de spectaculaire – comme dans La Mort propagande –, mais devient une solution pratique, toute nue, voire nécessaire. Guibert écrit en ce sens à la fin du Mausolée : « À y réfléchir calmement, le suicide est quand même une solution, une solution certes un peu triste, mais bon » (MA, 498). Le suicide est donc loin d’être une idée stable et univoque dans la vie et l’œuvre de Guibert. Spectaculaire et flamboyant en ouverture de La Mort propagande, simple et triste en tombée de rideau du Mausolée des amants, le suicide semble y performer tel un mirage, tant sur les plans psychique que physique. Je ne mobiliserai pas le mirage comme un concept théorique littéraire dans cet article, mais plutôt comme un modèle métaphorique permettant d’apprécier les modulations et les métamorphoses de la pulsion suicidaire chez Guibert, tout particulièrement dans Le Mausolée des amants, dont l’écriture s’échelonne sur une quinzaine d’années, de 1976 à 1991. Certes, les études sur l’écriture de la mort – la « thanatographie » – affluent dans la vaste bibliographie critique consacrée à Guibert. On dénombre aussi quelques études sur Le Mausolée des amants, mais aucune ne se consacre exclusivement aux modulations des différentes occurrences du suicide et de ses pulsions dans le journal intime guibertien, ce que cet article propose de faire, en mobilisant conceptuellement la métaphore du mirage.
Dans une perspective optique, un mirage relève d’un « phénomène de réfraction, observé surtout dans les déserts des pays chauds où il produit l’illusion d’une nappe d’eau s’étendant à l’horizon et reflétant la végétation et les dunes environnantes ». Cette illusion d’optique est « [due] à la déviation des faisceaux lumineux par des superpositions de couches d’air de températures différentes », et « donne alors l’impression que l’objet que l’on regarde est à un endroit autre que son emplacement réel, et peut déformer l’image observée ». Chez Guibert, la mort et, plus spécifiquement, le suicide, agissent à plus d’un titre comme des mirages. D’une part, le suicide ne relève pas que d’une pulsion psychique abstraite, mais agit à plusieurs endroits de l’œuvre comme un phénomène physique concret, animant dans son corps des sensations d’être déjà mort suicidé, des « impressions posthumes » à partir desquelles il écrit son œuvre à rebours. C’est depuis le mirage incarné de sa propre mort que Guibert puise la force désirante de son écriture, qu’il la fait dévier par la superposition des couches d’air de températures différentes du sexe et du suicide. Dans Le Mausolée des amants, Guibert écrit à cet effet : « C’est en plein désert que le mirage est le plus attendu (faire un livre qui serait par rapport à ma vie ce mirage : bourré de sexualité) » (MA, 359). Dans cette entrée, Guibert aspire faire de son livre un mirage sexuel dans le désert de sa dépression chronique. Tandis que C. lui dira à la toute fin de sa vie qu’il « [était] depuis toujours, avec [sa] tristesse, comme un goutte-à-goutte d’acide corrosif » (MA, 559), Guibert espère faire de ses livres des nappes d’eau douce chargées à bloc d’électricité érotique : des mirages sexuels qui viendraient désaltérer, le temps de leur création, sa soif suicidaire intarissable.
La création guibertienne agit comme un mirage sexuel et suicidaire ; un double mirage où les désirs érotiques et thanatographiques superposés font dévier ses rayons sensoriels au gré d’impressions posthumes d’être déjà mort, d’avoir de tout temps été un suicidaire en puissance, un suicidé en sursis. Ce sont non seulement les occurrences, mais plus précisément, les modulations physiques de ces mirages sexuels et suicidaires que je propose d’explorer ci-après, en particulier dans Le Mausolée des amants, mais aussi dans d’autres moments de l’œuvre leur faisant directement écho.
Début des démarches suicidaires
La première occurrence du suicide dans le journal intime de Guibert se lit comme une interrogation laconique : « Inquiétude : rêves de persécution, début des conduites suicidaires ? » (MA, 27) Au début de sa vie créatrice, le suicide ne relève pas d’une volonté affirmée, mais d’une intuition onirique, d’une angoisse larvée dans ses rêves nocturnes. Cependant, le rêve suicidaire s’insinue bientôt dans le quotidien à travers des mouvements d’abandon du corps, d’insouciance que Guibert remarque peu à peu :
L’entreprise, le mouvement suicidaire se révèle d’abord à toutes sortes de négligences, de petites paresses : je n’ai pas fait mon lit depuis quinze jours, cela fait une semaine que je n’ai plus de papier hygiénique, j’oublie toujours d’en acheter, et je me lave ensuite à la main au-dessus de l’évier, l’évier lui-même et la baignoire sont sales, je n’ai même plus de savon. Bientôt je fermerai encore plus ma veste sur ma poitrine, et je marcherai raide et courbé comme un fantôme. (MA, 27)
Ces deux entrées – celle des rêves de persécution et celle de l’abandon du corps – apparaissent au tout début du journal intime, et dès lors sont contemporaines de La Mort propagande où le spectacle suicidaire faisait gicler tripes, cervelles et paillettes en des flots d’ivresse spectaculaire sur son public ébahi. C’est donc dire qu’en une même période, le suicide oscille, dans l’écriture guibertienne, entre performance extatique, tout ouverte vers l’autre dans sa flamboyance théâtrale, et repli fantomatique allant se refermant toujours sur son corps négligé et voûté, paradant parmi les vivants sa rigidité de cadavre précoce.
Impressions posthumes
Guibert, pour ainsi dire, se voit mourir, voire se voit déjà mort, dès le début de sa vingtaine. À la fois créateur et public de son œuvre qu’il construit comme un mausolée, Guibert est aussi bien témoin qu’acteur de son devenir-cadavre. Il le vit, le voit et l’écrit autant de l’intérieur que de l’extérieur de son corps. Et c’est à travers son écriture que ce mirage devient possible : que Guibert est apte à s’écrire comme il se suiciderait, à se relire comme s’il était déjà suicidé. Cette impression posthume, Guibert la mentionne avant le milieu de son journal intime : « L’impression, malgré quelques récidives […], quelques velléités, qu’à partir de L’Image fantôme, mon écriture est morte, et qu’elle se publie maintenant à l’envers, comme une œuvre posthume dont je serais le spectateur vivant » (MA, 231-232). À partir de là, cette sensation posthume devient récurrente chez Guibert, comme en témoigne cette autre entrée du Mausolée : « Quand il m’arrive de relire ce journal, j’ai déjà une impression posthume » (MA, 286). Qui plus est, cette impression ne se limite pas aux seules frontières de son corps et de ses écrits intimes, elle lui permet de se désincarner de lui, de s’identifier aux morts et d’intégrer leur funeste fratrie de personnages. Guibert raconte cette sensation d’en être, de ces êtres suicidés, lors d’un séjour à l’Île d’Elbe en compagnie de son ami : « La nuit sur la plage, assis côte à côte sur des chaises longues, face à la mer et au reflet de la lune qui n’est pas encore pleine, Hans-Georg parle de son ami mort, suicidé, J. O., et j’ai parfois l’impression que c’est de moi qu’il parle » (MA, 45).
Le contact avec la mer et le soleil la surplombant, à l’Île d’Elbe que Guibert chérit et sur laquelle se trouve en fait sa sépulture, est source de mirages posthumes que l’écrivain ressent au plus profond de ses entrailles. La mer, combinée aux rayons aveuglants du soleil, dissout la conscience vivante de Guibert dans une conscience de mort, une impression d’être mort alors qu’il se baigne avec vigueur dans les flots salés :
Dans la mer, nu, une sensation posthume de mon corps : il était encore vivant, il avait encore une pesanteur, un volume, une mobilité, il pouvait encore brasser l’eau, du sang continuait d’accomplir ses trajets à l’intérieur de ses circuits veineux, et jusqu’à sa cervelle, qui était encore une masse chaude et fourmillante, et soudain je regardais le soleil, voilé, et ce bloc de conscience n’était plus qu’une poudre qui se dissipait dans l’eau, mes mains et mes pieds devenaient la nourriture des méduses. (MA, 247).
Poétique à souhait dans la fusion avec la nature qu’elle met en scène, cette entrée du Mausolée performe tel un mirage mortifère. En effet, les rayons du soleil se diffractant au-dessus de la mer aveuglent Guibert. Dans la foulée, les rayons devancent un instant la véritable sensation de Guibert d’être mort, depuis son futur sidéen, à rebours dans le temps, vers son présent de vacancier à l’Île d’Elbe. La mort n’est plus un concept abstrait, situé dans un futur incertain, indiscernable. Au contact combiné de la mer et du soleil, la mort future se transmue en une impression posthume concrète, résolument incarnée et présente. Au cœur de cette impression, l’unité consciente de Guibert se désagrège non pas pour disparaître, mais pour se dissiper dans l’eau, devenir le nutriment des méduses, ces créatures fantomatiques volant dans les fonds marins.
Prédestination suicidaire
Peu à peu, à mesure qu’il crée son œuvre à rebours de sa vie, le suicide commence à se manifester à Guibert comme un envoûtement inné, voire une prédestination qu’il ressent dans ses tripes et ce, de nombreuses années avant le sida. Tandis que séropositif, il écrira que le sida revient à « être dévoré par sa bête interne » (MA, 441), dans sa jeune vingtaine, un Guibert en relative santé sentira qu’il abrite son propre meurtrier en lui. Voilà comment il raconte son corps aux prises avec cette sensation viscérale, organique, de contenir son propre assassin :
Je serais aussi peut-être envoûté, poussé hors de moi, mais on trouvera bien, sur mes vêtements, la trace des mains étrangères dans mon dos, de chaque côté de ma taille, au bord de la fenêtre. Je suis une victime désignée du suicide. Je tremble, mon cœur bat fort, j’ai trop chaud, la bouche sèche, mal à la gorge. Je bois de l’eau du robinet qui est tiède et a mauvais goût. Je vaporise au fond de ma gorge un peu de ce liquide amer. Envie de vomir. Est-ce l’eau tiède, ce liquide, je vais aussitôt vomir accroupi devant mes chiottes, avec ma gerbe qui m’éclabousse, qui me bourre le nez. Plusieurs spasmes longs, dégoûtants. Je me lave la bouche, j’hésite à reboire de l’eau. Je me parfume l’intérieur des narines. Et j’associe aussitôt l’idée de la persécution à mon malaise (j’avais l’impression d’écrire un cas de paranoïa aigu, mais ce n’est peut-être qu’un cas d’intoxication alimentaire) : je me réveille pour me rendormir. Je touche mon sexe. J’ai encore quelques renvois d’air. (MA, 59-60).
Dans cet épisode, on retrouve à nouveau l’idée de la persécution dynamisant la pulsion suicidaire, mais contrairement à la toute première entrée où la persécution n’était qu’un rêve évanescent, ici, elle prend Guibert aux tripes qui littéralement vomit sa vie. C’est dans ses chiottes et non plus sur son public ébahi par son suicide, ce best-seller, que Guibert renvoie sa gerbe de cadavre ou plutôt, son dégueulis de meurtrier de soi. Car à l’instar de La Mort propagande, où le suicide n’était pas un acte volontaire, mais dicté par une puissance créatrice surplombante, une metteuse en scène ventriloque mégalomane, Guibert se dit encore dissocié de son moi-suicidaire. Guibert pressent qu’il ne se suicidera pas, que c’est plutôt l’autre en lui qui l’assassinera. Dans ces fluctuations de mirages tant oniriques que viscéraux, le suicide guibertien devient un meurtre dont il serait à la fois la victime et le bourreau. Dans une entrée qu’il écrit à la troisième personne, Guibert prend la défense de cet autre homme en lui, de son avatar assassin qui un jour le tuera :
Mais il y a plusieurs choses pour la défense de cet homme : cet homme est horriblement seul, et puis cet homme a senti chez moi un homme suicidaire, qui devait appeler, sans le vouloir, la mort, qui en faisait les gestes, et qui a peut-être dû finir par l’ordonner, alors qu’elle lui faisait horriblement peur (mais au moment où il écrit cela, il sait qu’il fera tout pour se défier de cette mort, qu’il se battra, qu’il tuera s’il le faut). On ouvrira son corps, on lira son sang, on extraira sa langue, et on dira : « C’était un homme déjà condamné, il est allé au-devant » […]. (MA, 118-119).
(Se) tuer symboliquement
Guibert se plait à combiner les pulsions meurtrières et suicidaires dans sa création, afin de régler ses comptes avec lui-même, mais aussi avec les êtres qui le font jouir et souffrir. Pour lui, se donner la mort équivaudrait presque à offrir un cadeau aux êtres qu’il aime le plus. Il écrit en ce sens dans le Mausolée : « Le suicide serait l’ultime cadeau, la dernière lettre à T. [Thierry, son amant] » (MA, 48). À un autre moment de son journal, Guibert cherche comment « [se procurer] un revolver » (MA, 291) pour se tuer. Il « repense à celui qui était enfermé dans la boîte métallique en haut du placard de [son] père » (MA, 291), il en vient à se demander si l’arme « est à portée de main de [sa] mère » (MA, 292) et s’exclame, comme surpris par ses envies de meurtre : « quel meurtrier je fais… » (MA, 292). À un autre moment, il collige cette note succincte dans son carnet : « Ici s’arrête le journal d’H. G, qui s’est suicidé le 10 août 19.. en se jetant par sa fenêtre. » (MA, 46). Le meurtre et le suicide puisent leurs pouvoirs aux mêmes sources physiques, psychiques et symboliques dans l’œuvre guibertienne. Pensons à l’exemple éloquent de Fou de Vincent, l’œuvre par laquelle Guibert tue symboliquement son amant en le faisant, tout comme lui, sauter par la fenêtre de son appartement : « Dans la nuit du 25 au 26 novembre, Vincent tombait d’un troisième étage en jouant au parachute avec un peignoir de bain. Il a bu un litre de tequila, fumé une herbe congolaise, sniffant de la cocaïne. […] Deux jours plus tard il mourait des suites d’un éclatement de la rate ». Dans les faits biographiques, Vincent est mort dans les années 2000, donc bien plus tard que Guibert. Or comme il voulait l’éliminer de sa vie, Guibert l’a tué symboliquement à travers son écriture : il transforme Vincent en personnage qui, sous l’effet de l’alcool et de la drogue, se défenestre. Pour Guibert, suicide et meurtre sont mus par un même désir où aimer équivaut à tuer, où s’aimer et se tuer se conjuguent aux mêmes temps, dévient ensemble vers un même mirage où l’alcôve a la fraîcheur d’une tombe, où le cadavre encore chaud est un cadastre de plaisirs. Dans une entrée du Mausolée, Guibert montre comment son corps suicidaire n’est pas qu’un corps nihiliste et rigide, mais un corps désirant et mouvant, fluide : « Comment ce soir je voudrais me suicider : en ouvrant un mur avec ma tête. Tête : hier soir, pour la première fois, le petit Étienne, qui marche à peine, qui ne parle pas, lui d’ordinaire si distant, est simplement venu renverser sa tête contre mes cuisses. » (MA, 420) L’image fantasmatique du crâne éclaté de Guibert coule et se renverse, dans le flot de l’écriture, comme la tête du petit Étienne venant lui offrir un instant de tendresse impromptue. Le fantasme suicidaire ne pointe donc plus vers un acte qui lui enlèverait la vie, mais avance vers un mirage rituel qui réchauffe son désir de cadavre en puissance, qui fluidifie son amour solitaire en un « poison qui pénètre avec le baiser en coulant d’une bouche à l’autre », comme dans La Mort propagande. Or ici, à travers le mouvement combiné de l’écriture et du petit Étienne, c’est plutôt la pulsion suicidaire de Guibert qui s’évapore avec le toucher, en se renversant d’une tête à l’autre.
Crée ou crève
En guise de conclusion, on pourrait dire que le cadavre de Guibert est toujours « encore chaud », comme on le dit couramment des corps venant tout juste de mourir. Car si Guibert est un cadavre en puissance, il est un cadavre toujours en train de le devenir, un suicidé en sursis dont l’écriture oscille en équilibre précaire sur le bord de sa fenêtre. L’adage de Guibert pourrait très bien être : « crée ou crève ». Car pour lui, il en va toujours de cette ultime alternative : soit il écrit, soit il se tue. Plusieurs passages de son journal intime sont sans équivoque à cet égard : « Imaginer par exemple que soudain un tremblement se mette à m’empêcher d’écrire, à en compliquer physiquement le geste […], je n’aurais logiquement que trois recours : l’abandon pur et simple, qui me semble impensable, le suicide, ou bien m’accrocher, comme un train qui déraille » (MA, 154). Tandis que le sida continue de ravager son corps, Guibert affirme sans ambages : « Il faudra choisir : entre le suicide et le livre » (MA, 474). Alors que sa vraie mort approche, l’oasis de plaisirs et de soulagement qu’elle représentait avant devient pour lui terrifiant. La dernière entrée de Cytomégalovirus, son journal d’hospitalisation, se lit comme une triple interrogation : « Écrire dans le noir ? Écrire jusqu’au bout ? En finir pour ne pas arriver à la peur de la mort ? » En fin de vie, Guibert démultiplie les projets de livres pour réfracter la fatalité de sa vraie mort à travers des mirages livresques qui le garderaient de s’enlever la vie : « Trois livres en chantier, c’est un peu trop. Mais tant qu’ils resteront en chantier, ils seront un prétexte pour ne pas me tuer » (MA, 560). Tandis qu’au début de son œuvre, le suicide relevait d’une prédestination romanesque où se multipliaient ses avatars de suicidé comme de meurtrier, à la fin, c’est plutôt l’œuvre qui devient la prédestination. C’est l’œuvre qui, finalement, prend le pas sur le suicide comme l’ultime mirage, celui qui empêche la prédestination suicidaire de se réaliser et, par le fait même, qui permet à Guibert de véritablement écrire jusqu’au bout. À mesure que la mort approche, le mirage suicidaire s’étiole pour laisser place au mirage créateur : l’arrivée dans un oasis d’illusions où le désir d’écrire est plus fort que la volonté de s’éclater le crâne contre le mur, où le passage à l’acte signifie sauter dans la fiction plutôt que par la fenêtre. Guibert écrit à la fin du Mausolée : « Quand le désir de mort devient le désir » (MA, 505). Par cette courte phrase, Guibert octroie au désir suicidaire un pouvoir paradoxal de survie, en ce sens que, tant qu’il y a du désir, fût-il un désir de mort, il y a de la survie créatrice.
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