« La racine de ce qui nous éblouit est dans nos cœurs »
(Ponge)
=
« Soleil du soleil »
(Le Fevre, Roubaud)
(hommage)
Enseignante-chercheuse à l’Université Bourgogne Europe, Brigitte Denker-Bercoff travaille sur la poésie moderne en français (XIXe-XXIe siècles), sur sa relation avec la peinture, avec la scène, et sur ses formes contemporaines.
En 1990, Jacques Roubaud fait paraître chez P.O.L., puis chez Gallimard une « anthologie du sonnet français de Marot à Malherbe », sous le titre Soleil du soleil.
Pourquoi évoquer Le Soleil placé en abîme de Francis Ponge
(1954) devant Soleil du soleil ? Parce que ce morceau de vers
emprunté à Guy Le Fevre de La Boderie (1541-1590) ne dit pas autre
chose.
Pour d’autres raisons aussi.
Jacques Roubaud dans la sorte de « vie brève » qui précède les sonnets de chaque auteur cite François de Belleforest en sa Cosmogonie universelle de 1575 : le nom de la ville de Falaise (lieu de naissance de Guy Le Fevre de La Boderie) est rapporté selon ce poète même (versé en langues hébraïque et syriaque), à la signification de Fales ou Feles en hébreu : « languette qui tient une balance en son contrepoids ». L’expression « Soleil du soleil » et l’anthologie elle-même seraient cette petite langue (dans tous les sens) qui procure un contrepoids au noir du deuil. Elle paraît quelques années après Quelque chose noir (1986).
Le vers entier et celui qui précède (sonnet 125, 1570), les voici :
Ouvrez les yeux de l’Âme afin d’apercevoir
Le Soleil du soleil qui dans les cœurs veut naître
Génitif pas tout à fait biblique (il reste singulier), voilà bien une forme superlative. Mais pas seulement. Il indique l’origine, la racine et, comme il est écrit dans le sonnet 130 du même auteur :
L’Amour, MÈRE DU FEU & DE LUMIÈRE MÈRE
Ce Soleil est pour le soleil ce que le soleil est pour le monde :
il donne vie à ce qui donne vie.
Méta-soleil.
C’est un soleil exposant soleil (Soleil soleil) : une puissance soleillamment démultipliée. Jacques Roubaud met en œuvre dans cette anthologie une élévation à la puissance. Mais d’une autre sorte que le sonnet de sonnets qui constitue son recueil ɛ (1967). Le superlatif, l’origine et la démultiplication de la puissance la régissent : ces sonnets sont ce qu’on a fait de mieux en matière de sonnet français, ce sont les tout premiers (entre (environ) 1530 et (environ) 1630), c’est enfin la matrice des dizaines de milliers de sonnets contemporains ou postérieurs, puisque la production de sonnets a été prolifique au cours des siècles qui ont suivi (et leur démultiplication aussi, si l’on songe aux Cent mille milliards de poèmes de Raymond Queneau (1961).
L’anthologie (le choix, donc, de Jacques Roubaud parmi ses milliers de lectures) résulte d’une volonté expliquée dans son introduction (j’en ôte éhontément les parenthèses) : elle « s’inscrit dans un mouvement assez général, quoique lent, de réévaluation critique de la poésie du passé ». Son titre « implique un jugement esthétique global sur la première tradition du sonnet français : que sa contribution la plus originale et la plus accomplie à l’histoire de la forme […] ne se situe pas dans la ligne de la poésie amoureuse […] mais dans celle d’une inspiration religieuse (qu’elle soit catholique ou protestante), et singulièrement dans ce qu’on a désigné sous le nom de poésie de la méditation […]. »
L’ensemble apparaît donc comme un contrepoids au canon (scolaire) du sonnet (Ronsard, Du Bellay), qui déplace le centre de gravité de ce canon, de la poésie amoureuse à la poésie cosmogonique ou spirituelle – une affaire de poids et mesure en quelque sorte, comme l’écrit Guy Le Fevre de La Boderie (sonnet 129), non sans requérir la louange :
Car autrement le Vers n’est animé que d’Ombre.
Ce déplacement est peut-être aussi celui du deuil amoureux, écriture solitaire, à la consolation méditative, lecture partagée. Une façon, par la poésie d’autrui, de remédier au noir sans lieu par une source d’éblouissement située : dans le cœur.
Jacques Roubaud ne nous laisse pas démunis.
Soleil noiR
À Jacques Roubaud, parti faire des vers au soleil
Ce quelque chose
C’est le soleil
Noir
En poix
Dedans
Quand il fait bleu
Dehors
Le soleil dans le ciel
Pas une chose
Pas en face
Dans les yeux
Le soleil
Dedans
Poids
Introuvable
Absorbe tout
Fleurs et loups
Élans fracas
Densité
Tout a disparu
Ça y est
C’est étanche
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