Vivarium mimentomologique : une recherche-création sur les utopies dévorantes

Vivarium mimentomologique : une recherche-création sur les utopies dévorantes

Albertine Thunier et Hubert Alain

Albertine Thunier est candidate au doctorat et chargée de cours au département de communication de l’Université de Montréal. Sa thèse porte sur les mèmes, sur et hors internet, depuis la perspective des jeux et attitudes ludiques qui les constituent. Sa recherche-création propose de mettre en évidence les logiques dont répondent les mèmes, présents et passés, grâce à la reconstitution et la création de médias jouables transhistoriques. Ses inspirations croisent des mèmes numériques et analogiques tels  que les performances ludiques corporelles, dites challenges, dansées ou mimées (sur TikTok) et les jeux de sociétés et d’adresse visant à donner des gages (dans les salons et résidences privées du XIXe siècle.), ou encore, les mèmes d’internet générés à partir d’intelligences artificielles (ex : Dall-E mini, Wombo.art) et les spectacles d’improvisation humoristiques mettant en scène des « vies artificielles » ou marionnettes (dans les théâtres de rue du XIXe siècle).

Hubert Alain est un candidat au doctorat en communication à l’Université de Montréal et un chercheur financé par le programme Joseph-Armand Bombardier (CRSH). Sa thèse de doctorat cherche à anarchiver une contre-histoire du nationalisme québécois dans les années 1960, en se penchant sur les infrastructures énergétiques et hydrauliques, ainsi que sur les cultures populaires et médiatiques de cette époque. En travaillant avec des approches queer et décoloniales, sa recherche s’intéresse aux relations entre énergie, territoires, affects et sexualités. Il détient également un baccalauréat en histoire de l’art et une maîtrise en études des communications à l’Université McGill. Il est affilié au Artefact Research Lab en études des médias et avec le Grierson Research Group sur les médias, les infrastructures et l’environnement.

Scène 1 | Simulacre mimentomologique : le vivarium, la mante, le phasme

Comme le souligne Jussi Parikka dans Insect Media1Jussi Parikka, Insect Media: An Archeology of Animals and Technology, Minneapolis, University of Minnesota Press, 2010., les textes entomologiques depuis les premiers élans de cette science au début de l’ère moderne (XVIe et XVIIe siècle) jusqu’à leur prolifération dans les domaines des sciences de la bio-informatique au XXe siècle, donnent à voir des mondes de sensations, de perceptions, de mouvements, de stratagèmes et de motifs nouveaux. En leur qualité de théories médiatiques, ces textes s’immiscent entre les lignes des rhétoriques évolutionnistes darwinistes qui dominent la production des études biologiques depuis la fin du XIXe siècle. En effet, les entomologistes, amateur·ice·s comme artistes, entrevoient des mo(n)des de relations miniatures dans lesquels corps, espaces et affects interagissent selon des manières radicalement différentes. L’étude des insectes, dans les mots de Parikka : « have hailed the powers of insects as media in themselves, capable of weird affect worlds, strange sensations, and uncanny potentials that cannot immediately be pinpointed in terms of a register of known possibilities2Ibid., p. XIII. ». C’est interpellé·e·s par cette capacité à évader le monde du connu que nous nous sommes penché·e·s sur les esthétiques de la dévoration qui traversent des archives entomologiques. En effet, ces mondes d’insectes, d’affects et d’étranges potentialités, se caractérisent d’une contingence radicale. La mante religieuse par exemple, réputée pour le geste assidu de dévorer la tête de ses partenaires de reproduction sexuée figure une sexualité castratrice, empreinte d’un potentiel d’insurrection post-naturelle duquel émergerait des espaces dévorants3Ibid., p. 85-113.. De leur côté, les phasmes imitent génétiquement la reproduction sexuée par la parthénogenèse, une forme de reproduction en pratique asexuée puisqu’elle se passe de l’intervention d’une fécondation étrangère. Globalement, les phasmes naissent clonés et passent leur vie à imiter. 

Inspiré·e·s par cette tension entre deux formes de gestuelles reproductives – l’ingestion entomophage des mantes et la parthénogenèse des phasmes – nous avons entrepris une recherche de potentialités dans diverses archives entomologiques. Nous cherchions à capter, dans ces gestuelles inhumaines imitant le cannibalisme, une certaine esthétique de la dévoration. Nous souhaitions dès le départ tirer de cette esthétique un potentiel utopique, des bribes de mondes inhumains qui se tendent, à la manière du queer chez Muñoz4José Esteban Muñoz, Cruising Utopia: The Then and There of Queer Futurity, New York, NYU Press, 2019., vers des modes de reproductions et de relations non-hétérosexuelles et post-naturelles. Nous nous sommes donc tournés vers une démarche de recherche-création pour créer une utopie incarnée. Or cette démarche est rapidement devenue dévorante à son tour. Emporté·e·s par des élans mimentomologiques, un mot valise imaginaire qui désigne l’acte d’imiter librement le réel à partir du réemploi d’archives entomologiques et d’artefacts contemporains, nous nous sommes surpris·e·s à vouloir engloutir la tête des documents d’archives avec lesquels nous entrions en relation. Des anecdotes intimes, des intuitions méthodologiques, des déchirures de journaux ou d’heureux homonymes guidaient ainsi notre lecture et alimentaient notre échantillonnage.

Puisque l’acte cannibale, comme les dévorations entomophages, est toujours un geste symbolique et incarné, notre démarche cherche à sortir de l’enclos typographique et littéraire pour donner à cette utopie une grammaire visuelle texturée et poétique. Seulement, cette libération ne peut s’opérer qu’au prix d’une nouvelle séquestration : pour créer une utopie incarnée, nous devons la contenir dans une simulation capsulaire. Un vivarium, glané par l’un de nous dans le débarras des objets oubliés de sa famille, une banale relique matérielle d’un régime hétéroreprocentriste banlieusard, nous permet de bricoler diverses scènes de dévoration mimentomologique. De scène en scène, nous tentons de figer des éclats microscopiques d’horizons utopiques saisis dans le vivarium. Ces éclats sont captés avec une caméra GoPro, effigie étrange des amateurs de sport extrême hétéros (alors que nous tentions pourtant de les chasser de cette figuration utopique). Au contraire, au sein du vivarium, nous cherchons à créer le simulacre d’une société parthénogénétique non hétéronormée.

Contrairement à l’utopie, traditionnellement insulaire et intangible, le simulacre s’insère de manière parasitaire entre le réel et l’imaginaire. En provoquant des effets réels à partir de choses fausses, il altère la logique de l’un et de l’autre et génère des fictions incarnées5Jean Baudrillard, Simulacres et simulation, Paris, Galilée, coll. « Débats », 1981. Pour incarner ces réalités imaginaires dans notre vivarium utopique, nous convoquons le phasme en sa qualité de simulacre mimétique. Comme le souligne Georges Didi-Huberman, le phasme transforme son propre corps en décor jusqu’à devenir la copie vive de son modèle6Georges Didi-Huberman, Phasmes. Essais sur l’apparition, Paris, Les Éditions de Minuit, coll. « Paradoxe ».. En feignant d’être pourvu d’attributs qu’il ne possède pas réellement, le phasme, comme un simulacre, remet en cause la différence entre le réel et l’imaginaire. En outre, dans le vivarium, les phasmes sont des simulacres mimentomologiques qui prennent des formes végétales, humaines ou ornementales. Dans cette scène, par exemple, on peut distinguer au moins deux phasmes anthropomorphes et une mante érudite. Avec l’aide des phasmes et des mantes, nous imaginons un horizon utopique post-reproductif ravissant.

Dans cet article, la dévoration, le cannibalisme et la reproduction non sexuée, par imitation ou création de simulacre, sont présentés en cinq actes. Tour à tour, la dévoration de familles nucléaires dans un ballet vengeur, l’intrusion de corps félins dans un club de lecture entomophage, le détournement des iconographies coloniales dans un kink-club et la réappropriation des moyens de (re)production par les ouvrières parthénogénétiques, illustrent des simulacres qui s’instaurent par mimétisme bestial. Sans prendre la place de l’insecte, du phasme ou de la mante, dans le vivarium, on simule leur point de vue, de manière à demander : quels seraient les impacts de la parthénogenèse, ou encore, de la dévoration des moyens de (re)production pour une communauté donnée ? Ainsi, tout comme l’acte cannibale, notre recherche-création entend restituer quelque chose qui est de l’ordre de l’indicible, de l’inhumain, du commun, du queer et du matérialisme (trans)féministe.

Scène 2 | Le Festin de l’Arachnophobe, opus fabuleux et souvenir d’homonormativité

Dans un élan de dévoration, d’ingestion et de déjection des fables hétéro-anthropo-colonialo-centristes, nous proposons ici une mise en scène de textes théoriques à partir de fables mimétiques et cannibales. Les phasmes et les mantes sont les acteur·ices performeur·euses d’une reconstitution, scénographique et incarnée, d’idées initialement représentées par un texte composé de symboles typographiques abstraits. En mettant en scène des concepts abstraits à travers leurs caractéristiques physiques concrètes, le phasme – mimétique – et la mante – cannibale –, permettent de passer de la page à l’acte et de questionner les conventions éthiques et morales. Cette stratégie anthropomorphe s’inspire librement des fables d’Ésope7Ésope, Trente-six fables d’Ésope, Wikiversité, https://fr.wikiversity.org/wiki/Trente-six_fables_d%27Ésope, page consultée le 13 avril 2023. et des bestiaires médiévaux8Tom-Loup Roux, « Les bestiaires médiévaux », Gallica, 6 juin 2019, https://gallica.bnf.fr/blog/06062019/les-bestiaires-medievaux?mode=desktop, , page consultée le 14 avril 2023. qui leur ont succédé. Tout se passe comme si l’acteur·ice inhumain·e avait le pouvoir de rendre étranges (ou queer) des traits trop humains, généralement pris pour d’évidentes banalités. Dans le cas présent, la remédiatisation d’une fable entomologique fonctionne bien sur le mode du dévoilement : elle permet de percevoir le régime autoritaire de l’hétérosexualité ainsi que son actualisation, l’homonormativité. L’homonormativité, ou l’imitation de standards hétérosexuels par les communautés LGBT9Lisa Duggan, « The New Homonormativity: The Sexual Politics of Neoliberalism », dans Russ Castronovo, Dana D. Nelson, Donald E. Pease, Joan Dayan et Richard R. Flores (dir.), Materializing Democracy: Toward a Revitalized Cultural Politics, Cambridge, United Kingdom, Duke University Press, 2002, p. 175‑194., est une dystopie mimétique hétérosexuelle dissimulée sous une apparence homosexuelle. L’anthropologie anarchiste de James C. Scott nous éclaire en la matière. 

Dans La domination et les arts de la résistance, James C. Scott développe le concept de résistance infrapolitique, soit une résistance dissimulée10James C. Scott, La domination et les arts de la résistance. Fragments du discours subalterne, Paris, Éditions Amsterdam, 2009., mettant en évidence une tendance générale de l’exercice du pouvoir. Plus le pouvoir dominant est asymétrique et arbitraire, plus les personnes en situation de subordination simuleront leur soumission. Le texte public désigne l’ensemble des performances fallacieuses qui ont pour but de tromper les dominant·e·s. Car, en jouant la servitude, les dominé·e·s agissent de manière stratégique et politique. En contrepartie, un texte caché se déploie dans les coulisses du pouvoir dominant. À l’écart de la perception dominante, il y a donc une liberté relative d’agir et d’interagir ; de révéler ou de dissimuler. Pour Scott, toute autorité, et les actes de déférence qui y répondent, fonctionne comme une simulation. Théâtralisés, répétés et soigneusement exécutés, les actes qui constituent le texte public apparaissent comme le miroir des attentes du régime dominant. Toutefois, lorsque le simulacre se rompt – lorsque dissimulation et simulation se désaccordent – les ressentiments, la colère et le mépris des dominé·e·s s’élèvent au-delà du seuil de la perception. Évidemment, ce dévoilement survient, dans une très large mesure, à l’abri de l’attention des dominant·e·s. En certaines rares occasions, le texte caché se mue en confrontation directe ; collectivement exercé, le refus de maintenir les apparences ordinaires est susceptible de détruire le théâtre de la domination. L’impulsion de rébellion provoque, inévitablement, une jubilation orgiaque ; comme si le monde s’était renversé, le langage dissimulé du pouvoir devient tangible, tactile, malléable, modulable. Ainsi, la domination politique se fonde sur un fourmillement d’interactions mensongères, suffisamment convaincantes pour leurrer les dominant·e·s. Vraisemblablement, pour qu’un régime autoritaire perdure, il n’a pas tant besoin de la fervente soumission des dominé·e·s que de la virtuosité infrapolitique avec laquelle ceuxes-ci excellent à l’art de la dissimulation et de la servitude simulée.

Notre seconde scène est donc une fable sur l’hétérosexualité, le néolibéralisme, l’assimilation par imitation et la résistance. Elle met en scène la Mante, et son vivarium, assaillis par des arachnophobes hétéro-homos-normés. L’intrigue s’inspire du ballet-pantomime Le Festin de l’araignée, créé en 1912 par Albert Roussel et chorégraphié par Léo Staats11N. D., Recueil. « Le festin de l’araignée » de Gilbert de Voisins, Coupures de presse, Bibliothèque nationale de France, 1939.. L’argument de ce dernier nous plonge dans un jardin luxuriant, dans lequel une frêle et vorace araignée s’affaire à préparer un festin en capturant dans sa toile argentée fourmis, papillons, éphémères et vers à fruits. Or, une des deux mantes religieuses, qui vaquaient à leurs occupations dans le jardin, se retrouve distraite par une pomme tombée d’un arbre. Faite prisonnière de la toile, elle est en voie de devenir le festin de l’araignée. Or, coup de théâtre ! La seconde mante religieuse surprend l’araignée carnivore et la transperce subitement avec ses mandibules. L’étonnant individualisme des protagonistes, projeté par Roussel sur ses insectes en lutte pour leur survie, nous rappelle qu’il était issu d’une famille industrielle bourgeoise. Tout comme ses créatures darwiniennes, Roussel connaissait probablement bien les préceptes du libéralisme, aïeul du néo-libéralisme. Justement, dans la présente scène nous réinterprétons Le Festin de l’araignée à travers Le Festin de l’Arachnophobe, opus présentant la Mante, et ses camarades araignées, enquiquinées par un essaim d’individus épris de sentiments moraux néo-libéraux.

Déterminé·e·s à faire leur nombre de pas santés quotidiens, un attroupement de familles et de couples hétéro-homo-normés traversa le bourbier du présent jusqu’à l’orée de l’horizon utopique de José Esteban Muñoz12José Esteban Muñoz, op. cit.. Épuisé·e·s par le trajet, iels cherchèrent refuge dans la sérénité du Vivarium mimentomologique pour attendre un Uber et se repaître de collations kéto. La Mante, perplexe, constata du haut de son perchoir l’étrangeté de leur homogénéité hétéronormée :

  • « Savais-tu que le Canada est le quatrième pays au monde à avoir autorisé le mariage entre personnes de même sexe ? scandaient les uns.
  • Marions-nous ! répondaient les autres.
  • Les États-Unis ont enfin autorisé les personnes transgenres à servir dans l’armée ! s’exclamaient certain·e·s.
  • L’EDI fait la force ! » acquiesçaient les autres.

La Mante, effarée, alerta une compagne-araignée :

  • « Chère araignée, saurais-tu me dire qui de ces gens fait partie de la communauté LGBT ?
  • Ma foi, dear Mante. Sans doute cette personne, là-bas. Ne vous semble-t-elle pas posséder un site de fracking13Lauren Aratani, « Did RuPaul just announce he has a fracking empire on his ranch? », The Guardian, section Television & Radio, 21 mars 2020. ? », avança-t-elle, déconcertée.

Heureusement, une araignée mieux avisée intervint :

  • « En 2002, Lisa Duggan a inventé le terme homonormativité pour désigner le phénomène d’absorption des revendications transpédégouines par des dogmes néolibéraux tels que la domesticité et le consumérisme14Lisa Duggan, op. cit.. En insistant sur le caractère privé des identités de genre et des pratiques sexuelles non reproductives, les politiques néolibérales ont contribué à scléroser, et invisibiliser, les mouvements de libération queer, consolidés lors de la crise du VIH/sida. Ironiquement, le terme « queer », censé désigner le rejet des identités institutionnelles imposées par le texte public et marquer la convergence de luttes infrapolitiques par-delà les divisions de genre/race/classe, a rapidement été coopté. Devenue argument de marketing électoral et commercial, l’autoproclamation d’appartenance à l’identité queer se soustrait désormais de toute réciprocité ou responsabilité communautaire et relève bien plus de l’autopromotion que de la subversion. À vrai dire, l’identité queer est devenue le marqueur amnésique d’une déférence résignée au pouvoir économique dominant, une célébration néo-hégémonique d’un soi-disant exceptionnalisme progressiste euroaméricain. De plus, la constitution rhétorique de l’homosexualité en tant que condition relevant nécessairement soit du naturel, soit de l’accidentel amhhhh… »

BOOM. L’araignée érudite fut fatalement interrompue, abattue dans le fracas de la paume affolée d’un arachnophobe hétéro-homo-normé. Horrifiée par la démonstration de ce spécisme décomplexé, la Mante se cabra prestement. Elle avait choisi la violence. Défiant ses prédispositions pour la dissimulation et le cannibalisme, elle se fit offensive et vengeresse. Elle entreprit d’adroitement piéger les hétéro-homo-normés dans les mortels et délicats fils de soie qu’avaient tissés ses camarades carnivores. Grâce à cette mise en commun des savoirs et ressources communautaires mimentomologiques, les arachnophobes hétéro-homo-normés se trouvèrent, en un instant, aussi solidement ficelés que leur conscience de classe était étriquée. Il ne restait plus, pour la Mante et les araignées, qu’à se repaître de ce festin homophile et anthropophage. Mais après tout, n’était-ce pas là une consécration néolibérale, que de se trouver faussement estimé·e seulement pour mieux être englouti·e, dissout·e et assimilé·e ?

Scène 3 | L’invasion de Frankie : du God Trick au Umwelt

L’œil glouton : Notre démarche mimentomologique cherche à multiplier les perspectives et les relations qu’on entretient avec les objets d’une recherche – dans notre cas, des archives entomologiques. Ces archives peuvent être perçues comme des documents abstraits, symboliques et factuels. Or, leur dévoration mimétique par le vivarium mimentomologique engendre des expériences incarnées, esthétiques et émotionnelles qui transforment notre perception. Il n’en demeure pas moins que le vivarium, en raison de ses configurations matérielles, est un objet qui favorise certaines perspectives par rapport à d’autres. En plus de maintenir les frontières entre ce qui lui est intérieur et extérieur, le vivarium s’offre, dans toute sa transparence, à l’observation omnisciente. Sa vitrine présente sans retenue ce qui se passe derrière ses parois ; une forme de trucage optique qui permet la vision non située. La mise en scène d’un opus fabuleux a poussé, dans la scène précédente, cette logique à son extrême spectaculaire, en rendant tangible les artifices du « God trick », décrit par Donna Haraway comme un œil glouton – the cannibaleye – qui conquiert le monde de loin15Donna Haraway, « Situated Knowledges: The Science Question in Feminism and the Privilege of Partial Perspective », Feminist Studies, vol. 14, no 3, 1988, p. 575‑599., et en aspirant à renverser son théâtre de la domination. Un changement de perspective s’impose. Quelle est notre posture par rapport au vivarium ? D’où entrons-nous en relation avec cet objet ? Pouvons-nous nous y inviter ? Comment infiltrer les lieux microscopiques d’une dévoration utopique ?

L’infiltration : face à ces questions nous vient en tête un vidéo, croisé au hasard des algorithmes de TikTok16karenlazbrca, « When your kitten wants to play with the bearded dragon he makes it work! », TikTok, 2022, <https://www.tiktok.com/@karenlazbrca/video/7148448762422103301>, page consultée le 29 novembre 2022.. L’utilisatrice filme son chat alors qu’elle le découvre immergé dans le vivarium de son lézard, Frankie, un dragon barbu. Il s’avère que ce type de vidéo est un genre : les mots-clés « cats inside lizard tank » tapés dans la barre de recherche de Google donnent lieu à une enfilade d’intrusions félines ensorcelantes. Si chacun de ces chats visite les vivariums d’une manière singulière – l’un dort sur un tronc d’arbre du décor, l’autre touche le lézard de ses pattes rebondissantes, l’une enterre son urine dans le sable, l’autre demeure immobile, fixant l’extérieur d’un regard persistant – leurs infiltrations semblent, de part et d’autre, guidées par un appel à renverser des paramètres perceptifs. Par ces intrusions, les chats cherchent à voir un milieu depuis le point de vue du lézard. L’épineuse infiltration, tant d’un point de vue expérientiel que matériel, se distancie des pratiques d’observations omniscientes et des ethnographies qui tiennent les sujets connaisseurs à distance des lieux étrangers à connaître. Le chat qui visite le vivarium d’un lézard est à la fois dépassé par des configurations qui clochent avec ses manières de percevoir, et emporté par l’impulsion de rapprocher les domaines de l’inconnu et du confortable. Son intrusion imite, à sa façon, une épistémologie des savoirs situés ; le chat adopte une posture qui s’incarne quelque part entre celle de l’étranger inconnaissable de Sara Ahmed17Sara Ahmed, « Who Knows? Knowing Strangers and Strangerness », Australian Feminist Studies, vol. 15, no 31, 2000, p. 49‑68., un savoir qui renverse les directions de production de l’étrangeté, et celle de l’étranger déconcerté de Peter van Wyck18Peter C. Van Wyck, The Highway of the Atom, Montréal ; Ithaca, McGill-Queen’s University Press, 2010, p. 152., qui erre entre l’extérieur et l’intérieur d’un territoire, suspicieux de ses propres aspirations à essayer de comprendre le milieu infiltré. Ce rapport dialectique entre l’étrange et l’étranger est d’ailleurs mis en évidence par les mots de clôture de l’utilisatrice TikTok qui filme l’infiltration : « Frankie is not impressed19karenlazbrca, op. cit., 0 min 47 s. ».

L’infiltré : l’invasion de Frankie est loin d’être un cas isolé. Face aux savoirs millénaires des chats, en matière de faufilage, de passage, de médiation et d’incursion, nous ne sommes apparemment que bien peu de choses. Depuis au moins l’Antiquité, les chats assument la fonction de passeur, toujours au seuil de deux mondes : entre la domesticité et l’état de nature, entre le divin et le maléfique, entre l’agaçant et l’attendrissant. Leur existence subreptice leur ayant valu d’être tantôt violemment réprimés, tantôt fiévreusement vénérés, les rend constants dans leur inconstance. Suivant Limor Shifman, leur présence est, au sein de nos technocultures connectées20Limor Shifman, « Humor in the Age of Digital Reproduction: Continuity and Change in Internet-Based Comic Texts », International Journal of Communication, vol. 1, 2007, p. 187‑209., symbolique et transactionnelle. En effet, dans la culture Web apparaissant au début des années 2000, le chat et les blagues de chats ont, plus que quiconque, permis aux internautes de se trouver un référent visuel et culturel commun. L’échange d’images de chats, capables de faire rire tout le monde en toutes les langues, est devenu, à l’échelle glocale du World Wide Web, un marqueur de courtoisie universel. Tout porte à croire que les représentations de chats sur Internet ne constituent rien de moins que l’infrastructure affective des sociétés de l’information. En bref, it’s a cat’s world, Frankie just lives in it. Par ailleurs, si l’utopie est un horizon lointain always already there21José Esteban M, le chat, en tant qu’intermédiaire intemporel et transmédiatique, ne peut que nous rapprocher de cet horizon.

L’Umwelt : afin d’aménager notre vivarium pour les Mantes et les chats de manière non intrusive et non extractive, nous avons questionné l’Umwelt. Selon le biologiste Jakob von Uexküll, chaque espèce vivante possède un univers, l’Umwelt, qu’elle comprend et interprète depuis son point de vue propre22Jakob von Uexküll, Joseph D. O’Neill, Dorion Sagan et al., A Foray into the Worlds of Animals and Humans: with A Theory of Meaning, Minneapolis, University of Minnesota Press, coll. « Posthumanities », no 12, 2010.. Comme Haraway, von Uexküll refuse le cannibaleye scientiste, mécaniste et totalitaire qui « fucks the world to make techno-monsters23Donna Haraway, op. cit., p. 581. ». En se réclamant d’une approche qui quitte les paramètres de la perception humaine, l’Umwelt désigne les cycles fonctionnels par lesquels des entités et des environnements s’entre-constituent, soulignant que les modes perceptifs des insectes s’intègrent aux configurations d’un milieu donné. Comme elles se distancient des approches anthropocentristes de l’environnement, les considérations de von Uexküll envers les insectes et leurs environnements perceptifs incitent à porter attention aux dynamiques non humaines d’émergence, à leurs modèles de perceptions alternatives et à leurs interactions affectives24Parikka, op. cit.,p. 66-71.. Peut-être le vivarium peut-il ainsi être perçu de manière inhumaine, non pas d’un point de vue externe donc, mais plutôt depuis celui d’un milieu fait d’interactions affectives entre des entités diverses ; depuis quelque part entre Frankie, le chat et l’œil qui les perçoit.

Scène 4 | Les Pommes de Sodome : kink-écologies

Ces considérations envers les renversements perceptifs mènent nos recherches entomologiques au XVIIe siècle, en plein cœur du déploiement des colonies transatlantiques et des circuits globaux d’exploitations et d’extractions complexes, à des fins de marchandisation de fleurs, d’épices, de labeurs et de fruits. En 1699, l’entomologiste amatrice Sybille de Merian, alors âgée de 52 ans, entreprend un voyage dans la colonie néerlandaise du Surinam avec comme mandat d’observer et d’illustrer les processus de métamorphoses des papillons. Dans l’ouvrage qui résulte de ce voyage, Veranderingen der Surinaemsche Insecten25Marie Sybille de Merian, Histoire générale des insectes de Surinam et de toute l’Europe. Tome premier, Des plantes du Surinam, traduit par M. Buchoz, Paris, L.C. Desnos, 1771., Merian énonce dès la préface qu’elle préfère opter pour un compte rendu esthétique qui, en favorisant l’illustration, limite les descriptions textuelles à ses propres expériences d’observations. En délaissant ainsi librement la « matière à réflexion » et les sujets « très délicats » sur lesquels les « savants ne sont point d’accord »26Ibid., page non disponible., Merian se refuse au genre de l’Encyclopédie et de l’herbier colonial. Alors que ses illustrations convoquent des rencontres dans lesquelles s’entremêlent de véritables espèces et des personnages imaginaires, ses textes relatent sa haine de la chaleur du Surinam et ses discussions avec les gens qui croisent son chemin. Ainsi, chaque illustration met en scène des interactions entre des insectes et des fleurs du Surinam, et est accompagnée de courts récits de ses séances d’observations. Dans ces derniers s’entremêle une curiosité envers les écologies microscopiques qui se déploient sous son regard, des sensations corporelles, des apartés réflexifs suscités par ses séances et des dérives narratives envoûtantes. Bien que son voyage soit soutenu par l’État néerlandais, le style d’illustration et de récit entomologique pratiqués par Merian forme une résistance esthétique aux logiques d’extraction des savoirs qui motivent ce soutien.

La seule apparition de la mante religieuse dans ce volume est des plus élégantes, comme si pour elle, la chaleur avait l’effet de lui faire prendre ses plus beaux attraits. Dans la planche XXVII, elle déploie ses ailes et ses pattes délicates avec un tel élan qu’on semble oublier un instant qu’il est ici question de la métamorphose d’une chenille brune rayée de rouge en phalène brune, depuis les feuilles d’un plant de calatropis procera27Ibid.,planche 27.. Peut-être une telle intervention de la mante religieuse dans cette écologie cherche-t-elle à rappeler que les fruits de cette plante, couramment surnommée pomme de Sodome, « donne[nt] la mort aux hommes et aux animaux qui en mangent28Ibid., page non disponible. », une sorte de dévoration renversée.

Nous avons, à notre lecture, été frappé·e·s de rencontrer ainsi dans cette planche une association entre une entomologie d’une dévoration (à la fois humaine et animale) et Sodome (la ville mythique incendiée afin de punir les pratiques sexuelles qui y avaient lieu). Cette association nous semble souligner que le potentiel critique latent dans le travail de Merian relève d’un embrouillement des genres et des symboles. Dans le contexte de cet ouvrage, l’association iconographique de la mort et de la sodomie rappelle que le colonialisme, à comprendre comme une structure qui se réactualise continuellement et non pas comme un événement historique terminé29Patrick Wolfe, « Settler Colonialism and the Elimination of the Native », Journal of Genocide Research, vol. 8, no 4, Routledge, décembre 2006, p. 387‑409., est entre autres une entreprise de régulation sexuelle par laquelle sont distingués des comportements appropriés et inappropriés30C. Heike Schotten, Queer Terror: Life, Death, and Desire in the Settler Colony, New York, Colombia University Press, 2018. et par laquelle des différences de genre, d’ethnicité et de classe deviennent les piliers d’une organisation moderne de l’État. Le colonialisme transfère ainsi sur le projet d’une société hétéro-repro-centriste un éventail de désirs, comme celui de posséder une terre et de contrôler ses connaissances31Scott Lauria Morgensen, Spaces Between Us: Queer Settler Colonialism and Indigenous Decolonization, Minneapolis, University of Minnesota Press, 2011., ou encore celui d’extraire, de classifier et de hiérarchiser des connaissances de la nature de manière à maintenir ses idéologies32Jack Halberstam, Wild Things: The Disorder of Desire, Durham, Duke University Press, 2020.. L’articulation du colonialisme et de la sexualité est particulièrement évidente dans ce dernier élément puisque, suivant Foucault, l’histoire de la sexualité moderne est caractérisée par un processus d’organisation de rapports chaotiques en ensembles de savoirs33Michel Foucault, Histoire de la sexualité 1, Paris, Gallimard, 1976.. Au passage, l’hétérosexualité repro-centriste est naturalisée, faisant de tout désir en déviant la marque d’une condition sexuelle connaissable et contrôlable. En hétérosexualisant ainsi la nature, ses territoires et ses écosystèmes, les institutions coloniales produisent et promeuvent une forme de subjectivité sexuelle34Catriona Mortimer-Sandilands et Bruce Erickson, Queer Ecologies: Sex, Nature, Politics, Desire., Bloomington, Indiana, Indiana University Press, 2010., incorporant un ensemble de valeurs projetées sur un environnement externe au corps : chasteté, repro-centrisme, virilité, lègue, pureté, etc. C’est ce que l’association de la mort à la sodomie, figurée dans la planche de l’herbier de Merian par l’élégante rencontre d’une mante avec le fruit vénéneux, souligne : le colonialisme annihile, au profit d’une compréhension hétéro-reproductive du vivant, des écologies animées par des désirs féroces, désordonnés et mortifères. Ces écologies du désir ne sont pas orientées vers une régénération continue de vies hétéronormées, mais plutôt vers les plaisirs de l’immédiat, vers la matérialisation temporaire et soudaine des mondes symboliques en jouissance, et vers les pulsions de mort qui composent le domaine queer de l’intimité35Lee Edelman, No Future: Queer Theory and the Death Drive, Durham, Duke University Press, 2007..

Le vivarium se transforme ainsi en une écologie désirante du pommier de Sodome, à la fois inspiré du potentiel critique qui repose dans l’illustration de Merian et réactualisé par une désarticulation de son iconographie coloniale. Dans cette, scène, cette iconographie s’hybride à différentes figures et artefacts iconiques des cultures queer contemporaines. Le pommier de Sodome prend ici racine dans un club ; ses feuilles se déploient au rythme d’une photosynthèse nourrie de blacklight, de néons et de miroirs ;ses fleurs dégagent le parfum enivrant des backroom,des douches et des toilettes ;ses fruits aguichants charment quiconque ose s’en approcher ; les corps digérant, une fois les fruits dévorés, se métamorphosent en une expulsion béante de latex et d’amphétamines, morceaux d’une écologie queer dans laquelle s’embrouillent continuellement les frontières entre l’humain et l’animal, entre le naturel et l’artificiel, et entre l’intérieur et l’extérieur. Si elles conservent leur élégance initiale, les mantes se joignent à la fête avec férocité, soulagées qu’enfin la dévoration soit célébrée comme une forme dissidente, voire comme une pratique transgressive. C’est parce qu’il y a dévoration que la pomme devient butt-plug, que le militaire devient un irrésistible pédé et que la nature devient barebacking. Dans la kink-écologie d’un club microscopique, les mantes s’assurent que les symboles hétéro-repro-centristes soient ingérés et transformés en la matière ectasique d’un monde de séductions incoercibles.

Scène 5 | Petit manuel d’entomologie : le troisième genre des ouvrières

Peut-être inspirées par les allures de communisme que présentent certaines sociétés d’insectes, deux autrices, féministes matérialistes, ont proposé des lignes de réflexions utopiques pour penser l’émancipation et la réappropriation des moyens de reproduction. Pour ce faire, elles dénoncent deux ennemis de l’autopoïèse anti-patriarcale à laquelle elles aspirent. Parasite 1 et Parasite 2 sont des archétypes de comportements envahissants normalisés par le régime binaire hétéronormé. Parasites émotionnels et économiques, ils puisent sans ménagement dans les ressources de leurs hôtes.

Parasite 1 : les producteurs. Valérie Solanas n’a pas inventé la violence, elle l’a rencontrée. Le 3 juin 1968, Solanas tente d’assassiner Andy Warhol en lui tirant dessus dans une rue de New York. Avant ce jour d’éclat, l’écrivaine avait côtoyé le milieu artistique qui gravitait autour de Warhol et de sa Factory pendant à peu près un an. Pendant cette période, elle vivait dans une précarité économique extrême. Venue du New Jersey, elle espérait trouver soutien et conseil pour poursuivre sa carrière de dramaturge et romancière. Warhol n’a été ni de bons conseils ni d’une quelconque aide. Il perd le manuscrit d’une pièce de théâtre rédigé par Solonas – qu’il retrouvera et produira un an après la mort de l’autrice –, l’encourage à signer des contrats abusifs, la fait participer à ses films et projets sans rémunération, utilise ses idées sans la créditer ; en gros, il la parasite36Breanne Fahs, Valerie Solanas: The Defiant Life of the Woman who Wrote SCUM (and Shot Andy Warhol),New York, CUNY Feminist Press, 2014.. Gay, blanc, riche, autoentrepreneur générant sa propre fortune personnelle et extracteur des ressources des personnes et choses qui l’entourent, Warhol a tout d’une utopie libérale.

Le passage à la violence de Solanas, comme celui de la Mante, n’est pas injustifié. Pour la Mante, la dévoration du mâle lui assure l’apport calorique nécessaire à la production d’œufs, permettant sa propre reproduction. Pour Solanas, le passage à la violence lui a assuré une vaste couverture médiatique, qu’elle n’aurait pu espérer produire par d’autres moyens. Sans les quinze minutes de gloire concédées par ce geste radical, le chef-d’œuvre littéraire qu’elle venait d’écrire, le S.C.U.M. Manifesto37Valerie Solanas, S.C.U.M. Manifesto, traduit par Emmanuele de Lesseps, Paris, Mille et une nuits, 2005., serait resté dissimulé par l’ombre parasitaire que lui faisait Warhol. Rose A. Owen note que l’acte de Solanas a été le marqueur d’un schisme historique entre le féminisme dit « radical » et le féminisme libéral38Rose A. Owen, « A World without Men: Valerie Solanas and the Feminist Uses of Violence », New Political Science, vol. 44, no 1, 2022, p. 105‑121.. L’action directe de Solanas a en effet incendié les débats stratégiques du mouvement féministe. D’une part, les séparatistes cherchent à rompre l’ordre patriarcal, symbolique et matériel, par des moyens concrets. D’autre part, les assimilationnistes désirent réformer la société au rythme qu’autorisent les institutions économiques et politiques. Pour les séparatistes, la violence est nécessaire parce qu’elle inverse les structures de la production et la reproduction du régime hétéro-patriarcal et capitaliste. L’horizon utopique féministe radical, par-delà l’acte violent en lui-même, requiert de puiser les ressources nécessaires à sa subsistance dans les ressources du dominant. Cette transaction dialectique rappelle, à vrai dire, la réappropriation des moyens de production proposée par le marxisme.

Parasite 2 : les reproducteurs. Dans La Dialectique du Sexe, parut deux ans après le S.C.U.M. Manifesto, Shulamith Firestone reprend et célèbre les intuitions de Solanas39Voir Shulamith Firestone, La Dialectique du sexe. Le dossier de la Révolution féministe, Paris, Stock, 1972.. La théorie de Firestone ressaisit en effet l’idée qu’une existence parasitaire gêne l’émancipation collective. Pour Firestone, la division inégalitaire du pouvoir politique et des ressources matérielles se fonde sur la division binaire des sexes. Ainsi, ce sont les reproducteurs qui sont au fondement des rapports de domination socio-économique. Pour sortir de cette servitude, fondée sur la fausse idéologie qu’est la biologie, Firestone propose une utopie radicale qui, curieusement, s’approche de la parthénogenèse. Pour libérer les personnes forcées de se reproduire des parasites reproducteurs, elle réclame l’abolition de la famille biologique et de l’enfance. Dans son horizon utopique se profilent, notamment, l’indépendance économique des enfants, l’abolition de la reproduction biologique au profit de méthodes artificielles, et la destitution du couple hétérosexuel comme noyau relationnel et affectif. Pour Firestone, la libération ouvrière passe par une complète et totale libération des dogmes de la domination par l’assignation à un sexe binaire. Elle décrit ainsi la destination de son utopie comme une culture future où le masculin et le féminin sont réunis pour créer « une culture androgyne qui surpassera les sommets de chacun de ces deux courants culturels ». Notre vivarium utopique, à plus modeste échelle, évoque une société mimentomologique réalisant les souhaits de Firestone.

Dans un manuscrit, consulté plus par vagabondage archivistique que par espoir de découverte épiphanique, nous sommes tombé·e·s sur un passage tout à fait extraordinaire. Celui-ci portait sur la division du travail chez les Hyménoptères, plus connus en tant qu’« abeilles ». En 1894, Maurice Maindron notait, dans les feuilles volantes destinées à être plus tard recomposées en Petit manuel d’entomologie, que : « [n]ulle part, chez les insectes, on ne rencontre de différences sexuelles aussi nettement marquées que chez les hyménoptères qui vivent en colonies, et les modifications amenées dans le genre de vie ont été assez profondes pour amener l’apparition de femelles stériles qui n’ont d’autres occupations que de pourvoir aux besoins de la colonie. » Il y a donc trois genres chez les abeilles : femelle, mâle et ouvrière. En bas de la page, Maindron ajoute une note griffonnée au crayon de plomb « des phénomènes de parthénogenèse ont été observés chez les abeilles ». Étonnant constat que celui qui nous porte à croire que les abeilles ouvrières pourraient, techniquement, vivre en complète autonomie productive et reproductive plutôt que de « pourvoir les besoins de la colonie ». À ce jour, on se demande toujours pourquoi elles n’ont pas fiché le camp. 

Puisque la recherche-création génère des démarches exploratoires, des nouvelles associations et des concepts originaux, elle nous a ici permis d’incarner nos intuitions théoriques et désirs utopiques à travers la flamboyance charnelle de l’acte cannibale et la beauté post-reproductive de la parthénogenèse. Au fil des scènes, assemblées les unes après les autres dans le vivarium, l’horizon d’une utopie mimentologique est devenu de plus en plus tangible. Ou plutôt, de plus en plus tactile, perceptible, sensoriel, dévorable et dévorant. En croisant l’utopie et le simulacre, nous avons généré des mondes imaginaires, mais aussi des mondes potentiels. Ainsi, dans la deuxième scène, la menace homonormative a été théâtralement confrontée au concept d’infrapolitique, ainsi qu’à ses révélations concernant l’importance élémentaire des actes simulés pour le maintien de toute domination. Dans la troisième scène, nous avons rencontré différents mondes propres, ou Umwelt, grâce à Frankie et les chats, qui nous ont invités à nous infiltrer dans des univers sensoriels multiples. Puis, les kink-écologies de la quatrième scène nous ont engagés dans l’effervescence voluptueuse des sexualités non reproductives et des intensités affectives que ce refus d’obtempérer fait proliférer. Finalement, les féministes matérialistes, envoûtantes camarades des mantes, nous ont rappelé l’intérêt, mais aussi les périls, du passage à l’acte politique. Toutes ces scènes mimentomologiques ont été créées avec l’intention de rendre perceptible, sensoriellement et affectivement, la proposition utopique de Muñoz : le queer n’est pas encore là et nous ne l’atteindrons jamais vraiment. Néanmoins, le queer est un idéal qu’il faut sans arrêt chercher à effleurer, à éprouver, à tâtonner, à faire exister et, lorsque nécessaire, s’autoriser à simuler.

  • 1
    Jussi Parikka, Insect Media: An Archeology of Animals and Technology, Minneapolis, University of Minnesota Press, 2010.
  • 2
    Ibid., p. XIII.
  • 3
    Ibid., p. 85-113.
  • 4
    José Esteban Muñoz, Cruising Utopia: The Then and There of Queer Futurity, New York, NYU Press, 2019.
  • 5
    Jean Baudrillard, Simulacres et simulation, Paris, Galilée, coll. « Débats », 1981
  • 6
    Georges Didi-Huberman, Phasmes. Essais sur l’apparition, Paris, Les Éditions de Minuit, coll. « Paradoxe ».
  • 7
    Ésope, Trente-six fables d’Ésope, Wikiversité, https://fr.wikiversity.org/wiki/Trente-six_fables_d%27Ésope, page consultée le 13 avril 2023.
  • 8
    Tom-Loup Roux, « Les bestiaires médiévaux », Gallica, 6 juin 2019, https://gallica.bnf.fr/blog/06062019/les-bestiaires-medievaux?mode=desktop, , page consultée le 14 avril 2023.
  • 9
    Lisa Duggan, « The New Homonormativity: The Sexual Politics of Neoliberalism », dans Russ Castronovo, Dana D. Nelson, Donald E. Pease, Joan Dayan et Richard R. Flores (dir.), Materializing Democracy: Toward a Revitalized Cultural Politics, Cambridge, United Kingdom, Duke University Press, 2002, p. 175‑194.
  • 10
    James C. Scott, La domination et les arts de la résistance. Fragments du discours subalterne, Paris, Éditions Amsterdam, 2009.
  • 11
    N. D., Recueil. « Le festin de l’araignée » de Gilbert de Voisins, Coupures de presse, Bibliothèque nationale de France, 1939.
  • 12
    José Esteban Muñoz, op. cit.
  • 13
    Lauren Aratani, « Did RuPaul just announce he has a fracking empire on his ranch? », The Guardian, section Television & Radio, 21 mars 2020.
  • 14
    Lisa Duggan, op. cit.
  • 15
    Donna Haraway, « Situated Knowledges: The Science Question in Feminism and the Privilege of Partial Perspective », Feminist Studies, vol. 14, no 3, 1988, p. 575‑599.
  • 16
    karenlazbrca, « When your kitten wants to play with the bearded dragon he makes it work! », TikTok, 2022, <https://www.tiktok.com/@karenlazbrca/video/7148448762422103301>, page consultée le 29 novembre 2022.
  • 17
    Sara Ahmed, « Who Knows? Knowing Strangers and Strangerness », Australian Feminist Studies, vol. 15, no 31, 2000, p. 49‑68.
  • 18
    Peter C. Van Wyck, The Highway of the Atom, Montréal ; Ithaca, McGill-Queen’s University Press, 2010, p. 152.
  • 19
    karenlazbrca, op. cit., 0 min 47 s.
  • 20
    Limor Shifman, « Humor in the Age of Digital Reproduction: Continuity and Change in Internet-Based Comic Texts », International Journal of Communication, vol. 1, 2007, p. 187‑209.
  • 21
    José Esteban M
  • 22
    Jakob von Uexküll, Joseph D. O’Neill, Dorion Sagan et al., A Foray into the Worlds of Animals and Humans: with A Theory of Meaning, Minneapolis, University of Minnesota Press, coll. « Posthumanities », no 12, 2010.
  • 23
    Donna Haraway, op. cit., p. 581.
  • 24
    Parikka, op. cit.,p. 66-71.
  • 25
    Marie Sybille de Merian, Histoire générale des insectes de Surinam et de toute l’Europe. Tome premier, Des plantes du Surinam, traduit par M. Buchoz, Paris, L.C. Desnos, 1771.
  • 26
    Ibid., page non disponible.
  • 27
    Ibid.,planche 27.
  • 28
    Ibid., page non disponible.
  • 29
    Patrick Wolfe, « Settler Colonialism and the Elimination of the Native », Journal of Genocide Research, vol. 8, no 4, Routledge, décembre 2006, p. 387‑409.
  • 30
    C. Heike Schotten, Queer Terror: Life, Death, and Desire in the Settler Colony, New York, Colombia University Press, 2018.
  • 31
    Scott Lauria Morgensen, Spaces Between Us: Queer Settler Colonialism and Indigenous Decolonization, Minneapolis, University of Minnesota Press, 2011.
  • 32
    Jack Halberstam, Wild Things: The Disorder of Desire, Durham, Duke University Press, 2020.
  • 33
    Michel Foucault, Histoire de la sexualité 1, Paris, Gallimard, 1976.
  • 34
    Catriona Mortimer-Sandilands et Bruce Erickson, Queer Ecologies: Sex, Nature, Politics, Desire., Bloomington, Indiana, Indiana University Press, 2010.
  • 35
    Lee Edelman, No Future: Queer Theory and the Death Drive, Durham, Duke University Press, 2007.
  • 36
    Breanne Fahs, Valerie Solanas: The Defiant Life of the Woman who Wrote SCUM (and Shot Andy Warhol),New York, CUNY Feminist Press, 2014.
  • 37
    Valerie Solanas, S.C.U.M. Manifesto, traduit par Emmanuele de Lesseps, Paris, Mille et une nuits, 2005.
  • 38
    Rose A. Owen, « A World without Men: Valerie Solanas and the Feminist Uses of Violence », New Political Science, vol. 44, no 1, 2022, p. 105‑121.
  • 39
    Voir Shulamith Firestone, La Dialectique du sexe. Le dossier de la Révolution féministe, Paris, Stock, 1972.