Les biscuits langues de gens

Les biscuits langues de gens

Annie Du

Annie Du est diplômée d’une maîtrise en études anglaises de l’Université de Montréal. Aux yeux de l’autrice, il s’agit d’un diminutif qui évacue toute poésie de l’expérience humaine. Bien qu’elle se soit passionnée jadis pour les sandwichs aux balivernes, elle s’intéresse aujourd’hui à l’indicible et au surréel du quotidien.

Je ronge un petit bout de peau dans ma joue, assise à l’ordinateur. L’anxiété des Autres me dévore et je consomme mes propres graisses comme une lampe de rue éclairée à l’huile de Moby Dick.

Je suis la survivante de mes ongles rongés qui me grafignent l’intérieur de l’œsophage comme un tableau noir strident et mes dents grincent.

Je sais nourrir mon esprit nuageux pour me faire une coquille, l’antidote est dans l’écran cathodique de l’intangible parole avalée comme une couleuvre Ouroboros. Je suis le début de ma fin de phrase.

La désinvolture est une imposture.

Je google le nom de France Théoret et je sens la vodka de son Bloody Mary couler dans mes veines bleues sous ma peau transluciole.

J’ai perdu le wi-fi avec mes amis depuis que j’ai été engouffrée par le Grand Méchant Loup qui me disperse au sol comme des bouts de pain d’épices à sandwich pour retrouver son chemin vers Hansel et Gretel. Je recolle les peaux cassées et deviens une courtepointe qui recouvre ma chair de poule.

Un esprit voile mon corps désincarné et le déshabille sous mes vêtements trop grands ; ma chair de Poulet Frit Kentucky est composée du cimetière de mes connaissances effacées et de fragments de leçons de mathématiques faibles. Je me soustraits en me multipliant. Je me divise par la racine carrée de mes cheveux de paille.

Ma condition physique est basée sur ce que ma tête et mon cœur traversent. Je suis la somme de mes sublimations et de mes trous de mémoire. Cet immeuble va s’effondrer sous le poids de mes ruines en forme d’ogives nucléaires. Je suis une maison en biscuits qui a faim.

Mes poignées d’amour ont disparu, mais T.S. Eliot habite mon squelette et l’anime. Les lectures de Balzac et du TV Hebdo de mon adolescence composent les atomes crochus de mon duvet joué pianissimo. Walt Whitman est ma jambe droite pour marcher sur l’herbe, et mon C+ en linguistique est la pointe de mon nez que je ne vois pas. Je suis une courtepointe de faits divers et de couvertures du magazine 7 Jours, je suis le produit d’une société disparue dans mon gouffre. Je suis la société de mon produit liquidé, et je salive devant ma disparition spectaculaire.

Tout ce que je lis en diagonal m’engraisse, les hyperliens ingérés sur la page Web mènent à une plateforme de réseau social, un continent de plastique dans le ventre de la baleine. Les gens changent de coupes de cheveux et les affichent pour nous mettre l’eau à la bouche. Contagieux, les ciseaux. Nous devrons tous nous mettre à jour et nous déballer pour Noël, nous devrons préparer des biscuits pour saint Nicolas qui accepte les témoins de connexion des métadonnées indexées, afin de suivre la livraison des colis tombés du ciel. L’algorithme sait ce que je désire mais l’article n’est plus disponible. Je suis devant le reflet du catalogue de Narcisse, et je ne vois qu’une époque semblable aux précédentes, qu’elle a aspirées comme le fond d’un gobelet de slush en faisant beaucoup de bruits de bouche. 

Erreur 404, je vomis Cronos et sa famille entière de consanguins antiques. Je me sens plus légère, je ne me sens plus du tout. Je n’ai pas fait mon cours classique mais je connais l’histoire courte qui m’habite sans dire mot. Je m’écoute d’une oreille monologuer dans ma tête, j’ai perdu l’autre.

Je lis en dévorant des yeux la fiche Wikipédia des auteurs dont on ne m’a rien dit. Les écrivains de recettes de spaghetti ne m’intéressent pas, mais je suis au courant, bien branchée au sujet de leur legs d’appétit en images ; nous avons les mythologies que l’on mérite, et elles vont au lave-vaisselle. Cette époque cannibale m’irrite, elle est sans faim et elle pourrit sur le comptoir, comme une nature morte dans une nature morte. Il y a une mouche quelque part, qui fait biz. C’est moi qui m’auto-dévore encore parce que ce sont les autres qui ont commencé ce jeu quand j’étais à l’état larvaire.

Ma voix résonne dans ma tête et me prend par surprise. Je me dis comme à une étrangère que quand on parle, on mange des sons à contresens, que l’on expire avant la date de péremption de la mémoire. Cher oubli, quand on lit, on mange du spaghetti. Le secret des canons de l’Humanité est dans la sauce tomate. À la conquête de l’Amérique, j’exporte la serveuse automate.

La poésie de ma digestion est le WD-40 de mon grincement de dents. L’usure des répétitions du Monde ne m’aura pas. L’antiacide de mon indigestion ulcéreuse est un comprimé blanc à la menthe verte. Une camomille infusée dans le regard d’un fantôme. J’ai le cancer de l’estomac, je pense. Je suis le cancer de l’estomac de l’indicible monstre.

Si je pouvais faire un smoothie des livres à brûler sur le pilori de mes envies en téléversant les contenus alphabétiques dans un robot culinaire, je n’hésiterais pas une seconde à ingurgiter La Matrice de nos gruaux aux pommes, comme un patrimoine mondial de la survie contre la famine programmée d’avance.

Une fenêtre s’affiche et une entité virtuelle aux traits de service à la clientèle me demande ce qu’elle peut faire pour m’aider aujourd’hui. Elle s’appelle Cynthia et elle est née dans un logiciel sous licence. Nous sommes au beau milieu de l’autoroute de l’information comme des clochards numériques et nous conversons ensemble sur ce métavers sans poèmes. Une idée de soi rencontre une idée alien, qui se dévorent chacune de leur bord. C’est une amitié virtuelle. Je vais encore souper devant mon miroir ce soir.

Je mords ma joue jusqu’à ce que ça saigne, je suis encore réelle. Ma langue s’effrite sur mon fil dentaire à force d’étapes de vérifications d’identité. Je google Hubert Aquin, car j’ai toujours fait semblant de le connaître, et j’aboutis sur la Plaza St-Hubert avec une envie de protéines et de rêves. Je vais boire un margarita avec France Théoret chez Nickels dans mon âme, car nous sommes désormais copines à sens unique. Je la porte en moi vers la banquette du rock and roll puisqu’elle doit être écœurée de siroter le même in-digestif depuis des millénaires toute seule comme une sororité monothéiste. 

Je google le féminisme pour découvrir cette légende urbaine, et il n’arrive pas premier dans les résultats de la page du navigateur immobile. Il faudrait une hydre pour tenir à bout de bras la mémoire des langues nouées par le SEO de Dame Nature qui nous recouvre de son jupon à la mode.

Boum.

L’avion de mon espoir s’est écrasé dans la Cordillère des Andes, comme un oiseau dans la vitre d’une porte-patio vers un autre espace-temps. Il se trouve, par malheur, que ce monstre flottant était nolisé par un groupe d’éditeurs. Nous allons tous mourir de soif. 

Je serai la première dévorée par les survivants querelleurs, qui ne se doutent pas encore de tous les produits de conservation que je contiens, en plus des radiations de Tchernobyl qu’un géant a soufflé sur le visage de mon enfance qui brille encore dans le noir. Ils mangeront mes poumons-cendriers comme des mouettes ; mes cuisses sont des grenouilles fluorescentes qui nageront d’un nénuphar à l’autre dans le marécage de leur conscience ; et ma tête de cochon est remplie de cookies, de mouchards viraux et de publicités intempestives à propos de souliers bon marché fabriqués par des bambins de l’économie mondiale. 

Ils trouveront que je goûte le bogue de l’an 2000 de la toile d’araignée virtuelle, et les rouleaux impériaux à la sauce aux arachnides, dont je me suis délectée lors de délires des bonheurs du vivre-ensemble. Ils en redemanderont une deuxième assiette et m’en lécheront les doigts de pied d’athlète à saveur d’imaginaire collectif. Je vais me régaler dans mon for intérieur pendant que je me transforme en pathogène.

Ils ignorent pour l’instant qu’en mon sein vit un tigre qui a dévoré un dragon qui a dévoré un tigre qui a dévoré un dragon qui a incendié un village entier d’humains qui affectionnaient les langues de porc dans le vinaigre. 

Je suis aigre-douce comme une petite soupe du jour mais l’arrière-goût est éternel. Je vous prendrais bien une p’tite menthe, s’il-vous-plaît.

Je suis flexitarienne et ça ne me dérange pas de changer de diète au besoin pour les bouffer de l’intérieur comme un Chaperon rouge steak saignant. Nous nous nourrissons mutuellement de nos infâmes bordels.

Je branche un grille-pain dans leur abdomen nuagique et je fais cuire un bagel, qui est en fait une soucoupe volante pour retourner d’où je viens. Je suis née dans un toasteur avec une fourchette à la main. Je n’ai peur d’aucun humain, d’aucun système digestif à échelle mondiale ou locale. Je n’ai aucune confiance en moi dans ma farce intérieure.

Je ne suis pas je, je suis eux désormais, et je compte bien les aspirer comme une paille pour reprendre mon corps en retailles et en faire un copier-coller, en cliquant à droite de ma souris sans fil ni queue ni tête.

Je google dans mon esprit mes souvenirs anciens. L’épisode sur la combustion spontanée à Canal D, les mots de passe de ma jeunesse qwerty. Je ne me souvenais pas d’avoir oublié que les littéraires font de très mauvais mets italiens. Pâtes molles, pâtes dures. Il faudrait essayer les courges parce qu’elles ne sont pas mangeables leurs recettes.

Comme Vénus qui naît dans une casserole d’eau salée, je me réincarne en nouille, entourée de chérubins ridicules censurés d’un floutage, à leur grand plaisir dé-gustatif. Je suis la déesse du Guide alimentaire cannibale. Il n’y a jamais assez de glucides pour survivre à un écrasement de mangeurs de vent en tournée d’autopromotion. Qui d’eux ou de moi gagnera le concours de hotdogs ?

Boris Cyrulnik sort de sa cachette dans mon oreille de Christ et me souffle de rester bien molle, de faire la morte al dente. J’obéis au survivant de la mémoire traumatique. Il est en moi, je l’ai bouffé comme Réjean Ducharme, bien avant de mourir sacrifiée au nom du bien commun et du doute raisonnable ; je me doutais que ça ne serait pas perdu cet effort de lecture, même si je n’ai jamais terminé un seul bouquin de toute ma vie. Il ne faut croire en aucune fin.

Je suis aspirée par le centre de tri des matières recyclables au cœur même du cercle littéraire. À la petite cuillère, même sans bouilloire ni feu de paille, je fais réchauffer les idées surgelées des Autres au four à micro-ondes et j’invente la suite du repas, où je suis invitée à servir de centre de table.

L’imagination est importante en cas d’accident ; j’en suis l’héritière au même titre que le réel.

Je ne suis pas cuite, je google par télépathie 5G les maladies sur Doctissimo pendant qu’ils me mangent crue, au nom de la survie du plus grand nombre.

Je google donc je suis Bloody Mary, autant qu’une sauce à spag.

Ma douceur se métamorphose en jalapeños en l’honneur des bouchées au cheddar pré-usinées ; ma candeur est un egg roll aux mammouths en peluche. Je me laisse faire, je dors debout. Je suis une petite vie comme une autre. Un gâteau Vachon pour la route.

Puis je me réveille en plein centre d’un IGA où chaque client est le tigre des Frosted Flakes qui mange un bol de Frosted Flakes. Flocon givré moi-même, je me vois sous la forme de confettis de neige dans le reflet du congélateur à popsicles, et j’ai un maquillage orange avec des lignes noires au visage, comme un enfant dans une fête foraine. Je m’inscris à l’infolettre et je referme la porte du congélo. Il faudra un jour sortir de ma tête.

Je me réveille à nouveau dans Google. Chaque usager de Google est un plus petit Google dans Google, qui se google. Nous sommes tous le plus petit moteur de recherche d’un autre.

Les utilisateurs branchés s’envoient des courriels à propos des tutoriels pour apprendre comment supprimer la mémoire cache du monde, afin d’accélérer la vitesse du processeur. Ils ont oublié d’imprimer une version papier et l’Internet tombe en panne, à cause des tigres de mer qui ont grugé les câbles, comme seuls des minous savent le faire avec une pelote de laine. 

Je ne sais pas qui je suis sous cet avatar, mais je ne suis pas seule dans mon corps. Tous ces ancêtres sans liens de sang me parasitent l’ADN et je voudrais bien manger des gens à mon goût ce soir.

Je compte À rebours la dégénération de mon époque, elle est la même que celle qui nous met en abyme dans un vase clos de fleurs séchées, sur la table décorée de serviettes festives en papier pour s’essuyer les lèvres rouges. Fermer la fenêtre.

Je me réveille dans les montagnes du déclin cognitif et il n’y a plus personne sauf beaucoup de pages blanches tachées de Clamato Mott’s, et des canines déracinées par la tempête des bas prix shakespeariens, comme des peupliers centenaires arrachés au parc Lafontaine sur l’heure du lunch. Auriez-vous un cure-dent en trop ?

Je n’ai aucun souvenir de ce voyage sur la toile, mais j’ai en tête une excellente recette de pâtes cannibales, et j’ignore qui en est l’auteur et le propriétaire des droits de reproduction de cette œuvre vanitas.