Lire le cannibalisme dans L’Ingratitude de Ying Chen à la lumière du concept de « manger de l’homme » de Lu Xun

Lire le cannibalisme dans L’Ingratitude de Ying Chen à la lumière du concept de « manger de l’homme » de Lu Xun

Jingyun Song
Université de Montréal

Jingyun Song est candidate au doctorat au Département des littératures de langue française de l’Université de Montréal et membre étudiante du CRILCQ. Sa thèse, menée sous la direction de Gilles Dupuis, porte sur la mémoire et les filiations familiale et intellectuelle chez Ying Chen et François Weyergans. Sa communication au 31e colloque annuel de l’APLAQA en 2022 s’intitule « Oiseau criant, tragédie d’une fille rebelle féministe. Conflits mère-fille dans L’Ingratitude de Ying Chen ». 

Ying Chen, d’origine chinoise, est l’une des romancières les plus connues parmi les écrivains migrants au Québec depuis les années quatre-vingt. Elle quitte Shanghai à destination de Montréal en 1989, ce qui correspond à un exil qu’elle qualifie de « geste suicidaire, ignorant toute chance de renaître1Tiré du Journal de voyage de Ying Chen lu par l’auteure dans le film Voyage illusoire de Georges Dufaux, Office national du film du Canada, 1997, 52 minutes, cité dans Silvie Bernier, « Ying Chen : s’exiler de soi », Francofonia, no 37, automne 1999, p. 120.  ». « [P]lus qu’elle ne cède à l’attrait de l’Occident2Silvie Bernier, « Ying Chen : s’exiler de soi », Francofonia, no 37, automne 1999, p. 120. », Chen cherche à échapper à ses origines, tout comme les personnages de ses romans. Dans L’Ingratitude3Ying Chen, L’Ingratitude, Montréal, Leméac, coll. « Nomades », 1995. Désormais I, suivi du numéro de la page., Yan-Zi, devenue fantôme, raconte son expérience posthume, sa mort et sa courte vie durant laquelle elle avait l’impression d’être avalée par sa mère en planifiant depuis longtemps son suicide dans le but de la fuir et de la détruire. Comme le note Silvie Bernier, l’auteure « déploie un vocabulaire anthropophage pour décrire une relation selon laquelle mère et fille se vampirisent et se nourrissent de leur chair4Silvie Bernier, loc.cit. ». Martine-Emmanuelle Lapointe reprend ce constat en soulignant la métaphore de la maternité « qui s’apparente à la digestion5Martine-Emmanuelle Lapointe, « “Le mort n’est jamais mort”. Emprise des origines et conceptions de la mémoire dans l’œuvre de Ying Chen », Voix et images, vol. 29, no 2, 2004, p. 135. » pour en conclure que la mémoire culturelle « dominée par les valeurs familiales, matriarcales, que tente de rejeter la narratrice6Ibid., p. 136. » est une cage dont il est impossible pour elle de s’évader. Mais la métaphore du cannibalisme dans L’Ingratitude se limite-t-elle à la relation mère-fille ? Quelles sont les autres formes que prend le cannibalisme dans ce roman et leurs significations ? Est-ce que Chen a recours à l’allusion au cannibalisme pour rejeter les « valeurs transmises par la mère et par la société qu’elle représente7Ibid., p. 134. » ? S’agit-il de dénoncer ce que Lapointe résume par « le credo maternel [où] tout ramène aux devoirs familiaux, au sacrifice de soi pour le bien de la tribu8Ibid. » ? En somme, le thème du cannibalisme, qui prend sa source dans la relation mère-fille mais qui va bien au-delà de cette relation, mérite une analyse plus approfondie.

Pour mieux saisir le thème du cannibalisme dans L’Ingratitude, je propose de faire appel au concept de « manger de l’homme » (chiren 吃人) chez Lu Xun (鲁迅), écrivain représentatif du mouvement de la Nouvelle Culture en Chine au début du XXe siècle. Comme l’indique Michelle Loi, le Mouvement du 4 Mai (1919) « s’éten[d] très vite du politique au culturel et f[a]it triompher l’exigence d’une presse, d’un enseignement et d’une littérature de langue moderne, porteurs d’une culture nouvelle enfin capable d’“importer la science et la démocratie occidentales9Michelle Loi, « Avant-propos » dans Cris (Nahan呐喊), Paris, Albin Michel, 1995, p. 9-10.” ». Dans ce contexte, la nouvelle intitulée Journal d’un fou, que Lu Xun publie en 1918 dans la revue Nouvelle jeunesse – l’initiatrice de la Nouvelle Culture –, est considérée comme la première nouvelle en langue vernaculaire (soit en baihua 白话) de la littérature chinoise moderne10Cai Dong蔡东pose que Le Journal d’un fou n’est pas écrit totalement en baihua et que selon Michel Hockx, la nouvelle Yiri 一日 (Un jour) écrite en baihua que Chen Hengzhe 陈衡哲 publie en 1917, avant Luxun, est la première nouvelle de la littérature chinoise moderne. Cependant, Cai indique qu’il est normal que Yiri n’attire pas une grande attention des critiques littéraires ni des historiens, parce qu’il ne s’agit pas d’une œuvre intéressante qui donne à réfléchir et qu’elle n’est pas publiée dans une revue importante. Voir Cai Dong 蔡东, « Cong“tou” yanshuo : chongdu Lu Xun Kuangren riji » 从“头”言说:重读鲁迅《狂人日记》(Sur la “tête” : relire Le Journal d’un fou de Lu Xun), Hainan shifan daxue xuebao海南师范大学学报, n° 1, 2020, p. 18-29. et donc comme une œuvre fondatrice. À travers son narrateur, Lu Xun utilise l’expression « manger de l’homme11Lu Xun, « Journal d’un fou » [1918], dans Cris (Nahan呐喊), trad. Sebastian Veg, Paris, Rue d’Ulm, coll. « Versions françaises », 2010, p. 22. Désormais J, suivi du numéro de la page. » pour dénoncer une société cannibale. Par la suite, ce concept du cannibalisme devient une notion clé pour mieux saisir les œuvres de Lu Xun ainsi que le début de la modernité dans la littérature chinoise.

Le choix de comparer l’œuvre de Ying Chen et celle de Lu Xun vient non seulement du fait que Chen est une grande lectrice de Lu Xun, dont elle apprécie énormément le style12Ying Chen, La lenteur des montagnes, Montréal, Boréal, 2014, p. 27., mais aussi et surtout des affinités que partagent leurs œuvres au niveau des thèmes, des procédés d’écriture et du sens que produit le traitement du cannibalisme. Aspirant à « une écriture universelle13Silvie Bernier, loc.cit., p. 116. », Chen se met à effacer les références au lieu et au temps dans L’Ingratitude, mais les éléments liés à la Chine et à sa culture sont tout de même évidents. Ce n’est pas sans raison que Bernier propose qu’« [u]n portrait de la Chine se lit dans cette mère cannibale qui cherche à ravaler en son ventre sa progéniture14Ibid., p. 120. ». Une lecture plus fine à la lumière du concept de « manger de l’homme » de Lu Xun nous permettra de découvrir d’autres cannibales que la figure de la mère dans L’Ingratitude, de mieux comprendre les formes, les significations et la fonction du cannibalisme dans le roman et de saisir le portrait de la Chine sous la plume de Chen.

Par une relecture du Journal d’un fou, nouvelle fondatrice du concept de « manger de l’homme » de Lu Xun, je présenterai d’abord les trois significations du cannibalisme – au sens propre et au sens symbolique – chez cet auteur. Je mettrai ensuite en parallèle Le médicament avec L’Ingratitude afin d’analyser le cannibalisme à trois niveaux de sens : l’évocation de l’existence de pratiques cannibales, la dénonciation de l’assassinat au nom du Principe, et l’allusion à la privation de liberté individuelle. Cette étude montrera que Chen fait appel au cannibalisme pour dénoncer les maux des codes rituels féodaux et du système patriarcal en Chine. Par la suite, je signalerai l’originalité de l’œuvre de Chen qui emploie une « écriture oblique ». Enfin, je poserai que l’attitude pessimiste ressentie chez Lu Xun trouve un écho dans L’Ingratitude de Chen.

Le cannibalisme ou « manger de l’homme » chez Lu Xun

Le cannibalisme n’est pas un phénomène ni un sujet nouveau en Chine. Qian Liqun présente ainsi le livre Cannibalism in China de Key Ray Chong, qui résume deux types d’anthropophagie dans la Chine ancienne : le premier type est celui de la survie, par exemple pendant les guerres ou les famines, tandis que le second est appris (ou acquis)15Key Ray Chong (Zheng Qilai郑麒来), Zhongguo gudai de Shiren中国古代的食人 (Cannibalism in China), Beijing, Zhongguo shehui kexue, 1994 [1990], cité dans Qian Liqun钱理群, « Shuo “Shiren” — Zhoushi xiongdi gaizao guominxing sixiang zhiyi » 说“食人”——周氏兄弟改造国民性思想之一 (Sur « l’anthropophagie » – Les frères Zhou transforment la pensée du peuple. Partie I), Wenyi Zhengming 文艺争鸣, n4, 1999, p. 42-49. Ma traduction., ce qui le rend beaucoup plus inquiétant que le premier. Selon Chong, le cannibalisme appris ou inculqué est lié à des valeurs confucéennes telles que « la loyauté » (zhong 忠) et « la piété filiale » (xiao 孝) ; aussi ce genre de cannibalisme est-il « accepté et même encouragé sinon par la culture traditionnelle chinoise, au moins par le Confucianisme16Key Ray Chong, Ibid. » au nom de la morale, « ce qui est très rare dans le monde17Ibid. ». Par exemple, certains fils pieux sacrifient leur chair pour la servir comme médicament à leurs parents. Pire, selon Qian, un tel cannibalisme entre par la suite dans la littérature chinoise, qui l’embellit en le liant à la beauté de la morale18Qian Liqun钱理群, « Shuo “Shiren” – Zhoushi xiongdi gaizao guominxing sixiang zhiyi » 说“食人”–– 周氏兄弟改造国民性思想之一 (Sur « l’anthropophagie » – Les frères Zhou transforment la pensée du peuple. Partie I), Wenyi Zhengming 文艺争鸣, n4, 1999, p. 42-49. Ma traduction., comme il appert dans Les Trois Royaumes (Sanguo yanyi 三国演义)19ian Liqun donne un exemple dans le Chapitre XIX des Trois Royaumes : Un chasseur Liu An veut adhérer à la troupe de Liu Bei, mais il ne le peut pas, car il doit s’occuper de sa mère. Pour manifester sa loyauté envers Liu Bei, Liu An tue sa femme et lui sert la chair de celle-ci. Ainsi, il croit réaliser les deux principes les plus sublimes du Confucianisme : la piété filiale et la loyauté. Qian Liqun, Ibid. et Au bord de l’eau (Shui hu zhuan 水浒传).

Les exemples du cannibalisme dans les livres anciens chinois étonnent tellement Lu Xun qu’il crée le Journal d’un fou pour le montrer et le critiquer. Il écrit dans sa lettre à Xu Shoushang (许寿裳) : « La lecture fortuite de “Tongjian” (通鉴) m’avait fait comprendre que les Chinois restent encore un peuple cannibale, alors j’ai écrit le texte20Lu Xun, « 180820 Zhi Xu Shoushang »180820致许寿裳 (À Xu Shoushang 180820), Lu Xun quanji Di shiyi juan鲁迅全集第11卷 (Œuvres complètes de Lu Xun, Tome 11),Beijing, Renmin wenxue chubanshe, 1981,p. 353, cité dans Cai Dong, loc. cit. Ma traduction.. » À travers une analyse succincte du Journal d’un fou, nous résumerons les trois niveaux de signification du concept de « manger de l’homme » chez Lu Xun.

Avant de revêtir un sens symbolique, l’expression « manger de l’homme » chez Lu Xun renvoie – au niveau de la dénotation du mot « cannibalisme » – aux faits historiques de l’époque de l’anthropophagie en Chine. Dans le Journal d’un fou, le narrateur n’évoque pas seulement l’existence d’un cannibalisme de survie – « Sauf pendant les famines, comment pourrait-on manger de l’homme ? » (J, 26), « “échanger les enfants pour les manger” » (J, 24) –, mais aussi divers exemples de cannibalisme enseigné en Chine. Certains sont notés dans les livres anciens : « Dans L’Herbier quelque chose de leur maître à penser Li Shizhen, il est écrit clairement que la chair humaine peut être mangée grillée » (J, 24) ; « Yi Ya a cuit son fils à la vapeur pour le donner à manger à Jie et à Zhou » (J, 28). D’autres occurrences ont lieu encore à son époque : « du fils de Yi Ya jusqu’à Xu Xilin21« Xu Xilin est révolutionnaire originaire de Shaoxing. Il fréquenta les mêmes cercles que Lu Xun au Japon. […] En 1907, il assassina le gouverneur de l’Anhui, En Min, et fut exécuté – les gardes d’En Ming se distinguèrent en mangeant son foie et son cœur après l’exécution. » Sebastian Veg, « Note du traducteur – Journal d’un fou », dans Cris (Nahan呐喊), op. cit., 2010, p. 181., de Xu Xilin jusqu’à l’homme qui s’est fait attraper au village des Loups, on continue à manger. » (J, 28) Ces actes cannibales dit « appris » sont censés montrer les valeurs confucéennes, telles que la loyauté ou l’amour filial, comme Chong l’indique plus loin dans son livre. Ce cannibalisme déguisé sous la morale incite Lu Xun à développer un sens symbolique à son « manger de l’homme ». 

Ce premier sens symbolique de l’expression luxunienne « manger de l’homme », soit sa deuxième signification, renvoie à la privation du droit à la vie en raison des codes éthiques et rituels du régime féodal, qui concerne surtout l’obligation du sacrifice ou du suicide au nom de la morale. Zhou Zuoren (周作人), frère de Lu Xun et lui-même écrivain, résume dans son interprétation du Journal d’un fou que « des codes rituels mangent de l’homme22Zhou Zuoren, Lu Xun de qingshaonian shidai鲁迅的青少年时代 (La jeunesse de Lu Xun), cité dans Zhou Nan周南, « Kuangren riji “Chiren” yixiang shengcheng ji xiangguan wenti » 狂人日记“吃人”意象生成及相关问题 (L’origine de l’image de « Manger de l’homme » dans le Journal d’un fou et les questions liées), Dong Yue Tribune东岳论丛, no 8, 2014, p. 51. Ma traduction. » (lijiao chiren礼教吃人). « Manger » étant entendu ici dans le sens de « tuer », la logique s’apparente à celle du cannibalisme dit appris dans le sens où l’entend Chong. Selon le Confucianisme – doctrine orthodoxe des souverains depuis la dynastie Han (206 av. J.-C. – 220) et base culturelle du patriarcat chinois – qui met l’accent sur l’administration par les rites (li礼), il faut défendre le pouvoir sacré monarchique et respecter le statut sacré du patriarcat23Qiu Yunqing丘云卿, « Fengjian fuquan weixi qiannian de yuanyin zhi tanwei – du Qu Tongzu Zhongguo falv yu zhongguo shehui de duanxiang » 封建父权维系千年的原因之探微 – 读瞿同祖《中国法律与中国社会》的断想 (Exploration des raisons pour lesquelles le patriarcat féodal a duré pendant des millénaires – Réflexions fragmentaires après la lecture de La loi et la société chinoises de Qu Tongzu), Pindu yu Xiansi品读与闲思, Falv chubanshe, 2007. <http://www.guoxue.com/wk/000499.htm> (page consultée le 10 mars 2023). Ma traduction.. Les sujets doivent alors sacrifier leur vie, ou la vie d’autrui au besoin, pour servir leur empereur, leurs supérieurs et leurs parents. Un sujet déloyal ou un fils qui ne fait pas preuve de piété filiale doit être puni, voire condamné à mort. Le pouvoir patriarcal stipule que « si un empereur veut qu’un ministre meure, le ministre ne peut que mourir ; si un père veut qu’un fils meure, le fils ne peut que mourir24Ibid. ». C’est ce que dénonce Dai Zhen par l’expression « tuer par le Principe25Dai Zhen戴震, Dai Zhenji戴震集 (Œuvres de Dai Zhen), p. 188, cité dans Wang Shiguang王世光, « “Yi Li sharen” xinjie » “以理杀人”新解(Interprétation nouvelle de « tuer par le Principe »), Fujian Luntan (Renwen shehui kexue ban) 福建论坛(人文社会科学版), no 6, 2001, p. 41.. Ma traduction. » (yi li sharen 以理杀人). Le Principe céleste (Tianli 天理)26Je suis la traduction de Xin Xu, « Sagesse grecque, sagesse chinoise. La réception des philosophes socratiques par les intellectuels chinois du groupe The Critical Review dans les années 1920 et 1930 », Anabases, no 24, 2016, p. 217-248. Olivier Ansart le traduit comme « la raison du ciel ». Voir Olivier Ansart, « La pensée d’Ogyû Sorai », dans L’Empire du Rite. La pensée politique d’Ogyû Sorai : Japon 1666-1728, Genève, Librairie Droz, coll. « Travaux de Sciences Sociales », 2010, p. 91-127., que prônent les néo-confucianistes, désigne selon Dai « les opinions27Dai Zhen, loc. cit. » de la classe gouvernante, qui les impose dans le but de défendre ses intérêts à travers l’inculcation des codes rituels de la doctrine confucéenne. Dans le Journal d’un fou, le narrateur découvre finalement que le livre dans lequel il lit sur toutes les pages « Humanité, Justice, Voie, Vertu » (J, 22) – qui sont parmi les vertus essentielles selon Confucius/Kong Zi – est rempli en effet des mots « manger de l’homme ». Lu Xun accuse ainsi le principe selon lequel les supérieurs peuvent tuer les inférieurs au nom de la morale, soit par les codes rituels. Ce genre de cannibalisme est un assassinat invisible, et les victimes ne se rendent même pas compte qu’elles sont « mangées ». 

Le second sens symbolique de « manger de l’homme », qui, selon Wang Qiankun, est la connotation la plus importante du cannibalisme chez Lu Xun, est encore plus imperceptible pour les victimes et même pour les mangeurs. Wang le résume par « la négation de la liberté individuelle et la dégradation du développement personnel28Wang Qiankun王乾坤, « Guanyu “Chiren” » 关于“吃人” (Sur « Manger de l’homme »), Lu Xun Yanjiu yuekan鲁迅研究月刊, n2, 1996, p. 9. Ma traduction. ». Si Xiong Yiqian (熊以谦) contredit Lu Xun en remettant en question l’opinion de l’auteur selon laquelle il n’existe aucun véritable être humain dans les livres anciens chinois, saturés de « cannibalisme », c’est que le critique n’arrive pas à saisir le concept d’être humain dans le même sens29Ibid., p. 5-7.. Lu Xun, dont la réflexion dépasse le « tuer par le Principe », considère « un véritable être humain » (J, 31) comme un homme ayant tous ses droits individuels, vivant dans l’indépendance, la dignité, la liberté, l’autonomie et le dynamisme30Ibid, p. 7. . Il veut surtout dénoncer l’aliénation des hommes à travers l’histoire chinoise depuis la dynastie légendaire des Xia, « la première dynastie héréditaire31Kristofer Schipper, « XIA [HIA] », Encyclopædia Universalis, <https://www.universalis.fr/encyclopedie/xia-hia/> (page consultée le 12 mars 2023).  ». C’est pourquoi le héros du Journal d’un fou parle de son « expérience de quatre mille ans de cannibalisme » (J, 31) et du livre d’histoire où on ne trouve « aucune indication chronologique » (J, 22). Dans un réseau sociétal hiérarchique strict où personne – pas même l’empereur – ne vit comme un véritable être humain, « ce n’est pas seulement la classe supérieure qui mange la classe inférieure32Wang Qiankun, loc.cit., p. 7. », mais la réciproque : « chacun se trouve être nié par autrui en même temps que sa propre existence constitue une négation d’autrui33Ibid.. » Comme l’expose l’entrée IX du Journal d’un fou : « [v]oulant manger de l’homme et craignant d’être mangé par d’autres, tous se dévisagent, le regard empreint de la plus profonde méfiance » (J, 27). 

Comme nous l’avons vu, Lu Xun pense l’identité nationale à partir du cannibalisme au sens biologique du terme pour arriver, en passant par les maux qu’engendrent les rites, à découvrir l’aliénation de l’homme dans un système hiérarchique. Ayant saisi les trois significations de « manger de l’homme » chez Lu Xun, nous passons maintenant à l’analyse du cannibalisme dans L’Ingratitude en parallèle avec Le médicament34Lu Xun, Le médicament [1919], dans Cris (Nahan呐喊), trad. Sebastian Veg, op.cit. Désormais MT, suivi du numéro de la page. Dans cette nouvelle, deux histoires se croisent tragiquement. La première porte sur la mort du Petit Shuan, soit le fils du vieux Hua Shuan et de la mère Hua. Ces derniers ont acheté un pain à la vapeur trempé du sang d’un criminel exécuté et l’ont fait manger à leur fils comme remède contre la tuberculose. La seconde porte sur l’exécution du révolutionnaire Xia Yu, qui avait été dénoncé par un membre de sa propre famille et dont le sang avait servi au père du Petit Shuan pour y tremper le pain..

Veg indique que « Le médicament forme un diptyque avec le Journal d’un fou35Sebastian Veg, « Notices sur les nouvelles – Le médicament », dans Crisop. cit., 2010, p. 214. Les raisons résumées par Veg : 1) L’intrigue du Médicament est annoncée à l’entrée X du Journal d’un fou ; 2) Les allusions historiques se complètent ; 3) On retrouve les thèmes du cannibalisme et de la médecine dans ces deux nouvelles ; 4) Les deux nouvelles s’inscrivent dans une ascendance russe. ». Outre le thème du cannibalisme, Le médicament de Lu Xun fait aussi écho à L’Ingratitude en d’autres aspects – par exemple, l’affinité entre les personnages de Xia Yu et Yan-Zi – et apporte une lumière nouvelle à l’interprétation du roman de Chen. Dans ces deux œuvres, ce que prépare « la cuisine36Lu Xun, « Dengxia manbi » 灯下漫笔 (Sous la lampe, au fils de la plume) [1925], dans La Tombe (Fen坟) [1927], Paris, Acropole, coll. « Unesco d’œuvres représentatives série chinoise », 1981, p. 254. » qu’est « cette Chine37Ibid. », c’est plutôt un festin où tout le monde « se mange » qu’« un festin de chair humaine dressé à l’intention des riches et des puissants38Ibid. ». 

Le banquet de tofu

La pratique anthropophage représentée dans Le médicament est un cannibalisme appris, lequel est repris par Chen à sa manière dans L’Ingratitude. Dans Le médicament, la raison principale pour laquelle le Petit Shuan consomme le petit pain trempé de sang de Xia Yu, qui a été exécuté, est que ses parents, comme d’autres habitants du village, croient à la fonction curative du sang humain. Veg indique qu’un autre exemple de cannibalisme est annoncé à travers le regard d’un spectateur de l’exécution observé par le Vieux Hua Shuan : « il ne distinguait pas son visage, mais dans ses yeux brillait une lueur violente, comme chez un affamé qui voit de la nourriture » (MT, 40). Cela suggère que plusieurs spectateurs étaient prêts à manger le sang de l’exécuté. Par cet acte cannibale, au sens propre du terme, Lu Xun montre « comment les “fils de la Chine” se dévorent les uns les autres39Sebastian Veg, loc. cit., p. 215. ». 

L’exemple tiré de L’Ingratitude consiste en un banquet de tofu, un grand repas que la mère de Yan-Zi offre aux proches pour les remercier de leur présence aux funérailles de sa fille. Le banquet de tofu est une tradition funéraire chinoise dont l’origine provient probablement du cannibalisme préhistorique et antique. Li Daohe trouve des indices dans les textes anciens – Mozi par exemple, les légendes folkloriques et la découverte archéologique des os de la période néolithique, et pose que le cannibalisme existait probablement déjà en Chine dans la Préhistoire et que la coutume de manger le corps des vieux constituait sans doute une manifestation de la piété filiale pour plusieurs groupes ethniques de Chine dans l’Antiquité40Li Daohe李道和, « Zhongguo shiren chuanshuo chuancheng chulun »中国食人传说传承刍论 (Analyse des légendes et des traditions du cannibalisme chinois), Donghua hanxue东华汉学, juillet 2011, p. 63-64. Ma traduction.. « Prendre le banquet de tofu » peut être une métaphore qui évoque la dévoration du corps du défunt dans la cérémonie funéraire, en raison de la similarité entre le tofu et la chair humaine, en accord avec la pensée traditionnelle de la fonction du tofu en tant que preuve de l’amour filial41Jiang Qinjian 蒋勤俭, « “Chi Doufu (fan)” sangzang huodong bianxi » “吃豆腐(饭)“丧葬活动探析 (Analyse explorative de l’activité funéraire de « prendre (le banquet) du/de tofu »), Zhongyuan wenhua yanjiu 中原文化研究, no 7, 2019, p. 83-84. Ma traduction. . Yan-Zi a donc raison de penser que la véritable raison pour laquelle ses proches viennent célébrer sa mort est que l’« [o]n adore la chair. » (I, 70) En outre, il faut aujourd’hui « beaucoup de viande, beaucoup de vies sacrifiées » (I, 70) pour contenter Seigneur Nilou42Le roi du monde des fantômes s’appelle souvent « Yanluo Ye » 阎罗爷en pinyin (système du chinois mandarin), qui devrait être « Seigneur Yanluo » en français ; mais la transcription de « Nilou » pour阎罗vient probablement de la prononciation du dialecte shanghaïen et non pas du mandarin, alors on peut supposer que la famille de Yan-Zi est probablement d’origine shanghaïenne., le roi du monde des fantômes, ajoute-t-elle. En regardant ses proches déchirer la viande à la table, Yan-Zi se sent mal à l’aise : « J’ai soudain la stupide impression d’être mangée par les invités de maman. » (I, 70) Le constat de Bernier que la fumée du corps de Yan-Zi « recouvre la table des convives et se mêle au repas43Silvie Bernier, loc. cit., p. 120. » suggère que les invités, qui se montrent très gourmands en ne lâchant pas la viande offerte même s’ils s’inquiétaient d’une « fumée douteuse » (I, 70), consomment dans une certaine mesure le corps de la défunte. La description détaillée des actes de la cousine de Yan-Zi, qui mange un oiseau grillé, semble représenter une scène vivante de cannibalisme : « Elle revoit peut-être mon visage décharné. » (I, 71) D’ailleurs, le prénom « Yan-Zi » (燕子) en chinois signifie « hirondelle », soit un oiseau migratoire. Dans ce banquet de tofu, qui est l’héritage du banquet de chair humaine bien que les gens ne s’en rendent plus compte, « [c]es visages à la fois tristes et gourmands » (I, 70) amusent la narratrice, qui semble se moquer du cannibalisme déguisé en condoléances. 

En somme, le pain trempé de sang humain chez Lu Xun et le banquet de tofu chez Chen renvoient au cannibalisme dit appris et donc culturel, dont la cruauté se cache sous de beaux prétextes : l’un est censé être un traitement de la maladie où, parce que le sang vient de l’exécuté qui devrait être criminel et donc « mangeable », les mangeurs ne ressentissent pas de remords, tandis que l’origine de l’autre réside dans le besoin de montrer l’amour filial des vivants envers les défunts, lequel est l’un des principes les plus nobles du confucianisme. Ce cannibalisme appris de manière typiquement chinoise frappe Lu Xun, selon qui ses compatriotes n’« évoluent44Zhou Nan周南, loc. cit., p. 55.   » pas suffisamment pour être de véritables êtres humains45Ibid. Zhou Nan周南 souligne d’ailleurs l’importance de la théorie de l’évolution dans la réflexion de Lu Xun : « Lu Xun indique en 1936 que le Journal d’un fou fait référence à Nietzsche : à travers Zarathustra, Nietzsche a dit très tôt que “vous avez parcouru le chemin des insectes vers les humains, mais beaucoup d’entre vous sont encore des insectes.” ». La phrase de Nietzsche est reprise par le narrateur dans son propos à son frère dans l’entrée X du Journal d’un fou.  . Pour éveiller la conscience du peuple chinois, il dénonce les principes confucéens qui défendent et même encouragent le cannibalisme appris, de même que Chen.

De « manger » à « tuer » par le Principe 

Comme nous l’avons vu, le « tuer par le Principe » de Dai Zhen sert de base au premier sens symbolique de la métaphore du cannibalisme chez Lu Xun : les codes rituels à la confucéenne peuvent tuer les gens, ce qui est une façon dont la classe supérieure contrôle et oppresse ses sujets, les enfants et les femmes. 

Dans Le médicament, Xia Yu a perdu la vie à cause de sa dénonciation par un membre de sa famille, très probablement son oncle : « c’est Xia le Troisième qui a gagné une récompense de vingt-cinq pièces d’argent blanc comme neige ». (MT, 44) Ce trait révèle que le révolutionnaire n’a pas suffisamment de soutien du peuple – y compris de sa famille – dans sa lutte pour les droits individuels tels que l’égalité et la liberté de tous. Pire, sans être compris, son acte est nié par son entourage, qui n’éprouve aucune compassion pour lui et qui envie Xia le Troisième en le qualifiant de « larron rusé » (MT, 45). La mort de Xia Yu est attribuable non seulement au régime d’oppression « cannibale » qui tue les révolutionnaires, mais aussi au peuple « cannibale » apprivoisé et engourdi par l’éducation idéologique qui considère la loyauté comme principe sublime dans tous les cas. L’oncle de Xia Yu, les spectateurs de l’exécution – dont la froideur est d’ailleurs dénoncée par Lu Xun dans son essai « Monsieur Fujino » – et d’autres habitants du village pensent que Xia Yu est déloyal envers l’empereur et qu’il doit donc mourir. Même la mère de Yu, qui pleure sa mort, mais qui est gênée par son exécution, semble adhérer à cette perspective. Lu Xun accuse cette forme de cannibalisme qui tue par le Principe pour pleurer la mort du révolutionnaire.

Yan-Zi dans L’Ingratitude est aussi victime d’une société cannibale : tout son entourage la pousse vers la mort au nom de la morale, c’est-à-dire du Principe. Tout d’abord, sa mère se fait l’apôtre du patriarcat fondé sur le confucianisme. À côté d’elle, Yan-Zi semble lui ressembler « de moins en moins » (I, 20). L’annonce de la perte de sa virginité avant le mariage pousse sa mère au bord de la folie. Trouvant inacceptable son acte, qui est un crime pour les femmes selon la doctrine confucéenne, la mère déclare la mort de Yan-Zi : « Ta mort est faite, ma pauvre. Tu vivras comme une morte. » (I, 100) Ainsi, Yan-Zi est tuée moralement par sa mère, au nom du Principe, ce qui est l’une des causes de son suicide.

Ensuite, nous comptons son père parmi les bourreaux. Ce dernier se montre indifférent à l’égard de sa fille : « Il me regarda comme s’il ne me connaissait pas. » (I, 30) Le principe auquel le père tient consiste à bien jouer son rôle au sein du patriarcat : se concentrer sur sa carrière intellectuelle, assurer l’obéissance de sa fille et consentir à la responsabilité de la punir si elle se montre ingrate. Quand Yan-Zi ose lui répliquer et ne pas baisser les yeux devant lui, son père la frappe. Son père peut la frapper avec violence sans s’attirer d’ennuis, car ses efforts pour « faire une bonne citoyenne de cette enfant » (I, 97) seront appréciés dans cette société où les gens croient que le manque de piété envers les parents est une faute grave à corriger. Ces opinions – résumées dans le Principe – sont comme un couteau prêt à tuer la « mauvaise citoyenne » ; c’est pourquoi Yan-Zi rêve plusieurs fois à cette scène sanglante où, « allongée au pied du lit de [s]es parents, [elle a] la gorge coupée et le corps trempé de sang » (I, 95).

De plus, son compagnon Chun est complice de sa mère avec son « allure amoureuse et oppressante » (I, 143), mais il ressemble à l’image d’intellectuel du père – pour qui il faut suivre le Principe au détriment du Désir –, dans la mesure où il refuse d’avoir des rapports sexuels avec Yan-Zi avant le mariage et la gronde « comme un enfant : — Sois sage, ma mauvaise » (I, 67). Au moment où Yan-Zi hésite à se suicider, Chun apparaît : « Je vois son ombre, ainsi qu’un nuage, tourner autour de moi. Lorsque le vent s’élève, je perds conscience et j’ai l’impression d’être avalée. » (I, 143) Il est tragique et absurde que Yan Zi perde la vie accidentellement en s’enfuyant de Chun qui la poursuit « comme maman » (I, 145). N’est-ce pas que le vocabulaire du cannibalisme ici est une allusion qui renvoie au « tuer par le Principe » ?

Enfin, toute la société dans le roman se révèle cannibale. Même si Yan-Zi, une fois qualifiée de « morte » par sa mère, obtient le droit de ne plus vivre dans la maison de ses parents, elle se rend compte qu’elle n’arrive pas mieux à vivre indépendamment dans la société : « On ne pouvait pas exister sans parents. Une personne sans parents est misérable comme un peuple sans histoire. […] il nous fallait faire la preuve de notre appartenance. » (I, 112) Les codes rituels et les valeurs patriarcales à la confucéenne sont si dominants qu’une fille seule qui quitte ses parents ne peut plus être acceptée par la société.

Comme nous venons de le voir, la mère patriarcale, le père indifférent, l’amant qui est leur complice, ces trois partisans du Principe confucéen et la société qu’ils représentent rendent le monde invivable pour Yan-Zi, qui ne peut que choisir – ou être choisie par – la mort. Cet assassinat par le Principe constitue la deuxième signification du cannibalisme dans L’Ingratitude.

Les mangeurs mangés

Le troisième sens symbolique du cannibalisme – la négation de l’esprit individuel libre et l’aliénation des hommes – chez Lu Xun et Chen entraîne une dévoration à double sens : les mangeurs sont à leur tour mangés par d’autres cannibales, donc personne n’est libre ou autonome, personne n’est un « véritable être humain ». 

Chez Lu Xun, les mangeurs de Xia Yu – le Petit Hua Shuan, ses parents et d’autres habitants –, privés de l’accès aux connaissances scientifiques et de la conscience de leur état d’asservissement, sont les victimes de l’obscurantisme du régime féodal cannibale. Xia Yu, qui cherche à convaincre le gardien que le « grand empire des Qing nous appartient à tous » (MT, 45), est stigmatisé, perçu comme « fou » (MT, 45) par les pauvres pour qui il lutte, comme le protagoniste du Journal d’un fou. Son sacrifice n’est pas compris des habitants du village, qui ne se rendent pas compte de leur privation en ce qui concerne l’égalité et de la liberté, mais qui croient en revanche avoir raison de nier l’humanité d’un révolutionnaire qui lutte pour les droits de tous les Chinois. Les mangeurs de Xia Yu, qui constituent une négation de l’esprit humain de ce dernier, mais qui en même temps sont privés de leur esprit libre et autonome, sont donc eux aussi mangés par le régime féodal.

Dans L’Ingratitude, l’aliénation et la négation des hommes sont aussi marquantes que chez Lu Xun. Il faut surtout signaler le père et la mère de Yan-Zi comme cannibales en ce sens. Le père, d’abord, est un « cannibale » dans la mesure où il assume son rôle de patriarche et d’intellectuel traditionnel. À part le Principe qui lui permet de punir sa fille, son mépris du corps et des aliments, de « toutes ces insignifiances qu’il qualifiait de charnelles » (I, 90), pousse sa femme et sa fille à avoir honte de leur féminité46Lori Saint-Martin, loc.cit., p. 73.. Pour les intellectuels confucéens, « [l]a vertu intégrale du cœur ne réside que dans le Principe céleste, alors qu’il faut que le désir de l’individu soit anéanti47Zhu Xi, Lunyu jizhu论语集注 (Recueil d’explications des Lunyu), livre XII, 1, cité dans Xin Xu, loc. cit., p. 232.. » En fait, la simple existence d’un père patriarcal signale la négation des autres membres de la famille, y compris de sa femme et de ses enfants, car ils sont tous inférieurs au père selon la hiérarchie confucéenne. 

Quant à la mère patriarcale, en dévouant sa vie à être une « femme idéale48Lori Saint-Martin, loc.cit., p. 62. » à la confucéenne, elle essaie constamment de transmettre ses idées à sa fille pour en faire aussi une « femme idéale ». Pour la mère, « Kong-Zi avait peut-être mille torts, mais quand il disait que l’ignorance était une vertu pour les femmes, il n’était pas loin de la vérité. » (I, 14) En dispensant une éducation stricte à Yan-Zi et en lui interdisant de faire preuve d’esprit critique, elle la semonce : « Par exemple, ma fille, j’ai depuis peu l’impression que tu te gonfles trop devant tes parents. Alors, fais-toi plus petite, baisse tes yeux, et encore et encore… […] C’est pour ton bien, tu sais. Rien que pour toi. » (I, 137-138) La voix aiguë de la mère, qui veut que sa fille soit obéissante et fasse preuve des qualités d’« une femme idéale », résonne toujours dans la tête de Yan-Zi et mine ses droits individuels tels que l’autonomie, l’égalité et la liberté. Cependant, dans ces deux cas de cannibalisme, les personnes dévorantes – la mère et le père – sont elles-mêmes victimes du patriarcat chinois cannibale fondé sur le confucianisme. 

Cette double dévoration s’opère d’abord dans le cas du père. Son mépris « intellectuel » de la féminité dévore sa nature humaine et fait de lui un homme faible et aliéné, caché sous une fausse apparence gravée des vertus confucéennes. Au banquet de tofu, Yan-Zi voit rougir son père assis à côté de sa cousine : « [d]e la salive coule de sa bouche entrouverte » (I, 72) et son visage s’approche trop près de celui de sa voisine. Cette scène fait trembler la triste fille : « Je déteste donc mon père ! » (I, 72) Ce qu’elle déteste, ce n’est pas un père ayant des désirs charnels, mais la figure patriarcale qui méprise en apparence la féminité charnelle, tout en manifestant ses désirs d’une manière dénaturée et dégoûtante. L’hypocrisie dont fait preuve le père est un miroir des intellectuels à la confucéenne, qui souffrent de leur aliénation causée par leur soumission aveugle à la doctrine, soit à l’autorité.

Un autre exemple du père comme victime se rapporte à un « accident » (I, 27) étrange dans le roman. Le père a une fois « été heurté par un camion » (I, 27), mais il en « sorti miraculeusement intact » (I, 27). Cependant, après cet « accident », il cesse de produire des essais polémiques et la faculté où il est employé lui propose de prendre sa retraite. Pourquoi cet abandon soudain de son travail intellectuel ? Une hypothèse serait que cet incident ne soit pas un « accident », mais « une tentative de meurtre » (I, 28), comme le soupçonne la mère, pour « tuer » le père en faisant de lui un professeur et auteur d’articles savants sans voix. Quelle que soit la forme de l’« accident » – un dialogue menaçant ou d’autres manœuvres d’intimidation –, son but était de forcer le père à ne plus exprimer ses opinions. Il est évident que le père de Yan-Zi succombe en partie après cet « accident » : « il n’écrivait plus et ne parlait presque pas » (I, 32). Privé de son droit de parole, « [i]l était à demi-mort » (I, 33). 

De son côté, la mère cannibale n’échappe pas elle-même au cannibalisme : le patriarcat chinois la « mange » en la privant de liberté et d’une personnalité propre. C’est pourquoi Yan-Zi a une telle vision d’elle : « Je vois maman dans le ventre d’un poisson. Et je me vois dans le ventre de maman. » (I, 152) La mère a été enfermée dans un mariage arrangé dès l’âge de dix-huit ans. Face à son mari qui ne quittait jamais son bureau et « qui lui parlait rarement » (I, 46), elle « n’osait rien dire de plus à cause d’un respect pudique pour le travail intellectuel » (I, 28), qui est réservé aux hommes dans la Chine ancienne et donc jugé supérieur au travail domestique destiné aux femmes. En fait, la mère n’est pas née obéissante ou asservie au patriarcat, mais sa personnalité a été dévorée par ses propres parents. Ces derniers l’avaient frappée, dans son enfance, avec une règle en bambou « pour qu’elle apprenne à se soumettre et aussi à s’imposer dès le moment venu. » (I, 24) Lori Saint-Martin souligne que cette transmission de la violence est, selon Chen, légitimée et même institutionnalisée49« This repetition over generation implies that, in Chen’s opinion, the move from submissive childhood to abusive adulthood is legitimized, even institutionalized. » Ibid., p. 81.. Aux yeux de Yan-Zi, sa mère regrette tellement sa propre jeunesse qu’elle « n’accept[e] pas que les autres vivent trop » (I, 36). La victime du cannibalisme devient finalement elle-même mangeuse. La mort choisie par Yan-Zi est un refus de suivre le parcours de sa mère.

Dans Le médicament, sous le système et les rituels féodaux, les individus sont privés de leur esprit libre, de leur dignité et de leur humanité. Tout développement personnel étant empêché, ils sont mangés. De même, les personnages dans L’Ingratitude, tels que la mère et le père, restent coincés dans une relation marquée par la négation généralisée de l’état libre d’humain héritée de la doctrine confucéenne, dont ils sont les apôtres, mais aussi les victimes du cannibalisme. 

Une écriture oblique

Par rapport à l’écriture du cannibalisme chez Lu Xun, nous pouvons nous demander maintenant quelle est l’originalité de celle de Ying Chen. La plus grande distinction résiderait en ceci : Lu Xun traite du cannibalisme dans des nouvelles plutôt réalistes tandis que Ying Chen en traite dans des romans dits fantastiques à partir de L’Ingratitude. Sans parler du Médicament, qui représente de façon réaliste deux histoires tragiques de la classe populaire, dans Journal d’un fou, la construction du personnage principal psychotique ayant des délires de persécution – l’auteur l’indique explicitement dans le prologue – jette la base réaliste de ce journal rempli d’expressions « folles » sur le cannibalisme. Comme l’indique Lu Jin, « Lu Xun suit strictement les principes du réalisme50Lu Jin卢今, « Zhongguo xiandai wenxue de diyikuai jishi—du “Kuangren riji” »中国现代文学的第一块基石——读《狂人日记》 (La première pierre angulaire de la littérature chinoise moderne – Lire le Journal d’un fou), Lu Xun duanpian xiaoshuo xinshang鲁迅短篇小说欣赏, Nanning, Guangxi jiaoyu chubanshe, 1987, p. 31. Ma traduction. » dans la création du Journal d’un fou. Contrairement à cela, le récit post-mortem fait depuis l’au-delà dans L’Ingratitude rend ce roman d’emblée irréaliste ou fantastique. Pourquoi Chen fait-elle appel à un tel cadre « irréel » dans lequel la narratrice raconte sa vie si « réelle » pour dénoncer le cannibalisme luxunnien ?

Je propose ici trois raisons possibles. D’abord, Chen veut s’éloigner de son « éducation extrêmement réaliste51Ying Chen, Quatre mille marches. Un rêve chinois, Montréal/Paris, Boréal/Seuil, 2004, p. 114. » et établir l’individualité de son écriture, en ajoutant au roman « encore un peu de valeur littéraire52Ibid. ». Deuxièmement, le cadre fantastique permet au lecteur de jouir d’une plus grande possibilité d’interprétation et d’imagination, ce qui correspond à l’intention de Chen de « décrire l’universalité53Ibid., p. 115. ». En tant que lectrice parmi d’autres, je lis enfin une image de la Chine dans ce roman fantastique. Il se peut que Chen fasse appel à une écriture oblique en donnant à sa réflexion sur des problématiques actuelles et réalistes un cadre fantastique. 

Qu’est-ce qu’une « écriture oblique » ? Lorre désigne la censure comme source de cette écriture qui « a façonné le langage dans la société chinoise54Christine Lorre, « Qui dit ‘‘je’’ dans Le Mangeur de Ying Chen ? Une lecture entre psychanalyse et pensée chinoise », Nouvelles études francophones, vol. 24, no 1, printemps 2009, p. 27. » en citant François Jullien, qui « parle d’une “stratégie de l’obliquité” dans la pensée chinoise antique55Ibid. » dont la réticence est remarquable. Elle souligne « des conséquences sur l’écriture littéraire : “La parole poétique est cette expression tamisée qui suggère sans trop dire”56Ibid., p. 28. ». La voix post-mortem de la narratrice dans L’Ingratitude permet à Chen, et surtout, au roman de garder une distance avec le monde « réel ». Tout le récit est ancré dans l’impossibilité de la voix narrative : c’est un « fantôme » qui parle. Ce stratagème peut être une méthode pour contourner la censure. C’est alors au lecteur de saisir ce que le récit suggère.

Il faut signaler par ailleurs que de donner un sens symbolique aux expressions est également une méthode de l’écriture oblique, laquelle existe chez les deux écrivains. Le réalisme de Lu Xun et le « contre-réalisme » de Ying Chen ne manquent pas d’allusions symboliques. En plus de celles mentionnées dans l’interprétation du cannibalisme, je relève, par exemple, que les noms de famille de Hua (华) et de Xia (夏) pris ensemble signifient « Chine » (Huaxia华夏)57Beaucoup de critiques chinois et Veg le signalent aussi. Voir Sebastian Veg, loc. cit., p. 215.dans Le Médicament et que le nom du personnage « Chun » dans L’Ingratitude peut signifier « imbécile » (chun蠢).

Malgré cette différence entre les cadres narratifs, Lu Xun et Chen dénoncent un phénomène caractéristique de la société de leur propre époque : le cannibalisme. Si Lu Xun révèle le vice déguisé sous le masque des quatre vertus confucéennes – « Humanité, Justice, Voie, Vertu » –, chez Ying Chen, c’est le fameux « C’est pour ton bien » (I, 138) de la mère de Yan-Zi qui est mis à mal. Comme le note Zhou Nan, le cannibalisme de survie n’est peut-être pas un mal en soi, mais le cannibalisme appris qui se joue sous de beaux prétextes, c’est bien le mal58Zhou Nan, loc. cit.. On remarque une filiation entre la littérature pratiquée par Lu Xun à l’époque de la Nouvelle Culture et l’œuvre de Chen dans les années quatre-vingt-dix. Sous une peau nouvelle, le cannibalisme des codes rituels féodaux et du système patriarcal semble continuer son existence dans le roman de Chen. Est-ce même possible de le combattre ?

Possibilité de « sauver les enfants »

Comme le révolutionnaire Xia Yu, Yan-Zi se révolte contre le système cannibale, ce que le titre du roman révèle déjà. « L’ingratitude » de Yan-Zi réside dans le fait qu’elle n’éprouve pas assez de piété filiale aux yeux de ses parents. Mais qu’est-ce donc que la piété filiale ? Selon Qiu Yunqing, dans le contexte du féodalisme, elle désigne, à part le respect envers les parents, le fait d’« accepter son sort avec résignation59Qiu Yunqing, loc.cit. ». Le refus de Yan-Zi de persister à être une fille « sage » et de se soumettre au système patriarcal la rend donc « ingrate » aux yeux de ses parents et de la morale confucéenne. Son souhait de « naître d’une pierre ou d’une plante sans nom » (I, 19), bref sans parents et sans origine familiale, révèle son esprit rebelle en quête de liberté : « J’ai envie d’être moi, maman. […] Je suis d’abord moi. » (I, 133-134) Sa lutte s’amorce par certaines critiques à l’endroit de Confucius – « À bas Kong-Zi » (I, 13)60La « Critique de Lin Biao et de Kong Zi » fut une propagande politique de la révolution culturelle, et Yan-Zi emprunte le slogan pour exprimer très probablement sa critique du patriarcat de son propre époque. C’est aussi une écriture oblique. Lu Xun le note dans son texte « Kong Zi dans la Chine moderne » (在现代中国的孔夫子) : « Kong Zi, après sa mort, sert toujours de “tremplin pour atteindre un but”. » qui est « le père de notre féodalisme » (I, 13) – et se poursuit par la perte de sa virginité avant le mariage. Cependant, vu qu’il est impossible pour elle d’échapper à la filiation, et pour ne pas devenir cannibale elle-même, sa révolte culmine par son projet de suicide : « Il n’y avait donc pas de solution. […] Impossible du moins quand on est vivant. » (I, 134) 

Malheureusement, sa mort inattendue ne correspond pas à son plan initial ni ne provoque la réaction espérée. Tout comme Xia Yu, dont le sacrifice n’est pas compris par sa propre mère et qui est stigmatisé en étant décrit comme « fou », Yan-Zi découvre que sa mort ne donne point à réfléchir au sein de la société cannibale de son entourage, qui conserve son ancien état d’esprit et continue sa vie comme avant : « Et voilà que maman a acheté un jeune oiseau et l’a mis dans une cage suspendue sous la fenêtre. […] Elle continue à aimer à sa façon. » (I, 153) Sa mère se moque même de sa mort dans le cimetière en la qualifiant de « pauvre idiote » (I, 127). Les personnes chargées de transporter les corps ont elles aussi du dégoût envers son corps, parce que sa mort suspecte à un âge jeune, sans mariage, est « une honte démesurée » (I, 7) d’après la pensée traditionnelle chinoise. 

Malgré un écart temporel d’une soixante-dizaine d’années, les valeurs cannibales dénoncées dans Le médicament de Lu Xun telles que le patriarcat, la négation de l’esprit libre et la superstition semblent avoir encore une influence sur le peuple chinois dans L’Ingratitude de Ying Chen. Dans ce roman où la politique de la Réforme et de l’Ouverture est mise en œuvre « depuis un certain temps » (I, 27), c’est comme si l’ouverture au marché extérieur et la réforme économique n’impliquaient pas forcément une ouverture des pensées. 

Tout au début du XXe siècle, la révolutionnaire et féministe Qiu Jin – à laquelle Lu Xun fait allusion par l’entremise de Xia Yu61Sebastian Veg, loc. cit., p. 214. – lutte déjà pour l’égalité et la liberté de tous les individus. En 1923, Lu Xun montre dans son texte « Qu’arrive-t-il à Nora, une fois partie de chez elle ?62Le personnage de Nora dans la pièce d’Ibsen Une maison de poupée, traduite dans le journal La Jeunesse en 1918, devient « l’emblème de l’émancipation de la femme ». Voir Brigitte Duzan, « La littérature féminine en Chine continentale, d’hier à aujourd’hui (1919-2019) », La nouvelle dans la littérature chinoise contemporaine, <http://www.chinese-shortstories.com/Histoire_litteraire_feminine_chinoise_histoire_I.htm> (page consultée le 15 mars 2023). » que « les esprits étaient restés très conservateurs quant aux possibilités d’émancipation féminine63Ibid. » et évoque comme une solution « que la femme acquière une indépendance économique64Ibid. ». À travers le personnage féministe de Yan-Zi, qui a un travail pour garantir son indépendance économique, mais qui ne peut que mourir dans sa lutte contre le cannibalisme, Ying Chen semble apporter une réponse, à distance de plus d’un demi-siècle, à la question de Lu Xun. Elle semble vouloir nous révéler que la lutte pour les valeurs « au moins partiellement occidentales65Lori Saint-Martin, loc. cit., p. 64. » est encore nécessaire dans la société chinoise post-Mao, voire ailleurs dans le monde. Elle souligne notamment que des mères comme celle de Yan-Zi « existent ici [au Canada] aussi66Micheline Lachance, « Des vies à l’encre de Chine », L’actualité, n20, p. 90, cité dans Saint-Martin, Ibid. ». Le contraire du cannibalisme est « la découverte des véritables êtres humains67Wang Qiankun, loc.cit., p. 9. » selon Lu Xun. Mais dans une société où les gens tiennent un banquet cannibale, existe-il encore un espoir pour « [s]auver les enfants » (J, 31) ? 

Dans la préface de Cris, Lu Xun écrit : « mais si ses cris, lancés parmi des inconnus, ne suscitent aucune réaction, dans un sens ou dans l’autre, il se retrouve impuissant au milieu d’une terre vaine infinie – quelle tristesse ! Alors, je donnai à ce que j’éprouvais le nom de solitude68Lu Xun, « Préface de l’auteur », dans Cris, trad. Sebastian Veg, op.cit., p. 16.  ». Même s’il ne croit pas que cet espoir soit réaliste dans l’avenir, il ne peut s’empêcher de « pousser parfois quelques cris pour consoler les guerriers courant dans la solitude, pour qu’ils ne craignent pas de rester en avant69Ibid., p. 18. ». Si cette nouvelle s’immerge dans le désespoir, les symboles tels que la couronne de fleurs sur la tombe du révolutionnaire et le corbeau qui s’envole et pousse un cri retentissant semblent apporter un petit souffle d’espoir. Malgré sa solitude amère, Lu Xun ne veut pas briser le « beau rêve70Ibid. » de la jeunesse.

Si nous en venons maintenant à la fin du roman de Chen, nous entendons aussi le cri d’un « oiseau ». Ce cri semble être celui de Yan-Zi lorsqu’elle était un nourrisson : « À travers le brouillard de cette mémoire, me parvient, comme une lamentation enchantée, une dernière voix humaine, le cri d’un nourrisson peut-être : Maman ! » (I, 155) Antony Soron considère la mort de Yan-Zi comme le geste d’une fille qui ne veut que réclamer l’amour de sa mère71Antony Soron, « La mère profanée : Lecture de L’ingratitude de Ying Chen », dans Binet, Ana Maria et Gérard Peylet (dir.), Violence et sacré, Pessac, Presses Universitaires de Bordeaux, coll. « Eidôlon », 2012, p. 201-207.. Mais cette étude qui tient compte du dialogue entre le roman de Ying Chen et la nouvelle de Lu Xun nous permet de lire la mort de Yan-Zi comme le dernier cri d’une fille féministe qui s’est révoltée contre le cannibalisme de sa mère, de son père et de la société en général. Elle cherche par son cri à réveiller ses compatriotes, comme l’a fait avant elle le révolutionnaire Xia Yu. Même si ce cri semble désespéré face à un long parcours de lutte, il reste un signe encourageant de l’existence possible de futurs enfants éveillés. Ainsi, le roman de Chen peut-il être lu comme un cri poussé par l’auteure pour consoler les guerrières et guerriers comme Yan-Zi.

  • 1
    Tiré du Journal de voyage de Ying Chen lu par l’auteure dans le film Voyage illusoire de Georges Dufaux, Office national du film du Canada, 1997, 52 minutes, cité dans Silvie Bernier, « Ying Chen : s’exiler de soi », Francofonia, no 37, automne 1999, p. 120. 
  • 2
    Silvie Bernier, « Ying Chen : s’exiler de soi », Francofonia, no 37, automne 1999, p. 120.
  • 3
    Ying Chen, L’Ingratitude, Montréal, Leméac, coll. « Nomades », 1995. Désormais I, suivi du numéro de la page.
  • 4
    Silvie Bernier, loc.cit.
  • 5
    Martine-Emmanuelle Lapointe, « “Le mort n’est jamais mort”. Emprise des origines et conceptions de la mémoire dans l’œuvre de Ying Chen », Voix et images, vol. 29, no 2, 2004, p. 135.
  • 6
    Ibid., p. 136.
  • 7
    Ibid., p. 134.
  • 8
    Ibid.
  • 9
    Michelle Loi, « Avant-propos » dans Cris (Nahan呐喊), Paris, Albin Michel, 1995, p. 9-10.
  • 10
    Cai Dong蔡东pose que Le Journal d’un fou n’est pas écrit totalement en baihua et que selon Michel Hockx, la nouvelle Yiri 一日 (Un jour) écrite en baihua que Chen Hengzhe 陈衡哲 publie en 1917, avant Luxun, est la première nouvelle de la littérature chinoise moderne. Cependant, Cai indique qu’il est normal que Yiri n’attire pas une grande attention des critiques littéraires ni des historiens, parce qu’il ne s’agit pas d’une œuvre intéressante qui donne à réfléchir et qu’elle n’est pas publiée dans une revue importante. Voir Cai Dong 蔡东, « Cong“tou” yanshuo : chongdu Lu Xun Kuangren riji » 从“头”言说:重读鲁迅《狂人日记》(Sur la “tête” : relire Le Journal d’un fou de Lu Xun), Hainan shifan daxue xuebao海南师范大学学报, n° 1, 2020, p. 18-29.
  • 11
    Lu Xun, « Journal d’un fou » [1918], dans Cris (Nahan呐喊), trad. Sebastian Veg, Paris, Rue d’Ulm, coll. « Versions françaises », 2010, p. 22. Désormais J, suivi du numéro de la page.
  • 12
    Ying Chen, La lenteur des montagnes, Montréal, Boréal, 2014, p. 27.
  • 13
    Silvie Bernier, loc.cit., p. 116.
  • 14
    Ibid., p. 120.
  • 15
    Key Ray Chong (Zheng Qilai郑麒来), Zhongguo gudai de Shiren中国古代的食人 (Cannibalism in China), Beijing, Zhongguo shehui kexue, 1994 [1990], cité dans Qian Liqun钱理群, « Shuo “Shiren” — Zhoushi xiongdi gaizao guominxing sixiang zhiyi » 说“食人”——周氏兄弟改造国民性思想之一 (Sur « l’anthropophagie » – Les frères Zhou transforment la pensée du peuple. Partie I), Wenyi Zhengming 文艺争鸣, n4, 1999, p. 42-49. Ma traduction.
  • 16
    Key Ray Chong, Ibid.
  • 17
    Ibid.
  • 18
    Qian Liqun钱理群, « Shuo “Shiren” – Zhoushi xiongdi gaizao guominxing sixiang zhiyi » 说“食人”–– 周氏兄弟改造国民性思想之一 (Sur « l’anthropophagie » – Les frères Zhou transforment la pensée du peuple. Partie I), Wenyi Zhengming 文艺争鸣, n4, 1999, p. 42-49. Ma traduction.
  • 19
    ian Liqun donne un exemple dans le Chapitre XIX des Trois Royaumes : Un chasseur Liu An veut adhérer à la troupe de Liu Bei, mais il ne le peut pas, car il doit s’occuper de sa mère. Pour manifester sa loyauté envers Liu Bei, Liu An tue sa femme et lui sert la chair de celle-ci. Ainsi, il croit réaliser les deux principes les plus sublimes du Confucianisme : la piété filiale et la loyauté. Qian Liqun, Ibid.
  • 20
    Lu Xun, « 180820 Zhi Xu Shoushang »180820致许寿裳 (À Xu Shoushang 180820), Lu Xun quanji Di shiyi juan鲁迅全集第11卷 (Œuvres complètes de Lu Xun, Tome 11),Beijing, Renmin wenxue chubanshe, 1981,p. 353, cité dans Cai Dong, loc. cit. Ma traduction.
  • 21
    « Xu Xilin est révolutionnaire originaire de Shaoxing. Il fréquenta les mêmes cercles que Lu Xun au Japon. […] En 1907, il assassina le gouverneur de l’Anhui, En Min, et fut exécuté – les gardes d’En Ming se distinguèrent en mangeant son foie et son cœur après l’exécution. » Sebastian Veg, « Note du traducteur – Journal d’un fou », dans Cris (Nahan呐喊), op. cit., 2010, p. 181.
  • 22
    Zhou Zuoren, Lu Xun de qingshaonian shidai鲁迅的青少年时代 (La jeunesse de Lu Xun), cité dans Zhou Nan周南, « Kuangren riji “Chiren” yixiang shengcheng ji xiangguan wenti » 狂人日记“吃人”意象生成及相关问题 (L’origine de l’image de « Manger de l’homme » dans le Journal d’un fou et les questions liées), Dong Yue Tribune东岳论丛, no 8, 2014, p. 51. Ma traduction.
  • 23
    Qiu Yunqing丘云卿, « Fengjian fuquan weixi qiannian de yuanyin zhi tanwei – du Qu Tongzu Zhongguo falv yu zhongguo shehui de duanxiang » 封建父权维系千年的原因之探微 – 读瞿同祖《中国法律与中国社会》的断想 (Exploration des raisons pour lesquelles le patriarcat féodal a duré pendant des millénaires – Réflexions fragmentaires après la lecture de La loi et la société chinoises de Qu Tongzu), Pindu yu Xiansi品读与闲思, Falv chubanshe, 2007. <http://www.guoxue.com/wk/000499.htm> (page consultée le 10 mars 2023). Ma traduction.
  • 24
    Ibid.
  • 25
    Dai Zhen戴震, Dai Zhenji戴震集 (Œuvres de Dai Zhen), p. 188, cité dans Wang Shiguang王世光, « “Yi Li sharen” xinjie » “以理杀人”新解(Interprétation nouvelle de « tuer par le Principe »), Fujian Luntan (Renwen shehui kexue ban) 福建论坛(人文社会科学版), no 6, 2001, p. 41.. Ma traduction.
  • 26
    Je suis la traduction de Xin Xu, « Sagesse grecque, sagesse chinoise. La réception des philosophes socratiques par les intellectuels chinois du groupe The Critical Review dans les années 1920 et 1930 », Anabases, no 24, 2016, p. 217-248. Olivier Ansart le traduit comme « la raison du ciel ». Voir Olivier Ansart, « La pensée d’Ogyû Sorai », dans L’Empire du Rite. La pensée politique d’Ogyû Sorai : Japon 1666-1728, Genève, Librairie Droz, coll. « Travaux de Sciences Sociales », 2010, p. 91-127.
  • 27
    Dai Zhen, loc. cit.
  • 28
    Wang Qiankun王乾坤, « Guanyu “Chiren” » 关于“吃人” (Sur « Manger de l’homme »), Lu Xun Yanjiu yuekan鲁迅研究月刊, n2, 1996, p. 9. Ma traduction.
  • 29
    Ibid., p. 5-7.
  • 30
    Ibid, p. 7. 
  • 31
    Kristofer Schipper, « XIA [HIA] », Encyclopædia Universalis, <https://www.universalis.fr/encyclopedie/xia-hia/> (page consultée le 12 mars 2023). 
  • 32
    Wang Qiankun, loc.cit., p. 7.
  • 33
    Ibid.
  • 34
    Lu Xun, Le médicament [1919], dans Cris (Nahan呐喊), trad. Sebastian Veg, op.cit. Désormais MT, suivi du numéro de la page. Dans cette nouvelle, deux histoires se croisent tragiquement. La première porte sur la mort du Petit Shuan, soit le fils du vieux Hua Shuan et de la mère Hua. Ces derniers ont acheté un pain à la vapeur trempé du sang d’un criminel exécuté et l’ont fait manger à leur fils comme remède contre la tuberculose. La seconde porte sur l’exécution du révolutionnaire Xia Yu, qui avait été dénoncé par un membre de sa propre famille et dont le sang avait servi au père du Petit Shuan pour y tremper le pain.
  • 35
    Sebastian Veg, « Notices sur les nouvelles – Le médicament », dans Crisop. cit., 2010, p. 214. Les raisons résumées par Veg : 1) L’intrigue du Médicament est annoncée à l’entrée X du Journal d’un fou ; 2) Les allusions historiques se complètent ; 3) On retrouve les thèmes du cannibalisme et de la médecine dans ces deux nouvelles ; 4) Les deux nouvelles s’inscrivent dans une ascendance russe.
  • 36
    Lu Xun, « Dengxia manbi » 灯下漫笔 (Sous la lampe, au fils de la plume) [1925], dans La Tombe (Fen坟) [1927], Paris, Acropole, coll. « Unesco d’œuvres représentatives série chinoise », 1981, p. 254.
  • 37
    Ibid.
  • 38
    Ibid.
  • 39
    Sebastian Veg, loc. cit., p. 215.
  • 40
    Li Daohe李道和, « Zhongguo shiren chuanshuo chuancheng chulun »中国食人传说传承刍论 (Analyse des légendes et des traditions du cannibalisme chinois), Donghua hanxue东华汉学, juillet 2011, p. 63-64. Ma traduction.
  • 41
    Jiang Qinjian 蒋勤俭, « “Chi Doufu (fan)” sangzang huodong bianxi » “吃豆腐(饭)“丧葬活动探析 (Analyse explorative de l’activité funéraire de « prendre (le banquet) du/de tofu »), Zhongyuan wenhua yanjiu 中原文化研究, no 7, 2019, p. 83-84. Ma traduction. 
  • 42
    Le roi du monde des fantômes s’appelle souvent « Yanluo Ye » 阎罗爷en pinyin (système du chinois mandarin), qui devrait être « Seigneur Yanluo » en français ; mais la transcription de « Nilou » pour阎罗vient probablement de la prononciation du dialecte shanghaïen et non pas du mandarin, alors on peut supposer que la famille de Yan-Zi est probablement d’origine shanghaïenne.
  • 43
    Silvie Bernier, loc. cit., p. 120.
  • 44
    Zhou Nan周南, loc. cit., p. 55.  
  • 45
    Ibid. Zhou Nan周南 souligne d’ailleurs l’importance de la théorie de l’évolution dans la réflexion de Lu Xun : « Lu Xun indique en 1936 que le Journal d’un fou fait référence à Nietzsche : à travers Zarathustra, Nietzsche a dit très tôt que “vous avez parcouru le chemin des insectes vers les humains, mais beaucoup d’entre vous sont encore des insectes.” ». La phrase de Nietzsche est reprise par le narrateur dans son propos à son frère dans l’entrée X du Journal d’un fou.  
  • 46
    Lori Saint-Martin, loc.cit., p. 73.
  • 47
    Zhu Xi, Lunyu jizhu论语集注 (Recueil d’explications des Lunyu), livre XII, 1, cité dans Xin Xu, loc. cit., p. 232.
  • 48
    Lori Saint-Martin, loc.cit., p. 62.
  • 49
    « This repetition over generation implies that, in Chen’s opinion, the move from submissive childhood to abusive adulthood is legitimized, even institutionalized. » Ibid., p. 81.
  • 50
    Lu Jin卢今, « Zhongguo xiandai wenxue de diyikuai jishi—du “Kuangren riji” »中国现代文学的第一块基石——读《狂人日记》 (La première pierre angulaire de la littérature chinoise moderne – Lire le Journal d’un fou), Lu Xun duanpian xiaoshuo xinshang鲁迅短篇小说欣赏, Nanning, Guangxi jiaoyu chubanshe, 1987, p. 31. Ma traduction.
  • 51
    Ying Chen, Quatre mille marches. Un rêve chinois, Montréal/Paris, Boréal/Seuil, 2004, p. 114.
  • 52
    Ibid.
  • 53
    Ibid., p. 115.
  • 54
    Christine Lorre, « Qui dit ‘‘je’’ dans Le Mangeur de Ying Chen ? Une lecture entre psychanalyse et pensée chinoise », Nouvelles études francophones, vol. 24, no 1, printemps 2009, p. 27.
  • 55
    Ibid.
  • 56
    Ibid., p. 28.
  • 57
    Beaucoup de critiques chinois et Veg le signalent aussi. Voir Sebastian Veg, loc. cit., p. 215.
  • 58
    Zhou Nan, loc. cit.
  • 59
    Qiu Yunqing, loc.cit.
  • 60
    La « Critique de Lin Biao et de Kong Zi » fut une propagande politique de la révolution culturelle, et Yan-Zi emprunte le slogan pour exprimer très probablement sa critique du patriarcat de son propre époque. C’est aussi une écriture oblique. Lu Xun le note dans son texte « Kong Zi dans la Chine moderne » (在现代中国的孔夫子) : « Kong Zi, après sa mort, sert toujours de “tremplin pour atteindre un but”. »
  • 61
    Sebastian Veg, loc. cit., p. 214.
  • 62
    Le personnage de Nora dans la pièce d’Ibsen Une maison de poupée, traduite dans le journal La Jeunesse en 1918, devient « l’emblème de l’émancipation de la femme ». Voir Brigitte Duzan, « La littérature féminine en Chine continentale, d’hier à aujourd’hui (1919-2019) », La nouvelle dans la littérature chinoise contemporaine, <http://www.chinese-shortstories.com/Histoire_litteraire_feminine_chinoise_histoire_I.htm> (page consultée le 15 mars 2023).
  • 63
    Ibid.
  • 64
    Ibid.
  • 65
    Lori Saint-Martin, loc. cit., p. 64.
  • 66
    Micheline Lachance, « Des vies à l’encre de Chine », L’actualité, n20, p. 90, cité dans Saint-Martin, Ibid.
  • 67
    Wang Qiankun, loc.cit., p. 9.
  • 68
    Lu Xun, « Préface de l’auteur », dans Cris, trad. Sebastian Veg, op.cit., p. 16. 
  • 69
    Ibid., p. 18.
  • 70
    Ibid.
  • 71
    Antony Soron, « La mère profanée : Lecture de L’ingratitude de Ying Chen », dans Binet, Ana Maria et Gérard Peylet (dir.), Violence et sacré, Pessac, Presses Universitaires de Bordeaux, coll. « Eidôlon », 2012, p. 201-207.