Henry Miller, Anaïs Nin : fusion amoureuse ou cannibalisme ?
Jessica Schmidt-Dohna est docteure en littérature et sciences humaines (Université de Paris), psychologue clinicienne, autrice d’un essai intitulé Henry Miller, création et expériences primitives. Elle travaille comme thérapeute auprès d’adultes autistes et propose des médiations thérapeutiques par la peinture, le dessin et l’écriture ; elle s’intéresse au lien entre clinique et création. Ses recherches se situent au croisement de la littérature et de la psychanalyse.
En éditant le journal de l’année de la rencontre d’Anaïs Nin avec Henry Miller, rédigé de 1931 à 1932, le dernier mari d’Anaïs Nin commente : « Elle était influencée par le style et le vocabulaire de Henry Miller ». Il n’est pas le seul à partir du principe que cette rencontre fut fondatrice pour l’écriture de la diariste. Pourtant, lors de leur rencontre en 1931, Henry Miller n’est pas encore un écrivain connu et elle décide de soutenir sa démarche créatrice, au risque d’y perdre la sienne, débutée lors de son adolescence. De leur histoire d’amour nous ne connaissons que la dimension écrite, celle qu’ils ont choisie de faire connaitre, tant Anaïs Nin dans son Journal et son premier roman, La Maison de l’inceste, qu’Henry Miller dans son commentaire sur l’œuvre de la diariste, « Un Être étoilique », et dans ses romans liés à Anaïs Nin comme Tropique du Cancer, dont elle rédigea la préface. Leur correspondance, publiée de leur vivant, est aussi un riche témoignage de leur relation, mais par souci de clarté, je me concentrerai sur leurs œuvres littéraires. En partant de l’analyse de leurs textes, je propose de penser l’esthétique de leur fusion amoureuse, une esthétique cannibale inspirée de la théorie psychanalytique, ce qui m’amènera à étudier l’inscription de l’angoisse de disparition dans l’œuvre, puis, à la lumière de l’éthique du care, j’ouvrirai la réflexion sur le phénomène de dévoration dans l’écriture de soi au féminin.
« Tout est massé dans cet abri, pour être disséqué et dévoré. »
En 1937, Henry Miller consacre au journal d’Anaïs Nin un texte intitulé « Un Être étoilique » et ce titre, tout comme la description de l’œuvre de son amante comparée à un fragment de vie et à une étoile (DG, 136), vient opposer un aspect lointain, intangible, semblable à une image, au corps qui se trouve au centre de leurs écritures respectives. L’étoile est une image rêvée, impossible à atteindre, décrite par Anaïs Nin dans son roman La Maison de l’inceste : « Jamais on ne vit les étoiles tomber de fatigue, jamais on ne les vit pâlir. Elles ne dorment jamais ». Malgré l’aspect quotidien, « organique » (DG, 132) du journal, l’intimité reste figée sous le sceau de l’idéalisation. Cette opposition se retrouve au sein de leur histoire qui est à la fois une passion amoureuse et un mythe littéraire. S’ils ont chacun fait un travail de réécriture pour l’autre, on peut aussi faire l’hypothèse que leur relation a participé à les rendre célèbres : l’édition du journal intime d’Anaïs Nin, leur correspondance passionnée éditée de leur vivant, l’apparente autobiographie d’Henry Miller, la place inédite accordée à la sexualité, l’écriture très crue, nous procurent le sentiment de les connaitre et ont pu faire la notoriété du couple, au risque d’effacer la dimension stylisée des écrits qui les mettent en scène.
Pour ces deux auteurs qui lisent et discutent la théorie de l’inconscient et des rêves, la psychanalyse a pu être une source d’inspiration pour écrire la relation à l’autre et à soi-même. Selon Freud, le stade oral est une forme de cannibalisme qui constitue l’organisation psychique de l’être humain dans ses fondements : « Une première organisation sexuelle prégénitale est l’organisation orale, ou, si l’on veut, cannibalique. […] Le but sexuel réside dans l’incorporation de l’objet, prototype de ce qui jouera plus tard, en tant qu’identification ». Les amants jouent avec cette théorie pour décrire une relation amoureuse sous le sceau du cannibalisme et explorent le thème de la faim dans leurs travaux. Henry Miller écrit dès Tropique du Cancer puis dans sa trilogie La Crucifixion en rose des scènes pantagruéliques : « je mettrai tout ce qui me passera dans la caboche – caviar, pluie qui pisse, graisse de parapluie, macaronis, andouillettes – j’en mettrai des tranches et des tranches ». Mais la nourriture a tôt fait de devenir pourriture, excrément, et de se renverser dans des descriptions ignominieuses où le beurre, passé, a « le goût d’un gros orteil de macchabée » (TC, 82). Anaïs Nin, quant à elle, associe la faim à son appétit sexuel et à sa soif de rencontres : « J’ai un ver solitaire affectif. Jamais assez à manger ! » À la faim de l’autre correspond une identification. Dans La Maison de l’inceste, roman de quatre personnages enfermés dans la maison « où nous ne faisons que nous aimer nous-mêmes en l’autre », les personnages féminins semblent se fondre les uns dans les autres : « Je deviens toi. Et tu deviens moi » (MI, 24). Et dans ses Cahiers secrets, à la même époque, elle écrit : « Henry et moi ne faisons qu’un, soudés pendant quatre jours. Non comme des corps, mais comme des flammes. […] Il a absorbé ma vie dans son corps, tout comme j’ai absorbé la sienne » (CS, 224). Leur relation fusionnelle semble être un modèle d’écriture, mais elle est elle-même fondée sur le corpus psychanalytique de l’autrice qui fait sienne les théories freudiennes.
Il s’agit d’une esthétique au sens où l’acte d’écrire s’apparente à une dévoration de l’autre pour se constituer en tant qu’auteur. Dans son commentaire de l’œuvre de son amante, l’écrivain américain la décrit habitée par un désir de « dévorer tout ce qu’elle voyait afin de l’ensevelir intact dans son cercueil » (DG, 150). La créatrice a faim, faim de vie, faim d’inspiration, elle devient une « gigantesque panse écarlate » sous la plume d’Henry Miller, que l’on comprend prête à éclater, si ce n’est qu’elle entre dans un processus de digestion. Le processus d’écriture de la diariste se trouve ainsi résumé : « Tout ce qui tombe sous son regard est happé comme dans une gigantesque toile d’araignée et dépouillé, disséqué, écartelé, englouti, digéré. Tout cela sans la moindre malveillance ! » (DG, 154). Le rythme même de l’œuvre s’apparente à cette digestion : le journal passe certains jours sous silence, d’autres sont consacrés à la réflexion, tandis que des journées sont peuplées par des portraits divers. Le choix du portrait, plus que du dialogue, fait de l’œuvre d’Anaïs Nin une galerie des glaces où l’écriture est une recherche de soi par l’identification à l’autre. C’est aussi une manière de se perdre, que l’on entend dans l’emploi du terme « cercueil » ; l’écrivain se double d’un monstre : « tout est massé dans cet abri, pour être disséqué et dévoré », commente Henry Miller. L’esthétique cannibale se complexifie, élargissant la reprise de la théorie freudienne à l’exploration dans l’écriture de la destruction de soi. La fusion amoureuse qui les a liés, sous le mode d’un rêve cannibalique qui annulerait ce qui les sépare, met en scène une dévoration de l’autre qui fait de l’écrivain un monstre cannibale.
« Ce n’est plus une baleine, mais quelque chose qui n’a pas de nom,
qui est en nous et hors de nous. »
Dans la fusion amoureuse comme dans l’écriture, la dévoration peut recouvrir un aspect mortifère. Si le beurre a le goût d’un cadavre chez Henry Miller, chez Anaïs Nin, la fusion amoureuse devient menaçante et fait vivre à l’autrice des angoisses de disparition. Le cannibalisme, soit prendre une partie de l’autre en soi, conduit à explorer des espaces où les auteurs ne sont plus certains de leurs existences propres. Henry Miller témoigne de cette recherche dans « Un Être étoilique » qui convoque Le Songe de Philippe II, un tableau du Greco où l’on voit la bouche d’un monstre marin menacer Philippe II qui lui tourne le dos, représentant ainsi l’entrée de l’Enfer, séparée du Paradis situé en haut du tableau. L’écrivain y voit « un univers ventral », semblable à l’œuvre de son amante. Et de décrire la diariste comme une baleine sortie des eaux :
La baleine est toujours là, mais elle se métamorphose, elle devient le monde entier, avec des étoiles, des saisons, des banquets et des fêtes […]. Et ce n’est plus une baleine, mais quelque chose qui n’a pas de nom, qui est en nous et hors de nous. Et libre à nous, si nous le désirons, de manger la baleine morceau par morceau – jusqu’à la fin des temps. Quelle que soit notre voracité, il restera toujours plus de baleine que d’homme ; car ce que l’homme arrache à la baleine retourne à elle sous une forme ou une autre. La baleine se métamorphose perpétuellement, et de même l’homme, à l’infini. Il n’y a rien, rien que l’homme et la baleine, et l’homme est dans la baleine, et il la possède (DG, 152).
Cette baleine est Anaïs Nin qui se nourrit du monde environnant, mais elle est aussi une relation, une « fusion » écrit-il, entre l’écrivain et la femme qu’il admire. Le monstre marin peut s’interpréter comme le journal lui-même, un journal de métamorphose, qui pourrait être dévoré par l’autre, l’amant, le père, ou qui pourrait également être « possédé », ce qui sous-entend un rapport de domination dans lequel Henry Miller serait le monstre marin. Dans le Journal, l’autrice décrit une perte du sentiment de soi, par la relation amoureuse ; il n’est plus question d’intimité, mais de corps partagé dans lequel son identité d’artiste s’annihile, et ces angoisses de disparition la conduisent à inscrire dans l’œuvre sa propre destruction, comme lorsqu’elle rapporte le récit inscrit par son amant directement dans son journal intime.
Dans le commentaire d’Henry Miller, on peut aussi lire une première réalité de la vie de tout être humain, une métaphore du nourrisson et de celui ou celle qui lui prodigue les soins. Il s’agit d’un corps dont nous connaissons l’intérieur et l’extérieur, semblable à un espace infini, terrifiant, mais aussi bienvenu, un corps que l’on mange sans jamais le dévorer entièrement. L’écrivain imagine une dialectique entre l’intérieur et l’extérieur fondée sur le corps du premier autre, qui nourrit, mais qui peut aussi condamner à une existence labyrinthique si le processus de séparation n’advient pas. Dans la baleine imaginée par Miller se trouve « une petite fille innocente, pelotonnée au creux du ventre dédaléen de la baleine » ; il évoque ainsi l’enfant en l’écrivain, l’enfant qui a été la baleine, mais aussi qui l’enfant qui se situe en la baleine, en ce que le corps de l’infans est une peau commune avec les premiers autres, comme l’imaginait Anzieu dans Le Moi-peau, « une interface, figurée sous la forme d’une peau commune à la mère et à l’enfant ». Le concept d’interface permet de penser le rêve cannibale qui les unit : l’un mange l’autre dans un temps indéfini. « Être un Moi, c’est se sentir unique » analyse Anzieu ; or ce qui se produit dans leur relation, c’est la sensation d’exister par l’autre, qui se transforme grâce à l’écriture de soi dans laquelle c’est désormais la création qui vient assurer le sentiment d’existence. Le dedans qui se retrouve dehors, c’est aussi le propre d’une écriture de soi dans un journal dit intime qui a été retravaillé pour être publié.
Le Journal pose également la question de la maternité, « j’ai rêvé de porter la tête de Henry dans mon ventre » (I, 131), inscrit-elle, en créant un effet d’attente, car la narratrice tombe enceinte à la fin du récit et choisit d’avorter tardivement, à six mois de grossesse. Le fœtus devient un personnage qui sépare les amants, avec lequel elle dialogue pour lui demander de mourir : « Tu es impatient de vivre ; tu frappes de tes petits pieds, mon tout petit, pas encore né ; tu dois mourir. Tu dois mourir avant de connaitre la lumière, la souffrance ou le froid. Tu dois mourir dans la chaleur et dans l’obscurité. Tu dois mourir parce que tu es sans père » (I, 494). Le bébé mort-né dont elle accouche est nommé sa « première création morte ». Il y a une dimension poétique dans l’écriture de cet avortement, qui débute par ce passage opposant le « tu » au « il » du père, puis se poursuit par une série de phrases nominales : « Souvenirs d’oppression. De difficultés à respirer. D’angoisse. Comme le rêve du traumatisme de la naissance. Suffocation. Peur de la mort. […] L’odeur d’éther. L’engourdissement glacé qui coule dans les veines » (I, 497). Le sujet s’absente du texte par ces phrases sans sujet, le jeu sur les pronoms qui se confondent, de l’amant au fœtus, de la narratrice à un « on » impersonnel qui l’efface et fait douter le lecteur sur le sujet du verbe : « On dort, on tombe, on roule, on rêve, rêve, rêve ; et c’est l’angoisse. […] On perce. » (I, 497). La répétition du terme « rêve » et le rythme créé par l’accumulation de mots monosyllabiques confèrent au texte un aspect monotone et proche de l’état d’avant le sommeil que vient interrompre le mot « perce », dont on ignore le sujet, puisqu’il devrait être le même « on » que celui des phrases précédentes, celui qui renvoie à la diariste, qui est pourtant celle dont le corps est percé par un autre. La confusion explorée dans ce texte se rapproche du « en nous et en dehors de nous » du texte d’Henry Miller :
Une part de moi demeurait passive, ne voulait pousser personne, pas même cette morte parcelle de moi-même, dehors, dans le froid, hors de moi. Tout ce qui en moi avait choisi de porter, de garder, de protéger, tout ce qui en moi enveloppait le monde entier de sa tendresse passionnée, tout cela ne voulait pas expulser l’enfant, pas plus que ce passé qui était mort en moi. Même s’il menaçait ma propre vie, je ne parvenais pas à me briser, me déchirer, me séparer, me rendre, m’ouvrir et me dilater, afin de relâcher ce morceau de vie, comme un morceau du passé ; cette part de moi se refusait à pousser l’enfant, ou quoi que ce soit, dehors dans le froid, pour qu’il soit ramassé par des mains étrangères, pour qu’il soit enterré dans un lieu étranger, pour qu’il soit perdu (I, 500).
Le Journal déploie la brûlante complexité de l’accouchement, « la même position et la même humidité dans la passion, mais ici c’est la mort et non l’amour » (I, 503), et décrit le corps d’une femme déchiré entre deux états, vie et mort, tentant de cerner par l’écriture la sensation folle d’une vie en soi, qui deviendrait mort hors de soi : « Est-ce que je pousse ou est-ce que je meurs ? Et la lumière là-haut, l’énorme lumière ronde, blanche et aveuglante, est en train de m’avaler » (I, 502). La dévoration s’associe ici à une angoisse de disparition, et donne à l’esthétique cannibale de l’œuvre une puissance mortifère. La narratrice reprend par la suite le contrôle de son récit et de son corps, tournant en dérision le docteur qui « a l’air dérouté, comme devant un mystère primitif » (I, 503). Si les récits d’accouchement par les femmes sont rares, ceux de l’accouchement d’un enfant mort-né le sont encore plus, comme l’évoque Camille Laurens, qui a écrit le sien dans Philippe en 1995. Il y a une vraie émancipation dans le choix d’Anaïs Nin de faire sien le récit de son avortement, pour mettre en scène un corps dont elle reprend possession en finissant par accoucher par elle-même, après avoir exploré dans l’écriture ses angoisses de disparition.
Dans la relation fusionnelle qui unit Anaïs Nin et Henry Miller, un enfant n’aurait pas de place, et l’écriture de l’avortement évoque une autre interprétation possible du monstre marin que décrit Henry Miller, à l’image de celui du Greco qui avale les damnés : dans sa dimension maternelle la diariste devient une menace, une mère monstrueuse qui tuerait son enfant. Or l’écriture d’Anaïs Nin est décrite par Henry Miller comme une intervention violente, « une opération chirurgicale sur un monde de chair et de sang, une césarienne pratiquée par l’embryon lui-même, avec ses propres instruments » (DG, 137). C’est l’histoire revisitée d’un Cronos qui dévore ses enfants pour survivre, car c’est désormais la mère qu’il faudrait manger, la mère qui accouchera d’elle-même par l’écriture. Le cannibalisme n’est alors plus tant la métaphore d’une relation amoureuse fusionnelle qu’un rapport de destruction qui constitue l’acte d’écrire. Dans le même temps, l’œuvre se construit sur cette destruction et rend possible l’inscription d’un corps à soi. Comme l’exprime l’image d’Henry Miller, Anaïs Nin cherche à créer en explorant les relations primitives, notamment celle du fœtus et de la mère, mais son œuvre ne peut naitre que de la séparation entre deux êtres. La dernière image du texte « Un Être étoilique » est celle des yeux morts de fœtus qui se regardent mutuellement, comme une impossibilité à se rencontrer en tant que deux êtres différenciés, sauf à en mourir. Leur relation met en scène la violence d’une perte de soi-même en l’autre, contre laquelle il faut résister, s’accrochant à l’écriture comme à un rempart, un miroir qui ne reflète pas un vide, mais bien celui ou celle qui écrit. « Dans l’art, je trouve l’absolu – par lui, je me crée moi-même » (I, 178), écrit Anaïs Nin. L’esthétique cannibale insiste sur la possibilité d’écrire l’autre pour se trouver soi-même, et d’inscrire la destruction dans l’écriture pour constituer une œuvre faite de l’exploration d’une interface entre soi-même et l’autre, un espace dangereux qui pose les limites du sentiment de soi, interrogé par Anaïs Nin dans sa dimension féminine.
« Il n’y a pas de mariage, pas de vraie fusion. C’est du cannibalisme. »
Lorsque Anaïs Nin oppose le cannibalisme à la fusion en remarquant que les pages d’Henry Miller sont écrites à partir de sa chair, il ne s’agit plus seulement d’une esthétique, mais d’un rapport de domination. Pour Marcel Détienne, Cronos n’est pas un père cannibale, mais avant tout un dieu souverain qui engloutit ses adversaires « pour défendre ou pour fonder son pouvoir ». Il s’agit d’avalement plus que de dévoration, indique-t-il, et il est surtout question d’assurer le maintien de sa souveraineté. Dans l’œuvre de la diariste, la mise en scène de la relation amoureuse se teinte d’un enjeu de pouvoir, comme en 1932, lorsqu’elle note :
Tandis que je travaillais aujourd’hui, je me sens rendue compte que j’avais exprimé devant Henry beaucoup de mes idées sur June et qu’il s’en sert. J’ai l’impression d’être dépossédée et il le sait. […] Henry m’a demandé l’impossible. Il veut que j’alimente sa conception de June, ainsi que son livre. A mesure que chaque page me parvient, dans laquelle il lui rend de plus en plus justice, je sens que c’est ma vision qu’il a empruntée. On n’a certes jamais autant demandé à une femme. Je suis un être humain, pas une déesse (CS, 241).
Non seulement Anaïs Nin pressent que ses idées alimentent l’œuvre de Miller, mais elle est également elle-même réécrite par son amant dans la correction de ses textes, et ce n’est pas toujours à sa demande, comme en témoigne leur correspondance. Simon Dubois-Bouchereau, à partir d’une étude des manuscrits de la diariste réalisée pour sa thèse, analyse les multiples commentaires de Henry Miller, parfois violents et discutables, et commente : « Il est important de rétablir la vérité quant à l’influence de Miller. Au départ, c’est Nin, plus que lui, qui est source d’influence pour l’autre ». Son analyse précise des corrections permet d’insister sur la présence pesante de Miller pour l’autrice, notamment dans ses relectures de La Maison de l’inceste. En effet, son amant s’identifie à certains personnages et la pousse à les supprimer ou à les modifier, bien qu’il l’encourage également par moments. La densité de leurs œuvres respectives et l’absence de manuscrits d’Henry Miller, particulièrement ceux de sa période parisienne, lors de laquelle il travaillait à plusieurs romans en même temps, ne nous permet pas d’écrire que l’un fut la source d’influence de l’autre. Ce que la thèse de Simon Dubois-Bouchereau montre, c’est que le rapport de force imaginé entre eux par la critique, du fait d’une lecture sexiste de leur relation, n’a pas eu lieu, et il est même possible de supposer qu’Anaïs Nin a influencé son amant, notamment en ce qui concerne les concepts psychanalytiques qui infusent son œuvre. Pourtant, cela n’a pas été reconnu en dehors de cette thèse récente ; leur relation littéraire semble être organisée non seulement par une esthétique cannibale, mais aussi par un rapport de domination que l’on pourrait nommer cannibalisme. La Maison de l’inceste est, à ce titre, l’écriture d’une dépossession de soi et d’une lutte contre les hommes qui dévorent la diariste, qui résonne avec une lecture contemporaine de l’inceste. C’est une image de clivage que l’autrice écrit :
Je suis malade de la persistance des images, de leurs reflets de miroirs brisés. Je suis une femme aux yeux de chat siamois qui ne cesse de sourire par-delà ses paroles les plus graves et qui se moque de son sérieux même. Je souris parce que je suis à l’écoute de l’autre et que j’ai foi en l’autre. Je suis une marionnette manipulée par des doigts inexperts et déchirée et disloquée sans grâce ; un bras mort, l’autre en extase entre ciel et terre. (MI, 27)
Cet extrait tisse plusieurs dimensions de l’œuvre de l’autrice : recherche de soi dans l’écriture, mais aliénation à une position de femme souriante et à l’écoute de l’autre, ce qui la met en danger, la narratrice devenant l’objet d’un marionnettiste inquiétant qui la déchire et la disloque. La marionnette oppose l’extase à la mort pour condenser les enjeux de l’inceste subi. Sa lutte pour se défendre dans son Journal peut se relire aujourd’hui à l’aune de l’éthique du care, défendue par une pluralité de voix pour faire connaitre le « souci des autres ».
Dans l’œuvre d’Anaïs Nin, nous retrouvons souvent l’autrice mise en scène comme celle qui prend soin de l’autre, quitte à se sacrifier ; le care est dans son écriture, à l’instar du reste de sa vie intime, commenté : « Je suis épuisée à mort de toujours donner, de me vider. Cette constante dévotion à Henry. Son bien être comme but permanent. […] Je suis nourriture. Mon amour est nourriture. J’en ai assez, j’en ai par-dessus la tête ! » (I, 239) Avant que le soin de l’autre, ce travail qui souffre d’une constante invisibilisation, ne soit théorisé, la diariste l’exprime déjà à travers son journal qui agit comme un remarquable témoignage de son aliénation à sa position de femme, prise dans une relation à l’esthétique cannibale, commentée avec le champ lexical de la nourriture. Une fois séparée d’Henry Miller, elle écrit dans un journal ultérieur : « Je me suis mutilée. Rêves de femmes chinoises aux pieds bandés. Je me suis bandée spirituellement ». À partir de l’écriture, la diariste tente d’analyser son « rêve » qui est aussi un cauchemar de cannibalisme dans lequel elle est mutilée pour nourrir son amant, et son corps vient représenter ici son œuvre, ses possibilités artistiques. Son avortement est, à cet égard, une scène paradigmatique d’affirmation de son corps dans l’écriture, car il inscrit la mort du fœtus comme un choix nécessaire pour que survive sa création personnelle. Dans l’ouvrage de Carol Gilligan, théoricienne de l’éthique du care, l’avortement est, pour la femme qui a appris qu’être femme consiste à prendre soin de l’autre, l’une des décisions qui condense le choix conflictuel entre soi et l’autre, un « conflit entre la compassion et l’autonomie, entre la vertu et le pouvoir », résume-t-elle. L’écriture d’Anaïs Nin rend visible ce conflit et elle a probablement choisi à dessein de clore le deuxième tome de son Journal sur un thème qui déplace le conflit amoureux sur son corps vivant, pour tenter d’inscrire dans l’œuvre sa lutte pour la survie de ses possibilités créatrices.
On peut toutefois se demander si relire leur histoire au prisme d’une relation patriarcale est suffisant, car la théorie du care met aujourd’hui en valeur l’interdépendance comme l’un des fondements de nos relations humaines, loin de se résumer à la situation du nourrisson et de son caregiver. Bien que l’œuvre d’Henry Miller n’aurait pas pu exister sans femme pour prendre soin de lui, tant la diariste que sa compagne qui s’est prostituée pour les faire vivre, comme il le commente dans le Journal, « je ne peux rien faire sans une femme derrière moi » (I, 315), Anaïs Nin, elle, a longtemps vécu aux frais de son mari banquier, et dorlotée par sa gouvernante, Emilia. Leur relation est faite d’une multitude d’autres liens qui tissent un réseau leur permettant de créer. Au-delà de la dimension financière, l’autrice, à l’image de la narratrice de sa Maison de l’inceste, risque de se perdre dans l’écriture d’elle-même si elle n’arrive pas à entrer en relation avec un autre : « J’avale mes propres mots. Je mâche et remâche toute chose jusqu’à ce qu’elle ne vaille plus rien. Chacune de mes pensées, chacune de mes impulsions, je les mâche jusqu’à l’anéantissement » (MI, 61). L’éthique du care questionne l’idéal du génie personnel, « dans une société fondée sur l’idéal de l’autonomie règne aussi l’idée que nous sommes les auteurs de nous-même », commentent les autrices de l’ouvrage Qu’est-ce que le care ?, nous poussant à remettre en doute la possibilité créatrice d’un individu par lui-même. Les deux auteurs interrogent leurs capacités à créer par eux-mêmes, tant dans Tropique du Cancer, car le cancer est le monde « qui se dévore lui-même » (TC, 20) à l’image d’une œuvre qui se refermerait sur elle-même, que dans le commentaire sur l’œuvre d’Anaïs Nin où « la personnalité devient œil dévorant, inexorablement fixée sur soi » (DG, 150). Le cannibalisme, ce peut être aussi l’écrivain qui s’anéantit lui-même dans son œuvre, à l’image d’un œil dévorant. Anaïs Nin en vient à vouloir être délivrée de son livre, « il me dévore » (I, 420), écrit-elle, mais c’est bien le processus d’écriture intime qui la menace, car il s’apparente à un regard dans le miroir de sa vie qui pourrait la rendre folle si l’œuvre ne venait pas au monde ; une issue à cette dévoration, c’est la relation à l’autre, l’échange autour du processus de création, qui peut être fécond comme ce fut le cas pour les deux amants. Si c’est bien par la relation à l’autre que la diariste trouve une possibilité de s’inscrire dans son œuvre, cette dernière mérite d’être relue pour révéler une écriture de soi engagée et pluridimensionnelle.
« Comment ne plus être dominée, ne plus perdre son identité dans un amour, comment apprendre à être unis sans perdre sa personnalité ? », demande Anaïs Nin, une année avant sa mort. Il lui a fallu une vie d’écriture pour nommer si lucidement les enjeux de son œuvre et de ses relations, qui ne sont que l’envers de l’écriture. Si la relation amoureuse constitue au départ un modèle de création sur le mode du rêve cannibale de la fusion, elle permet également d’inscrire la destruction et la reconstruction de soi dans l’œuvre. De cette esthétique cannibale, Anaïs Nin fait émerger son corps féminin en tant que sujet du texte, ce qui nous a conduit à interroger le cannibalisme comme enjeu de domination. Aujourd’hui on constate une relecture de l’œuvre d’Anaïs Nin sous de nouvelles formes, comme le roman graphique de Léonie Bischoff, Anaïs Nin, sur la mer des mensonges (2020), ou dernièrement la pièce de théâtre Anaïs Nin au miroir (2022) d’Élise Vigier, d’après un texte d’Agnès Desarthe. Si son œuvre se prête à ces relectures actuelles, dépassant ainsi la dimension essentialisante de sa réflexion, c’est qu’elle nous plonge dans des enjeux contemporains, la création d’un sentiment d’existence, par l’écriture de soi, tout en interrogeant le corps féminin. La critique féministe a pu reprocher à la diariste ses mensonges, ses dissimulations, et sa difficulté à décrire sa monstruosité. Cet être étoilique est aussi un mythe, ainsi que le décrit Maud Rauturier qui qualifie le journal d’entreprise de séduction. Une question demeure alors : le care de l’écrivaine n’est-il qu’une mise en scène destinée à un lectorat féminin, ou est-elle allée au bout de ce qu’elle pouvait écrire, à son époque, de sa quête pour écrire un corps qui lui appartienne, entre fusion amoureuse et cannibalisme ?
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