« Ma tante m’a tué, mon père m’a mangé »

« Ma tante m’a tué, mon père m’a mangé »

Version limousine de 1919 du conte type 720

Fabienne Claire Caland

Fabienne Claire Caland est chercheure en littérature et en mythologie comparées. Spécialiste des mythologies et des épopées qui ont nourri l’imaginaire occidental, elle en étudie plus particulièrement leurs résonances actuelles. Elle a publié neuf livres, dont un essai sur le processus d’ensauvagement symbolique (En Diabolie, les fondements de la barbarie contemporaine, VLB, 2008), une étude politique et esthétique sur les monstres mythiques (Zoofolies, Varia, 2015) et un essai sur le ré-enchantement du monde dans l’art actuel (Cinq fabricants d’univers avec Émilie Granjon, Varia, 2017). Sa première monographie, Miroirs, métamorphose et temps inversé sur l’artiste Véronique La Perrière M. (avec Émilie Granjon, Sagamie) date de 2020. En plus d’avoir co-édité deux ouvrages collectifs, Fabienne Claire Caland a publié une centaine d’articles scientifiques. Elle collabore régulièrement à la revue d’art actuel Vie des arts.

Présentation

Le conte « Ma tante m’a tué, mon père m’a mangé » est une variante du conte type 720 « Ma mère m’a tué, mon père m’a mangé », appartenant à la catégorie des contes surnaturels selon la classification Aarne-Thompson. De toutes les versions répandues en Europe, les frères Grimm en livrèrent la version la plus célèbre, « Le conte du genévrier » dans Contes de l’enfance et du foyer (1812), qui met en scène le personnage de Marlène dans une histoire de résurrection élaborée à propos d’un arbre magique et d’une métamorphose en oiseau au chant envoûtant.

Nous en présentons une variante française qui fut transmise dans la campagne limousine pendant des siècles. Elle a été enregistrée par Claire Caland au milieu des années 1990 afin de conserver une mémoire familiale vieille de cinq générations : sa grand-mère, Germaine Chapelle, la tenait de sa grand-mère, Maria Chevalier. La date de 1919 – soit un an après la Première Guerre mondiale – est précisée par Germaine Chapelle comme étant l’année de ses huit ans, lorsqu’elle a entendu l’histoire pour la première fois. Elle explique quelques contaminations dans le texte, comme la mention du « bidon », terme désignant le contenant dans lequel le soldat rangeait sa nourriture. De même, les termes « communale » et « lavandières », le prénom « Cathie », contextualisent le conte, l’ancrent dans le quotidien de l’époque – « lavandière » est aussi l’un des noms donnés à un petit oiseau (bergeronnette ou hochequeue gris, de la même famille que les pipits et la sentinelle). Quant à l’arbre, c’est une aubépine blanche (« arbre-pi » à l’orthographe incertaine), variante fréquente du genévrier dans le centre de la France. Ces précisions, qui ont permis l’adaptation du conte en Limousin, offrent un témoignage sur la réalité de l’époque et sur la mentalité populaire souvent perdue, car non écrite. En effet, « Ma tante m’a tué, mon père m’a mangé » est un conte transmis lors les veillées limousines : on se réunissait chez des voisins, se chauffant autour de l’âtre, tout en mangeant des châtaignes et en buvant du cidre. On y racontait des contes traditionnels comme Peau d’âne, Le Petit chaperon rouge, et aussi des fabliaux ou des historiettes. Souvent, les contes avaient une portée morale, fédératrice pour le groupe. Cette version n’a subi aucun changement de notre part, elle est telle qu’elle fut racontée avec des imperfections dues à l’oralité, au fait qu’elle était originellement transmise en patois, diffusée dans le milieu d’une paysannerie peu instruite et avec la volonté d’être comprise par les plus jeunes. Elle contient des parties chantées.

Texte du conte « Ma tante m’a tué, mon père m’a mangé »

Il y avait une fois un paysan qui était bûcheron, il travaillait dans les bois. Il avait une femme qui est morte, il avait deux petits : alors il s’est remarié avec une méchante femme qui n’aimait pas les petits. Tous les jours, elle les envoyait au bois chercher du bois mort pour allumer son feu. Et un jour, elle a dit à la petite fille :

  • Aujourd’hui, ton petit frère n’ira pas avec toi. Tu iras toute seule chercher le bois.

Bon, le petit n’y a pas été ; la petite revient avec son bois :

  • Tu n’as pas vu ton frère ?
  • Non, je n’ai pas vu mon frère, il n’est pas venu.
  • Eh bien, où est-y ?

Eh bien, il est perdu ! On l’a cherché partout, on l’a pas trouvé, on l’a pas vu. Elle a dit à la petite fille :

  • Allez, tu vas apporter à manger à ton père.

Tous les jours, elle apportait le déjeuner à son père dans les bois. Un jour, elle a trouvé une vieille femme qui ramassait du bois mort dans la forêt. La vieille lui a dit :

  • Cathie, où vas-tu ma petite Cathie ?
  • J’apporte le déjeuner à mon père.
  • Fais-moi voir ce que tu as dans ton bidon.Ouh, ma tante1La tante, c’est ainsi qu’est désignée la belle-mère. m’a défendu de le faire voir.
  • Fais-moi voir ! Je veux le voir moi, lui a-t-elle dit.

Cathie a ouvert le bidon.

  • Tu sais ce que tu apportes à ton père ? Eh bien, c’est ton petit frère que ta tante a tué et qu’elle fait manger à ton père. Tous les jours, tu apportes à ton père à manger un morceau de ton petit frère. Oui. Écoute-moi bien, tu vas faire bien attention. Quand ton père mangera et qu’il jettera des os, tu les ramasseras bien. Tu feras bien attention de ne pas en oublier. Tu les ramasseras bien, tu les mettras dans un mouchoir, dans ta poche. Et quand tu seras revenue chez toi, tu iras dans le jardin, tu feras un trou sous l’aubépine blanche et tu y mettras tous les os que tu ramasseras tous les jours, tant que ça durera. Et si tu ne te trompes pas, si tu n’en oublies pas, ton petit frère redeviendra comme avant. Fais attention de ne pas en oublier.

Bon, elle fait ce que la femme lui a dit, mais la pauvre Cathie en avait oublié. Alors ça n’a pas pu faire de petit frère ; ça n’a fait qu’un petit oiseau. Quand il est sorti de sa tombe, il s’est envolé, il est monté sur la toiture du seigneur du village et s’est mis à chanter :

  • « Pi, pi, pi ma tante m’a tué,
    Mon père m’a mangé,
    Ma sœur Cathie m’a recueilli
    Sous l’arbre-pi,
    Pi, pi, pi, pi, pi, pi, pi2Lorsque ce conte était raconté, cette partie était effectivement chantée.… »

Le prince est sorti :

  • Qu’est-ce qui chante si bien que ça ?

Il lève la tête, il ne voit qu’un petit oiseau sur la toiture :

  • C’est-y toi petit oiseau qui chantes si bien ? Recommence et je te donnerai une bourse pleine de louis d’or.

Alors :

  • « Pi, pi, pi ma tante m’a tué,
    Mon père m’a mangé,
    Ma sœur Cathie m’a recueilli
    Sous l’arbre-pi,
    Pi, pi, pi, pi, pi, pi, pi… »

Il dit alors, le prince :

  • Viens, te voilà ta bourse, pleine de louis d’or.

Il prend sa bourse, le petit oiseau, et le voilà parti plus loin. Il arrive au bord d’un ruisseau. Il voit des lavandières qui lavaient des draps. Il se pose sur l’arbre, au-dessus d’elles, et il se met à chanter :

  • « Pi, pi, pi ma tante m’a tué,
    Mon père m’a mangé,
    Ma sœur Cathie m’a recueilli
    Sous l’arbre-pi,
    Pi, pi, pi, pi, pi, pi, pi… »

Oh, elles ont levé la tête :

  • Qui c’est qui chante si bien ? C’est-y toi petit oiseau qui chantes si bien ? Recommence à chanter, on va te donner le plus beau de nos draps, le plus beau, le mieux brodé. 

L’oiseau s’est remis à chanter :

  • « Pi, pi, pi ma tante m’a tué,
    Mon père m’a mangé,
    Ma sœur Cathie m’a recueilli
    Sous l’arbre-pi,
    Pi, pi, pi, pi, pi, pi, pi… »
  • Voilà ton drap.

Le voilà parti plus loin. Il arrive à un endroit où il voit un tailleur de pierre, qui taillait la pierre dans la communale, sous un cerisier à l’ombre. Il monte sur le cerisier, se pose sur une branche, bien au-dessus de la tête du tailleur de pierre et se met à chanter :

  • « Pi, pi, pi ma tante m’a tué,
    Mon père m’a mangé,
    Ma sœur Cathie m’a recueilli
    Sous l’arbre-pi,
    Pi, pi, pi, pi, pi, pi, pi… »

Le tailleur de pierre lève la tête : il ne voit qu’un petit oiseau sur l’arbre.

  • C’est pas toi qui chantes si bien ? Si c’est toi, recommence et je te donnerai la plus belle pierre que j’ai taillée.
  • « Pi, pi, pi ma tante m’a tué,
    Mon père m’a mangé,
    Ma sœur Cathie m’a recueilli
    Sous l’arbre-pi,
    Pi, pi, pi, pi, pi, pi, pi… »
  • Viens, te voilà la plus belle pierre.

L’oiseau s’en va avec sa bourse, son drap, sa pierre. Il va se poser sur la maison de son père. Et il se met à chanter :

  • « Pi, pi, pi ma tante m’a tué,
    Mon père m’a mangé,
    Ma sœur Cathie m’a recueilli
    Sous l’arbre-pi,
    Pi, pi, pi, pi, pi, pi, pi… »

Le père a dit :

  • Cet oiseau chante trop bien.

Il sort de sa maison :

  • Petit oiseau, petit oiseau, recommence à chanter, tu chantes si bien. 
  • « Pi, pi, pi ma tante m’a tué,
    Mon père m’a mangé,
    Ma sœur Cathie m’a recueilli
    Sous l’arbre-pi,
    Pi, pi, pi, pi, pi, pi, pi… »

En même temps, il jette la bourse. Le père rentre à la maison :

  • Oh, regardez, dit-il à sa femme et à sa fille, regardez ce que l’oiseau m’a donné.
  • Oh, moi j’y vais, a dit la petite, il va me donner quelque chose peut-être.

L’oiseau :

  • « Pi, pi, pi ma tante m’a tué,
    Mon père m’a mangé,
    Ma sœur Cathie m’a recueilli
    Sous l’arbre-pi,
    Pi, pi, pi, pi, pi, pi, pi… »

En même temps il lui a jeté le drap ; elle a eu le drap brodé. La voilà qui rentre dans la maison :

  • Regardez comme il m’a donné un joli drap, un beau drap.

La vieille tante a dit :

  • Alors je vais y aller moi. Il va bien me donner quelque chose aussi.

Elle sort ; il se met à chanter :

  • « Pi, pi, pi ma tante m’a tué,
    Mon père m’a mangé,
    Ma sœur Cathie m’a recueilli
    Sous l’arbre-pi,
    Pi, pi, pi, pi, pi, pi, pi… »

En même temps, il jette la pierre sur la tante, et la pierre l’a écrasée. Le petit oiseau est rentré dans la maison. Il est resté avec son père et sa petite sœur Cathie.

Jusqu’à leur mort ils ont été bien heureux.

  • 1
    La tante, c’est ainsi qu’est désignée la belle-mère.
  • 2
    Lorsque ce conte était raconté, cette partie était effectivement chantée.