Cronos et autres cannibales
Sous la direction de
Fabienne Claire Caland et de Marie-Hélène Larochelle
Ourobouros, Shary Boyle, 2009.
Avant-propos
Fabienne Claire Caland
Études
Figurer l’acte cannibale
Bianca Laliberté
Résumé / Abstract
Résumé : Le présent article corrobore l’hypothèse selon laquelle Francisco de Goya y Lucientes a su voir, à travers l’imaginaire du Nouveau Monde, l’apparition d’un problème d’ordre pictural. Qu’advient-il de la peinture dès lors qu’elle reconnaît l’ailleurs dont elle se sait absente ? Cette expérience de pensée nous est révélée par deux petits tableaux qu’il a peint à l’orée du XIXe siècle et portant des titres qui leur ont été donnés a posteriori : Cannibales montrant des restes humains (1810-1815?) et Cannibales préparant leurs victimes (1810-1815?). Par l’entremise d’une description rapprochée de leur matérialité et d’une analyse de leurs conditions de possibilité, cet article doit permettre d’extraire ces œuvres du cadre tautologique à l’intérieur duquel leur fortune critique les a confinés. Goya n’y a pas peint des « sauvages » pour peindre des « sauvages »; il y révèle la logique interne de l’image picturale, à savoir une logique fondamentalement iconophage.
Abstract: This article defends the hypothesis according to which Francisco de Goya y Lucientes was able to see, by diving in the New World’s imaginary, the emergence of a pictural problem. What happens to painting when it recognizes an elsewhere from which it is absent? This experience of though is revealed in two little paintings he produced on the edge of the XIXth century, whose titles and dates were attributed to them a posteriori. Through the description of the materiality and the analysis of the conditions of possibility of these paintings, this article aims to extract them from the tautological frame to which their reception confined them. Goya did not paint “savages” to paint “savages”; he revealed the fundamentally iconophagous inner logic of the pictural image.
Bertrand Rouby
Résumé / Abstract
Résumé : Le récit que fait Nathaniel Philbrick des naufragés de l’Essex témoigne de la nécessité de recourir à des stratégies d’atténuation au sujet du cannibalisme de survie. Ces stratégies sont de deux ordres : donner à l’horreur des cadres qui l’inscrivent dans des codes, et mitiger le réel par de la fiction. Ces techniques d’écriture correspondent à l’expérience des baleiniers, qui sont issus d’une société où toute expression de violence est proscrite et s’embarquent dans une aventure où ils devront se confronter à l’abjection. Le moment de la dévoration s’entoure d’une série d’interdits qui replacent l’anthropophagie dans une (forme de) civilisation. La narration faite par les survivants comme par les écrivains use de deux techniques : l’ellipse, qui consiste à passer sous silence l’acte cannibale, et l’éclipse, qui relègue le réel au second plan derrière la fiction par le recours au fantastique et à l’intertextualité.
Abstract: Nathaniel Philbrick’s narrative of the Essex shipwreck evinces the necessity to mitigate the facts when it comes to survival cannibalism. This implies two distinct strategies — firstly, providing frameworks and codes, and secondly, mixing realism with fiction. Those devices echo the experience of whalers who have been raised in a society where all forms of violence are banned and embark on a journey where they have to come to terms with sheer abjection. Thanks to miscellaneous rules and prohibitions, cannibalism is made compatible with the demands of civilization. Writers and survivors alike use two types of devices to bring up the issue of cannibalism — ellipsis, which consists in omitting it altogether, and eclipsing it behind fiction by means of fantasy and intertextuality.
Diane Bracco
Résumé / Abstract
Résumé : En 2009, le cinéaste espagnol Pedro Almodóvar réalise le court-métrage La conseillère anthropophage (La concejala antropófaga), teaser humoristique du drame sorti la même année, Les Étreintes brisées (Los abrazos rotos). Le titre de ce film inscrit le personnage de Chon, extravagante conseillère municipale, dans une approche grotesque du corps que le présent article se propose d’analyser en prêtant une attention toute particulière aux déclinaisons littérales et métaphoriques de l’acte cannibale. Il s’agira tout autant d’appréhender le récit filmique comme unité autonome, dotée de ses mécanismes internes, que dans l’autophagie créative qui lie ce court-métrage au reste de la filmographie d’Almodóvar. L’étude des dynamiques de mise en scène et des réseaux d’interprétation tissés par les dialogues permettra de déterminer dans quelle mesure anthropophagie, sexe et politique se conjuguent pour forger une figure éminemment carnavalesque, mise au service d’une célébration de la matérialité du corps et d’une satire politique mordante.
Abstract: In 2009, Spanish filmmaker Pedro Almodóvar directed the short film The Anthropophagous Counselor (La concejala antropófaga), a humorous teaser for the drama Broken Embraces (Los abrazos rotos), released the same year. The title of this film reveals a grotesque approach to the body through the character of Chon, an extravagant city councilwoman: this article precisely proposes to pay particular attention to the literal and metaphorical declensions of the cannibal act. The aim is to understand the filmic narrative as an autonomous unit, with its own internal mechanisms, as well as the creative autophagy that links this short film to the rest of Almodóvar’s filmography. The study of the dynamics of staging and the networks of interpretation established by the dialogues will allow to determine to what extent anthropophagy, sex and politics combine to forge an eminently carnivalesque figure, placed at the service of a celebration of the materiality of the body and of a biting political satire.
Coline Fournier
Résumé / Abstract
Résumé : La cinéaste Julia Ducournau évoque la thématique cannibale dans son premier long-métrage Grave, sélectionné au Festival de Cannes en 2016. À travers le parcours de deux sœurs en école vétérinaire, elle rénove l’imaginaire et l’iconographie du mythe cannibale, tout en s’ancrant dans la lignée d’un cinéma de genre qui s’est construit sur la chair sanglante et à vif des personnages cannibales. Dans cet article, il s’agit d’abord de circoncire ce que fait Julia Ducournau du cannibalisme, afin de voir comment elle met en scène et à l’écran le geste et les rituels de la pratique de l’entre-dévoration, d’autant plus troublante quand elle est intra-familiale. La réalisatrice s’éloigne pourtant des stéréotypes de l’image cannibale par le biais de ses deux personnages de sœurs, Alexia et Justine : cannibales, elles sont aussi au cœur d’une histoire de famille et de bizutage, et doivent s’arracher l’une à l’autre. Le cannibalisme a enfin une fonction dans le film de Ducournau : entre élément de contexte et métaphore de la mutation adolescente, il catalyse la philosophie du devenir centrale à l’œuvre de la réalisatrice.
Abstract: Filmmaker Julia Ducournau evokes the cannibal theme in her first feature film Raw, selected at the Cannes Film Festival in 2016. Through the journey of two sisters in veterinary school, she renews the imaginary and iconography of the cannibal myth, while anchoring herself in the lineage of a genre cinema that was built on the bloody and raw flesh of cannibal characters. In this article, the aim is first to circumcise what Julia Ducournau does with cannibalism, in order to see how she stages and screens the gesture and rituals of the practice of inter-devouring, which is all the more disturbing when it is intra-familial. However, the director moves away from the stereotypical cannibal image through her two sister characters, Alexia and Justine: cannibals, they are also at the heart of a family and hazing story, and must tear each other apart. Finally, cannibalism has a function in Ducournau’s film: as a contextual element and a metaphor for adolescent mutation, it catalyzes the philosophy of becoming central to the director’s work.
Dire les pulsions défendues
Florian Pichon
Abstract / Résumé
Résumé: Cet article met en exergue l’importance du jeu de dissimulation exercé par Tennessee Williams dans Soudain l’été dernierpour dépeindre la scène de cannibalisme qui clôture la pièce. La déviance des personnages, qu’elle soit psychologique, morale ou sexuelle, est camouflée par une déviation littéraire par l’utilisation de double articulations métaphoriques, onomastiques et méta-textuelles, entre un articulé, officiel, et un semi-articulé, officieux et difficilement avouable. Entre sabotage sexuel et lâcher-prise artistique, le cannibalisme williamsien est ambivalent du fait de la polarisation de ses images et ses symboles et des dualités que cela génère. L’acte cannibale est un sacrifice et un sacrement, la mère est nourricière et dévoreuse, l’acte homosexuel est ballotté entre tentative d’abjuration et acte de jouissance, entre apostasie et apothéose, une intériorisation psychique aussi bien qu’une extériorisation des pulsions et de la vérité.
Abstract : This article highlights the importance of Tennessee Williams’ tendency for concealment in Suddenly Last Summer to depict the cannibalism scene that closes the play. The deviance of the characters, whether psychological, moral or sexual, is camouflaged by a literary deviation through the use of metaphorical, onomastic and meta-textual double articulations,between the articulated, the official, and the semi-articulated, the unofficial and difficult to confess. Between sexual sabotage and artistic letting go, Williamsian cannibalism is ambivalent because of the polarization of its images and symbols and the dualities that this generates. The cannibalistic act is a sacrifice and a sacrament, the mother is nurturing and devouring, the homosexual act pulled in two different directions, between attempted abjuration and act of enjoyment, between apostasy and apotheosis, a psychic interiorization as well as an externalization of impulses and truth.
Pierre-Olivier Gaumond
Résumé / Abstract
Résumé : Le Petit Köchel (2000) de l’auteur québécois Normand Chaurette (1954 – 2022) est un texte de théâtre où le fils cannibale de quatre mélomanes – deux sœurs musiciennes et deux sœurs musiciologues qui ont consacré leur vie à Mozart – condamne ses mères à répéter éternellement l’heure précédant son suicide, et ce, longtemps après leur mort, en instaurant un rituel anthropophage. Dans cet article il s’agira d’envisager cette pièce en réfléchissant à la perversion des codes de l’Eucharistie chrétienne dans le macabre rituel qui en organise la fable, faisant de la figure du fils la manifestation ambivalente d’un C(h)ronos dévorant et dévoré dont le pouvoir se répercute à l’infini.
Abstract: Le Petit Köchel (2000), by Québécois author Normand Chaurette (1954 – 2022), is a play where the cannibal son of four music lovers – two musician sisters and two musicologists who all dedicated their life to Mozart – condemns his mothers to an infinite repetition of the hour preceding his suicide, in the form of a ritual where they have to eat his remains… This article will analyze this ritual as a perversion of the Christian Eucharist, the “Holy Communion”, where the son seems to wear the mask of C(h)ronus, here both devourer and devoured, whose power can be felt through the ages.
Jingyun Song
Résumé / Abstract
Résumé : L’Ingratitude de Ying Chen représente Yan-Zi, qui a l’impression d’être avalée par sa mère patriarcale. Mais le cannibalisme dans ce roman va au-delà de la relation mère-fille. Il partage les trois significations du concept de « manger de l’homme » dans l’œuvre de Lu Xun, à savoir la pratique de manger la chair humaine, la privation du droit à la vie en raison des codes rituels ainsi que la négation de l’esprit libre individuel et du développement personnel. Dans une société où personne n’est dans un état libre et autonome, Yan-Zi est une révoltée contre ce système cannibale, comme le révolutionnaire Xia Yu dans Le médicament de Lu Xun. Par le cannibalisme, L’Ingratitude établit un dialogue avec Le médicament et dénonce l’héritage nocif des codes rituels de la doctrine confucéenne, qui entraîne la tragédie de Yan-Zi dans l’époque post-Mao en Chine. Le cadre fantastique marque l’originalité de l’œuvre de Chen, qui emploie une « écriture oblique ». Bien que le cri à la fin des deux œuvres apporte un petit souffle d’espoir, l’attitude pessimiste ressentie chez Lu Xun trouve un écho dans L’Ingratitude.
Abstract : Ying Chen’s Ingratitude portrays Yan-Zi, who has the impression of being swallowed by her patriarchal mother. However, the cannibalism in this novel goes beyond the mother-daughter relationship. It shares the three meanings of the concept of “man-eating” in Lu Xun’s works, namely the practice of eating human flesh, the deprivation of the right to life due to ritual codes, as well as the negation of the individual free spirit and personal development. In a society where no one lives in a free and autonomous state, Yan-Zi is a rebel against this cannibalistic system, like the revolutionary Xia Yu in Lu Xun’s Medicine. Through cannibalism, Ingratitude establishes a dialogue with Medicine and denounces the harmful legacy of ritual codes in Confucian doctrine, which leads to the tragedy of Yan-Zi in the post-Mao era in China. The fantastical framework marks the originality of Chen’s work, who practices an “oblique writing”. Although the cry at the end of both works brings a small breath of hope, the pessimistic attitude felt in Lu Xun’s work finds an echo inIngratitude.
Le temps compté des amours dévorantes
Elise Denis
Résumé / Abstract
Résumé : Cet article propose une relecture de l’œuvre d’Emma Santos (autrice française de la seconde moitié du XXe siècle) sous l’angle anthropophagique, en explorant plusieurs aspects de la dévoration : la dévoration infanticide, celle amoureuse et celle de l’entre-soi. En mobilisant dessins, textes et définitions anthropologique et psychanalytique du cannibalisme, je cherche à saisir le caractère protéiforme de la dévoration afin de mieux saisir la poïétique santosienne au cœur de son autodestruction, avant d’engager un tournant vers une définition plus littéraire et centrée sur la dévoration langagière. Dans ce travail, j’aborde donc la question de l’entremêlement de la chair et des mots en suggérant l’idée d’un cannibalisme littéraire emblématique chez Santos. L’approche retenue pour une telle réflexion se veut centrée sur la création, l’écriture, le langage et la corporéité.
Abstract: This paper offers to analyse Emma Santos’ work (French author, born in the 40’s) using various aspects of devouring, including infanticidal devouring, passionate one and self-devouring. Through a detailed analysis of her drawings, writings and with a specific interest given to anthropologic and psychanalytic approach, I will try to define the physical devouring in Santos’ art before focusing on the literary approach (language devouring). This study addresses the intermeshing of flesh and words in her work and suggests the existence of a typical literary cannibalism that she embraced. The approach selected for this work will focus on creative act including writing, language, and corporeality.
Jessica Schmidt Dohna
Résumé / Abstract
Résumé : La relation amoureuse d’Anaïs Nin et d’Henry Miller a tôt fait d’être réduite à un rapport d’inspiration. Une autre dimension se dessine dans la critique qu’a écrite Henry Miller de l’œuvre de son amante, ainsi que dans les journaux de cette dernière, une relation de dévoration qui se transforme en esthétique cannibale. Cette relation amoureuse mais également littéraire construit cette esthétique, au détriment parfois de l’œuvre de la diariste. Toutefois leur relation ne peut se résumer à un rapport de domination, car elle explore les expériences primitives de lien oral et de confusion à l’autre, pour révéler une écriture de soi qui s’apparente à de la survie psychique. L’écriture de soi au féminin d’Anaïs Nin interroge encore l’exploration du corps de la femme, et les enjeux de la construction d’un sentiment d’identité.
Abstract: The relationship between Anaïs Nin and Henry Miller was soon reduced to a relationship of inspiration. Another dimension emerges in the criticism that Henry Miller wrote of his lover’s work, as well as in her journals, a relationship of devouring that turns into a cannibal aesthetic. This love but also literary relationship builds this aesthetic, sometimes at the cost of the work of the diarist. However, their relation cannot be summarized to a relation of domination, because it explores the primitive experiences of oral link and confusion to the other, to reveal a writing of oneself which is similar to the psychic survival. Anaïs Nin’s feminine self-writing still questions the exploration of the woman’s body, and the stakes of the construction of a feeling of identity.
Patrick Bergeron
Résumé / Abstract
Résumé : Cet article commence par situer la curiosité des écrivains de l’entre-deux-guerres à l’endroit du cannibalisme, puis propose une analyse de deux récits d’aventures de Renée Dunan : la nouvelle Uzcoque et le roman Kaschmir. Jardin du bonheur. Le cannibalisme y est abordé de deux manières – littéralement puis métaphoriquement – à l’intérieur d’intrigues ayant pour principal enjeu de montrer de quoi les femmes sont capables.
Abstract: This paper begins by situating the curiosity of writers of the interwar period towards cannibalism, and then proposes an analysis of two adventure stories by Renée Dunan: the novella Uzcoque and the novel Kaschmir. Jardin du Bonheur. Cannibalism is approached in two ways — literally and metaphorically — within plots whose main issue is to show what women are capable of.
Frédéric Mazières
Résumé / Abstract
Résumé : Dans le cadre d’un essai de critique kleinienne, le présent article traite des représentations comiques des fantasmatiques vampirique et cannibalique chez Sade. C’est en prison, lieu d’une régression prégénitale que le marquis, après s’être adonné à des séances oniriques et masturbatoires, transcrit les variations les plus grotesques de sa fantasmatique orale. En contrepoint des occurrences sadiennes, nous avons commenté celles que nous avons rencontrées chez Mirbeau, Lautréamont, Poe ou Artaud et même chez Hans Bellmer, dont la créativité a été aussi singulièrement marquée par les outrances de fantasmes prégénitaux. Des scenarii sadiens, au-delà du grotesque, atteignent le sublime et/ou l’humour pervers. Pour clore cette étude, nous nous sommes intéressé aux manifestations du comique pervers dans des scènes de crimes cannibaliques puis à une forme extrême de cannibalisme : la nécrophagie.
Abstract: As part of an essay in Kleinian criticism, this article deals with the comic representations of the vampiric and cannibalistic fantasies in Sade. It is in prison, a place of pregenital regression that the Marquis, following dreamlike and masturbatory sessions, transcribed the most grotesque variations of his oral fantasies. As a counterpoint to Sadian occurrences, we have commented on those we have encountered in Mirbeau, Lautréamont, Poe or Artaud and even in Hans Bellmer, whose creativity was also singularly marked by the excesses of pregenital fantasies. Some Sadian scenarios, beyond the grotesque, reach the sublime and/or perverse humor. To conclude this study, we focused on the manifestations of perverse comic in cannibalistic crime scenes and then on an extreme form of cannibalism: necrophagy.
Créations
Poèmes à creuser avec les mains et la bouche
Jean-Marc Desgent
Catherine Lalonde
Younes Belouchi
Catherine Morency
Récits à croquer en famille
Fabienne Claire Caland
Kaliane Ung
Lou Sylvia
Andrea Oberhuber
Petits manuels de survie et autres savoirs
Marie-Hélène Larochelle
Daniel Laforest
Annie Du
Catherine Mavrikakis
Cronos au fil du temps
Frédéric Weigel
Chantal Fortier
Albertine Thunier et Hubert Alain
Entretien
Entretien avec Agnès A. Motisi-Nagy