Rêver ensemble un espace pour l’étude et la célébration des récits célestes autochtones

Rêver ensemble un espace pour l’étude et la célébration des récits célestes autochtones

Caroline Nepton Hotte
Université du Québec à Montréal

Caroline Nepton Hotte est professeure régulière au Département d’histoire de l’art de l’Université du Québec à Montréal (UQAM). Membre de la communauté ilnue de Mashteuiatsh (Québec), elle s’intéresse depuis plus de vingt ans aux questions autochtones, particulièrement aux enjeux concernant les femmes des Premières Nations. S’inspirant des travaux critiques féministes et des réflexions sur les épistémologies autochtones, elle documente et analyse les continuités et les transformations des expressions des identités et des cosmologies autochtones à travers les œuvres des femmes autochtones, particulièrement les pratiques artistiques intégrant des technologies numériques. Elle a travaillé plus de 10 ans en relations publiques au sein d’institutions gérées par et pour les Premières Nations puis a aussi occupé un poste de journaliste à Radio-Canada/CBC durant neuf ans. Elle a récemment publié un chapitre intitulé « Indigenous Cosmologies and Social Media: Creativity, Self-representation and Power of the Image for First Nations Women Artists », dans le livre Contemporary Indigenous Cosmologies and pragmatics (2022) dirigé par Françoise Dussart et Sylvie Poirier. Elle a publié dans Revue d’études autochtones, les Cahiers du Centre interuniversitaire d’études et de recherches autochtones (CIÉRA) et des revues en art. Elle a co-organisé et animé plusieurs conférences scientifiques.

Marie-Ève Bradette
Université Laval

Marie-Eve Bradette est professeure adjointe au département de littérature, théâtre et cinéma de l’Université Laval et titulaire de la Chaire de leadership en enseignement des littératures autochtones au Québec (Maurice-Lemire) depuis juin 2022. Membre du CRILCQ et du CIÉRA, Marie-Eve Bradette aborde dans ses recherches actuelles l’hétérolinguisme des littératures des Premiers Peuples au Québec comme modalité d’une histoire littéraire plurielle. Elle s’intéresse aussi à la représentation des femmes et des filles autochtones, aux violences genrées et la (re)signification des savoirs féminins, notamment dans la littérature des pensionnats. Ses travaux ont été publiés, entre autres, dans les revues Studies in Canadian Literature/Études en littérature canadienne, Les Cahiers du CIÉRA, @nalyses, Captures et Voix plurielles. Elle est l’autrice d’une chronique annuelle en études autochtones pour la revue Voix et images. Son ouvrage Langue(s) en portage. Résurgence littéraire et langagière dans les littératures autochtones féminines est paru en mai 2024 aux Presses de l’Université de Montréal.

Caroline

Allongée en soirée sur la plage à Mashteuiatsh, ma communauté ilnue sur les rives du Pekuakami (Lac St-Jean), dans le Nord du Québec, j’aime admirer les étoiles dans le ciel, la Voie lactée, la lune, nukum, qui brille et nous éclaire si bien que, pour se déplacer, une lampe de poche devient superflue. Toute petite sous l’infinie, j’ai toujours pensé que nous avions sûrement nos récits immémoriaux sur la voûte céleste et les milliers de constellations qui ont éclairé nos Tshiashinnuat (ancêtres) avant la farine. Avions-nous des noms pour les constellations ? Lesquels ? Et si la Grande Ourse se nommait autrement ? Durant l’été 2021, j’ai commencé à me renseigner sur les récits et les noms des étoiles auprès de personnes aînées ilnues de ma communauté, sous forme de conversations informelles. Jacques Kurtness, qui se balade souvent près du lac, m’a rappelé l’histoire de Tshakapesh qui monta, monta le long d’une grande épinette jusqu’à la lune et attrapa le soleil à l’aide d’un collet de trappe, rapprochant les deux astres. Ce récit amusant m’a fait penser qu’il s’agissait, peut-être, d’une explication réconfortante d’une éclipse solaire. Convaincue qu’il devait y en avoir d’autres, j’ai poursuivi cette recherche pour mon propre plaisir. Or, quand ma collègue de l’Université Laval, Marie-Ève Bradette, m’a suggéré de diriger avec elle un dossier en littérature sur les mythes pour la revue MuseMedusa, je me suis dit que l’on pouvait sûrement en profiter pour répertorier davantage de récits, pour les partager avec d’autres Autochtones et afin que ces récits sur les connaissances célestes soient racontés à nouveau, qu’ils puissent vivre et assurer la continuité dans nos communautés.

Marie-Ève

Il est vrai que l’invitation de la revue à diriger ce dossier, que j’ai ensuite soumise à ma collègue Caroline Nepton Hotte, ne venait pas avec une commande précise, un mythe ou un récit unique à partir duquel il s’agirait de penser. Il y avait plutôt une grande ouverture aux possibilités engendrées par les récits autochtones et leur relation aux pratiques artistiques et littéraires contemporaines. La proposition de Caroline d’envisager les mythes associés au ciel comme point de départ est néanmoins arrivée de manière assez étonnante. Si le territoire, dans ses aspects proprement telluriques, est omniprésent dans les arts et les littératures autochtones, que j’y ai moi-même consacré des travaux pour penser ce territoire, littéraire et physique, comme un espace épistémologique1Marie-Eve Bradette, Langue(s) en portage. Résurgence littéraire et langagière dans les littératures autochtones féminines, Montréal, Presses de l’Université de Montréal, 2024., je me suis demandé si le ciel, les astres, les étoiles étaient tout aussi présents dans les représentations littéraires autochtones contemporaines ou actuelles. En tant que femme québécoise, descendante de colons européens, les questions à propos des étoiles et des termes pour les décrire dans une langue autre que le français ne m’ont pas habitée étant enfant, du moins pas dans le souvenir que j’ai de cette époque, ni même jusqu’à tout récemment en fait. Est-ce que je regardais seulement le ciel ? Je n’en suis pas si certaine. Ayant grandi et toujours vécu en ville, à Tio’Tia:ke/Montréal, puis plus récemment à Québec, ce n’est pas le ciel réel, ni même un ancrage culturel qui me serait propre, qui allait donc me pousser vers cette réflexion à propos des mythes associés au monde céleste, mais bien la représentation littéraire de ce dernier. Si j’avais lu le mythe wendat de la création, celui que Louis-Karl Picard-Sioui, membre de la nation, raconte dans La femme venue du ciel (2011) – un récit partagé également avec les nations Haudenosonee et que l’artiste kanien’kehá:ka Skawennati adapte à une vision futuriste refusant le trope de l’apocalypse2Jasmine Sihra, « She Falls for Ages and Imagines Future After Apocalypse », Journal of Art, Media, and Visual Culture, Vol. 3, nᵒ 1, novembre 2021, p. 226-238. dans son machinima She Falls for Ages (2017) –, les recherches préliminaires réalisées afin de se lancer dans la conception de ce dossier m’ont mises face à de riches traditions et à de nombreux récits qui n’ont pas été rassemblés ni d’un point de vue anthologique, ni dans les études littéraires. Ainsi, rapidement, il m’est apparu évident que nous ne pouvions espérer l’exhaustivité tant cette réflexion venait inaugurer un nouveau lieu pour les études littéraires et artistiques autochtones.

Des constellations de récits mythologiques

Nous avons donc pensé ce projet avec humilité, puisque nous étions très conscientes de l’ampleur de la tâche devant nous et que nous savions que certains récits sont sacrés, que d’autres seraient préférablement racontés à l’oral, à certaines saisons, avec toute la théâtralité et l’encorporation3Nous privilégions ce terme à celui d’incorporation pour éviter la connotation chrétienne et nous rapprocher le plus possible, sur le plan de l’expression, du concept d’embodiment en anglais. nécessaires pour leur donner souffle et vie. Le récit et l’oralité permettent en effet une (ré)actualisation des identités autochtones. Ils ont un caractère performatif qui communique aussi dans la manière et la forme qu’ils revêtent4Rémi Savard, « Traditions orales : les Innus et leurs chefs-d’œuvre », Cap-aux-Diamants, nᵒ 85, 2006, p. 16-20.. Et c’est avec cette réflexion préalable à l’esprit que nous nous sommes lancées, mamu, ensemble dans une collecte de récits, anciens et contemporains, mais aussi d’analyses, de réflexions, de créations ou de toutes autres perles qui pourraient s’y ajouter, comme des œuvres visuelles portant sur le ciel, les astres qui habitent l’autre côté du bleu5En langue kanien’kéha, « l’autre côté du bleu » fait référence au « ciel de nuit ».. Cette expression poétique, signifiant « ciel de nuit », fait d’ailleurs partie des magnifiques récits partagés par Ka’nahsohon Kevin Deer, faithkeeper de la Maison longue à Kahnawake, en territoire mohawk, que nous vous invitons à écouter dans l’avant-propos de ce dossier.

Comme le souligne le chercheur innu d’Essipit Pierrot Ross-Tremblay :

Narrating the past is essentially an act of self-identification. The making of history thus consists of producing identity through relating “what supposedly occurred in the past and the present state of affairs, building meaningful stories for a defined subject, with its own motivations and social circumstances”. This posture validates the power of subjectivity and the importance of considering carefully the production of myth through stories as they reflect “an imprinting of the present onto the past”. Thomas King would say that, ultimately, we are the stories that we tell ourselves6Pierrot Ross-Tremblay, Thou Shall not Forget: Indigenous Sovereignty, Resistance and the Production of Cultural Oblivion in Canada, London, University of London Press, 2019, p. 25 ; citant Jonathan Friedman, « The Past in the Future: History and the Politics of Identity », American Anthropologist vol. 94, no4, 1992, p. 836 et p. 85 et Jeffrey K. Olick, « Collective Memory », dans International Encyclopedia of the Social Sciences, Détroit, MacMillan Reference, 2008, p. 7-8..

Poursuivant la réflexion de Ross-Tremblay sur la temporalité des récits et la subjectivité qui leur est inhérente, en plus d’être essentielle à la construction des mémoires et des identités culturelles, publier dans une forme sonore les récits oraux racontés par Deer représente ainsi une occasion de montrer leur survivance, dans une perspective temporelle, et de contribuer aux processus d’affirmation autochtone actuels. C’est aussi une manière d’établir une relation entre l’oralité de la parole de Ka’nahsohon Kevin Deer et la textualité des œuvres qui réinterprètent les récits mythologiques appartenant à différentes nations pour en dégager de nouvelles significations et prolonger, finalement, le travail de cartographie de la pensée collective de nos/des7Nous avons choisi de dédoubler les pronoms lorsqu’il est question des nations autochtones pour signifier et marquer dans le texte la double position depuis laquelle nous nous exprimons, en tant que chercheuse ilnue (Caroline) et chercheuse québécoise (Marie-Ève). De cette manière, nous voulons éviter l’usage d’un « nous » trop englobant, tout en marquant l’appartenance culturelle. C’est une pratique discursive que la chercheuse Unangax Eve Tuck et le chercheur allochtone K. Wayne Yang utilisent également dans leurs écrits collaboratifs et qui permet la mise en scène textuelle d’une pluralité de point de vue. Voir par exemple Eve Tuck et K. Wayne Yang, « Decolonization is not a Metaphor », Decolonization: Indigeneity, Education & Society, Vol. 1, nᵒ 1, 2012, p. 1-40. nations autochtones, puisque, pour le dire avec l’auteur nehiyaw Tomson Highway :

mythology defines, mythology maps out, the collective subconscious, the collective dream world of races of people, the collective spirit of races of people, the collective spiritual nervous system, if you will, where every cord, every wire, every filament has a purpose and a function, every twitch a job in the way that collective human body, mind, and soul moves and operates from one day to the next and the next and the next8Tomson Highway, Comparing Mythologies, Ottawa, University of Ottawa Press, 2003, p. 26..

Nous avons ainsi invité des Autochtones, des écrivain·es, des conteur·ses, des scientifiques, des chercheur·ses à penser, écrire, imaginer et offrir leurs versions de certains récits mythologiques autochtones se référant au monde céleste ou à ce que l’écrivain wendat Louis-Karl Picard-Sioui nomme le « Monde-Ciel », un univers qui « ressemblait beaucoup à celui que nous connaissons aujourd’hui ici-bas9Louis-Karl Picard-Sioui, La femme venue du ciel. Mythe wendat de la création, Wendake, Hannenorak, 2016 [2011], p. 9. », mais qui avait aussi ses particularités. Par exemple, alors que ce monde, tel que décrit par Picard-Sioui, baignait dans la lumière jaune des fleurs d’un grand pommier, le monde d’en bas a dû, lui, créer des astres, le Soleil et la Lune, pour guider les pas de la femme venue du ciel sur l’île de la Grande Tortue10Ibid., p. 23.. Ce qui se trouve ainsi traduit par cet élément du récit, c’est qu’une relation pérenne entre le monde d’en haut et celui d’en bas est indispensable pour assurer la survie de la femme venue du ciel, et éventuellement de l’ensemble des êtres humains et autres qu’humains (faune, flore, esprits, etc.). En proposant une réécriture du récit mythologique qui sera préalablement acceptée par sa nation, Picard-Sioui s’inscrit dans un mouvement de souveraineté narrative, tout comme le fait également l’écrivain et chercheur anishinaabe Gerald Vizenor dans son roman Bearheart (1990). Vizenor utilise en effet le discours rapporté direct pour révéler, par l’entremise de ses personnages, certaines visions du monde correspondant aux épistémologies, c’est-à-dire aux savoir-faire et savoir-être des Anishinaabeg. À travers les paroles de Belladona Darwin-Winter Catcher – dont le nom évocateur ne peut que faire sourire – Vizenor écrit : « “We are tribal” says Belladona, and that means that we are children of dreams and visions… Our bodies are connected to mother earth and our minds are part of the clouds11Gerald Vizenor, Bearheart: The Heirship Chronicles, Minneapolis, University of Minnesota Press, 1990, p. 190. ». Ici encore, entre la terre-mère et le monde du ciel, notamment les nuages, se tisse un lien d’interdépendance et même de filiation qui est au fondement de nos/des systèmes de savoir autochtones.

Pour en fournir un autre exemple, dans les savoirs astronomiques ojibwés, « the correlation between sky and earth, or above and below, is an important underlying theme12Annette S. Lee et al., Ojibwe Sky Star Map Constellation Guide: An Introduction to Ojibwe Star Knowledge, St. Cloud, Native Skywatchers, 2014, p. 4. ». Dans Ojibwe Sky Star Map Constellation Guide: An Introduction to Ojibwe Star Knowledge, Annette Lee, William Wilson, Jeffrey Tibbets et Carl Gawboy s’intéressent à ces savoirs en explorant les récits traditionnels liés aux constellations13Ibid.. À travers les exemples convoqués, les auteur·rices cherchent à revitaliser les savoirs des aînés à propos des étoiles et à rendre compte des savoirs célestes en tant que miroir de la vie sur la terre ; à mettre en valeur des « stories and teachings that help guide, teach, and inspire native peoples14Ibid., p. 1. ». Les constellations et les récits qui y sont associés deviennent donc des enseignements qui se transforment au fil des saisons et engagent des modifications dans la perception du ciel et des étoiles qui l’habitent. Ces enseignements se transforment également dans des pratiques littéraires et artistiques contemporaines qui reconfigurent constamment les espaces du ciel et de la terre pour donner à voir et à lire d’autres visions du monde, ancrées dans nos/des traditions millénaires et ramenées au présent par les artistes et les écrivain·es autochtones comme le ferait un télescope pointé vers les étoiles, dans un geste au croisement du spatial et du temporel, puisque « when looking far away in astronomy, we are actually looking back in time because of the time it takes light to travel across vast distances15Ibid., p. 8. ».

Les pratiques actuelles permettent ainsi une remise en cause de l’effacement des voix, des savoirs et de récits sous le couvert du colonialisme de peuplement. C’est d’ailleurs ce que propose Sonny Assu, artiste visuel de la nation Ligwilda’xw Kwakwaka’wakw, en Colombie-Britannique. Dans l’œuvre qui illustre le présent dossier, Home Coming (2014), une intervention numérique sur la toile Scene Near Walla Walla (1848-52) de Paul Kane, Assu formule une critique du regard colonial que posent les Canadiens sur les Autochtones. Influencé par la culture pop et le futurisme autochtone, il utilise l’esthétique du « tag » (graffiti) pour décoloniser le discours visuel diffusé au XIXe siècle par l’artiste Paul Kane, un peintre d’origine irlandaise qui a largement contribué à la construction des stéréotypes sur les Autochtones. En intervenant dans le paysage à l’aide des formes oblongues ou le style linéaire et configuratif typiques des Nations de l’Ouest canadien, Sonny Assu fait un acte d’appropriation de l’espace imaginaire de Kane et met en valeur l’esthétique de sa nation avec humour. Avec ces formes ressemblant à des vaisseaux spatiaux qui descendent doucement dans le paysage, il s’approprie aussi le territoire des discours visuels longtemps valorisés en histoire de l’art avec la série intitulée Interventions of the Imaginary (« Interventions de l’imaginaire »). C’est d’ailleurs ce que nous proposons dans ce dossier en mettant de l’avant les discours et les récits alternatifs qui naissent dans le ciel.

Déhiérarchiser les prises de parole et relier les textes entre eux

Ainsi, tout au long du travail autour de ce projet, une préoccupation méthodologique est demeurée centrale, à savoir qu’il fallait repenser la mise en relation des textes afin d’éviter la hiérarchisation entre les études, les créations (littéraires ou visuelles), les récits traditionnels ou encore les entretiens avec des auteur·rices. Nous avons ainsi choisi de déconstruire les catégories traditionnellement associées à la transmission des savoirs et de valoriser les prises de parole plurielles, dans des formes et des langues variées, ce qui est tout à fait cohérent avec les méthodologies autochtones convoquées ici. Pensons notamment à cette idée que les récits, et en particulier ceux transmis oralement, sont des théories (story as theory), développée notamment par l’intellectuelle et écrivaine stó:lō Lee Maracle :

Discourse, theory, cognizance, and the transference of knowledge are parts of a creative, oratorical, dramatic, process through which our narrative history and story – oratory – were crafted, understood, and transferred systemically, both locally and nationally. This is what has created the body of knowledge of the nation and shaped the oral tradition, which then the listeners use to govern themselves16Lee Maracle, « Oratory on Oratory », dans Smaro Kamboureli et Roy Miki (dir.), Trans.Can.Lit. Resituating the Study of Canadian Literature, Waterloo, Wilfrid Laurier University Press, 2007, p. 70..

Ce qu’explique Maracle dans ce passage de « Oratory on Oratory », c’est que les discours critiques et les théories ne sont pas indépendants des histoires racontées oralement (éventuellement par écrit), qu’ils en sont plutôt des parties intégrantes. S’il est donc attesté que les mythes et récits traditionnels autochtones détiennent et transmettent des connaissances culturellement ancrées, Maracle, tout comme la chercheuse thanana athabascane Dian Million à sa suite, font un pas de plus en suggérant que les récits autobiographiques, et plus largement les littératures actuelles, fondent aussi des théories basées sur l’expérience sensible. Pour Million, les écrits des femmes autochtones, par exemple, auxquels elle renvoie comme à un « felt scholarship » ont été marginalisés « as a “feminine” experience, as polemic, or at worst as not knowledge at all17Dian Million, « Felt Theory: An Indigenous Feminist Approach to Affect and History », Wicazo Sa Review, Vol. 24, nᵒ 2, 2009, p. 54. ». Ces travaux, de Maracle et Million, visent ainsi la restitution des voix et des formes plurielles par lesquelles se transmettent les connaissances, ce qui inclut les interventions créatives, et c’est précisément dans leur sillage que nous imaginons le dossier sur les récits célestes autochtones.

Devant cette particularité méthodologique des études autochtones et l’urgence de reconnaître les savoirs de nos/des nations autochtones en tant que discours scientifiques légitimes en contextes universitaires, alors que ceux-ci se déclinent en diverses formes discursives et esthétiques qui ne correspondent pas toujours aux « attentes » des milieux de la recherche, notamment celles d’écrits créatifs, de récits pour le dire avec Maracle encore une fois, nous croyons qu’il est non seulement pertinent, mais nécessaire de défaire la distinction, parfois trop rigide et conventionnelle, entre études et créations. L’organisation que nous proposons permet aussi de faire dialoguer les artistes et les écrivain·es autochtones, les chercheur·ses autochtones et allochtones, de même que la recherche et la création, en un même mouvement. C’est pourquoi nous avons d’emblée inclus les récits de Kevin Deer en avant-propos. La parole des aînés nous apparaît devoir venir avant, tout en étant contextualisée ; cette parole ouvre souvent les événements, elle constitue un réservoir de savoirs essentiels et transmis par des personnes dont l’autorité est reconnue dans les/leurs communautés. Placer en guise d’avant-propos les enregistrements de Kevin Deer vise à mettre en lumière ces savoirs, à même l’organisation du dossier, sur un pied d’égalité avec notre texte liminaire.

Le dossier se décline ensuite en cinq sections : Femmes et récits célestes, Le ciel d’Abiayala, Constellations, Le ciel des prairies et Rêver le futur incluant, en tout, quatorze contributions avec une majorité d’interventions artistiques et critiques réalisées par des Autochtones. Pour inaugurer le dossier, nous avons choisi trois textes qui abordent le féminin afin de mettre en relief l’importance des femmes dans les récits de création et des femmes autochtones en tant que créatrices. Alors que Camille Roberge, dans son article intitulé « Les Aurores boréales et la notion de personne dans Split Tooth de Tanya Taqaq », interroge l’adaptation romanesque du mythe des aurores boréales en proposant que Taqaq insuffle une agentivité particulièrement révélatrice du statut de la personne qui s’étend aux êtres autres qu’humains dans la société inuite, la chercheuse et femme de théâtre atikamekw Véronique Hébert nous amène, quant à elle, dans un imaginaire dramaturgique au sein duquel les mots pour parler de la voie lactée et ceux pour nommer le féminin sont interreliés. Avec « Atcokoc dans le ventre du poisson », Hébert propose un texte riche et stratifié dans lequel la protagoniste atikamekw est à l’avant-scène et où elle entretient une relation privilégiée avec la voute céleste, relation qui passe par son corps en lien notamment avec les savoirs reproductifs. Dans son article, Marie-Ève Bradette aborde elle aussi le féminin, en particulier le lien entre les jeunes filles et la lune dans l’expérience des premières menstruations. Prenant pour point de départ les violences subies par les filles autochtones dans les pensionnats, l’autrice montre comment l’écrivaine nehiyaw Louise Bernice Halfe et l’autrice de la nation métisse de la Rivière Rouge Cindy Gaudet utilisent l’écriture pour revitaliser des savoirs ancestraux associés à la puberté et ainsi refonder le lien qui unit le corps féminin à l’astre nocturne.

Le ciel d’Abiayala est composé de textes embrassant les récits de l’Amérique centrale et du Sud. Avec « WINAQIRIK : notes pour retraduire la “création” en k’iche », Renato Rodrigez-Lefebvre nous plonge dans l’univers de sens du Popol Wuj, le texte mythologique des K’iche du Guatemala. Sa réflexion prend appui sur l’importance de la traduction comme « acte d’actualisation, renouvelant de génération en génération [l]a portée poético-cosmogonique » du texte, en plus de proposer, à son tour, de nouvelles traductions de certains termes en prenant acte du contexte épistémique singulier que déploie le Popol Wuj. Ensuite, inspiré de la poésie des Zapotèques binnizá ou les « gens-nuages », l’article « Racines et constellations : l’écriture cosmogonique de Natalia Toledo, entre réappropriation et revendication décoloniale » de Clémence Demay propose une analyse nuancée de la poésie de Toledo. Demay interroge à la fois la représentation des mythes, mais plus encore la création d’une nouvelle cosmogonie qui lie ensemble les récits anciens et l’expérience du colonialisme au Mexique de telle sorte que l’écriture de Toledo devient un lieu de réappropriation devant l’effacement colonial. La section se conclut ensuite sur quelques poèmes en espagnol de l’écrivaine tsotsil maya Ruperta Bautista traduit vers l’allemand par Rike Bolte. Dans sa poésie, Batista développe une véritable cosmovision dans laquelle sont mis en scène la lune et de nombreux astres, mais également des créatures mythologiques, des serpents célestes par exemple, à partir desquels une temporalité circulaire s’articule. Par des images poétiques particulièrement révélatrices, Bautista redonne voix aux récits et aux savoirs de ses ancêtres.

Afin d’ouvrir la section Constellations, nous avons sélectionné une photographie de l’installation Cloudscape (2012) de l’artiste Hannah Claus, d’origine kanien’kehá:ka et anglaise, membre de la communauté mohawk Tyendinaga de la Baie de Quinte, en Ontario. Cette installation est composée de petites pastilles blanches suspendues délicatement par des fils blancs, formant une série de nuages dans l’espace d’exposition. Pour Hannah Claus, ces nuages font partie du récit de la création du monde des Haudenosaunee, car au début, il n’y avait que de l’eau, sous le monde-ciel. Elle dira que ces nuages étaient déjà là au début de la création du monde et qu’ils représentent, d’une certaine façon, la créativité de la collectivité. En entrant dans l’espace d’exposition, c’est une impression de légèreté aérienne qui accueille le visiteur, laissant toute la place à l’imaginaire poétique de s’exprimer. Les savoirs des récits sont ainsi transposés dans un territoire d’exposition, mais ce sont aussi des affirmations des épistémologies autochtones.

Succédant à l’intervention artistique de Claus, le premier texte de la section Constellations prend appui sur le travail de l’astronome ilnue Laurie Rousseau-Nepton et de Kim Picard, Innue originaire de Pessamit qui, toutes deux, co-signent l’article avec Joëlle Rondeau, Mélanie Chaplier, Karine Lanoie-Brien, Francine Allaire et Élodie Pollet. Engagées dans une recherche qui les a amenées à (re)découvrir les récits célestes des ancêtres, les autrices de l’article qui a pour titre « Des étoiles, des récits et des pixels : réflexions communes sur la démarche entreprise pour un projet de film immersif sur les savoirs astronomiques autochtones » détaillent ici la démarche reposant sur le storywork embrassée dans le cadre d’un projet de film immersif co-réalisé par Kim Picard et produit par Terre Innue pour le planétarium de Montréal. Les rencontres et la coexistence entre les acteurs autochtones et non autochtones en recherche ou lors de projets-vidéos et médiatiques doivent prendre en compte les différents obstacles épistémologiques pour assurer leur réussite18Mario Blaser, « Ontological Conflicts and the Stories of Peoples in Spite of Europe », Current Anthropology, Vol. 54, nᵒ 5, 2013, p. 547-568 ; Linda Tuhiwai Smith, Decolonizing Methodologies: Research and Indigenous Peoples, London, Zed Books, 1999.. C’est ce qu’explique en détail le groupe de chercheuses dans ce texte qui, à première vue, semble méthodologique, mais relève fondamentalement d’une prise en compte forte des épistémologies relationnelles autochtones. Enfin, le texte créatif de l’Innue Marjolaine McKenzie, « Les sept frères, les pléïades », a été composée en s’inspirant des enseignements reçus des personnes aînées en territoire, près de Matimekush Lac-John, dans le Nord du Québec. L’artiste et penseuse nishnaabe Leanne Betasamosake Simpson a déjà écrit qu’interpréter les enseignements est une responsabilité individuelle et que le respect de notre relation au monde doit se faire d’abord à l’intérieur de soi pour ensuite contribuer à la communauté19Leanne Betasamosake Simpson, Dancing on Our Turtle’s Back, Winnipeg, Arbeiter Ring Publishing, 2011.. Ainsi, à travers l’imaginaire et la plume de McKenzie, le récit se joue des spatiotemporalités, entre présent, passé et futur, puis la Terre et le Ciel. Les enseignements dans son récit nous informent sur la création de ces sept étoiles qui éclairent le ciel boréal.

L’avant-dernière section, intitulée Le ciel des prairies, rassemble deux textes. Le premier constitue un entretien réalisé avec l’écrivain et chercheur cri-métis Jesse Archibald Barber à propos de son récent recueil acâhkos nikamowini-pîkiskwêwina – The Star Poems (2023). Y sont discutés l’éthique, les protocoles et le processus de réécriture des récits de création à propos de « Star Woman and Grandmother Spider and cahkâpês or Little Spirit, and Grandmother Moon and all of those spirit beings ». Le travail de traduction de l’anglais vers le nehiyawewin, de même que la manière dont les connaissances développées par les Premiers Peuples depuis des millénaires peuvent contribuer aux différents domaines du savoir sont également au cœur de la conversation. En fait, l’auteur rassemble deux traditions scientifiques dans son recueil, celles issues des récits nehiyaw et celles développées dans le champ de la physique quantique, de manière à mettre en évidence les termes qui, en langue crie, désignent des éléments quantiques. Avec « Re-Constellating lii zitwel pi l’syel », l’écrivain et chercheur franco-métis Matthew Tétreault propose un récit plurilingue ancré dans son expérience personnelle du ciel tel qu’il peut être contemplé sur les terres du Manitoba, la mère patrie de la nation métisse de la Rivière Rouge. Faisant dialoguer les récits célestes de son héritage français (la chasse-galerie par exemple) avec ceux de son héritage culturel mitchif, et avec une réflexion sur les termes permettant, dans la langue mitchif, de nommer les étoiles, le texte de Tétreault se situe au croisement de l’autobiographie et de la réflexion littéraire : l’auteur s’écrit en effet dans une filiation intellectuelle avec d’autres écrivain·es de sa nation, et développe un savoir expérientiel sur le monde céleste.

Le dossier se conclut enfin avec la section Rêver le futur. Il nous est apparu que « L’esprit voyageur », une fiction d’anticipation de l’autrice pekuakamiulnu J.D. Kurtness, méritait sa propre section tant cette dernière nous amène vers des territoires littéraires inexplorés dans l’ensemble du dossier, et ce, avec une écriture vive et acérée, en plus d’être teintée d’un intérêt pour la science et la technologie qu’on reconnaît directement à son autrice. L’imaginaire ilnu, que l’on retrouve dans le nom du protagoniste du récit, Puam, qui signifie « rêve », se mêle à celui des voyages dans l’espace, aux missions gouvernementales et de la NASA pour former un récit surprenant qui amène ailleurs les mythes, les savoirs et plus largement encore la littérature autochtone.

***

Enfin, avec Rêver les étoiles : la (ré)interprétation des récits célestes dans les littératures et les arts autochtones contemporains, nous avons souhaité ouvrir la réflexion autour d’un lieu thématique, méthodologique et épistémologique qui nous semblait n’avoir pas été travaillé dans le domaine des études littéraires et artistiques autochtones. Pourtant, le firmament a accompagné nos/les ancêtres qui voyageaient dans les territoires depuis des temps immémoriaux. D’autres traces de nos/des relations à ce vaste espace persistent certainement dans plusieurs récits, dans nos/leurs parentées élargies, nos/leurs visions et méritent que l’on s’y attarde. Le présent dossier constitue donc, en soi, un pari, voire un rêve : celui de rassembler un ensemble d’écrits, d’œuvres et de récits oraux, dans lesquels les voix des Premiers Peuples sont centrales et souveraines et avec lesquels nous pourrons continuer à réfléchir, ensemble, aux récits célestes et à leur importance dans les épistémologies de nos/des nations autochtones. Il s’agit désormais de poursuivre et d’ouvrir la discussion sur les enjeux liés aux récits célestes que nous avons effleurés. L’invitation est lancée. À toutes nos relations…


  • 1
    Marie-Eve Bradette, Langue(s) en portage. Résurgence littéraire et langagière dans les littératures autochtones féminines, Montréal, Presses de l’Université de Montréal, 2024.
  • 2
    Jasmine Sihra, « She Falls for Ages and Imagines Future After Apocalypse », Journal of Art, Media, and Visual Culture, Vol. 3, nᵒ 1, novembre 2021, p. 226-238.
  • 3
    Nous privilégions ce terme à celui d’incorporation pour éviter la connotation chrétienne et nous rapprocher le plus possible, sur le plan de l’expression, du concept d’embodiment en anglais.
  • 4
    Rémi Savard, « Traditions orales : les Innus et leurs chefs-d’œuvre », Cap-aux-Diamants, nᵒ 85, 2006, p. 16-20.
  • 5
    En langue kanien’kéha, « l’autre côté du bleu » fait référence au « ciel de nuit ».
  • 6
    Pierrot Ross-Tremblay, Thou Shall not Forget: Indigenous Sovereignty, Resistance and the Production of Cultural Oblivion in Canada, London, University of London Press, 2019, p. 25 ; citant Jonathan Friedman, « The Past in the Future: History and the Politics of Identity », American Anthropologist vol. 94, no4, 1992, p. 836 et p. 85 et Jeffrey K. Olick, « Collective Memory », dans International Encyclopedia of the Social Sciences, Détroit, MacMillan Reference, 2008, p. 7-8.
  • 7
    Nous avons choisi de dédoubler les pronoms lorsqu’il est question des nations autochtones pour signifier et marquer dans le texte la double position depuis laquelle nous nous exprimons, en tant que chercheuse ilnue (Caroline) et chercheuse québécoise (Marie-Ève). De cette manière, nous voulons éviter l’usage d’un « nous » trop englobant, tout en marquant l’appartenance culturelle. C’est une pratique discursive que la chercheuse Unangax Eve Tuck et le chercheur allochtone K. Wayne Yang utilisent également dans leurs écrits collaboratifs et qui permet la mise en scène textuelle d’une pluralité de point de vue. Voir par exemple Eve Tuck et K. Wayne Yang, « Decolonization is not a Metaphor », Decolonization: Indigeneity, Education & Society, Vol. 1, nᵒ 1, 2012, p. 1-40.
  • 8
    Tomson Highway, Comparing Mythologies, Ottawa, University of Ottawa Press, 2003, p. 26.
  • 9
    Louis-Karl Picard-Sioui, La femme venue du ciel. Mythe wendat de la création, Wendake, Hannenorak, 2016 [2011], p. 9.
  • 10
    Ibid., p. 23.
  • 11
    Gerald Vizenor, Bearheart: The Heirship Chronicles, Minneapolis, University of Minnesota Press, 1990, p. 190.
  • 12
    Annette S. Lee et al., Ojibwe Sky Star Map Constellation Guide: An Introduction to Ojibwe Star Knowledge, St. Cloud, Native Skywatchers, 2014, p. 4.
  • 13
    Ibid.
  • 14
    Ibid., p. 1.
  • 15
    Ibid., p. 8.
  • 16
    Lee Maracle, « Oratory on Oratory », dans Smaro Kamboureli et Roy Miki (dir.), Trans.Can.Lit. Resituating the Study of Canadian Literature, Waterloo, Wilfrid Laurier University Press, 2007, p. 70.
  • 17
    Dian Million, « Felt Theory: An Indigenous Feminist Approach to Affect and History », Wicazo Sa Review, Vol. 24, nᵒ 2, 2009, p. 54.
  • 18
    Mario Blaser, « Ontological Conflicts and the Stories of Peoples in Spite of Europe », Current Anthropology, Vol. 54, nᵒ 5, 2013, p. 547-568 ; Linda Tuhiwai Smith, Decolonizing Methodologies: Research and Indigenous Peoples, London, Zed Books, 1999.
  • 19
    Leanne Betasamosake Simpson, Dancing on Our Turtle’s Back, Winnipeg, Arbeiter Ring Publishing, 2011.