Le temps de la Lune : de la représentation des violences genrées à la résurgence des savoirs menstruels dans les littératures autochtones contemporaines
Marie-Eve Bradette
Université Laval
Marie-Eve Bradette est professeure adjointe au département de littérature, théâtre et cinéma de l’Université Laval et titulaire de la Chaire de leadership en enseignement des littératures autochtones au Québec (Maurice-Lemire) depuis juin 2022. Membre du CRILCQ et du CIÉRA, Marie-Eve Bradette aborde dans ses recherches actuelles l’hétérolinguisme des littératures des Premiers Peuples au Québec comme modalité d’une histoire littéraire plurielle. Elle s’intéresse aussi à la représentation des femmes et des filles autochtones, aux violences genrées et la (re)signification des savoirs féminins, notamment dans la littérature des pensionnats. Ses travaux ont été publiés, entre autres, dans les revues Studies in Canadian Literature/Études en littérature canadienne, Les Cahiers du CIÉRA, @nalyses, Captures et Voix plurielles. Elle est l’autrice d’une chronique annuelle en études autochtones pour la revue Voix et images. Son ouvrage Langue(s) en portage : résurgence littéraire et langagière dans les littératures autochtones féminines est paru en mai 2024 aux Presses de l’Université de Montréal.
Dans son article « Relationships and Responsabilities between Anishinaabek and Nokomis Giizis (Grandmother Moon) inform N’bi (Water) governance », l’autrice anishinaabe Susan Chiblow souligne l’importance des relations entre les femmes et les eaux dans le contexte de la résurgence des systèmes de gouvernance des Premiers Peuples. Ce faisant, elle cherche à mettre en relief l’épaisseur historique de la notion d’interdépendance entre les personnes humaines et autres qu’humaines, et ce dans une perspective féminine, de sorte à repenser la participation des femmes aux instances politiques et de protection du territoire, en particulier des eaux, depuis un ancrage culturel et traditionnel. Elle écrit, de plus, que « Anishinaabek kweok [les femmes anishinaabek] are the voices for and carriers of N’bi [l’eau] maintaining distinct N’bi knowledge which expands into the sky world to include Nokomis Giizis [Grand-mère Lune]». Chiblow fait ici le lien entre le territoire et le monde céleste : elle lie, à travers une conception anishinaabe du féminin, les eaux et la Lune et elle le fait non pas à partir d’une métaphore, voire d’une anthropomorphisation de ce lien entre la terre, le ciel et la femme, mais bien dans une visée empirique afin de valoriser le pouvoir des femmes autochtones au sein et hors des communautés.
Dans le cadre du présent article, je souhaite prolonger cette réflexion au sujet du féminin en mettant à contribution les écritures littéraires autochtones et la manière dont celles-ci peuvent devenir des lieux de savoirs situés et relationnels qui engagent un processus de revitalisation des connaissances féminines en lien avec la Lune : Nokomis Giizis (en anishinabemowin) et Kokum Tipiskâwi-pîsim (en nehiyawewin). J’utilise le terme dans ces deux langues, puisque le premier correspond au terme employé par Chiblow et le deuxième renvoie plus spécifiquement aux nations et cultures des autrices qui seront étudiées dans cet essai. En ouvrant avec la perspective anishinaabe, je souligne ainsi une parenté avec le déploiement de la représentation de l’astre nocturne dans les écritures féminines nehiyaw et métisse tout en signalant, bien évidemment, l’importance d’utiliser des concepts culturellement signifiants et pertinents, d’où le choix d’employer également l’expression en nehiyawewin (langue également partagée par la nation métisse et dont l’influence est marquée dans plusieurs mitchifs). Ainsi, j’aborderai en particulier le lien entre Kokum Tipiskâwi-pîsim et les jeunes filles à partir de l’expérience des premières menstruations et de sa représentation dans les textes littéraires. La question qui anime ma réflexion est la suivante : comment la littérature permet-elle une reprise en charge narrative et symbolique des savoirs féminins autochtones associés aux menstruations, et quel rôle joue Tipiskâwi-pîsim dans la constitution et dans la revitalisation de ces savoirs à la fois culturels et corporels ? Cherchant à répondre à cette question, je porterai mon attention, dans un premier temps, sur quelques poèmes du recueil Burning in this Midnight Dream de l’autrice nehiyaw Louise Bernice Halfe afin d’analyser la représentation des violences basées sur le genre en lien avec la puberté dans l’expérience féminine des pensionnats pour ensuite montrer comment cette expérience négative est transcendée et réappropriée culturellement par la locutrice, dans une relation complexe et non utopique à la Lune. Subséquemment, j’analyserai l’album jeunesse Moon Time Prayer de l’autrice métisse de la Rivière-Rouge Cindy Gaudet qui participe d’une résurgence explicite des savoirs féminins autochtones en lien avec l’astre nocturne et j’étudierai plus particulièrement le temps lunaire comme lien au corps féminin. L’analyse de ce texte permettra de mettre en relief l’urgence de la reprise de pouvoir des femmes à l’endroit de leur corps et de leurs histoires, et, par cette entremise, d’observer comment la littérature permet d’imaginer et de refonder la connexion entre le corps féminin et le territoire : ici le ciel, la Lune et les eaux. Or, avant de plonger dans l’analyse de textes qui s’inscrivent dans un large mouvement de revitalisation et de résurgence des pratiques et des savoirs féminins autochtones, je veux déployer la problématique sur laquelle repose cet article en présentant le contexte de dépossession des épistémologies du genre et plus particulièrement celui de la dépossession des savoirs associés à la puberté dans le contexte des pensionnats en tant que ceux-ci constituent l’une des principales technologies coloniales d’assimilation qui a mené à la dépossession des savoirs ancestraux, puis à l’imposition, chez les Premiers Peuples, d’une conception judéo-chrétienne du corps féminin et, par extension, des menstruations.
La puberté au féminin dans les pensionnats
Bien que je doive faire l’économie d’une présentation large du corpus et des enjeux liés à l’histoire et à la contemporanéité des pensionnats, c’est-à-dire aux établissements d’enseignement dédiés exclusivement aux enfants autochtones de la fin du XIXe siècle jusqu’à la fin du XXe siècle et qui ont fait l’objet de nombreux rapports, notamment celui de la Commission de vérité et de réconciliation du Canada en 2015, je veux mettre en évidence que les textes qui appartiennent au corpus que Renate Eigenbrod a nommé residential school literature ont en commun de remettre en question, selon des ancrages culturels, des genres discursifs et des postures énonciatives plurielles, la perception dominante de l’histoire coloniale ; de l’ébranler, de la troubler. Quant aux récits de pensionnats au féminin, qu’ils soient romanesques, poétiques, dramatiques ou, comme c’est le plus souvent le cas, qu’ils adoptent la forme de l’autobiographie, ils ouvrent des espaces de réflexion sur notre implication avec les institutions héritières du colonialisme de peuplement et de la construction hétéropatriarcale de l’État. Les écrits des femmes autochtones sur les pensionnats sont éloquents pour des raisons spécifiques : puisqu’ils font appel à des formes de violence qui ne sont pas souvent abordées dans les articles savants, et encore moins dans des contextes médiatiques ou publics. Ils apportent ainsi des connaissances culturelles et ressenties, pour le dire avec Dian Million, qui ne sont pas souvent considérées comme valides parce qu’elles tendent vers le personnel et le féminin. Par exemple, l’arrivée des premières menstruations est un motif littéraire récurent dans les textes abordant l’expérience des pensionnats depuis une perspective féminine. On retrouve celui-ci dans les textes de Jane Pachano (Eeyou), de Shirley Cheechoo (Eeyou), d’Alice Blondin-Perrin (Dénée), d’Isabelle Knockwood (Miq’maw), de Bev Sellars (Xatśūll), de Mini Aodla Fremaan (Inuk), de Vera Manuel (Ktunaxa-Secwepemc) et de Louise Bernice Halfe (Nehiyaw), par exemple. Comme je l’aborderai plus loin, cette expérience de la menstruation vécue au sein des pensionnats sera déterminante et s’accompagnera d’une imposition de sens : celui d’une conception judéo-chrétienne du corps féminin pubère.
Dans ces pensionnats gérés par l’État canadien et administrés par des congrégations religieuses (catholiques, mais aussi anglicanes), les jeunes filles autochtones se voyaient en fait imposer un sentiment de honte et d’abjection vis-à-vis de leur corps. Le fait d’être une fille s’accompagnait d’une série d’abus spécifiques. L’éducatrice anishinaabe Karli Robertson souligne, en ce sens, que
[m]uch of the abuse the female students suffered from was attributed to the fact that they were female and because these schools were also religious institutions, women were to be pure, modest beings. The priests, nurses and nuns kept close track of the girls’ menstruation cycles and would question them about their periods each month to make sure they were not pregnant as Indigenous women were seen as being slaves to their passions and sexually polluted.
C’est sans doute dans Out of the Depths, une autobiographie collective de l’écrivaine mi’kmaq Isabelle Knockwood qu’est abordée le plus explicitement cette violence basée sur le genre à laquelle fait référence Robertson, notamment en lien avec les premières menstruations. Le passage qui suit est à cet effet particulièrement parlant :
The nuns and the school principal provided us with their own version of sex education, which was that all bodily functions were dirty – dirty actions, dirty noises, dirty thoughts, dirty mouth, dirty, dirty, dirty girls. Wikew took one girl who had just started her first period into the cloakroom and asked her if she did dirty actions. The little girl said, “I don’t know what dirty actions are Sister. Do you mean playing in the mud?” Wikew took the girl’s hand and placed it between her legs and began moving it up and down and told her, “Now, you are doing dirty actions. Make sure you tell the priest when you go to confession”.
Loin d’un ancrage dans des pratiques traditionnelles qui lie le corps féminin à la Lune comme ancêtre ou à d’autres pratiques selon les nations concernées, la première menstruation est ici associée à un acte masturbatoire qualifié, par la religieuse, de sale. Si c’est la masturbation féminine qui est présentée comme un geste abject et sale par la religieuse, on ne peut passer sous silence l’agression sexuelle dont est victime la jeune fille dans ce passage. La répétition du mot dirty (« dirty actions, dirty noises, dirty thoughts, dirty mouth, dirty, dirty, dirty girls ») se superpose à l’acte de la religieuse qui, en lui-même, produit un effet de salissage du corps. La répétition installe, à même la matérialité du texte, un processus d’imposition aux jeunes filles d’une certaine vision du corps. Le procédé d’insistance en vient même à imiter, dans le passage cité, le langage des religieuses, le langage tel qu’il devient une règle, une loi, et la façon dont les autorités coloniales ne considéraient pas les enfants comme des sujets à part entière. Cette répétition rend visible et audible la construction coloniale et judéo-chrétienne de la jeune fille qui se doit d’être propre et pure, et le refus de cette pureté aux filles autochtones. Elle fournit également le terrain pour une lecture des abus subis à l’intersection de l’identité culturelle et genrée, car ce sont les corps des jeunes filles autochtones qui doivent être ainsi nettoyés, parce qu’ils portent à la fois les traces de l’indigénéité et de la féminité.
Des passages comme celui-ci ne sont pas une exception dans les récits des femmes autochtones à propos des pensionnats. Parfois, il est raconté que les menstruations sont instrumentalisées pour humilier les jeunes filles, alors qu’à d’autres moments, les règles des adolescentes sont l’occasion de leur faire peur avec la possibilité d’une grossesse à venir de telle sorte que le corps autochtone est vu et perçu à travers le filtre de la lubricité. Les périodes menstruelles des filles étaient également consignées dans des registres stricts, comme le souligne Karli Robertson dans l’article qu’elle consacre à l’expérience des pensionnaires féminines. Le récit autobiographique Geniesh: An Indian Girlhood de Jane Pachano textualise ces trois aspects : l’humiliation, l’hypersexualisation (associée notamment au stigma de la grossesse adolescente) et le contrôle du corps pubère féminin. La première menstruation, chez Pachano, est aussi associée à un sentiment de honte imposé – de même qu’au développement d’une hyperconscience du corps de la protagoniste :
“You realize that this means your chances of getting into trouble are greater than ever,” she whispered. “Each month you will report to me so I can keep a record and give you the things that you need.”
What a degrading experience it was! It was difficult to say who was more embarrassed when I slunk away from her in shame. I felt as if I had just become a member of some repulsive organization.
When I discovered that my friends had not yet experienced my “shame”, I began to feel like a freak. Because we had no privacy whatsoever, our Friday-night baths became a nightmare. I felt that the other girls were staring at me and making fun of me behind my back, and one Friday evening I absolutely refused to climb out of the tub.
Janie, la protagoniste et narratrice, vit ses premières menstruations comme un changement dans la façon dont son corps est perçu, passant de celui d’une petite fille « pure » qui a besoin d’être protégée et surveillée à celui d’une jeune femme pubère dont le corps doit être contrôlé et contenu – ce qui se traduira plus tard dans le récit lorsque Janie sera forcée d’apprendre à marcher différemment pour ne pas attirer le regard des garçons sur ses hanches qui s’arrondissent. Dans le passage cité, l’écriture de Pachano rend lisible l’expérience affective et corporelle de la fille qu’elle a été. Alors que l’utilisation du passé implique que l’histoire est racontée du point de vue de l’adulte, l’utilisation du discours direct pour rendre les mots de la matrone, et la répétition du verbe sentir, dans ce passage, mais aussi dans tout le texte où la phrase I felt est répétée, met l’accent sur l’expérience telle qu’elle a été ressentie par Janie : elle vocalise l’expérience de la fille, elle la textualise. Ce que les passages analysés de Knockwood et de Pachano mettent finalement en relief, c’est que l’intervention du personnel religieux rend le corps des filles autochtones hypervisible, et transforme leur relation avec lui à travers l’acquisition, par voie de répétition et de violences discursives, d’une hyperconscience du corps – d’une impossibilité, finalement, pour les jeunes filles d’être perçues et de se percevoir autrement que par le corps qu’elles habitent et qui se trouve dénigré et sexualisé.
Or, comme il sera possible de le constater au contact des textes de Halfe et de Gaudet qui seront analysés dans la deuxième moitié de cet article, la dynamique coloniale pernicieuse qui cible particulièrement le corps des jeunes filles dans les pensionnats repose, certes, sur l’imposition d’un discours discriminant du corps féminin pubère, mais également sur une dépossession des épistémologies autochtones du genre. Le chercheur allié Sam McKegney indique que cette dépossession épistémique dans les pensionnats repose sur « the construction of the feminine as shameful » et s’accompagne nécessairement d’une désincorporation (disembodiement) et d’une dépossession de la relation au territoire. McKegney précise que « this shaming of the body constitutes a primary tactic for removing physical being from ecosystemic relations with their environment ». Les corps au pensionnat sont ainsi déterritorialisés de leur ancrage communautaire et culturel, ce qui a pour résultat de déposséder les jeunes filles des connaissances dont elles auraient héritées n’eut été de l’éducation coloniale. L’anthropologue Carol A. Markstrom, dans son ouvrage Empowerment of North American Indian Girls. Ritual Expressions at Puberty, abonde aussi dans ce sens lorsqu’elle écrit que
[b]ecause a pubescent girl would be away from her kin and culture on the onset of menses, the prime opportunity for the practice of appropriate coming-of-age customs would be missed. Further, since girls would not learn about these important rituals, they would not be suitably empowered and informed to perpetuate such practices among their own offspring.
À la dimension intergénérationnelle qui est mise en évidence par Markstorm, il faut aussi ajouter l’impact des politiques coloniales, notamment de la Loi sur les Indiens qui interdit aux Premières Nations, jusqu’en 1951, la pratique de leurs cérémonies, incluant les rites de passage à l’âge adulte et les pratiques culturelles féminines.
La lune noire : de la représentation des violences genrées à la réappropriation du corps (Louise Bernice Halfe)
À travers une exploitation du témoignage littéraire qui se distingue de celle qu’on a vu avec Knockwood et Pachano, la poète nehiyaw Louise Bernice Halfe utilise la poésie dans Burning in this Midnight Dream pour juxtaposer l’imposition violente d’un sentiment de honte sur le corps menstrué des filles dans les pensionnats et la (re)signification du temps lunaire d’un point de vue nehiyaw. Cette (re)signification implique donc un retour à des savoirs et pratiques autrefois interdites, quoique parfois maintenues en silence. Dans son recueil de poésie publié en 2016, trois poèmes thématisent explicitement les menstruations, en convoquant un vocabulaire associé à la Lune, et deux d’entre eux font référence à l’expérience du pensionnat de la locutrice. Dans « nêpewisiwin/shame », la locutrice dit :
I hated another one [a supervisor] who never taught me
a girl’s moon time came every month and I had to hide
this visit, hide my tiny breast. I hate the woman
who marched the little girl, who peed her bed,
in front of all of us.
My eyes swelled, leaked pus,
my morning breath foul from the confessional.
The hail marys slid down my belly.
L’association entre les menstruations, l’absence d’une éducation sexuelle au pensionnat et la conversion des filles au christianisme est percutante. Le dernier vers suggère que c’est la religion elle-même, représentée dans les Je vous salue Marie comme une synecdoque du christianisme, qui « glisse le long du ventre » de la locutrice, s’écoulant dans le flux menstruel, alors que les récits de création et la conception nehiyaw du corps féminin suggèrent que ce sont les eaux terrestres, à travers le rythme que procure le temps lunaire, qui s’évacue plutôt dans le sang menstruel comme en une renaissance, une régénération du corps féminin comme du corps de la terre. La conversion au christianisme est alors tout à la fois une conversion des savoirs, de l’esprit et du corps féminin.
Quant au deuxième poème, « tintipiskâwio-pîsim 1 – the dark moon », la locutrice relie la menstruation à la tradition nehiyaw à travers l’établissement d’une relation étroite et désirante entre le corps féminin et le territoire. La relation à tipiskâwi-pîsim, la Lune s’affirme déjà dans les deux premières strophes du poème :
Like the wise women before me
I placed a mirror between my thighs,
examined the blue clematis, the summer storm
still moist from last night’s tumble. On the land
we have a crocus hill where the fall snakes hibernate.
They bask on the warmth of a large rock
before the final autumn slither
into a ground squirrel’s winter hole.
My fingers move the blue flax on the grassland
between my legs,
the flower’s pistil, the lovely sent of musk.
Years ago in boarding school I held a book
in front of my skirt
fumbled with a napkin
afraid my bulge would reveal the trickle
from my medicine site.
I was told never to step over men
while I was in my moon.
For a long while I thought I’d kill them, unaware
my bleeding would release a song for their souls.
I was told to keep my legs crossed, unaware
that I could use my scissors, engulf their slithering snakes
and receive their tiny deaths I was never told
rivers that crossed could make a cosmic child.
It would flow,
river upon river upon river.
[…]
L’expérience du pensionnat et la réclamation de la beauté et de la sensualité du corps en relation avec le territoire sont racontées dans une même strophe. La juxtaposition de la terre et du corps féminin ajoute une couche de signification à ce poème, elle permet à la locutrice de se déplacer à travers ses différentes expériences, où le corps ne faisait sens que dans le regard colonial et religieux posé sur lui, vers une (re)signification culturelle à travers le mouvement sensuel du corps.
La locutrice de Halfe va au-delà de la construction judéo-chrétienne, elle résiste, réclame et recrée, à travers le langage de la poésie, des savoirs féminins nehiyaw et avec eux le pouvoir associé au temps lunaire. La deuxième strophe du poème est révélatrice en ce sens. D’une honte associée au fait d’avoir ses règles au pensionnat, on passe à une autre conception du corps et de son pouvoir. Au cœur du poème s’opère une transition dans la conception du corps féminin et plus particulièrement dans la conception et la compréhension culturelle des menstruations. Si le sang menstruel était perçu comme abject lors des années passées au pensionnat, qu’il s’écoulait au rythme de la religion chrétienne, et que la locutrice dût en cacher la venue sous une serviette de table et des couches de honte, il en est autrement lorsque la locutrice acquiert un savoir culturellement ancré de cette expérience corporelle. En effet, dans la deuxième strophe, le temps lunaire est directement associé au pouvoir féminin, si grand qu’il est dangereux pour les hommes de s’en approcher. Le passage dans lequel Halfe fait référence à la séclusion des femmes lors des menstruations rappelle certaines pratiques perçues comme traditionnelles par des anthropologues, mais là où le propos de la poète se distingue, c’est dans la manière dont la tradition chrétienne est critiquée, mais aussi dont la tradition nehiyaw est réinterprétée dans une perspective féminine, voire féministe contemporaine. En effet, plutôt que de s’en tenir à cette pensée selon laquelle les femmes doivent se tenir loin des hommes afin que ces derniers ne soient pas confrontés au pouvoir et à l’énergie lunaire, la locutrice du poème réexamine cette « règle ». Les conséquences négatives associées au contact des hommes avec les femmes menstruées sont remises en question alors que la locutrice de Halfe met de l’avant la rencontre des eaux (rivers that crossed) et les possibilités énergétiques (et créatives) qui en découlent et qui « could make a cosmic child ». Le sang menstruel et le temps lunaire ne sont dès lors plus associés ni à une conception judéo-chrétienne ni à un pouvoir mortifère, mais bien au pouvoir créateur des femmes.
Or, bien qu’ancrés dans une conception nehiyaw, le temps lunaire et ses liens au corps féminin ne sont pas entièrement perçus, par la locutrice des poèmes de Halfe, comme positifs. La lune peut aussi être dure, et les souffrances causées à la femme bien réelles. C’est ce qui se donne à lire dans « tipiskâwi-pîsim – night sun », le troisième poème qui thématise les menstruations :
The moon has been mean this month
whipping deep slashes
I cower from her blows.
She settled on my nest of rust-covered stories
and squeezed.
I’ve been her erring daughter throughout
my youth. I thought I was rid of her
when I sat in the fasting lodge, watched her bleed
my useless eggs. I carried her back unaware she intended to stay.
Some visions are not worth suffering for.
I asked time and time again, please take this night.
You would think after she gifted
these shadowed years
she would release me. But I saw her still.
She was a book turning up her faces
a photo album
of child, goddess, mistress and sage.
And I her slave.
Alors que le poème précédent mettait en scène le pouvoir et l’agentivité de la femme, ici c’est plutôt la capacité d’agir de la Lune, Tipiskâwi-pîsim, qui est représentée. La relation entre la locutrice et le soleil nocturne, pour reprendre le titre du poème, n’est donc pas pleinement réciproque, mais aussi subie. Dès les premières lignes, la relation entre la locutrice et la Lune est posée : c’est cette dernière qui détermine le cycle menstruel et qui contrôle le mouvement des eaux du corps, qui inflige des douleurs et des crampes, que l’on comprend comme étant menstruelles. En présentant ainsi la relation entre le corps féminin, les eaux et l’astre nocturne, il semble que soit remise en question la vision exotique de la relation entre les femmes et le territoire. Cette relation est en effet présentée ici dans sa matérialité et sa réalité et non seulement sur le plan métaphorique. La locutrice subit, comme une « esclave », les phases de la lune. On comprend également, à la lecture du poème, que ce ne sont plus les premières menstruations qui sont évoquées, mais bien un autre moment de la vie, celui de la ménopause (moon pause) ou plutôt un arrêt des règles qui tardent à venir. Ce qui ressort aussi de ce poème, dans la dureté de sa représentation, c’est comment la relation entre la Lune et le corps féminin est changeante selon les moments de la vie et, surtout, comment elle est déterminante. La femme et Tipiskâwi-pîsim sont deux forces en présence, mais l’une semble exercer une influence sur la vie de l’autre plus manifestement, et la locutrice reconnaît ce lien d’interdépendance dans les dernières lignes du poème.
Bien que j’aie pu mettre ces différents éléments en relief, il faut convenir que la poésie de Louise Bernice Halfe est difficile d’accès pour un lectorat non initié aux savoirs traditionnels et que la posture de la locutrice est particulièrement complexe tant elle oscille entre le souvenir du pensionnat et de l’impact de cette expérience sur la subjectivité et la conception du féminin, et le retour aux traditions nehiyaw, mais toujours à travers une lentille expérientielle : celle d’un vécu qui passe par le sensible, c’est-à-dire par le corps. Le corps de la locutrice donne forme aux savoirs et à leur revitalisation. C’est par le corps que le lien à la Tipiskâwi-pîsim, et plus spécifiquement au temps lunaire, est refondé. Or j’insiste, ce lien n’a rien de simple ou d’exotique ; il modèle l’expérience sensible de la locutrice, le contrôle à travers les différentes phases de son existence.
(Re)signification littéraire des savoirs féminins associés à la lune (Cindy Gaudet)
La poésie de Halfe crée donc un espace où le traumatisme d’enfance, inscrit dans un corps genré, est réarticulé à travers une résurgence au féminin : elle met en scène et complexifie ce double mouvement d’imposition et de dépossession dont j’ai mentionné les implications au début de cet article. J’utilise donc la poésie de Halfe comme une transition qui me permet de m’éloigner de la représentation et de la thématisation de la violence basée sur le genre pour considérer plus directement la résurgence, déjà impliquée chez Halfe, mais cette fois dans un autre texte. Cette résurgence, je la considère d’ailleurs comme une pratique narrative, qui me permet d’aborder plus directement la troisième dynamique dans l’expérience de la menstruation et de sa représentation littéraire. J’ai mentionné l’interaction entre l’imposition d’une conception judéo-chrétienne du féminin et la façon dont cette conception est également liée à la dépossession des épistémologies autochtones du genre, mais les écritures autochtones féminines interviennent dans ce contexte en résistant à l’imposition, en réclamant et en ramenant au présent les connaissances des femmes et des filles : pour les femmes et pour les filles autochtones. C’est-à-dire que les littératures non seulement représentent certains savoirs associés au féminin, mais plus encore deviennent des lieux d’élaboration de ces derniers et ouvrent les possibles d’un engagement par la lecture. Je transpose donc le double mouvement en une triade pour penser ensemble l’imposition, la dépossession et la réclamation qui sont parties prenantes d’un processus de résurgence culturelle. Avec son album jeunesse, c’est précisément ce que propose l’autrice et chercheuse métisse de la Rivière Rouge Cindy Gaudet : une résurgence du et au féminin. À travers une histoire écrite pour accompagner les jeunes filles qui, elles-mêmes, traversent la puberté, Moon Time Prayer refonde, par le récit, le lien entre les filles et le temps lunaire.
L’album de Gaudet, illustré avec les œuvres de Leah Dorion (Métisse de la Rivière Rouge), s’ouvre sur un avant-propos rédigé par l’aînée Isabelle Meawasige :
This is a story about a young Indigenous girl who is introduced to the world of womanhood under the mentorship of her auntie and the eldership of her grandmother. The woman’s teachings touch upon the power of the Moon, the Earth and their connection to woman. The young girl experiences different emotions during her transformation from “caterpillar to butterfly”. She is curious, playful, receptive and honest.
In the beginning of times, the teachings appeared in spoken stories, known as tales of power. Through storytelling the young girl is gently initiated into her own life as a sacred being. The mentor and elder further inspire awareness of the exquisite gift of woman’s natural rhythm and true power.
Dès ce propos préliminaire, l’espace narratif et épistémologique est mis en place. Ce sont quatre générations de femmes qui accompagneront le récit qui sera raconté. Celles-ci guideront en effet la jeune protagoniste dans son expérience de la puberté et, par le fait même, elles deviendront des guides pour les jeunes lectrices à qui est destiné le livre. Le récit de Gaudet adopte ainsi la forme du storytelling et par là il met en évidence l’importance des récits dans la transmission des savoirs. Les enseignements à propos de la puberté, du devenir femme et du lien d’interdépendance entre les femmes et la Lune sont médiés par les mots de la grand-mère et de la tante. Sparrow, la jeune fille, acquiert des connaissances culturelles par le récit de la même manière que le feront les jeunes lectrices qui se saisiront du texte.
Que ce soit par les illustrations de Dorion ou les mots de Gaudet, le lien d’interdépendance entre les femmes, l’eau et la Lune est refondé et réitéré par l’entremise du lien qui unit déjà la Lune à la Terre, sa fille :
“When Grandmother Moon shines her light upon Mother Earth, she sends magical beams of energy, so that She can renew herself and make herself whole again. Without Mother Earth, we could not live. She gives her whole body to nourish us. Grandmother Moon and Mother Earth have a very special connection.”
Grandmother paused and then continued. “The energetic pull between Grandmother Moon and Mother Earth is so strong that they are uplifted when they meet. That is how powerful their relationship is! They teach us about how to be in right relationship with one another as women. The connection that Grandmother Moon and Mother Earth share as two feminine powers is the same way that we can relate to our grandmothers, our mothers, our sisters, and our aunties.
Plus qu’une éducation sexuelle qui reposerait sur un apprentissage des phénomènes corporels associés à la puberté, Gaudet met en scène les conditions propices à une éducation culturelle et spirituelle afin d’offrir une alternative à la vision colonialiste du corps féminin et des menstruations, notamment à celle véhiculée dans les pensionnats et aux survivantes intergénérationnelles. Dans l’article « It’s in Our Blood : Indigenous Women’s Knowledge as a Critical Path to Women’s Well-Being » qu’elle co-écrit avec Diane Caron-Bourbonnais, Gaudet souligne, en s’appuyant sur les travaux de la chercheuse Crie-Métisse Kim Anderson, qu’en effet « Moon time teachings went beyond the mere acknowledgement of a woman’s reproductive capacity […]. The life principles were grounded in the knowledge of how kinship connections maintained the well-being of all relationships, both human and non human ». L’éducation sexuelle qui repose sur les épistémologies nehiyaw et métisses est donc une alternative critique et culturellement ancrée qui se trouve à être recréée par un geste d’imagination narrative. À travers le ressaisissement des savoirs ancestraux qu’elle engage, la littérature devient un lieu de savoir dans lequel peut se développer une autre conception de la puberté et donc de l’expérience des premières menstruations dans une relation renouvelée à Tipiskâwi-pîsim. Cette relation implique aussi un engagement individuel, de chaque jeune fille crie ou métisse avec les enseignements qui lui auront été transmis, un engagement qui vise à revitaliser et à revaloriser le lien au temps lunaire à travers une expérience sensible et corporelle. Le livre, Moon Time Prayer, inclut ainsi une série de pages lignées numérotées de 1 à 28. Ces dernières pages constituent un journal (28 day Moon journal) dans lequel les lectrices sont invitées à consigner leur cycle menstruel, leurs réflexions, leurs apprentissages et leurs émotions de manière intime. Cette pratique narrative dans laquelle les jeunes filles reprennent la souveraineté sur leur propre récit en même temps que sur leurs corps me semble faire écho, mais à travers un changement de focalisation, voire un renversement, aux rapports stricts établis par les religieuses dans les pensionnats, rapports dans lesquels étaient inscrits les cycles menstruels des jeunes filles pour surveiller les grossesses perçues comme inévitables. Dans Moon Time Prayer, la pratique de consigner les cycles ne s’inscrit plus dans une volonté de surveillance et de contrôle du corps féminin par les autorités coloniales, mais bien dans une entreprise de revitalisation et de résurgence culturelle qui repose sur l’intimité de la relation entre les jeunes filles et les phases de la Lune.
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Je souhaite conclure cet article en revenant à la question formulée en introduction. Je demandais comment la littérature peut mener à une reprise de possession narrative et symbolique des savoirs féminins autochtones associés aux menstruations et cela en réfléchissant au rôle de Tipiskâwi-pîsim, la Lune, dans la revitalisation de ces savoirs à la fois culturels et corporels. Si à la première question il semble plus aisé de répondre au terme des analyses de la poésie de Louise Bernice Halfe et de Moon Time Prayer de Cindy Gaudet, il faut convenir que d’interroger le rôle même de la Lune dans le rétablissement des savoirs menstruels n’est pas chose aisée. Les textes de Halfe et de Gaudet ont en effet permis de voir comment, par la littérature et le langage qui lui est propre, les femmes autochtones sont à même de se réapproprier des savoirs maintenus dans le silence malgré l’établissement et le renforcement des technologies coloniales d’assimilation, parmi lesquelles les pensionnats et le ban des cérémonies par la loi sur les Indiens. Par la littérature, les écrivaines peuvent témoigner des expériences douloureuses associées à la puberté, mais elles peuvent aussi imaginer autrement la puberté au féminin. La littérature autochtone permet alors une revitalisation de pratiques et de savoirs menstruels et contribue, plus largement, à un vaste mouvement de résurgence féminine actuellement.
Mais qu’en est-il du rôle de Tipiskâwi-pîsim dans la résurgence de ces savoirs? Dans sa formulation, la question posée par cet article suggérait une double position de Tipiskâwi-pîsim : à la fois comme composante même des savoirs menstruels à revitaliser et comme instance participant directement à la résurgence. Comme si la Lune elle-même, avec son pouvoir d’agir propre, participait à l’acte narratif, comme si elle aussi pouvait transmettre des récits et avec eux des connaissances. C’est en quelque sorte ce qui est suggéré dans Moon Time Prayer, puisque c’est la consultation de Tipiskâwi-pîsim, la prise de conscience de son rythme, de son temps, qui enseigne aux jeunes filles les savoirs corporels associés à la puberté. Ces enseignements permettent ensuite de se reconnecter avec la terre, les eaux et le ciel et de mieux appréhender les changements corporels qui surviennent au tournant de l’adolescence. Une nouvelle question émerge donc de la réflexion menée et de la rencontre avec les textes : est-ce que Tipiskâwi-pîsim ne pourrait pas, finalement, être considérée comme une narratrice ? N’est-ce pas elle, finalement, qui préside à la résurgence des savoirs menstruels autochtones ?