La saignée

La saignée

Chantal Fortier

Diplômée de l’UQÀM en création littéraire, Chantal Fortier poursuit actuellement ses études en recherche et création au deuxième cycle. Née à Montréal, à Longue-Pointe, elle a travaillé dans le milieu médical. Ses nouvelles ont été publiées dans les revues SaturneLes Éphélides, XYZ, La revue de la nouvelle, Caractère, MuseMedusa et sur le site de L’Organon, Le souci de l’autre. En 2020,elle obtient le prix Sylvie-Brien et, en 2019, est en lice pour la finale du concours du récit de Radio-Canada.

Quand on se fut habitué, à Rome, aux spectacles de mises à mort d’animaux, on en vint aux hommes et aux gladiateurs1Michel de Montaigne, Essais, (II, 11)..

Monts Qinling, Chine. 17 novembre 2014. Voie rapide, soleil aveuglant, vent fou. Au volant de son auto, la femme rabat d’un geste vif et prompt le pare-soleil. Devant elle, un poids lourd dévie. Cheveux dans les yeux. Vains réflexes. Sidération. Le camion en portefeuille happe la voiture dans son angle. Le véhicule devient ferraille compressée. Autour, un immense chaos. Des ambulanciers tentent de dégager la victime. Ses doigts ensanglantés bougent, frémissent, puis s’immobilisent. En manchette : « Une jeune femme, mère d’un enfant, périt dans un terrible accident survenu sur la route des monts Qinling. »

***

2020. Montréal, 5 h. Vaugirard est debout, trop grand, trop maigre, la quarantaine sur le dos. Ses années intensives passées à jouer aux jeux vidéo lui ont valu le surnom de Bison. Il a les yeux doux d’un veau, le cou en col de cygne, les lobes d’oreille troués au poinçon, les avant-bras imprimés d’alambics. D’une main résolue, il tire le couteau du fourreau et, comme dans un combat de fleurets, l’aiguise sur la queue-de-rat. Le heavy metal le fait planer.

Dans la boucherie, Metallica joue à tue-tête. Pour Vaugirard, l’aube ne compte pas. À l’explosion musicale, quand le solo de guit’ le foudroie, la pointe du couteau doit transpercer la chair. Le foie gît, tous lobes offerts, gluants, roses, impassibles. D’une main assurée, il le retourne, l’ausculte, le tranche et le soupèse. Sa durée de vie, ici, ne sera que de trois jours. Il avait déjà entendu dire « qu’[u]ne forte consommation de viande maigre peut conduire à une anémie2Marylène Patou-Mathis, Néandertal. Une autre humanité,Paris, Perrin, coll. « Tempus », 2008 [2006], p. 103. ».Soudain, derrière lui, un bruit suspect le surprend. Puis, tout à coup, la noirceur s’abat comme un couperet. Une tombe.

5 h 30. Dans l’obscurité subite, Vaugirard se retourne aussitôt, inspecte la devanture vitrée de la boucherie en plissant le nez et les yeux. « Y a rien pour effrayer un ours », se dit-il. Il descend trois marches, actionne la génératrice. Le moteur démarre, la clarté l’éblouit et les accords d’« Enter Sandman » défoncent le silence. Dehors, les ténèbres transforment la vitrine en miroir. Le vent secoue les joints de la devanture. « Man, t’énerve pas, c’est juste du vent ! »Il siffle : « Say your prayers, little one, don’t forget, my son / to include everyone / I tuck you in, warm within, keep you free from sin  / ‘Til the Sandman, he comes3Metallica, « Enter Sandman », Album Metallica, 1991. ».

Il y a six mois, des vandales avaient tenté de forcer les verrous. Une rumeur courait que c’était l’œuvre d’intégristes. Leur manœuvre avait échoué. Au tournant de la ruelle, Vaugirard les avait surpris et n’avait entendu qu’un crissement de gravier pendant que décampaient un chat noir et des ombres.

Sur la vitre, Vaugirard aperçoit son reflet, sa silhouette voûtée, penché au-dessus de sa table de travail, puis se remet à l’ouvrage. Son couteau glisse obliquement dans la chair splénique. Dehors, la nuit recule pendant que de rares autos roulent, phares allumés. Il soupèse les pièces de viande, tranche les viscères et ordonne gigots, entrecôtes, escalopes dans le présentoir réfrigéré. Saisi de tristesse, il pense à Ariane, sa femme, malade, hospitalisée pour une récidive de cancer.

5 h 40. Dans sa poche de pantalon, son téléphone vibre. S’ensuit une alerte, différente de la sonnerie habituelle. Vaugirard sait, son front perle, sa lèvre frémit. Ariane… Ce soir, les jeunes hommes et son fils arriveront avec la bête. Il lui faut prestement la réduire en quartiers.

***

Chengdu, Chine. 18 novembre 2014. Les pieds inanimés de la morte se superposent, hors du linceul de plastique sombre. Les cheveux sont épars autour du visage cireux. Le reste de l’épaisse chevelure tombe avec la droiture des fils à plomb. Le ciseau mord dans la crinière et des mèches plongent sans bruit dans le vide. Le rasoir glisse à quarante-cinq degrés sur la ligne d’épiderme du crâne. La lame grésille sur quelques millimètres de toison noire. Jamais n’a-t-on été à ce point troublé de désirs obscurs à la vue d’un si beau corps meurtri. Celui-ci porte une grâce ultime qui mérite toutes les attentions posthumes dignes des nymphes : «Néandertal le chasseur a parfois été un charognard4Marylène Patou-Mathis, op. cit., p. 107. », un embaumeur.

Sur le flanc du cadavre, le scalpel effleure le tégument lisse, l’incise. La peau se relâche, se fend, s’ouvre, inerte, exsangue. On débride, détache, sépare les tissus. Par l’ouverture créée, l’extraction se déroule comme lors d’une césarienne. Mais, ici, personne ne crie.

L’aorte clampée, la veine cave ligaturée, le corps s’est vidé de ses fluides. La forme ovale brun rougeâtre apparaît. L’exérèse complétée, un genre de haricot géant, chaud et suintant, flotte sous vide dans une pellicule plastifiée. Quelques filets de sang se diluent dans la solution saline par arborescences filamenteuses. Ce foie sera introduit dans un autre corps humain, où le rejet est une possibilité. L’organe ensaché est ensuite immergé dans un bac de styromousse rempli de glace, prêt pour la transplantation. Dessus est inscrit en sinogrammes : Lan Chen. Courriels, coups de téléphone et signaux d’alerte sont envoyés. La gerbe de chevelure noire est insérée dans un contenant souple, translucide et bien scellé.

Sur le corps inerte, on referme l’enveloppe opaque, veille à ce que rien ne dépasse des interstices. Le visage disparaît dans le fourreau de vinyle. On ouvre une porte blindée, le thermomètre affiche deux degrés au-dessus de la barre du zéro, une étiquette se balance à l’endroit vacant.

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Chaque automne Mascotte, fils de Vaugirard, organise une semaine de chasse avec ses acolytes de la boucherie. Cet événement concourt au rituel des hommes qu’une carcasse d’orignal rapportée honore. Crotté, jeune apprenti timide et timoré aime s’y joindre, même s’il doit souffrir de l’emprise de Mascotte. Participer à cette expérience lui donne l’impression de gravir les échelons dans l’entreprise, de gagner l’estime de Mascotte. Vincent, lui, choisit de prendre Crotté sous son aile. Ce dernier lui rappelle ses propres détresses, ses années passées dans un orphelinat en Chine, l’enfer d’être le fils adoptif de Vaugirard et d’Ariane, et frère de l’insupportable Mascotte.

***

Mont-Laurier, 3 h 40. Au campement, cette nuit-là « [l]es étoiles avaient au fond du ciel noir des scintillements frémissants5Guy de Maupassant, Le Horla et autres récits fantastiques, Paris, Presses Pocket, 1989 [1887], p. 134. ». Soudain survient un bruit de déchirement suivi d’un courant d’air. Vincent tressaille. Entre deux pans de toile apparaît la majestueuse lune des chasseurs ; Crotté est sorti, sûrement pour aller pisser sur l’épinette la plus proche. Mascotte, chef d’équipe, dort la joue écrasée sur son avant-bras. Dehors, en arrière-plan rougeoient quelques cendres du feu de camp. Des élans de brise le ravivent. Au loin, un loup hurle. Le soulèvement soudain du vent enterre sa plainte lugubre. Une épée de lumière blanche sabre la tête de Mascotte en deux. L’odeur aigre des bottes, tenace et prégnante, court à ras de sol. Crotté rentre, zippe la tente, la lueur lunaire s’éteint. Fourbu d’avoir marché dix kilomètres dans les bois, Vincent se rendort parmi le mess des corps endormis et des équipements de chasse.

6 h 50. La nuit pâlit, le dôme étoilé s’estompe. Vénus s’incline. Uranus est insaisissable à l’œil nu. Les tourments nocturnes de la forêt cèdent aux chants d’oiseaux : les loups se sont tus. Sur le lac, la brume s’opacifie. Sa blancheur densifie le mystère. Dans la cache, ça sent le bois de cèdre, le sapinage et la bière. L’humidité retient tout en un coffre et les hommes, comme des fumeurs de pipe, exhalent de leur bouche des nuages opalescents. Devant eux, à midi, une barque traverse l’étoffe brumeuse. Vincent contemple les pêcheurs. Crotté dit entendre la douce lamentation d’un mâle, le raclage de ses bois. Mascotte saisit son arme, ses mains moites tournent et glissent sur l’objectif. Puis, coup de pétard dans l’aube, tout s’écroule en craquements multipliés.

***

7 h. Enfoncé jusqu’à la taille dans une haie de brouillard et de hauts joncs, Vincent avance à la suite de Mascotte et de Crotté. Sous leurs pas crissent des tiges de roseaux secs. Il appréhende le moment où il apercevra l’animal gisant dans son sang.

Le trio repère la bête, gigantesque, l’œil ouvert, le corps intact. Il n’y a pas de trace de sang. Vincent est soulagé, mais Mascotte est déçu : « Il a dû tomber sur le flanc gauche, atteint au collier, la balle logée dans l’épaule. » La bête halète faiblement par les naseaux. Vincent détourne le regard de la scène, grille une cigarette, Mascotte, que le pouvoir dévore, achève l’animal. Jamais Vincent n’aura cette assurance. Fumer devant Mascotte défie son rang d’apprenti ; Crotté, à peine plus âgé que lui s’en fout royalement.

7 h 10. Mascotte s’avance au-dessus du col de l’orignal et le saigne au cou. Le sang gicle, puis au bout d’un moment, le débit se calme ; une mare rouge s’agrandit. Le ciel blanc luit dedans. Les autres chasseurs les rejoignent. À l’aide d’un treuil, ils hissent le monstre sur une plateforme à remorque. C’est enivrant, dionysiaque : « on commence par éviscérer la bête […]. [On] récupère et consomme le sang et les abats. [On] prélève la langue et fracture le crâne pour en extraire la cervelle6Marylène Patou-Mathis, op. cit., p. 134. ». Il faut faire vite et, selon Mascotte, c’est une opération délicate. « Perforer l’intestin serait fatal, préserver la vessie serait inouï. »

7 h 30. Les gars s’affairent à l’évidement. Crotté subit sans fléchir les crâneries des autres gars de la bande. « Envoye, Crotté ! Viens don’ par icitte, voir si t’é là! Force pas juste du nez, l’gros, envoye, grouille simonac ! Ou tasse-toé d’là ! On n’a pas besoin de niaiseux pis d’fifs icittes ! » Vincent serre les dents, préfère s’épargner cette scène d’humiliation, et s’éloigne assez pour que lui passe l’envie de casser la gueule à Mascotte. Il prétexte une urgence, se dirige vers le bois, traverse la première ligne des épinettes. Crotté, peureux comme dix, n’ose pas se défendre ni déplaire au chef de la bande. Vincent refuse de se joindre au rituel de sacrifice où, à ses yeux, des bêtes humaines en cannibalisent une autre.

***

8 h 05. Derrière lui, la rumeur des hommes s’embrouille. La forêt boréale se métamorphose. Dans ses songes apparaissent une cordillère de frênes, portant une voix étrange, spectrale, qui pourrait être celle de sa mère. Tu sais Jian qu’à la saison des pluies, des fourmis rouges construisent des nids à la cime des arbres. Ce matin, j’ai voulu aller voir la forêt, mais le brouillard a encerclé les montagnes. Vers midi, je me suis rendue jusqu’au pied du versant nord. Des pandas fourrageaient dans les bambous et s’en délectaient. Je n’ai pas vu la moindre fourmi, mais des apparitions insolites. La déesse Nuwa marchait vers moi, fantomatique et terrifiante ; des serpents grouillaient à ses pieds. J’ai dû m’évanouir de peur. Lorsque je me suis réveillée, des ombres envahissaient déjà le sol. La nuit enveloppait le jour. Je ressentais le besoin d’étreindre ta petite main d’enfant dans la mienne. J’imagine souvent ta nouvelle famille. J’aime penser que tu es un élève talentueux. Tu m’as dit que Vincent est ton nouveau prénom. Je m’y habituerai. Il ne m’en faut pas plus pour que je sois heureuse.

Vincent urine au pied d’une épinette, remonte sa braguette et retourne au chantier. Le rêve disparaît, emportant les images de la forêt humide des monts Qinling et les apparitions de sa mère. « Pray the Lord my soul to take / Hush, little baby, don’t say a word / And never mind the noise you heard / It’s just the beast under your bed / In your closet, in your head7Metallica, « Enter Sandman », Album Metallica, 1991. ».

***

14 h. Après les travaux d’éviscération, Vincent, nauséeux, se sent affaibli. Dans sa bouche persiste un goût ferreux. « L’odeur du sang humain ne [l]e quitte pas des yeux8Franck Maubert, L’odeur du sang humain ne me quitte pas des yeux, Conversations avec Francis Bacon. Paris, Fayard, Coll. « Mille et une nuits », 2009. ». Il se met à marcher, récupère ses esprits. Devant lui, des empreintes fraîches creusent l’humus et mènent jusqu’à une éclaircie. Il décide de suivre les traces. Puis, soudain, à moins de vingt mètres, une immense créature lui fait face. Deux globes luisants sont plantés de chaque côté de sa formidable tête.

L’animal regarde Vincent de biais. Démesuré, son crâne tangue sous un imposant panache. Il se dit que Mascotte, lui, aurait surpris la bête dans son angle mort et l’aurait tuée de facto avec son arbalète, une flèche plantée dans l’artère du cou. Son regard s’enfonce dans celui du colosse. Entre eux monte l’entière tranquillité du monde. Puis, le mammifère disparaît derrière de hauts cèdres.

Le jeune homme se ressaisit et se dirige une dernière fois vers le lac où, ce matin, des pêcheurs sont apparus, leur filet bien rempli. À ses pieds, l’eau limpide réverbère son visage et des nuages. Soudain, de l’autre côté de l’horizon, des rayons de soleil apparaissent, percent et incendient le sous-bois d’une lumière fauve. Au pourtour du lac, des cristaux de glace forment une couronne rubis et ceignent l’empreinte écarlate du géant assassiné. Si la mélancolie avait un nom, Vincent lui donnerait celui d’élan.

Enfin, le quadrupède dépecé et chargé sur la remorque, la communauté de chasseurs s’apprête à quitter le camp.

***

117 Sud, 14 h 30. Sur le chemin du retour, Vincent cherche en vain son reflet dans le rétroviseur. Lui, Jian, l’étranger.

À vive allure, le véhicule s’engage en direction sud. Mascotte est au volant, Vincent s’endort. L’équipée, ballottée par les ressauts de la route, se fait silencieuse. Vincent rêve à son village natal du Sichuan, à ce qu’il en reste dans son esprit, la bouche rouge de sa mère, rouge comme un fruit, rouge. La déesse Nuwa, et ses prophéties. Puis, brusquement, son rêve tourne au cauchemar : « [il] jura. Vit trop tard les grands bois majestueux de l’animal […]. À l’ultime instant, […], le cerf tourna son regard vers lui9Bernard Minier, La chasse, Paris, XO, 2021, p. 17-18. ». Dans ses songes, un cervidé, surgi du néant, fait face au convoi effréné d’un train qu’il ne peut arrêter et, dans l’impossibilité de stopper l’engin, il entrevoit « deux yeux pleins de frayeur, deux yeux presque humains, dans l’incendie des phares10Ibid., p. 17. ». Saisi de frayeur, il s’éveille en sueur parmi le sommeil nonchalant de ses compagnons.

***

10e étage, pavillon D, Soins intensifs, 0 h 15. Tous se bousculent autour d’elle. Quelqu’un empoigne sa chemise au col et, d’un coup, la déchire. Le tissu cède de haut en bas, cinglant, ouvrant la robe en deux comme une plaie. Ariane ressent une douleur vive au bas-ventre, quelque chose de froid pèse sur sa gorge. Elle se dit que si le sang coule, ce sera couleur d’encre. Hallucine :

Fuit-il l’arme de fer, / l’arc de bronze le transperce. / Il arrache la flèche, elle sort de son corps, / et dès que la pointe quitte son foie, / les terreurs sont sur lui. / Des ténèbres se dissimulent en toutes ses caches, un feu le dévore que nul n’attise, / le malheur frappe ce qui subsiste en sa tente11La Bible, « Job 20.24.25.26, deuxième poème de Çofar », trad. œcuménique, Montréal, Société biblique canadienne, 2004, p. 947..

0 h 25. Elle voudrait s’enfuir, en finir. Une pierre semble écraser son abdomen, dans le fourbi de ses intestins. On lui a cousu le ventre. Et entre les sutures, louvoient des fils blancs comme des couleuvres luisantes. Peut-être des serpents. Sa main tâte fiévreusement les draps, en quête de son téléphone. Mais non, rien.

Autour d’elle, des voix paniquent : « fibrillation ventriculaire ! Resserrez la surveillance ! La malade délire ! » Une aiguille perce son deltoïde. Chaque manifestation de son corps est enregistrée, annotée. Prise de panique, elle empoigne les ridelles métalliques de son lit d’hôpital, se redresse, ahurie. On l’instille de partout, c’est froid et ça frémit. Ariane étouffe. On l’intube.

***

10e étage, pavillon D, Salle de repos, 0 h 35. Ça saigne. Des hommes cagoulés tiennent Vaugirard en joue ; la radio crache et mugit. Ils lui ligotent les mains derrière le dos et sont prêts à le tuer, lui, le carnassier : « Vaugirard, t’es un maudit salaud, un sanguinaire, tu dois mourir ! » Soudain, « le bourreau encagoulé […] sort un long couteau, le khinjar, utilisé pour les sacrifices et les égorgements. Suit la décapitation12Michela Marzano, La mort spectacle. Enquête sur l’« horreur-réalité », Paris, Gallimard, 2007, p. 24. ». Le boucher traqué se redresse en sueur, assis dans un fauteuil de cuirette, éberlué, au milieu d’un mobilier désert, sous une lumière crue, avec pour seul commandeur une machine à café.

0 h 45. Vaugirard écarquille les yeux sur le profil de sa femme en détresse. À la tête du lit, un tracé vert irrégulier traverse l’écran du monitorage. L’épisode paroxystique est passé : « Rassurez-vous, nous gardons l’œil sur elle, vous pouvez rentrer. »

***

Montréal, 17 h. Mascotte pénètre le premier, Vincent le suit de près, Crotté sur les talons. Vaugirard a la tête rentrée dans les épaules, l’œil sombre et bossu, pareil à un aurochs. Du plafond, un cône de lumière tombe sur Vaugirard et l’isole. Ses traits, sculptés d’ombres, lui donnent un air effroyable. Quand il parle, ses lèvres tremblent comme s’il avait froid.  Debout, il appuie ses larges mains velues sur le bloc sablé et récuré devant lui.Silence radio, sans métal ni couteaux. Il n’ose pas regarder son fils dans les yeux, mais fixe devant lui, n’y voyant que des carcasses étalées, des foies et des rognons : « Mascotte, ta mère… »

Comme un dard, ces trois mots épinglent Mascotte et le transpercent de bord en bord. Son père précise : « Rechute. Cancer généralisé. » Vincent regarde Mascotte déglutir à grand-peine, ses yeux fous creusant ceux de Vaugirard. Mascotte se sent avalé par l’annonce ; tout son visage grimace, ses épaules s’affaissent. Vincent l’imagine ingurgiter d’un coup la bile de tous ces foies morts. Il a l’idée pressante de l’achever, d’abréger ses souffrances, une Winchester braquée sur sa tempe. Mais il s’arrête :« tu ne tueras point13La Bible, « Le Deutéronome 5, Don du décalogue (Ex 17) », trad. œcuménique, Montréal, Société biblique canadienne, 2004, p. 214. ».

Dans la seconde, l’univers se dilate. Du coup, Mascotte n’a plus dix-huit ans, mais dix, l’âge ingrat où lui, Vincent, Jian l’étranger, a perdu sa propre mère dans un accident de la route. Alors monte en l’orphelin un grand apaisement. Cigarette entre les dents, Vincent craque une allumette, aspire longuement ; Vaugirard le considère et le laisse faire.

Ce matin, dans l’œil triste de l’animal, Vincent avait saisi l’impossible tranquillité du monde.

  • 1
    Michel de Montaigne, Essais, (II, 11).
  • 2
    Marylène Patou-Mathis, Néandertal. Une autre humanité,Paris, Perrin, coll. « Tempus », 2008 [2006], p. 103.
  • 3
    Metallica, « Enter Sandman », Album Metallica, 1991.
  • 4
    Marylène Patou-Mathis, op. cit., p. 107.
  • 5
    Guy de Maupassant, Le Horla et autres récits fantastiques, Paris, Presses Pocket, 1989 [1887], p. 134.
  • 6
    Marylène Patou-Mathis, op. cit., p. 134.
  • 7
    Metallica, « Enter Sandman », Album Metallica, 1991.
  • 8
    Franck Maubert, L’odeur du sang humain ne me quitte pas des yeux, Conversations avec Francis Bacon. Paris, Fayard, Coll. « Mille et une nuits », 2009.
  • 9
    Bernard Minier, La chasse, Paris, XO, 2021, p. 17-18.
  • 10
    Ibid., p. 17.
  • 11
    La Bible, « Job 20.24.25.26, deuxième poème de Çofar », trad. œcuménique, Montréal, Société biblique canadienne, 2004, p. 947.
  • 12
    Michela Marzano, La mort spectacle. Enquête sur l’« horreur-réalité », Paris, Gallimard, 2007, p. 24.
  • 13
    La Bible, « Le Deutéronome 5, Don du décalogue (Ex 17) », trad. œcuménique, Montréal, Société biblique canadienne, 2004, p. 214.