Les petites tasses

Les petites tasses

Catherine Mavrikakis

Catherine Mavrikakis est écrivaine.

La lettre lui avait plu. Il y avait quelque chose dans les mots, dans la tournure des phrases. Une façon de dire, inédite. Des compliments, elle en avait reçu (surtout depuis les prix en série et bien entendu le grand Nivel, qui lui avait valu un amoncellement de messages venus du monde entier), mais pas aussi bien tournés, pas aussi touchants. Elle y avait pensé un jour ou deux et, tout à coup, elle avait demandé à sa secrétaire de répondre. Oui, elle acceptait de consacrer deux heures aux apprentis réalisateurs. Elle souhaitait les recevoir. Pourquoi pas ? Ils connaissaient son œuvre, avaient un certain talent. Ils l’avaient bien montré dans leur missive. Le jeune homme terminait un doctorat sur la cruauté dans ses romans. Il aurait des choses à lui apprendre peut-être. Elle en doutait, mais sait-on jamais. Et puis la jeune fille, avait réalisé un tout petit film sur Sofi Oksanen, un truc intéressant sur Youtube. Cela promettait… Pourquoi ne pas encourager les étudiants, ceux et celles qui la lisaient ? Pour une fois, elle se sentait prête à montrer un peu d’elle-même, à exposer quelque chose de son intimité. Oui, une entrevue, pourquoi pas ? avec ces deux-là ? Oui ! D’accord ! Cela la faisait rigoler : elle se voyait imprévisible. Elle qui n’avait pas daigné se déplacer aux États-Unis pour la réception du Nivel, elle qui avait refusé une entrevue dans le grand journal allemand Die Zeit, elle accepterait de livrer une partie d’elle-même à deux petits inconnus, sans expérience. Cela lui permettrait peut-être d’adopter un regard neuf sur son travail. Depuis le prix, elle avait peu écrit. La fatigue, la lassitude, la vieillesse… et puis l’envie toute bête de se reposer sur ses lauriers. Oui ! Elle allait les rencontrer, cela la distrairait. Lui donnerait une énergie qui lui manquait.

Les deux jeunes étaient arrivés à l’heure. C’était bon signe. Marta les avait fait pénétrer dans son salon. Ils étaient vêtus avec goût, comme pour une grande occasion. Ils avaient raison. Ils rencontraient leur idole, la grande écrivaine. Ils s’étaient assis en face d’Eva Kamper, sur les deux fauteuils qu’elle leur avait présentés d’un geste distant, tout en restant lovée dans son grand canapé bleu. Elle ne leur avait pas serré la main, elle les avait tenus à distance… pas de familiarité, pas trop rapidement en tout cas.  

Ils semblaient émus, troublés, après tout on n’était pas souvent en présence d’Eva Kamper… Elle refusait de rencontrer la presse ou de parler en public. De son canapé, elle observait le jeune homme anorexique, ambitieux, faussement timide et extrêmement prétentieux, les jambes entortillées dans une pose savante. Et la jeune fille… Que dire ? Il y en avait tant de filles semblables dans ses romans à elle. Eva les avait en quelque sorte inventées ces gamines perverses. Elle regarda rapidement le garçon un peu insignifiant et étrangement soumis à son amie. Les deux acolytes lui parlaient du temps, du quartier, de leur nervosité. Ils n’en revenaient pas, disaient-ils en ricanant. Être reçus dans l’appartement d’Eva Kamper, par elle… un honneur, une joie.

Quand l’écrivaine leur offrit du thé, il fit une remarque déplacée, une remarque à la fois admirative et moqueuse, à la vue d’adorables petites tasses anglaises vert céladon. La jeune fille se contenta de sourire. Elle comprit peut-être que son copain faisait une gaffe. Ces merveilles avaient appartenu à la grand-mère d’Eva et celle-ci ne les utilisait que rarement pour ne pas les casser. En montrant du doigt les jeux de tasses, le gamin avait ricané bêtement en lançant nonchalamment : « c’est de la vraie porcelaine, cela ? wow ! mais oui… vous avez reçu le Nivel après tout. »

L’écrivaine sut tout de suite qu’elle avait eu tort, tort, d’accepter ces deux petits morveux chez elle. Mais elle continua cette entrevue, par politesse. La torture dura une bonne heure. Comme si de rien n’était. Lui, il parlait, s’étouffait de rires en déballant ses idées sur son œuvre, en se croyant très drôle, perspicace. Eva le laissait s’enfoncer dans les compliments. La jeune femme plus fine, souriait de temps à autre à Eva. Elle était très belle, ou plutôt tout en elle se voulait étudiée pour la séduire elle, l’écrivaine. Elle s’était habillée en personnage de roman : Maria Luisa ou Ariana, une des deux meurtrières qui l’avaient menée elle, l’écrivaine, au Nivel. Tout y était. Le maquillage, les bas… Ces deux jeunes voulaient devenir célèbres. Ils jouaient la grande timidité qu’ils mêlaient à une audace démesurée. Eva aurait pu se laisser attendrir, s’il n’y avait pas eu cette remarque sur les tasses, qui pour elle disait tout. La fille avait fini par ne plus sourire. Il lui fallait parler, se mettre en valeur. Elle voyait bien qu’Eva s’ennuyait. Sa conversation était malgré tout plus agréable. Elle semblait intelligente, mais très amoureuse de ce petit séducteur de pacotille. Un jour, cette petite se réveillerait et assassinerait son ex-amant d’un mot, d’une plainte. Eva avait été jeune elle-même, pas ambitieuse, mais jeune. Elle ne l’était plus. Ces deux-là étaient décidément animés par des sentiments contradictoires, allant de l’admiration à l’envie et puis aussi à la haine. Oui, la haine.

Au bout d’une heure, Eva avait l’impression d’avoir fait mille fois le tour de ces deux tourtereaux métamorphosés rapidement en rapaces. Elle les congédia, prétextant une migraine, tout en leur laissant croire qu’une collaboration était possible. Ils partirent exaltés, c’est du moins ce qu’elle comprit à leurs remerciements obséquieux.

Cette rencontre l’avait terriblement fatiguée. Écrirait-elle un livre sur le vampirisme des admirateurs ? Non, ce serait peu intéressant.  Depuis le Nivel, elle choisissait ses combats. Elle pouvait se le permettre.

Marta était entrée dans le salon, elle faisait beaucoup de bruit, Marta manquait d’élégance, mais c’était une si bonne secrétaire. La voilà qui ramassait le plateau sur la table à café. Elle interrompit les pensées de l’écrivaine : « Mais j’étais sûre d’avoir mis 4 tasses à thé, il n’en reste que trois. Oui, j’en avais mis une de plus au cas où. J’ai dû me tromper… »

L’écrivaine sortit de sa léthargie, elle sourit. Elle ne ferait pas le film avec les deux jeunes gens talentueux, pas plus qu’elle n’écrirait un livre sur sa dévoration par ses fans. Elle pleurerait quelques jours la perte d’une des tasses vert céladon de sa grand-mère. Ce serait Otto, le jeune anorexique talentueux qui écrirait une nouvelle sur la tasse de thé volée à la star. Un trophée. Une preuve. Le temps d’une nouvelle qui serait bien sûr publiée. Il ferait valoir que le personnage principal n’était autre que la grande écrivaine. Quelle réussite pour lui ! Et puis le jeune homme tomberait dans l’oubli, il y était déjà. À moins que quelque scandale sexuel ne vienne lui donner une heure de gloire honteuse.

Et la récipiendaire du prix Nivel de littérature, la grande Eva Kamper s’assoupit dans son immense canapé bleu.