L’esprit voyageur
Native du Saguenay-Lac-Saint-Jean, J.D. Kurtness est venue à Montréal pour étudier les microbes, mais elle a bifurqué vers la littérature et l’informatique. Elle a publié une dizaine de nouvelles et trois romans : De vengeance (2017), Aquariums (2019) et La Vallée de l’étrange (2023). À la fois scientifiques et humanistes, ses écrits explorent notre relation avec la technologie et le territoire. Cette autrice ilnue est traduite en anglais, en allemand et bientôt en arabe.
L’existence de Puam est inexplicable. Du moins, la science n’y arrive pas. Avant sa venue, seules les légendes oubliées avaient prévenu sa civilisation de sa possible apparition, mais il y a longtemps qu’on ne prête plus attention à ces fables anciennes.
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La première machine apparaît en l’an de grâce 1996. On pense qu’il s’agit de la première : impossible de savoir si l’Est a récupéré un spécimen avant. La seule certitude est qu’on ne recense rien sur le territoire qu’on contrôle avant cette date. L’engin déchire le ciel du Québec pour s’écraser au nord de Kaiashashkupat, à l’ouest de Fermont, et finit sa course au fond du Lac Épingle dans une pluie de roches et de vapeur. L’armée canadienne, complètement dépassée par l’événement, partage naturellement (et naïvement) le produit de sa pêche avec l’OTAN.
On ne comprend rien aux explications nichées dans les replis de l’épave. On est à peu près certains qu’elles sont rédigées en anglais, mais cette variante contient des mots et des tournures de phrases inconnus, que les plus éminents linguistes qualifient autant d’évolués que de dégénérés. On explique à l’état-major que c’est comme si un ado avait intégré toutes les expressions possibles et imaginables qui apparaîtraient dans les prochains millénaires pour rédiger les protocoles de communication d’une NASA du futur. On a affaire à un langage inédit avec plusieurs mots espagnols, allemands, russes, et surtout, chinois. On est tout de même excités par la perspective de réussir une percée scientifique incompréhensible dans à peu près quatre mille ans. Il n’y a pas de doute, ce petit tas de ferraille est le nôtre : les matériaux sont d’ici, la langue aussi, aussi bâtarde soit-elle, et à quoi peut bien servir cette boulette de kératine de la grosseur d’une noisette ?
L’engin est de la taille d’une prune. On l’emporte dans un centre de recherche souterrain et on l’étudie pendant quelques siècles avant de perdre sa trace parmi les multiples objets archivés dans les capharnaüms de l’armée américaine. Classé anonymement comme corps céleste pour conserver le secret sur sa découverte, on a tôt fait de l’oublier lorsqu’on a commencé à recevoir les premiers échantillons d’exoplanètes.
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Le Rapporteur responsable de la venue de Puam est doué. Malgré son jeune âge, il commence déjà à être utile. Quand on découvre Puam sous l’édredon, lors du relevé matinal de routine, on est stupéfait. On rassure le Rapporteur. Ce n’est qu’une poupée. Non, elle ne respire pas. Allez, habille-toi, le petit déjeuner est servi. Du bacon croustillant, comme tu l’aimes.
On parle de découverte, et non de naissance, car Puam ne naît pas de manière traditionnelle. C’est un imprévu. Il n’a pas de parents. Un matin, le voilà couché à côté du Rapporteur. Même si ce dernier est le plus doué du Centre, son imagination a quand même fait de Puam un nourrisson gris et difforme. Son apparition est due à un gardien bien intentionné qui a mis un recueil de légendes scandinaves entre les mains de l’adolescent. Résultat : ce dernier a fait un cauchemar. Il a passé la nuit à tenter de réchauffer la créature bien qu’il la sache vouée à une mort certaine. Dans ce songe, Puam est un changelin froid et amorphe qu’on torturera jusqu’au retour d’un vrai petit garçon volé par les fées. Le gardien aurait dû lire quelques histoires de ce recueil qui n’a rien d’inoffensif avant de l’offrir au Rapporteur. Il avoue son erreur. Il est renvoyé.
Comme tout élément rapporté, Puam est illico récupéré par les fonctionnaires. On se rend compte qu’il vit. On met beaucoup plus de temps à réaliser qu’il est lucide. Un cerveau parfaitement fonctionnel, des organes visqueux, des doigts trop nombreux et tordus… Le catalogue des incongruités anatomiques de Puam est sans fin. Puam n’est que souffrance : physique et psychologique. Il doit tout cela à un Rapporteur pour qui tout a été mis en œuvre dans la dernière décennie afin de le priver de stimuli trop vifs, mais qui a été initié par mégarde au folklore scandinave.
Puam ne grandit pas. On ne sait que faire de lui, la merveille affreuse du Centre. Les Rapporteurs n’ont pas l’habitude d’offrir des organismes aussi complexes lorsqu’ils ouvrent les yeux. Avant Puam, la forme de vie la plus évoluée à être apparue était un œuf de poule non fécondé. Les Rapporteurs sont entraînés à dérober des secrets industriels et à résoudre des crimes. Ils rêvent et parfois ils rapportent quelque chose, la plupart du temps inutile. Ils sont un secret d’État bien gardé. On raconte à leurs parents qu’ils souffrent de graves maladies mentales. D’un cancer. De syndromes rares. On leur arrache ces enfants à coup de chèques et de promesses de bons soins.
Personne ne croit les parents qui prétendent que le gouvernement leur a enlevé un enfant à la suite d’un incident au cours duquel celui-ci a rapporté quelque chose d’un rêve.
Puam n’a pas de statut juridique. Il est dans un lieu de non-droit. Personne ne se soucie vraiment de lui. Il comprend rapidement qu’il n’a rien de mieux à faire qu’attendre une mort qui ne vient pas, malgré tous ses efforts de méditation pour arrêter les battements de son cœur.
Puis, vient la Mission.
Puam se demande combien de Centres ultra-secrets émaillent ce pays corrompu. Il est transféré dans un endroit situé au milieu d’une zone industrielle anonyme présentant le même éclairage, la même ventilation et les mêmes murs gris que le précédent. On n’ose pas risquer une sédation sur son corps fragile ; il est conscient lors du transfert en hélicoptère, emmailloté dans une couverture trop lourde à l’intérieur de sa couveuse roulante. Il préférerait qu’on le laisse choir nu sous le dôme de plastique transparent, mais on pourrait l’apercevoir durant le voyage. Il doit endurer le tissu décoré de canards multicolores.
La majorité des sujets sont des condamnés à mort, la plupart par la loi, les autres par la maladie. Ils échangent une sentence pour une autre. Même si on ne leur divulgue pas tous les risques associés aux tests, ils se doutent qu’on fait appel à eux pour un projet dangereux. Ils ont bien raison.
Après un certain temps dans la clé, l’esprit implose ; en ressouder les miettes s’avère impossible. Le rapport écrit opte pour une formulation différente : « Le stress de la privation sensorielle totale provoque la désorganisation de 88 % des sujets dans les cinq premières années du processus. » Mettre quelqu’un dans une clé USB (le responsable du projet se fâche lorsqu’on qualifie sa machine ainsi, mais il s’agit sensiblement du même principe), ce n’est pas bon. Ça, tout le monde le sait avant même qu’on commence les essais, mais il faut réussir. Il doit bien exister des gens aptes à supporter cette torture inédite, dont la subtilité n’a d’égale que la cruauté. On a besoin de voyageurs.
La mission de Puam, s’il réussit la période de prep, est simple : traverser le trou noir et, s’il a encore quelques synapses fonctionnelles, envoyer un rapport. Certains circuits inanimés ont survécu, du moins, assez pour envoyer un message radio. La première sonde lancée il y a déjà plusieurs siècles s’est mise à émettre les mêmes messages qu’avant sa traversée, en ordre inversé. Comme si l’autre côté était un monde identique, mais dont le temps s’écoulait en miroitant le nôtre. C’est la théorie retenue, celle qui explique les messages captés dès son lancement. Un premier message reçu dix-huit minutes avant son lancement, de moins bonne qualité, mais reconnaissable. On a ainsi su tout de suite que cette mission exploratoire serait un succès, même si on ne comprenait pas comment c’était possible. On croyait, jusque-là, que toute matière serait écrasée jusqu’à n’être qu’un spaghetti au diamètre d’un atome lorsque digérée par un trou noir. On avait pour seule ambition d’observer la sonde jusqu’à ce qu’elle disparaisse derrière l’horizon des événements.
L’envoi d’une seconde sonde ne s’est pas passé de la même manière. On n’a jamais reçu de communications décalées de sa part. On a perdu sa trace quelques décennies avant l’instant estimé de sa désintégration totale. Du moins, c’est ce qu’on croira jusqu’à son écrasement sur Terre quelque trois mille deux cents ans plus tard, alors qu’on aura cessé depuis longtemps d’envoyer des bidules fabriqués à grands frais dans le néant pour mieux se concentrer sur l’art de ne pas cuire sur notre planète, la seule habitable à des dizaines de milliers d’années-lumière à la ronde.
C’est à ce moment, après être revenus de nos émotions, qu’on a voulu aller voir tout ça de plus près. En personne. Les données, c’est bien, mais l’expérience humaine, c’est mieux. D’où la Mission. Et les protocoles. Et la kératine, pour la construction d’une enveloppe apte à contenir la conscience issue de la clé et ainsi permettre le déplacement du sujet voyageur. Les cafards résistent à tout, on s’en est inspirés pour assembler ce véhicule d’exploration dernier cri.
Les sujets recrutés pour le projet pilote sont inutilisables pour la vraie mission. Évidemment, telle n’était pas l’intention, mais on se doutait que les premiers résultats iraient en ce sens. On a omis ce détail lorsqu’on leur a présenté le projet. On a davantage insisté sur l’aspect voyage interstellaire et sur le possible statut de héros national. Il y aurait quelques esprits amochés. On ne s’attendait pas à l’hécatombe. Désorganisation du sujet, un euphémisme pour nommer l’absence. Des enveloppes charnelles vacantes, des esprits évaporés après quelques semaines seulement. On a perdu, après vingt minutes, la trace du premier sujet, un analphabète reconnu coupable de la mort de trois employés lors d’un vol de protéines qui a mal tourné.
Le douze pour cent de sujets censés être encore relativement vivants peine à respirer par lui-même. Aucun n’a refait surface pour dire bonjour. Il faut trouver mieux. Le voyage, après tout, doit durer un minimum de trois mille deux cents ans. Mille six cents années-lumière entre nous et le trou noir le plus près ; ensuite, un temps dans cet état inconnu à la frontière du monde, estimé entre dix-huit minutes et quelques millénaires. La même durée pour parvenir (revenir ?) à destination. On veut quelqu’un d’assez solide pour produire un rapport.
On cartographie les sentiers neuronaux du sujet, on les imprime en trois dimensions, on donne ce qui ressemble à un électrochoc au volontaire, et c’est parti.
Puam réussit l’étape préliminaire, sans doute parce qu’il n’a jamais vraiment appartenu au monde matériel. Contrairement à la croyance populaire, une fois dans la clé, on n’a pas l’impression d’être quelque part. On existe, voilà tout. On ne voit plus rien. On n’entend plus rien. On ne respire plus d’air, on n’avale plus sa salive. On ne sent plus rien. La peau, comme le reste du corps, ne fait pas le transfert. On est à mille lieues de cet univers lumineux présenté dans les œuvres artistiques marquantes sur le sujet, ces films dont le décor est strié de routes de lumières censées représenter des données, ou encore cloisonné par des cascades de chiffres. On n’est nulle part, seul avec soi-même. Pas de silence ou de noirceur, mais une absence vertigineuse ponctuée par des communications externes qui ont la délicatesse d’une coloscopie mentale. Mais Puam répond : je suis là, je suis prêt. Les écrans s’illuminent de ses mots hurlés mentalement.
Le projet a bientôt sept ans, c’est un premier succès. Après plusieurs discussions houleuses, on opte pour faire voyager Puam. On a une obligation de résultat, on doit sauter quelques étapes. On n’a rien à perdre. Puam est d’accord. Ses désirs n’ont aucun poids éthique, mais le fait que le sujet soit volontaire augmente les chances de réussite du projet. Puam n’a aucune envie de réintégrer ses chairs moites. Peut-être même que la traversée du trou noir le renverra dans le néant onirique d’où l’a tiré le Rapporteur perturbé. Il garde ce souhait pour lui-même.
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Puam survit à tout. Il médite pendant plus de trois mille deux cents ans, enfermé comme un génie dans sa lampe magique. Il ne se rend même pas compte qu’il traverse le miroir : l’absorption par le trou noir, la singularité, le spaghetti de matière, tout cela l’effleure à peine puisqu’il s’est réfugié en lui-même depuis des siècles, heureux d’être enfin débarrassé de la douleur physique et du poids des contrariétés existentielles.
Quand il revient à lui-même, il a quelques milliers de messages en attente de réponse, stockés à la queue leu leu dans l’ordinateur du vaisseau. Leur présence se fait sentir avec la subtilité d’un pic à glace dans l’œil. Les plus anciens sont rédigés selon le protocole de communication convenu, avant d’évoluer vers un ton légèrement désespéré dans l’espoir d’une réponse de sa part. Les trois derniers sont carrément injurieux, sans doute a-t-on cru qu’il était mort, évaporé comme les autres, et s’est-on vidé le cœur. Puam ne produit qu’un bref rapport : atterrissage réussi, exploration imminente. Il doute que cette communication trouve son chemin parmi les millions de messages émis par les habitants de cette planète mouillée où il semble avoir atterri sans trop de dommages.
Quelle étrangeté de devoir réagir à une avalanche continue de stimuli, aussi primitifs soient-ils à travers un corps d’insecte fraîchement imprimé. Puam a échoué dans un milieu humide. Une forte gravité rend tous ses gestes épuisants, mais l’air a une bonne densité d’oxygène et l’euphorie de la nouveauté le paralyse de bonheur. Ça sent bon. Ça sent bon et il n’est plus dans la clé. Son esprit, toutes ses zones cérébrales, ont repris du service, la technologie a fonctionné et elle a réussi à tout rebrancher ou presque. Il réalise qu’il manque quelque chose, mais quoi ? Après plusieurs heures, il prend conscience qu’il est sourd.
Ses pensées se structurent, il détaille la mare où il flotte et ses habitants. Des milliards d’organismes primitifs, quelques bots qu’il reconnaît comme des éclaireurs. Un oiseau tente de le manger, mais le recrache aussitôt. Le costume d’insecte qu’il habite est indigeste, il n’a rien à craindre ici. Le voilà qui dérive et observe la faune et la flore de cet habitat. Il s’attarde sur les têtards et les poissons qui se vautrent dans la vase. Certains semblent en difficulté. L’atterrissage a laissé des traces.
La paix est cependant de courte durée. Des vibrations de plus en plus fortes secouent le sol. Puam sort de l’eau et tente de se mettre à l’abri, mais une botte boueuse l’écrase et c’en est fini de la Mission.
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