Rêves de morsures

Rêves de morsures

Lou Sylvia

Lou Sylvia commencera la maîtrise en littératures de langue française de l’Université de Montréal en recherche-création à l’automne 2023. Originaire de Jonquière au Saguenay-Lac-Saint-Jean, il passait ses journées au chemin de fer. Une église n’était pas loin, voisine de l’école primaire. Sa mère cuisinait pour un foyer de personnes âgées.

Le désert, je l’ai distillé dans mes glandes. Mais j’étais un théorème animal, incapable de nommer le bruit blanc qui m’aimait.
Benoît Jutras

Pas de deuil, merci.
Bérénice Einberg

Des mains d’amour prennent à la taille Heure Bleue. Je suis jaloux, même s’il s’agit de mes mains. J’ai l’impression que tout lui fait constamment l’amour : derrière elle ou derrière nous. Ses ronds de feu me crachent de la ciguë au visage. Bouche ouverte, je me propose de m’abreuver excessivement de cette potion et d’agoniser pendant deux jours et deux nuits.

Tout ce qui m’est refusé, Heure Bleue me le donne. Mais de temps à autre, notre petit paradis s’affame, se contamine d’images troublantes, et il faut alors que nous retrouvions l’un envers l’autre la certitude d’être aimé. À notre stade, nous ne jouons plus trop aux enfants amoureux. Ensemble, enfants à risque, nous formons un seul cannibale détenant la vérité.

C’est la première nuit. Nous prenons un bain. En fait, pendant qu’Heure Bleue s’étend et fait sa place dans l’eau chaude, je me suspends comme un bœuf au-dessus de la baignoire puis je l’observe, la tête à l’envers. Mes grosses cuisses, attachées au plafond, illuminent faiblement l’obscurité de la pièce comme une petite veilleuse en guerre contre la paranoïa. C’est très ennuyant ici.

Après trois quarts d’heure passés dans le silence, Heure Bleue ne supporte plus l’ennui. Sans me prévenir, mais c’est notre manière de nous prouver des choses, elle dégaine ses dents pointues et les rentre dans mon ventre. Hurlant, écumant de douleur, je gigotte un peu et finis par me calmer. Des petites billes rougies, noir mort par endroits, ont eu le temps de paraître à la surface de la plaie. C’est ma graisse. Heure Bleue en prend une poignée et la met dans le bain. Pour ne faire qu’une avec moi, elle veut qu’une partie de moi se mélange aux liquides qu’elle a eu le temps de réunir dans l’eau tiédie. Quelque ambulant jeteur de liquide envahissant, mon père par exemple, finira-t-il par rentrer dans la toilette pour mettre fin à notre symbiose ? C’est que j’ai un double creux dans le ventre, celui de la faim et un autre.

De peur de me souvenir que je suis l’accident d’un ensemenceur inconnu, je m’arrange pour que l’eau devienne bouillante. Comme les murs de la pièce sont très sales, pour s’occuper, Heure Bleue décide de savonner chacun des carreaux de céramique, mais atterrit à un certain point sur la surface de mon aurore, qu’elle savonne également, non sans envie de me mordre. Mais les morsures viendraient-elles d’elle ou de la part de mon aurore ?

Je suis un fermé d’esprit silencieux, un jappeur en train de se noyer. Quand les belles personnes autour de moi me regardent, j’ai souvent l’impression qu’elles veulent me mettre en prison. Leur visage est de la haine pour moi. Depuis que nous nous sommes rencontrés cependant, Heure Bleue et moi rentrons profondément l’un dans l’autre afin de nous épurer de nos actions vicieuses. Nous allons aussi loin que le sein maternel, que la lame de rasoir que je m’étais mise sur le poignet un soir. Nous allons jusqu’à la petite neige du matin, le petit brouillard d’abandon du commencement de la vie. Une couche de fermeture à la fois, Heure Bleue administre son empathie dans ma tyroïde blessée. Elle m’écoute, c’est surtout ça que je veux dire.

Toujours pendant au-dessus du bain, j’enlève mes yeux d’Heure Bleue. Les différents vases dans la toilette commencent à m’obséder. Je demande à Heure Bleue d’en casser quelques-uns. C’est cependant la goutte de trop pour elle qui, le regard cherchant une autre vie peut-être, une vie pas en couple avec ma personne qui se meurt, se met à pleurer. Puis quand elle pleure, elle pleure à coups de deux grosses larmes épaisses pouvant tuer, mais voici que cette nuit, rien ne coule sur ses joues, ses rares mouvements sont impersonnels et automatiques. Ce doit être qu’elle ne me pleure plus par pitié et qu’elle m’aime malgré quelque chose, malgré notre goût du sang : c’est tout ce que je demandais à la vie. S’avançant vers moi après une longue tension passée dans le silence, Heure Bleue renifle ma veine jugulaire. J’étire ma tête vers le bas pour mettre mon cou en évidence. Les choses ventrales nous ramèneront à l’ordre.

Nous avons envie de faire nos besoins. Nous allons faire nos besoins car nous en avons envie.

Et la salive devient sacrement. Comme s’il y avait une créature prisonnière à l’intérieur, ma jugulaire se met à pomper frénétiquement, à exciter les pères qui nous regardent peut-être par la fenêtre. Je connais bien Heure Bleue ; je sais que ses ongles adorent tout ce qui se passe entre ma tête et ma poitrine et, de fait, d’un geste pictural, sûr de lui, elle m’empoigne par la nuque et me décroche du plafond. Après que nous nous sommes câlinés dans le bain, Heure Bleue dit qu’elle veut me déchirer, me déchiqueter. Je ne dis rien.

Quand ma vie gravitait autour de la santé de mon corps, avant de rencontrer Heure Bleue, le temps était long ; je me roulais dans la terre et le fumier pour ressentir les choses. Cela était laid, et c’est pour ça que désormais, Heure Bleue, je la veux criminelle jusque dans ma fertilité, jusque dans la fourrure de mon père et ses deux testicules filés dans le sens des aurores boréales.

Le soleil se soulage encore derrière la terre. Ça veut dire que l’aube se prépare tranquillement puis qu’on ne sait plus trop ce qui se passe avec la lune. Heure Bleue est allée au lit depuis deux heures et, moi, commençant à agoniser pour de vrai, je décide d’aller la retrouver dans la chambre. Près du lit, je l’observe. Elle est en train de parler au ciel. L’envie de câlins devenant intenable, je remplis les draps de ma personne, musclée mais goulue un peu. Après le temps qu’il a fallu pour que le soleil sorte de l’horizon, pour que notre souffrance se transforme en la croyance que nous sommes des princesses, Heure Bleue enfonce sa tête dans mon aisselle. J’étire de toutes mes forces mon bras et mon torse nu et la voilà introduite au petit cosmos de mes organes. Ça me fait du bien. Nous sommes du gibier l’un pour l’autre. Dans ses cheveux noirs, ma tyroïde est heureuse et bat comme un cœur tandis qu’Heure Bleue boit mon eau de peau.

Elle me demande si elle peut me mordre par en-dedans. Je lui demande de me mordre. Elle me dit qu’elle a peur de ne plus pouvoir s’arrêter, qu’elle finirait par me tailler en morceaux. Ce serait beau que nous puissions nous manger un peu des bouts, qu’une certaine autosuffisance, entre besoin de nourriture et besoin de nourrir l’être aimé, s’installe entre nous deux. Le mieux, ce serait que nous nous bouffions le corps une dernière fois avant que je ne meure, en ne laissant qu’une petite motte de chair de ma personne, et que celle-ci prenne le temps dont elle a besoin pour repousser et pour refaire le monde, pour nous permettre de retourner chasser du bon manger en paix en remplaçant le visage des humains par des visages d’animaux atrocement beaux. Car le plus dur en amour, c’est de laisser la viande se brasser comme elle veut ; c’est d’affronter ce monde de cadavres en ayant l’autre accroché à son cou et c’est se géminer au lieu de se battre en braquant des câlins sur les tempes.

Quand Heure Bleue n’est pas là et que je l’attends, je me couche sur le plancher de notre appartement jusqu’à ce qu’elle revienne. Tout le long, j’ai envie qu’elle apparaisse dans mon dos et qu’elle me plante quelque chose qui prématurerait ma mort. Mais quand elle arrive et déverrouille la porte, je me relève. Je n’ai l’air de rien dans ce temps-là, et l’envie de mourir disparaît. C’est quand on sait qu’on va mourir qu’on se rend compte de nos grandes niaiseries dans la tête. Heure Bleue a fini par me mordre et me faire autre chose.

À mon tour maintenant. Au fond du garde-robe se trouve un costume de sage-femme accroché à un cintre. Mais avant, pour nettoyer notre pelage d’animal ensanglanté, nous devons nous enduire de javel. Revenu de la toilette avec la bouteille, j’applique l’eau excessive sur nos corps. Nous pensons à la chance que les parents d’Heure Bleue avaient, au quotidien, durant leur vie à deux, d’être carnivores. Heure Bleue dit qu’en jouant comme ça, comme des cochons, nous deviendrons non comestibles et infects. Elle dit que toutes les crises d’adolescence débutent comme ça, et que parfois les hommes costumés en sages-femmes, voyant que les enfants commencent à quitter les lieux des rêves, remettent les enfants dans les mamans et prennent la relève à l’intérieur du corps de celles-ci. Après, que des paroles incompréhensibles sortant de la bouche d’Heure Bleue, quelques mots d’amour. Ses mâchoires continuent de happer mais dans le vide, dans la noirceur du couvre-lit ; ses lèvres continuent d’être belles mais cherchent à me prendre une bouchée. La javel devient incontrôlable et nous finissons par prendre en feu. Voici que l’animal de compagnie de la famille, assis par terre depuis le début et affamé, avec de longs ongles chastes et aucun testicule, voici que sa piteuse nous regarde brûler. Le cuir de notre peau transparaît plus notre fourrure s’évapore. Il est bleu. L’éventualité d’un rejet, du moment que les canines de la personne aimée sont menaçantes, dévore le mépris en amour. Quand les gencives se mettent à fondre, les canines, assurément, font plus peur.

Le restant de la journée sera destiné au repos de notre petit cœur. Agressés depuis ce matin, les tissus violacés de notre peau nous ont entièrement changés de couleur. Nous sommes beaux. Les rayons du soleil, toujours contents, sont désormais maudits et nous nous endormons dans le lit, une effrayante cloque entre nous, quoique sans doute savoureuse.

Nous nous réveillons vers onze heures du soir et, immédiatement, nous ressentons un certain manque. Réfléchissant, échouant à trouver les bons mots, on se dit que cela doit avoir un lien avec l’aurore encore loin devant nous à cette heure, et que la nuit, quand on est cannibales, est désirée éternellement. Hurler, cou vers le ciel, son désir de manger pour de bon la dernière motte de chair de l’autre, d’anéantir enfin l’être aimé ; c’est ça l’heure bleue dehors, quand l’ensemble des oiseaux se met à pleurer pour empêcher le mangeur, ayant perdu la mangée, de se manger lui-même.

Quand j’ai crié que je voulais me tuer, un soir de jalousie, dans un parc où j’imaginais des organes humains pleuvoir du ciel, les bras agitant les arbres pour qu’ils me laissent tomber une dernière bouteille d’alcool, je n’avais pas prévu qu’Heure Bleue allait m’entendre. Elle m’observait derrière le grillage d’une petite cabane électrique. Ça lui avait fait peur. J’étais saoul. Je l’avais prise pour acquise et la croyais ailleurs, cette nuit-là, avec un autre homme peut-être, loin de l’obscurité du parc où j’avais pris l’habitude de m’effacer pour beugler ma vie aux loups dans les buissons. Crier au suicide, sans avoir l’intention de le faire, ça avait été vivre encore pour moi, et ça avait été atteindre le père sans le connaître, incarner l’un de ses poings sur mon visage peut-être. Quelques mots dits assez fort suffisaient, puis le regard des belles personnes groupées sur le gazon se tournait vers moi. C’était ma manière de japper. Couché au sol, j’avais avisé tout le monde que s’ils ne faisaient rien, je continuerais de me fracasser la tête avec les bouteilles que les gros avant-bras de l’arbre me donnaient. Les gens m’ont pris au sérieux, mais les donneurs de pitié n’acceptent qu’une fois le mensonge. Leurs oreilles propres m’avaient écouté avec une lumineuse humanité qui me faisait sentir en droit d’oublier mon passé et mon présent. Désormais, je canalise tout dans Heure Bleue et, ses liquides sanguins, je les bois dans un verre avec son accord. Avec grosses cuisses de déni.

Maintenant, il doit bien être une heure du matin. La ouate avec laquelle Heure Bleue me matelasse depuis minuit, moi qui suis un cœur fragile, me dévore de l’intérieur. Cela tient des trous de ver qu’elle fait quand elle joue avec les idées, et des parades de torpeur qui me rentrent dans la tête au moindre mouvement me faisant douter de son amour pour moi. Elle fait comme m’habiller de chaînes à neige : m’arme solidement pour les temps difficiles mais augmente l’effervescence de mon angoisse. À l’intérieur du puits où elle remonte toute sa force, il n’y a pas de fond, rien. À notre chienne de vie, donc, j’oppose la force de vie d’Heure Bleue et, à la joie, je demande l’arrêt complet de ses activités en moi pendant mon agonie, afin de tout laisser pour Heure Bleue. Puis au gouffre, si l’agonie en est un, je demande un coup sec dans la glotte.

J’enflerai l’enfer de mes petits poumons saignants en hurlant que la force de vie est en Heure Bleue plus qu’elle ne le croit.

Ses dents se transforment en canines et elle prend une bouchée de ma chair tendre.

MMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMM…

J’aime ça.

Par-delà la vocation de jouet ou de passe-temps que nous donnons souvent à tel morceau pendant de notre corps, ce que nous recherchons est un peu d’émerveillement. Pendant les deux jours et deux nuits que la ciguë met à me tuer, je commence à accepter ce que d’abord je m’infligeais pour attirer l’attention d’Heure Bleue, voire pour la faire rire. Heure Bleue m’est devenue précieuse et essentielle, et toutes ses couleurs scintillent désormais dans la chambre, de sa luette à sa porte du démon. J’ai peur de m’en aller et de la perdre. Je me meurs, et je voulais qu’elle me voie pendant que je meurs. Comment lui livrer autrement la petite motte de vie qui m’appartient encore sans qu’elle ne se sente coupable de ma mort ? Mon Heure Bleue est tout émerveillée, ne la dérangeons pas. La peau n’est gage d’amour que lorsqu’elle a des points de suture.