Baby Shower

Baby Shower

Kaliane Ung

Kaliane Ung est enseignante-chercheuse en littérature française et francophone à l’Université de Pittsburgh, où elle enseigne également des cours de création littéraire et de performance. Elle a soutenu sa thèse sur les « écritures blessée »s à la New York University en 2019. Elle a publié des articles sur Joë Bousquet, Violette Leduc et Hervé Guibert en France et aux États-Unis, ainsi que des textes de fiction dans Contre-Jour et Moebius.

J’avais traîné ma carcasse fourbue dans une banlieue aux arbres taillés par des biches dociles, découpant une ligne d’horizon à l’orée de la forêt. La deuxième maison à gauche du terrain de tennis, avait rappelé Frances (ex-Françoise, américanisée jusqu’au surnom). Celle avec la balançoire. Je m’étais sagement empiffrée de petits légumes crus en évitant les mondanités d’usage. Un bébé au crâne dégarni avait été affublé d’un panama à plumes et valsait de bras en bras, amorphe et repu. Un autre rampait sur le parquet en pin et fixait les chaussettes à carreaux des jeunes pères d’un air concentré. Les adultes surveillaient la ronde de près, veillant à ce que les traînées de mon genre limitent leurs interactions avec leur progéniture. Je tentai de me rendre utile à défaut d’être agréable en faisant circuler les plats.

Dans le jardin, le mari de Frances s’acharnait à allumer son barbecue dernier cri sous une pluie battante. Impossible de me souvenir de son nom (Tim ? Tom ? va pour Tim) car les Américains, jeunes ou moins jeunes, traitent leurs prénoms comme des barres de Kit Kat. Tant pis, on va faire les grillades dans la cuisine. La bouche fendue d’un radieux sourire, Frances alignait les cadeaux des invités sur la table de la salle à manger où trônait un imposant gâteau fleuri. Quel est l’intérêt d’une baby shower lorsque la créature est déjà venue au monde, à part peut-être le fait de consoler ses géniteurs de l’absence de place en crèche et de congé parental ?

Je regrettais la vraie Françoise, avant qu’elle ne tronque son nom de baptême pour le rendre prononçable aux Américains, avant qu’elle ne troque ses ambitions artistiques pour un coupé cabriolet qui l’amène tout au fond du cul-de-sac, là où la vie s’organise autour des allées et venues du bus jaune poussin. L’ancienne Françoise subsistait en ersatz, disséminée dans les recoins de sa vaste demeure : une esquisse au fusain sur le piano du salon, un modèle vivant croqué lors d’un atelier de dessin pour femmes au foyer, une sculpture en bois flotté, une série inspirée par Soulages reléguée aux W.C. qu’elle appelait maintenant powder room, comme sur les descriptions immobilières.

Comment Françoise s’était-elle résignée à la vie tranquille ?

Si piètre à mes yeux, le conjoint aurait-il été capable d’un tel phagocytage si le couple s’était installé en France ? J’en doute. Mon second suspect était Hunter, le rejeton de Frances et de Tim, qui de son minuscule orifice baveux avait tari la source créative de sa mère, diplômée des Beaux-Arts, celle qui majorait régulièrement dans son cursus de philosophie supplémentaire qu’elle suivait pour le plaisir.

Sur le canapé, entre deux verres de rosé, les invitées parlottent portage intuitif, allaitement, crevasses. Les maris désœuvrés par la pluie (et les sujets de conversation) s’éclipsent dans le garage pour conseiller leur hôte sur le potentiel aménagement d’une salle de sport. Les amies au poil soyeux de Frances, Jill et Kamala, les seules femelles qui ne me foudroient pas du regard pour me reprocher l’absence d’un compagnon et la présence d’un implant contraceptif fraîchement inséré, se frottent à mes jambes nues. Les canidés que Frances appelait jovialement mes bébés quelques années auparavant évoluent à présent en second plan.

Le cercle des invités se resserre pour l’ouverture des cadeaux. J’ai pris le parti de la non-originalité : le classique paquet de couches XXL et Sophie la girafe à mâchonner. Un jeu de questions-réponses s’organise, il faut être en couple pour participer. Voici l’occasion parfaite pour disparaître de la circulation, d’offrir de promener les chiennes en passant par le sous-sol pour éviter de salir le vestibule, observant de loin la mascarade savamment menée par Frances.

Les escaliers menant à la partie souterraine du garage s’enfoncent sous mes baskets et mériteraient d’être refaits. L’espace destiné à abriter le bolide familial semble servir à l’entassement de divers objets, les deux voitures du couple trônant fièrement devant leur demeure. Le capharnaüm de pneus, bouteilles de grands crus, outils de bricolage, cartons non étiquetés, victuailles en vrac, bric-à-brac de planches, vélos et trottinettes témoigne à grands cris d’une insécurité émotionnelle au cœur d’une accumulation matérielle de bon aloi. Un amas compulsif de tous les attributs de la banlieue cossue, les reliques de la construction d’une façade convaincante. Comme le dressing, le coin de monsieur et celui de madame tissent des histoires aussi mensongères que complémentaires. Lui a tenté, en vain, de reproduire une exposition murale d’outils de bricolage, similaire aux modèles de magasin, mais à quoi bon, puisque le magasin se situe à moins de cinq minutes de route. Elle s’est inspirée des vidéos d’organisation de cellier qui pullulent sur les réseaux sociaux, a disposé les boîtes d’aliments secs, aligné les conserves, choisi des saucissons au marché français estival, s’est souvenue des domaines viticoles entourant son village d’origine. L’étagère est restée désorganisée. Ce garage a un relent de renoncement, jusque dans les reproches de non-rangement qui n’ont pas eu lieu : pourquoi s’accuser mutuellement de ne pas mettre de l’ordre dans un dépôt de non-dits, de rancunes et de rêves en cendres ?

Le spacieux garage permet d’organiser les cadavres des rêves d’autrefois, d’abriter les soupirs de deux jeunes gens qui se promettaient de sauver la planète en pédalant des vélos achetés en seconde main. Rien n’a de sens, mais rien ne déborde de cette curation souterraine des déchets de la vie suburbaine. Au centre, la pièce maîtresse se détache, comme animée par une luminescence diffuse, la lueur de l’ampoule nue au-dessus d’elle la baignant d’un halo blanchâtre. Comme on l’appellerait en France : un réfrigérateur américain, avec son distributeur d’eau et de glaçons, ses lignes épurées, un mastodonte aux courbes design, ses larges poignées dessinant un sourire presque amical dans sa consommation effrénée d’énergie.

Disséquer cette version secrète de la vie de couple serait l’exploration de trop, l’inspection de la date de péremption de tous leurs idéaux, depuis les produits laitiers jusqu’aux désirs de perfection morale. Les portes s’ouvrent dans un décollement feutré, dévoilant une supérette de laits végétaux, des rangées de fioles de compléments alimentaires et des médicaments génériques. Frances et Tim ont fait le deuil de corps plus performants, plus jeunes, laissés en suspens dans un délire de cryogénisation. Une douzaine de packs de films polaroïds – l’ancienne formule, vendue en ligne à des prix faramineux – entassés dans les bacs à légumes me fend le cœur. La modèle la plus courue de Paris, qui avait échappé au male gaze en exposant ses propres clichés d’hommes dénudés dans les galeries du Quartier Latin, a donc déclaré forfait. Une fatale offense aux femmes.

L’appareil ménager est devenu une archive, puis une poubelle de luxe.

Les pieds bien écartés, je me pose en charognarde devant les entrailles du frigo pour analyser le régime à l’œuvre entre ces quatre murs. Les deux canidés tournent en rond et grattent le sol inégal. Nous sommes trois chiennes insatisfaites trépignant aux funérailles de Françoise, mais je refuse de la laisser reposer en paix. La retourner dans sa tombe, la rage au ventre, vérifier que sa chair est froide. S’en mettre plein les babines. Soupirer d’aise après la dernière bouchée. La goûter une dernière fois, ce serait le rêve.

Je la préfèrerais au fond morte plutôt que médiocre.

L’amour, c’est l’infini mis à la portée des caniches et j’ai ma dignité, moi ! écrit Céline dans Voyage au bout de la nuit. Frances qui m’avait passé son exemplaire annoté ne distinguerait même pas l’auteur de la marque de lunettes de soleil aujourd’hui. Sous le paquet de couches de Hunter, j’avais enveloppé La Vie devant ses yeux de Laura Kasischke, en traduction, dans l’espoir d’ouvrir ceux de Frances. Cette autrice du Michigan n’a pas son pareil pour dénicher l’horreur en creux du confort bourgeois, les doubles ou triples vies vécues dans le silence feutré des relations de bon voisinage. L’héroïne de Kasischke est déjà morte dans une banale fusillade dans un lycée : sa vie parfaite mais à jamais inaccessible lui apparaît lorsqu’elle jette un dernier regard à son reflet dans le miroir des toilettes avant d’expirer.

Françoise, elle, a probablement été enterrée le jour de son mariage. Et son corps est là, devant moi, morcelé dans ce coffre-fort aux finitions luisantes. Dans le ressac des piétinements au-dessus de nos têtes, nous, les trois femelles nullipares, essayons tant bien que mal de reconstituer les circonstances de la disparition de mon amie d’autrefois. Mais avant même de retracer le mobile, de faire sens des preuves accumulées dans la chambre froide, d’aligner les suspects, une volonté de vengeance s’empare de mes phalanges. Je fouille les pans du manteau du frigo pour détruire l’équilibre chimique précaire sous le sourire en banane de Frances. En dessous des sérums et des crèmes luxueuses s’alignent des tubes de comprimés à moitié entamés. Le glamour à coups d’antidépresseurs. Je les vide un à un dans mes mains puis je les broie, je noie mon désir de Françoise dans ces molécules. Je dévaste minutieusement la pharmacie miniature disposée sur les étagères intérieures de la porte du frigo. Ouvrir le comprimé, refermer le comprimé. Soupirer et recommencer. La poudre blanche macule mes ongles.

J’ai la rancœur en palimpseste. Entre poésie et roman noir, mon imagination tourne en rond.

Sous son apparence de père de famille de magazine, Tim est un pauvre suspect de pacotille dans la disparition de Françoise. Il a pris son temps pour l’étouffer sous son voile de mariée. Emmurée dans sa banlieue, engrossée de force, contrainte de mettre bas. Cette larve grassouillarde a désigné Françoise comme hôte intermédiaire pour y inséminer sa descendance. Vous avez déjà entendu parler des parasites des escargots qui les rendent vulnérables aux attaques d’oiseaux en faisant briller leurs cornes ? Pareil. Lorsque j’ai vu Tim pour la première fois, j’ai aussitôt pensé : une flaque d’huile au sourire Colgate. En oubliant que c’étaient des médiocres aux yeux en demi-lunes dont il fallait se méfier le plus. Erreur de débutante.

La Françoise qui arpentait les quais de Seine, la clope au bec et le verbe haut, ayant commis quelques graffiti de mauvais goût ou appuyé sur toutes les sonnettes d’une porte cochère était quelque part entreposée dans ce frigo américain. En bottines de cuir et mini-jupe, nous partagions la même écharpe en laine rêche et filions nos collants sur les amphithéâtres de la Sorbonne, réchauffant nos mitaines sur des cafés crème et refaisant le monde en citant Descartes et Spinoza. Deux auditrices libres, perfectos et semelles compensées au milieu d’un flot de pantalons en velours côtelé. Le mot sororité n’existait pas encore, il fallait l’approbation des jeunes mâles pour exister, nous avions donc pris la décision de rester clandestines.

Françoise a quitté la France il y a une dizaine d’années et je n’ai pas encore digéré sa métamorphose. Si les cellules se renouvellent tous les sept ans, ce cycle de malheur a déjà avalé Françoise pour engendrer Frances, sourire refait et cheveux lissés. Seules les ridules au coin de ses yeux témoignent des lambeaux de rêves encore accrochés à ses tempes, ils hivernent en attendant le printemps. J’ose espérer que la desquamation n’est pas encore complète.

Qu’elle se retrouve avec le visage ravagé de Marguerite Duras dans les premières pages de L’Amant. Cela lui remettrait les idées en place. Ce n’est même plus de la jalousie, juste la sidération devant un accident de train, une erreur d’orientation, quelque chose de banal, stupide et prévisible.

Plonger au fond du gouffre, Enfer ou Ciel, qu’importe ?

Au fond de l’Inconnu pour trouver du nouveau !

Suivons donc l’injonction de Baudelaire, dépeçons Frances pour déterrer un peu de rêve.

Dans un conte de Neil Gaiman, le frigidaire serait un portail vers un autre monde où Françoise serait détenue, préservée, intacte. Elle continuerait à composer ses toiles et ses collages vertigineux le jour, danserait toutes les nuits – l’armoire glacée deviendrait une chambre froide à soi, où la tubéreuse toxique serait préservée, protégée des flétrissures et des changements de saison. Elle vivrait pour toujours au présent dans un printemps éternel. Entre les deux portes du colosse, l’archive méticuleusement organisée, le dossier de preuves sur la déchéance de Françoise me narguent de plus belle. Le mastodonte n’apprécie pas vraiment la vivisection, clignote et émet des réticences sous forme de bip agacés.

Françoise était la plus exigeante de nous deux. Elle n’hésitait pas à interpeller les professeurs depuis le dernier rang et pinaillait sur les moindres erreurs d’interprétation. Elle lisait Sylvia Plath, Assia Djebar, Sei Shonagon, se promenait dans le plus simple appareil dans son studio parisien. Elle n’avait pas peur de se revendiquer féministe lorsque le mot suscitait un silence encombrant aux terrasses des cafés et dans les amphis de la Sorbonne. Maintenant, elle partage la vie du bedonnant Tim en short, sandales et chaussettes, qui fredonne doucement dans la cuisine en disposant les salades composées sur le comptoir alors que je clos mon expédition spéléologique.

Quelques décennies auparavant, Françoise n’aurait pas hésité à signer le manifeste des 343 salopes, revendiquant avoir fait appel aux faiseuses d’anges. Elle n’aurait pas hésité à entasser ses rejetons dans les bacs de congélation ou dans le terreau de ses bégonias. Après un commentaire de texte particulièrement léché sur Clarice Lispector, elle avait levé les yeux au ciel et déclaré qu’il était impossible de gagner, qu’il y avait Simone de Beauvoir, Monique Wittig et nous autres, dans la mouise, des vermisseaux picorés à mort par le patriarcat. Tu ne vois pas qu’ils nous bouffent ! vociférait-elle dans les derniers métros. Nous n’osions pas nous aventurer dans les bus de nuit. Le panache ne suffisait pas et pourtant, elle tenait au trait d’eye-liner, au khôl dans la muqueuse inférieure. Elle enviait l’inégalé regard noir des Iraniennes. Elle voulait laisser une trace de ses chagrins, des rigoles de charbon sur ses pommettes. Les nuits de pleine lune, nous étions deux renardes au fond d’une mine.

Un punk à chien ricana au fond du wagon bien dit poulette. Le visage de Françoise, une toile de Modigliani, se fractura en un rictus entre sarcasme et tragédie et sa voix descendit d’une octave. Ce n’est pas juste, même la lutte n’est pas démocratique. Il n’y a pas de place pour les médiocres, les Rastignac au féminin qui aiment le tapage du moment qu’elles n’ont pas à choisir entre un bouquin et leur prochaine pitance. Tu comprends, Marion ? Il ne peut pas y avoir de sororité entre les grandes sœurs et les petites, entre les aventurières et les pleureuses en jupon, les guerrières et les maîtresses de maison.

À cette époque, elle était l’aventurière et moi la pleureuse. Je refuse que ces rôles s’inversent.

Lors de l’épreuve de lettres, nous avions quatre heures pour discuter d’une citation de Paul Valéry : Rien de plus original, rien de plus « soi » que de se nourrir des autres. Mais il faut les digérer. Le lion est fait de mouton assimilé. À l’époque, je n’avais pas compris le sujet. Je connais à présent les différents sucs digestifs et la bile en est pour moi le principal. La mélancolie est un poste d’observation d’où enquêter sur la disparition de Françoise, le coupable est forcément à chercher dans le cercle intime de Frances.

Tout accuse Hunter, qui a sucé le sang de Françoise, qui l’a dépecée en s’extirpant de ses entrailles, pompant ses précieuses ressources physiques et mentales pour se fabriquer un dard conquérant, qu’il astiquera soigneusement comme tous les hommes avant lui. Un ver solitaire gourmand, arrivé à maturité, qu’une main distraite balance doucement dans son trône où s’agitent des petits mobiles, singes, gazelles et éléphants miniatures : le règne animal sur lequel il est appelé à exercer son pouvoir de petit mâle.

Douze fois par an, régulièrement, je médite sur la perte de Françoise en me vidant de mon sang (adieu endomètre, muqueuse, sécrétion, couvée), déchirée entre soulagement et incrédulité, comme si le corps avait refoulé les moments de nidation de deux sœurs de plume, avant de se résigner à l’impur et de donner libre cours à sa rancœur originelle : la triste condition du deuxième sexe. Le deuxième jour du cycle menstruel est toujours le plus difficile.

Les cadeaux ont été ouverts, mes couches ensevelies sous des présents plus délicats, le roman de Laura Kasischke passé inaperçu. Les invités commencent à se disperser par paires assorties, je suis la pot-de-colle qui s’éternise en tirant profit de l’hospitalité américaine.

Et avec toute cette agitation, tu n’as pas vraiment pu faire la connaissance de Hunter, soupire Frances.

J’offre soudainement de donner le biberon de lait en poudre au petit prince de la fête. Frances sort son téléphone pour immortaliser l’instant. Nos sourires sont à l’unisson. Tim se tasse devant la télévision.

Ne te lève pas, dis-je à Frances, je m’occupe de tout. Je fais chauffer l’eau, en teste une goutte au creux de mon poignet. Je prends soin de bien diluer la poussière blanche des antidépresseurs multicolores dans le lait du gamin, en raclant mes phalanges sur les bords bleutés de la bouteille en verre.

Lorsque Hunter rote, je frémis.