Umbra

Umbra

Andrea Oberhuber

Andrea Oberhuber est professeure de littérature à l’Université de Montréal où elle enseigne l’écriture des femmes (XIXe-XXIe siècles), la photolittérature et les avant-gardes historiques (Futurisme, Dada, Surréalisme). Elle mène actuellement des recherches sur le care dans le roman français (1870-1945) et, avec Catherine Mavrikakis, elle collabore dans le cadre d’un projet en recherche-création sur la littérature comme espace paradoxal du care à partir du cas de figure de la criminelle. 

À V. M.

Emprisonnée, je me sens prise dans la petite chambre de notre appartement. Pas de possibilité d’en sortir quand il rôde devant la porte. Je me roule en boule quand j’entends ses pas dans le couloir. J’imagine son ombre passer en dessous de la porte… comme un fantôme. Il s’arrête, écoute devant ma porte, n’entend rien, et s’en va. J’entends ses pas lourds d’exilé s’éloigner dans l’autre direction, vers la chambre conjugale. Je passe la nuit roulée en boule, rideaux tirés, toutes lumières éteintes. La nuit m’enveloppe de son voile opaque, comme pour me protéger. C’est ce que je me fais croire. La scène se répète une fois par mois, ou est-ce une fois par semaine ? Je ne me souviens plus combien de fois j’ai fait semblant de ne pas être là. Combien de fois aurais-je voulu déserter mon corps de jeune fille, me métamorphoser en ouroboros ? Je sais qu’il reviendra un autre soir.

Un jour, j’avais déjà quitté la maison, mon père a disparu à tout jamais. Il est devenu l’ombre de lui-même. Personne n’a jamais su ce qui s’était passé. Sauf la sœur de ma mère, la seule à avoir réussi sa vie d’immigrante, qui nous a tous déshérités.

La vie à New York m’a toujours paru pénible et cruelle, avant mon départ de la maison et à mon retour dans cette ville qui ne dort jamais… Chicago était pas mal, m’enfin, les conditions de travail étaient aussi dures que partout ailleurs. Il n’y a qu’à Saint-Julien en Champsaur, petit village dans les Hautes-Alpes que ma mère évoquait toujours avec la même nostalgie, que je me sentais en paix. Vues de loin, avec la distance, les vies et les villes se mélangent dans mon souvenir. Même sur les photos. On dirait que mon appareil a saisi les mêmes gens pauvres dans les rues des grandes villes américaines ; les mêmes ouvriers désabusés par le travail ; les mêmes bourgeoises à l’air hautain et agacé lorsqu’elles s’apercevaient que je les prenais en photo ; les mêmes enfants qui jouent dans les arrière-cours, grimacent, pleurent, collent leur nez à la vitre, feignent de se laisser tomber dans le précipice. On ne voit que les plantes de leurs pieds, où ont disparu leurs corps ?

Les gens qui m’ont engagée comme nanny croyaient que je faisais ce travail par amour des enfants. Ils ne pouvaient imaginer autre chose. Bien sûr, c’était clair dans leur tête. Une nanny s’occupe des enfants des autres parce qu’elle ne sait rien faire d’autre, parce qu’elle aime se sacrifier, ou parce qu’elle n’a pas eu d’enfants elle-même… Une nullipare, l’explication la plus simple. Les familles pouvaient alors se donner bonne conscience et du coup me payaient moins, en imaginant faire œuvre de charité à mon égard. D’autres voyaient en moi une Mary Poppins toujours prête à inventer de nouvelles aventures et sorties pour leur progéniture. Si quelqu’un avait pris le temps de me demander pourquoi j’avais choisi le métier de nanny, aurais-je dit la vérité ? Que cela me permettait de passer du temps dehors, dans les parcs, dans les rues, dans les quartiers pauvres, dans les abattoirs ? Avec les images des enfants dont on voit seulement les plantes des pieds, celles des animaux engloutis par centaines dans un abattoir font partie de mes préférées. Ce sont les seules que j’aurais voulu éventuellement exposer. Les aurais-je signées ?

Surexposition. Ils m’ont effacée à leur tour. Trop de lumière sur moi dans les expositions et les livres. Quelle grossièreté, quelle violence à l’égard de mes images ! Ils pensent que les clichés et les piles d’extraits de journaux que j’ai accumulés pendant toute une vie me feront sortir de l’ombre…

Mon corps fait obstruction à la lumière. Je suis une silhouette qui passe : clic – shoot, clic – shoot, clic – shoot, jamais deux sans trois, et je continue sur son chemin. L’appareil avale tout à mon passage.

Umbra est mon nom. Je n’en connais pas d’autre. On m’appelle Umbra Delicti.

Il m’a effacée. Son corps a avalé le mien. J’essaie de le faire grandir. À l’ombre du soleil, je deviens géante.