Noir
Le poète et penseur Jean-Marc Desgent est l’une des figures majeures de la poésie francophone contemporaine. Cet auteur québécois a reçu de nombreuses distinctions, dont deux Grand Prix du Festival international de la poésie, le Prix Alain-Grandbois et le Prix du Gouverneur général. Celui qui dit vouloir « écrire avec le tonnerre » publie une œuvre au long cours de plus d’une vingtaine de titres depuis les années 1970. On lui doit, entre autres, un essai ethnologique : Errances, Comment se pensent le Nous et le Moi dans l’espace mythique des nomades septentrionaux senaki (avec Guy Lanoue, éditions du Musée canadien des civilisations, 2005). Mais il est avant tout un poète, qui a publié les remarqués Ce que je suis devant personne (1984) et Vingtièmes siècles aux Écrits des forges (2005) et aux éditions Poètes de la Brousse Qu’importe maintenant (2012), Misère et dialogue des bêtes (2019) ou Quelques enfants sauvages (2022). Son œuvre est traduite en une dizaine de langues.
Chant 1
Je suis percé, troué par la chose qu’on ne dit pas,
c’est un pieu, c’est un sexe héroïque
qui m’entre et la brûlure qui m’en sort,
je suis percé, envahi, appelé, nié sans doute aussi
par les appareils d’état aux origines mystiques,
par les chicanes de famille et leurs médecines de
par le petit papa des peuples et le fils noyé dans son urine de peur,
par les assauts du militaire, destructeur de cités improbables,
par les langues maternelles et leurs maritimes hallucinées,
par les enfers, c’est les autres, travaillant les viandes molles,
par les petits salauds partout aux silices pour souffrir un peu plus,
ou par les boucs émasculés avec cordages ou sangles pour les maintenir en croix,
par les cadavres dans le placard ou au fond des cavernes.
Chant 2
Je suis ivre par le tonnerre qui me vient de nulle part,
par le fracas surgi du ventre des abysses
et par la voix avec du miel que je vomis comme du lait caillé.
Je ne saisis rien de ce que j’entends :
parfois ça vient du centre, là où le cœur devient une verge folle,
parfois, ça vient d’en haut, et ça ne veut rien me révéler,
parfois, ça vient d’en bas, du fond du corps qu’on ficelle,
qu’on ficelle dur à la vulve des crucifiés ;
ce n’est pas un cauchemar, c’est du vrai parmi tant d’autres.
Chant 3
Je perds la mémoire à force de ne parler à personne,
et jamais, je ne guéris de mon propre enfermement :
j’ai été pensé pour ne pas être.
Chant 4
Je suis brûlé par mon vide tout autour,
incendié dans ma chair de langue cassée, multiple :
quand je parle, on entend cent voix qui hurlent.
Tout m’éventre et tout me mord,
tout me ventre et tout me mort,
Et, je ne serai pas dans l’enfer du visible.
Je touche le sexe de moi,
comme un prophète enfanté aveugle dans son obscurité de tête ;
c’est pourquoi, je vis caché, engrotté,
comme un enfant dans la chambre ou dans ses stigmates,
dans mon âme borgne et sans nom.
Chant 5
Je ne suis pas une chose précise mais, un théâtre de peur :
nains braques, nains qu’on entube pour les maintenir en vie,
hermaphrodites aux abreuvoirs ou à l’entonnoir,
quadrupèdes rotatifs, je veux dire qui m’enroulent et me saoulent,
oiseaux de feu renaissant d’un ventre grand ouvert,
bocaux oubliés de morts-nés qu’on aime déjà avant qu’ils naissent,
parfums d’êtres étêtés, laissés là, comme un chat sur un oreiller,
cygnes avec sexe sur quatre roues pour le faire avancer ou reculer,
cygnes avec femmes pouliches qu’on étend comme des peaux et c’est jouet,
cygnes avec hommes taureaux dans des corps de femmes pouliches
et qu’on promène dans la poussière des cirques et c’est jouet.
Je suis un tremblement de terre et un tremblement de vierges,
pourtant, je ne suis qu’une grandeur toute seule dans son coin.
Je n’y suis pour personne, je ne suis pas ma peau racontant l’histoire dans un livre,
je suis un ensemble de choses assisses, patientes et monstrueuses :
quand on est un monstre dehors, on est déjà une catastrophe
devant l’orgasme des petits cœurs brisés ou dévorés rondement.
Chant 6
Je suis combien de mots se répercutant à l’infini,
c’est-à-dire au-dessus du monde connu ou presque :
mots sculptés pas sculptés, émiettés au bord du mal auquel je viens de naître.
Je suis mes animaux sortis de moi, entrés de moi aux grottes parlantes,
je suis défait, démasqué, moi, le mostfamouss,
la grande-gueule de mots délurés comme une rumeur sans allure et qui défaille,
c’est logorrhée hénaurme, pas de manières, pas de retenue,
au seuil des océans trompeurs où chantent les nymphettes de sucre.
Chant 7
Je suis embouché du monde, celui que me font,
me spiralent de grands papillons nocturnes et qui meurent à l’aurore.
Je retourne à ma tête de pandore, à ma fissure au front qui laisse tout partir,
à celle qui m’amphore ou m’emboîte :
où suis-je, papa, où suis-je, mon œil ?
Je deviens l’écroulement du sens
comme un bras, une main, une jambe détachés du tronc.
Chant 8
C’est une immolation de moi,
le perdu dans le crâne que l’on ne peut pas m’imaginer.
C’est une éclipse solaire qui me font les grands vents
qui s’engouffrent dans mon immensité de sang chaud,
qui m’égarent et m’engloutissent :
des chèvres couronnées qui broutent, s’affolent et s’envolent jusqu’au soleil,
des boucs cloutés qui m’agrippent et me saignent,
des cornes pour mourir avec un poignard, et ça descend jusqu’aux ombres,
des licornes saoules et aisément déchirées par mes dents,
des massacres d’innocents, comme tout le temps,
des cannibalismes pour l’équilibre de ma chair…
Je dévore même l’impossible à penser.
Et, je ne serai pas dans l’enfer du corps.
Chant 9
Je suis percé, troué, ça vertige et c’est la soif,
c’est mon fossile jamais retrouvé…
Je et mourir me parlent la même doublure.
Quelle idée laisser monter,
quoi croire en dehors de la parole envoûtante ?
Personne ne me meurt, c’est déjà fait…
La langue trahit ma langue :
elle me creuse des trous d’êtres, des sans-noms antérieurs ou postérieurs.
Je rêve d’une mer qui roule sur elle-même,
et m’envelopperait seul à seul avec moi dans des voiles déchirées.
Mais, pour l’instant, je tente de cracher les pierres qui bloquent le temps et l’espace,
des stèles qui me recouvrent, et qui disent mon écroulement…
C’est noir, si vite, déjà.
*Le poème Noir est paru originellement dans le chapitre « Qui a donné un cœur à Polyphème » dans Fabienne Claire Caland, Zoofolies. Des montres en mythologie, avec une suite de dessins originaux de Véronique La Perrière M., Montréal, Varia, 2015, p. 315-319.