Nos mélopées
Catherine Bastien est candidate à la maîtrise en recherche-création au département de littératures de langue française à l’Université de Montréal. Ses recherches portent sur la sorcière comme figure féministe dans la littérature contemporaine et sur sa parole envoûtante, contaminante et performative.
Tout commence nécessairement par un sifflement.
Il fallait l’attendre, à la lisière des champs, attendre le sifflement. Il y en avait toujours un. Puis un choc, un cri. Ou le silence. Ces moments se sentaient à même la chair. Le métal qui ouvrait, perçait, déchirait. Le sang en rivière entre les doigts. Tenter de le retenir en vain. Le souffle coupé, saccadé par la douleur, celle qui s’enfonçait jusqu’aux entrailles. Il fallait passer par-dessus le mal, enfoncer les orteils dans la boue. Cheminer vers l’épicentre.
Ils avaient ce regard, lorsqu’ils me voyaient arriver. De crainte et de résignation. Ils le sentaient, eux aussi. Ils avaient vu l’éclat, le feu, le sang et les obus qui pleuvaient autour de nos corps meurtris. Leur peur s’étendait en masque sur mon visage, sur mes mains qui déboutonnaient doucement leur chemise ensanglantée. Autour, le vent immobile, les balles aussi. Nos plaies continuaient à saigner.
Des jours plus sombres. Les soldats dans mes bras se mettaient à sangloter. C’étaient les jeunes, leurs boucles innocentes, le rouge de leurs joues et les médaillons dans leur veste. Leur douleur insoutenable. Alors il me fallait être tout en douceur. Éponger les fronts, appuyer les têtes sur mes genoux et frotter les vêtements souillés entre mes paumes. Pour eux, mes plus tendres lamentations. Ils étaient déjà avertis, avaient vu la balle avant même que je ne l’entende. Pour ceux qui savaient déjà, il fallait pleurer autrement. Plus de cris perçants, de hurlements désespérés. Que les larmes chaudes du renoncement. Ils chuchotaient, me l’avouaient. Ils ne comptaient pas s’acharner. Les jeunes soldats voulaient mourir avec dignité. Mes martyrs. Ensemble, nous déplorions le futur incertain, les drapeaux qui tardaient à se lever. Les combats qui n’en finissaient plus. Les plaintes creusaient ma poitrine érodée et vite je gémissais seule, saignais seule. Alors tout était à recommencer.
De vagues souvenirs me happent parfois. Houle. Au loin, la baie qui m’appelle. Je ne suis pas ici pour mes pleurs. Pas encore. Ma gorge est douce, je la sens. L’eau y coule sans plonger dans les failles, dans les fissures. Je crois que ma voix est tendre, on ne l’a pas éraillée. Mes mains aussi. Elles ne portent pas les marques des linges ni les taches de sang sous les ongles. Je crois que je suis chez moi. Mais il y a la lueur orangée du ciel. Et puis cette silhouette qui avance.
Le sifflement, la poussière, une ruelle sombre. Le visage horrifié de celui à qui appartient la chemise tachée, roulée entre mes paumes. Nos hurlements qui s’élèvent en chœur. Il ne veut pas partir.
Il faut avancer vite, arriver au chevet à temps. Mes pieds glissant sur le sol gorgé de sang, au rythme d’une danse qu’ils connaissent par cœur. Tournoyer pour éviter ceux qui pourraient encore se battre. Certains sentiront le parfum de mes cheveux alors que je les frôle, on le voit à leurs yeux qui s’agrandissent et à la balle qui effleure leur oreille. Il faut continuer. Je les reverrai plus tard.
Reviennent les vagues sur le rivage et les cris au-dessus des flammes. Mes jambes qui tremblent. Ont-elles froid ? Il faut oublier de sentir sa peau à force d’éponger celle des autres. Ce doit être un rêve, ce chaos qui se dessine doucement autour de la baie et mon corps qui s’éveille. Mitraillé par l’air glacial. Mes pieds sur le sol, mes pas menant sur le chemin de cailloux. Creusent un trou au centre de ma poitrine. Cette douleur inconnue, ce n’est pas celle des jeunes perdus, des héros avortés. Elle ne sert à rien. Sent le malheur. Pure, affreuse simplicité.
Toujours revenir aux combats incessants. Étendu dans mes bras, un soldat plus âgé, le cœur ravagé par la haine. Son visage relevé vers moi. Sourire déformé. Nos voix s’élèvent, se rejoignent, se cassent et, l’espace d’un instant, l’ennemi tressaille. Mes hurlements stridents mêlés aux éclats, de bombes et de rires. Le vieil homme rit au nez de la mort. Nos deux cœurs consumés par la rage.
Souvenirs sourds. Le ciel qui tombe et s’enflamme. S’amalgament les craquements des tisons, des poutres affaissées, des os de mon père. Les plaintes des veuves et des écorchés. Ne me parvient que l’horreur, notre dernier chœur. Elle trace son chemin à travers les tripes et s’y loge. Trouve son havre.
Tout commence nécessairement par un sifflement, mais cette fois-ci, c’est différent.
Je ne saisis jamais le temps. Il me glisse entre les doigts. Je ne sais dire combien d’années ont passé, combien de chemises se sont accumulées sous mes paumes. Pourtant il y a l’appel de ce corps qui ne ressemble pas aux autres. Mon attente ne se fait plus à la lisière d’un champ ni même à l’abri d’une ruelle obscure. Mes pieds flottent au-dessus d’une masse secouée de spasmes, au centre d’une avenue jonchée de débris. Je ne retrouve plus les plaines, les lieux de réclusion où se cantonnent les derniers espoirs d’une jeune nation. Au milieu du béton émietté, impossible de distinguer les combattants. Tout a changé. Ma chair ne s’ouvre plus comme auparavant. Mon être entier semble sur le point d’éclater, le sang se répand de partout, mêlant le mien au sien, au leur. Je deviens la plaie de tout le monde et de personne à la fois. Je n’ai pas entendu le sifflement.
Une barque s’agrippe au sable noir. Il y a quelque chose dans ce qui brûle derrière moi, comme une certitude de trouver la réponse dans ce ventre de bois. Sous les taches de suie. Les cailloux roulent sous mes pieds, me dérobent. On m’arrache, on me projette; cette douleur-là, je ne peux pas la toucher. Je ne m’y rends jamais. Mes mains crispées autour de ma gorge vierge, je m’évapore.
Ce corps là n’est pas celui d’un soldat. Ma danse ne sert plus à rien, il n’y a nulle part où aller. Mes tournoiements empêchés ne trouvent plus personne à avertir. Ce visage, il faut le délivrer d’une pile de corps aussi meurtris que le sien. Hurler et tirer, tirer aussi fort que l’on crie, la petite main ensanglantée et mes doigts qui se déchirent. Sangloter encore pendant que je donne le dernier coup pour libérer enfin la chevelure emmêlée.
Les cailloux sous mes pieds, mes plaies de crucifiée. Mon bras enfin assez près, qui s’allonge et attrape les cordages. La berceuse de l’eau. Le toit de l’embarcation, linge de lin brûlé, s’envole. Fuit. Mes yeux ne se posent qu’un instant sur la masse cachée au fond, entre les pagaies et l’eau rougeâtre qui s’est infiltrée. Un instant suffit. Sort malgré moi ce hurlement qui fera découvrir ma cachette. Il faut le laisser aller, s’y noyer. Recouvrir les autres cris. J’entends les pas de la silhouette qui avance, arme levée contre ma voix qui refuse de se taire. Et je hurle, malgré tout, ma gorge mutilée sous cette plainte ininterrompue. Elle ne finit plus.
La tête appuyée sur mes genoux pendant que la plainte se perd sous ma langue. Ce visage, rond et délicat. Sauvé du sang qui emballe le reste des membres en armure. Ce visage rond comme aucun avant lui. Les pommettes intactes, le nez retroussé, les larmes qui coulent sur les bras cassés. Sur la peau percée par des fragments d’os. Le grain de beauté sur la joue droite. Nos yeux brûlent, irrités par les débris autour de l’enfant. Par l’image de sa mère, projetée quelques mètres plus loin. Son corps raide, tordu, impossible de le calmer. Elle est recroquevillée, la tête entre les paumes, a essayé de se cacher. Je démêle ses cheveux, les enroule, les porte en bagues sur mes jointures. Il faut être tout en douceur, car elle est encore plus jeune que les jeunes et le rouge de leurs joues. Ses yeux agrandis tournent, tremblent, refusent de se fermer. Nous peinons maintenant à sentir nos jambes engourdies. Ne demeurent que le sang qui arrête de couler et le froid entre nos doigts écorchés. Entre nos lamentations étouffées. Le chaos autour de nous a oublié de s’arrêter. Fragile, le petit corps au fond de la barque ou la tête appuyée sur mes genoux, nous n’avons rien à voir avec tout ça, ni rebelles ni soldats et pourtant notre flaque de sang s’étend dans l’eau, sur le béton et la poussière. Nos cris se brisent dans notre gorge et cèdent aux sirènes des ambulances qui pleurent avec nous sur leurs rochers. L’avenue, la baie tanguent, se croisent, se rejoignent, cette fois-ci, il n’y a pas eu de sifflement.