Devenir fée

Devenir fée

Nicolas Lévesque

Nicolas Lévesque est psychologue, psychanalyste et écrivain d’essais (les plus récents, Ptoma et Phora ont été traduits dans une vingtaine de langues qui ressemblent toutes beaucoup au français). Il est aussi chroniqueur à Ici Première et à la revue Liberté. Par le passé, il a été éditeur et directeur du Groupe Nota bene, ainsi que membre des comités de rédaction des Cahiers littéraires Contre-Jour et du magazine Spirale. Dans un passé encore plus lointain, il a été fée-moniteur dans des camps de vacances et fée-entraîneur de basket-ball, canot, golf, soccer, baseball.

Je ne m’étais pas aperçu.e que j’étais devenu.e une fée. Ce n’était pas arrivé du jour au lendemain, cela avait pris une vingtaine d’années de transition psychique. Au fil du temps, imperceptiblement, je rapetissais, je rejoignais le petit peuple, je devenais de plus en plus invisible. Seul.e.s mes proches et mes patient.e.s pouvaient dorénavant me voir réellement, tel.le que j’étais, minuscule luciole ailée, translucide, fantasme ou fantôme, volant tout juste derrière elles et eux, au-dessus de leur épaule comme un ange ou un diable, murmurant dans leur oreille immense, au moment propice, just in time, des choses mille fois dites mais jamais tout à fait pareilles.

Je vivais cette réalité étonnante dans ma psyché, tout en traînant en parallèle mon corps énorme, lourd et poilu dans une autre réalité, grégaire, qui m’était devenue presque étrangère. J’étais la fée du logis avec ma femme et mes enfants, la fée-psychanalyste avec mes patient.e.s, la fée-écrivain.e avec les ombres, mais tout ce qui sortait de ces trois contextes d’existence me semblait de plus en plus invivable, la vie d’un autre que je n’étais presque plus.

Je devais m’habituer à ne pas être vu.e comme j’étais lorsque je sortais de la maison, de mes carnets ou de mon cabinet de psychanalyste. On me prenait alors pour un homme, blanc, beaucoup trop grand, opaque, savant et pesant. On me demandait d’interpréter des contes de fées alors que j’en étais devenu.e une, fée. J’avais quitté la compagnie des culs de plomb qui croyaient, depuis leur chaise bien plantée sur le sol de ce qu’ils pensent être « la réalité », tout contrôler rationnellement, à distance, depuis leur petite butte, se dissociant de celles et ceux qu’ils rencontrent sans se mouiller, se risquer, s’abandonner à la possibilité d’une expérience fantastique de mutation.

Je m’étais éjecté.e de mon siège, lancé.e à corps perdu sur le terrain, dans l’arène. J’avais quitté les estrades et rejoint la compagnie des personnages. J’étais rentré.e dans l’écran, le texte, la toile. J’avais traversé le miroir, je vivais dans le pays des horreurs et des merveilles.

J’avais tranquillement, subtilement, levé l’ancre, pour m’éloigner du continent banal, normal, moral des binarités, pour vivre sous la multitude des vents et des étoiles, en haute mer. J’avais dérivé jusque dans le triangle des Bermudes, jusqu’à ma disparition, pour aboutir dans une zone qui n’était pas cartographiée ; j’étais ailleurs que dans l’enfer ou le paradis, ailleurs que dans la nature ou le surnaturel. Je vivais maintenant en féérie. Je flottais dans le non-monde ou le monde intermédiaire. J’étais devenu.e une sorte de médium, mais pas dans le sens religieux ou spirituel. Je n’avais pas de passerelle vers une transcendance, mais j’avais tout de même quitté le monde commun des affaires humaines.

Je ne possédais, seul.e, en moi-même, aucun pouvoir magique, je n’avais rien des druides et druidesses, et pourtant je voyais une magie naître et opérer dans les rencontres avec mes patient.e.s ; la poudre magique provenait de leur souffle, de leur demande, de leur souhait radical de transformation, de réenchantement. Je n’avais qu’à leur redonner, séance par séance, ce pouvoir qui m’avait été conféré, confié. Ce n’était toutefois pas une tâche simple, car les humains aimaient projeter, à l’extérieur d’eux-mêmes, des figures d’admiration, d’autorité, supposées tout savoir, tout pouvoir. J’étais prêt.e à jouer le jeu jusqu’à ce que chacun.e puisse se transformer, à son tour, en fée pour soi-même et pour les autres. La féérie était quelque chose qui devait se transmettre. Il était important que j’accepte d’être une figure d’identification et de filiation, ce qui signifiait également d’accepter de n’être que de passage dans la vie des gens, quand bien même je les accompagnais pendant cinq, dix, vingt ans. Ma vocation féérique en était une d’effacement. Il n’y avait là rien de triste ou de regrettable, puisque l’on ne saurait se vouer à être l’ombre de quelqu’un qu’en consentant à une vie de spectre, qui permet de suivre partout, sans se faire remarquer, l’humain dont on est l’acolyte en secret.

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Je n’avais rien d’autre à enseigner que la persévérance, la patience, la constance, l’humilité de Sisyphe. Rien d’autre que le sentiment de vivre avec quelqu’un derrière soi, en permanence. En sécurité. Je n’avais jamais oublié cette même phrase que des patient.e.s pourtant différent.e.s m’avaient dite : « On se sent en sécurité avec toi. » Même si le transfert pouvait parfois devenir amoureux ou hostile, même si de la figure de la fée marraine je pouvais passer à celle de la sirène ensorcelante ou du lutin malfaisant dans l’expérience intérieure de mes patient.e.s, le climat général de protection et d’attachement l’emportait et avait permis à plusieurs de pouvoir enfin explorer plus amplement des sentiments comme le désir ou la colère, enfin dans un climat de détente, de confiance. Il était regrettable de voir trop souvent l’entourage des patient.e.s ne pas comprendre l’espace féérique de la psychanalyse en condamnant le fait de « tomber en amour » avec sa ou son psy, en réduisant cela à une mauvaise chose, trop dangereuse ; en condamnant également le fait d’être en colère contre sa ou son psy, ce qui poussait parfois à conseiller trop rapidement d’aller en voir un.e autre, d’une autre approche, qui fera mieux l’affaire.

On ne faisait pourtant bouger des montagnes qu’avec de l’amour et de la colère, à l’abri de la peur. Il était inutile de chercher à aider les autres avec de petits sentiments. Je visais la grande santé. Une fée savait comment jouer avec le feu sans tout brûler, elle savait parler aux dragons et aux volcans. Elle ne souhaitait, au bout du compte, au bout du conte, que redonner à chacun.e l’usage de son feu.

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Le moment où l’on devient pour quelqu’un d’autre une fée a quelque chose de la lumière provenant d’une étoile qui est en réalité déjà morte. L’on se transforme en veilleuse, comme dans la chambre d’un.e enfant. Une veilleuse bien particulière, déambulatoire, qui suit l’enfant partout dans sa vie. À la manière d’un.e ami.e imaginaire, d’une bonne étoile que son cœur a trouvée pour remplacer ses parents en leur absence. Le sentiment de la permanence de l’être aimé n’est pas inné, cela s’acquiert pendant l’enfance, ce temps de la vie où s’animent les objets transitionnels comme les toutous, les doudous et autres grigris. C’est aussi le temps de la vie où l’enfant découvre un autre monde, celui de l’imaginaire des livres, des films, des contes et des légendes.

Ce n’est pas sans raisons que l’on associe parfois la fée à une revenante et à la protection offerte par les mort.e.s. La fée naît dans la disparition des parents qui provoque l’amorce d’un travail de deuil dans lequel s’inventera un substitut psychique qui accompagnera l’enfant dans son autonomie, sa solitude, sa vie en l’absence de l’adulte. La dure vérité, c’est que ce deuil est infini, que nous sommes constamment en processus de spectralisation de nos êtres chers, ce que révèle de manière subversive le besoin, même dans la vie adulte, de faire appel à un.e psychanalyste, remplaçant les Jiminy Cricket et Fée Clochette qui nous ont accompagné.e.s durant l’enfance.

Si l’on ne se fait pas de cachette, il est facile de voir pourquoi les religions ont eu et ont encore autant de force d’attraction pour les humains, en leur proposant une version adulte, socialisée, ritualisée de cette présence dans l’absence, de ce rien qui n’est pas rien, de ce friendly ghost que l’on nous a dépeint comme un dieu qui nous habiterait toutes et tous, qui nous regarderait jouer, vivre, qui nous protégerait ou nous punirait, qui s’occuperait de guider notre chemin, notre destin. Il n’est pas difficile de reconnaître dans l’écran lumineux du téléphone intelligent l’héritier contemporain de notre besoin de présence divine, de veilleuse dans le noir, de regard permanent du réseau de nos ami.e.s imaginaires.

C’est un secret bien gardé : l’humain ne devient jamais tout à fait grand, ni tout à fait autonome ; il a toujours besoin d’être accompagné, comme ces enfants qui n’ont pas encore la taille requise pour entrer seul.e.s dans des montagnes russes ou l’âge requis pour écouter seul.e.s un film à la violence et à la sexualité plus explicites. Le monde sera toujours trop explicite pour nous, on ne saurait le rencontrer seul.e, sans avoir une grande personne à nos côtés.

La ou le psychanalyste n’est qu’une fée parmi d’autres, mais elle est spéciale en ce qu’elle a choisi d’en faire un métier et de proposer un cadre relationnel particulier qui permet d’extraire le maximum de la substantifique moelle de l’expérience féérique. Cela ne va pas sans conséquences pour qui voudrait se consacrer à cette profession. On ne peut faire de l’accompagnement un art que si l’on consent à quelque chose de l’ordre de la vocation, c’est-à-dire ce sacrifice de soi qu’avait bien mis en scène l’entrée dans les ordres religieux qui vous forçait à changer de nom, à vous quitter vous-mêmes pour devenir un personnage de fiction. Bien entendu, c’était une application trop concrète, trop coercitive, de ce qui est en vérité plutôt une condition métaphorique, un sacrifice symbolique.

La ou le psychanalyste doit aussi veiller sur elle-même, sur lui-même, sur la nécessité de maintenir une tension entre son rôle d’effacement et l’importance de sa présence, entre son humilité et sa mégalomanie – puisqu’iel est tantôt rien, ignorant.e et impuissant.e, tantôt fantasmatique, idéalisé.e, rêvé.e à la manière d’une protection invisible, divine.

Je ferai la confession suivante : il m’était arrivé parfois de ressentir une certaine détresse lorsque le ou la patient.e volait soudainement davantage de ses propres ailes. Je vivais alors un étrange deuil. En analyse, je pouvais passer brusquement, sans avertissement, de la figure d’accompagnement principale à un rôle secondaire en quelques semaines, puisqu’il n’était pas toujours évident de prendre le pouls de l’avancement du travail psychique souterrain. Je n’avais alors souvent que peu de temps pour vivre ce que ce changement de rôle avait comme impact sur moi. Car il ne fallait pas sous-estimer quel enivrement je pouvais ressentir, investi.e de la mission de devenir la fée de quelqu’un ; investi.e d’une responsabilité, d’une confiance et d’une proximité extrêmes, dont il n’était pas si facile de se détacher lorsque la fée avait bien fait son travail et voyait sa ou son protégé.e pouvoir se passer d’elle de plus en plus. Il me fallait donc plusieurs protégé.e.s en même temps pour pouvoir bien vivre, le mieux possible, différents niveaux d’investissements et d’intensités, différents moments de l’expérience analytique.

Comme on le voit, il peut y avoir un côté dangereux à l’accompagnement. Une jouissance de la dépendance de l’autre. Une cruauté de la fée. Cela me rappelle l’allégorie de Tolkien, simple et belle, qui met en scène le personnage de Frodon, le seul qui est assez humble (et bien entouré) pour porter l’anneau magique sans céder à son ensorcellement.

J’en suis venu.e à m’avouer que j’avais besoin de ma dose de magie, sans quoi je ne savais pas vivre. Ce n’était pas seulement par grandeur d’âme que je me faisais fée-soignante, c’était peut-être d’abord par la difficulté de vivre avec moi-même, de vivre une vie supposée ordinaire, de vivre sans pouvoir me perdre dans une mission, une vocation, une responsabilité, une connexion émotive rare et puissante. Devenir psychanalyste relevait pour moi de la sublimation d’une dépendance, ce qu’il ne me fallait jamais oublier pendant toute ma carrière de personnage-remède. Comme fée, je deviendrais toxique pour la personne que je soignais si je ne me méfiais pas de mon accoutumance à la magie du premier mouvement du transfert, aux moments d’ivresse que procurait l’acte de prendre soin d’un.e autre qui s’abandonnait entièrement à ma bienveillance. Il importait que je sois capable de vivre le fait de devenir banal.e, moche, de moins en moins magique pour l’analysant.e qui devenait de son côté de plus en plus féérique. Le transfert devait procéder ainsi, comme un boomerang. La transmission réussie était toujours aussi une expérience tragique, la scène de la mort du maître ou de la maîtresse, progressivement abandonné.e et dépassé.e par l’élève. La qualité la plus précieuse de la fée tenait dans son consentement à la mort, qui ouvrait à la fois la possibilité de son pouvoir spectral et de sa condition d’effacement.

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Je me demande si je ne suis pas devenu.e fée par incapacité d’infléchir mon propre destin, en intervenant sur celui des autres. Ou serait-ce plutôt que j’avais été exclu.e de ma propre enfance trop jeune, devenant ainsi une vieille âme qui veille sur les autres comme sur l’enfant qu’iel ne pouvait plus être ?

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J’ai toujours été sidéré.e par l’expression anglaise going out of my way. Ainsi que par son corollaire en négatif, stay out of my way. On n’accède à la féérie qu’en quittant le chemin sur lequel on est déjà engagé.e, qu’en rompant avec une destination et un programme. Bien que l’on forme collectivement beaucoup d’adultes performant.e.s et compétent.e.s, il me semble que l’on martèle un peu trop fort ce message subliminal : surtout, don’t go out of your way. Pour maximiser le rendement de l’employé.e-machine, pour ne pas faire de burn-out, pour ne pas rendre jalouses ou jaloux vos collègues, pour être irréprochable comme un.e enfant modèle, pour ne pas provoquer des transferts que l’on ne saurait pas contenir. Le problème, c’est que l’on n’est alors à la source d’aucune magie ou, pire, l’on empêche la magie de se trouver un chemin jusqu’à nous, parmi nous, entre nous. Voilà bien nommée l’absurdité de notre programme collectif : refoulement massif de la magie.

Dans un monde meilleur, il y aurait des formations sur le transfert qui seraient données aux enseignant.e.s, aux soignant.e.s, aux nounous, aux entraîneur.e.s, à tous ceux et celles qui accompagnent les autres. Trop souvent, un mouvement transférentiel s’éveille et se projette sur une personne qui prend peur et fuit son devenir-fée, qui aurait pourtant pu être si utile, bienfaisant, parfois même salvateur, déterminant. Les psys ne sont pas les seul.e.s à recevoir de tels appels de gens qui ne demandent qu’à retrouver une présence-absence, un fantôme avec qui jouer. Même si c’est toujours très délicat à opérer, cette ouverture du cœur ne se produit pas n’importe quand, avec n’importe qui et je me demande si nous ne ratons pas beaucoup de chances de faire une différence en limitant aux seul.e.s psychanalystes cette magie de la rencontre et de l’identification. L’école des fées devrait être élargie, démocratisée, sortie des grottes secrètes des forêts enchantées. Car être réellement humain.e, c’est avoir une main qui bricole dans le monde grégaire, commun, et une autre qui tient une baguette magique.

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« Abra. Abra. Cadabra. », chantait le Steve Miller Band en 1982. J’avais huit ans.