Marie de Magdala, une psychopompe chrétienne
Katherine Rondou
HEPH-Condorcet
Université libre de Bruxelles
Université de Mons
Docteur en Philosophie et Lettres, Katherine Rondou est maître-assistant de langue française à la HEPH-Condorcet et collaboratrice scientifique à l’Université libre de Bruxelles et à l’Université de Mons. Elle consacre l’essentiel de ses recherches aux représentations littéraires des mythes et à l’influence de la Bible et de l’hagiographie sur les lettres. Elle a également publié quelques études sur la littérature belge francophone.
Si plusieurs disciples, habituellement désignées sous l’appellation générique « les saintes femmes », accompagnent le Christ dans ses derniers instants et prennent ensuite soin de son cadavre, un personnage se détache habituellement du groupe, en raison de ses rapports privilégiés avec le Messie : Marie-Madeleine.
La jeune femme est intimement liée au deuil et à la toilette mortuaire à plusieurs reprises, dans les évangiles et dans les récits hagiographiques, et apparaît dès lors rapidement dans la culture chrétienne comme la pleureuse et l’embaumeuse du Christ. L’iconographie, la littérature dévotionnelle et fictionnelle, l’exégèse, les pratiques cultuelles, etc. le rappellent à l’envi : Madeleine s’effondre en larmes au pied de la croix et continue à pleurer le disparu au désert ; elle participe à la mise au tombeau et se rend au sépulcre, le dimanche matin, afin d’embaumer le Christ, dont elle a symboliquement déjà oint le corps lors du repas de Béthanie. Chaque époque, toutefois, s’est approprié le portrait de la sainte en psychopompe et l’a repeint avec ses propres couleurs, en fonction des choix esthétiques, des questionnements sociétaux, du contexte religieux, etc., qui la définissent. Madeleine ne saurait porter identiquement le deuil sous la plume d’un poète baroque ou romantique. Il nous semble dès lors opportun d’interroger le rapport de Marie de Magdala à la mort du Christ dans la littérature occidentale des XXe et XXIe siècles, en raison des multiples évolutions du thème magdaléen que nous avons pu constater, particulièrement depuis les années 1980. Dans ces textes, la pécheresse repentie de la tradition cède régulièrement la place à une nouvelle incarnation de Madeleine en disciple supérieure, et cette redéfinition du personnage entraîne nécessairement une relecture des épisodes évangéliques et hagiographiques liés à l’onction de Béthanie, à la Passion, à la mise au tombeau, etc. Nous nous attacherons donc, après un indispensable rappel de la tradition, à examiner les représentations de la sainte en pleureuse, et en embaumeuse, dans les lettres occidentales de ces dernières décennies. Les larmes de la sainte ayant toutefois déjà fait précédemment l’objet de nos travaux, nous accorderons davantage d’espace au portrait de Madeleine en embaumeuse.
Sans prétendre à une exhaustivité que le seul problème des traductions rend impossible, nous avons rassemblé une centaine d’œuvres, appartenant à des genres, à des champs littéraires, à des aires linguistiques différents. Ce corpus vaste et varié devrait nous garantir des généralisations hâtives. Afin toutefois de respecter l’espace restreint qui nous est imparti, nous nous limiterons dans cet article à quelques exemples pertinents pour notre démonstration. Cette analyse ne constituera cependant qu’une partie de notre étude, puisque nous ne saurions faire l’économie des raisons de cette évolution. Les ouvrages sélectionnés nous permettront donc également de définir les facteurs responsables du nouveau regard porté par les écrivains des XXe et XXIe siècles sur la Madeleine pleureuse et embaumeuse de la tradition, facteurs qui seront dès lors abordés au fur et à mesure de l’examen des textes fictionnels étudiés. L’émergence de la théologie féministe dans les années 1960, la découverte de manuscrits gnostiques et leur plus large diffusion au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, ainsi qu’une relecture du message évangélique à l’aune des religions matriarcales dans les années 1980 ont défini, selon nous, un contexte favorable à l’émergence de la Madeleine comme disciple supérieure chez les écrivains contemporains, nouvelle image qui conditionne à plusieurs reprises une approche novatrice de son rôle de pleureuse et d’embaumeuse.
1. Élaboration du portrait de Marie-Madeleine en pleureuse et embaumeuse dans la tradition
Pour pleinement cerner les tenants et aboutissants du portrait de la sainte en psychopompe, il est nécessaire de rappeler les étapes de la constitution du personnage magdaléen, qui naît en réalité de la fusion de trois femmes évangéliques : Marie de Magdala, Marie de Béthanie et la parfumeuse anonyme de Luc. La première, qui donne son nom au personnage composite (Marie-Magdeleine, Marie-Madeleine, Madeleine), appartient au groupe des femmes disciples qui assistent Jésus de leurs biens (Lc 8, 1-3). Libérée de sept démons par le Christ (Lc 8, 2 ; Mc 16, 9), elle l’accompagne durant sa vie publique, assiste à la Passion (Mt 27, 55-56 ; Mc 15, 40 ; Jn 19, 25), à la Mise au tombeau (Mt 27, 61 ; Mc 15, 47) et sera le premier témoin de la Résurrection (Mt 28, 1-8 ; Mc 16, 1-8 ; Lc 24, 1-11 ; Jn 20, 1-18). Marie de Béthanie, sœur de Marthe et Lazare, verse d’abondantes larmes à la mort de son frère (Jn 11, 1-14), ensuite ressuscité par le Christ, et se voit attribuer par Jésus la « meilleure part », dans la scène du même nom (Lc 10, 38-42). Contrairement à Marthe, Marie délaisse lors d’un banquet les tâches domestiques, afin d’écouter l’enseignement messianique. Les deux sœurs deviendront, dans la tradition chrétienne, les modèles des ordres religieux actif et contemplatif. Marie de Béthanie apparaît dans un dernier épisode, chez Jean (Jn 12, 1-8), où elle oint Jésus d’un onguent précieux. Les autres évangélistes évoquent également une onction (Mt 26, 6-13 ; Mc 14, 3-9 ; Lc 7, 36-50), mais la myrophore demeure anonyme, et se voit qualifiée de pécheresse par Luc. En raison de différents points communs (la possession de la Magdaléenne peut être considérée comme la manifestation de ses péchés ; Marie de Béthanie et la parfumeuse lucanienne oignent le Christ lors d’un repas, tandis que Marie de Magdala emporte des onguents au tombeau ; la pécheresse anonyme baigne de ses larmes les pieds du Christ, Marie de Béthanie pleure à la mort de Lazare et Marie de Magdala, lorsqu’elle constate la disparition du corps de Jésus au jardin du sépulcre, etc.), la question de l’unité ou de la distinction des trois femmes s’est rapidement posée aux exégètes, sans que ce point ne débouche sur une grave dispute théologique, puisqu’il ne touche pas au dogme.
La « question des trois Marie » retient très tôt l’attention des Pères de l’Église et nourrit encore aujourd’hui le débat, certes dans une moindre mesure depuis Vatican II. Au VIe siècle, le pape Grégoire le Grand rejoint la tendance unificatrice de l’exégèse occidentale – notons que l’Église grecque privilégie la distinction dès l’Antiquité – et entérine la Madeleine « une », également nommée Madeleine grégorienne. Cette dernière prédomine en Occident jusqu’au XVIe siècle, lorsque l’humaniste Jacques Lefèvre d’Étaples se positionne en faveur de la distinction. Son ouvrage, De Maria Magdalena, suscite de vives réactions de la part de ses contemporains et entraîne la publication de nombreux ouvrages relatifs à l’identité de la sainte. La Sorbonne, contrainte de prendre position, revient, le 9 novembre 1521, à l’unité prônée par les Pères, tandis que les protestants opteront généralement, comme les orthodoxes, pour la distinction. La discussion ressurgit au XVIIIe siècle, lorsque l’historien et exégète bénédictin Augustin Calmet soutient dans sa Dissertation sur les trois Maries que la controverse sur l’unicité de la Madeleine n’est pas une question de foi : son intervention marque la banalisation et, en toute logique, la fin de la querelle. Il n’en est cependant rien : si, à l’heure actuelle, les progrès historiques favorisent la thèse de la distinction, reprise depuis 1969 par le calendrier romain, celle-ci ne fait pas encore l’unanimité parmi les spécialistes. Les écrivains toutefois, peu désireux de renoncer à la complexité psychologique de la Madeleine grégorienne, restent le plus souvent fidèles à la figure synthétique largement diffusée par les récits hagiographiques, et ce quelle que soit leur appartenance spirituelle.
Selon ces textes, qui fleurissent dès le Moyen-Âge, Marie-Madeleine grandit dans une riche famille juive, auprès de son frère Lazare et de sa sœur Marthe. L’oisiveté pousse peu à peu la jeune fille au péché, et elle se livre à une vie de débauche, à laquelle l’arrache sa rencontre avec Jésus. La Magdaléenne devient alors l’une de ses principales disciples et l’accompagne avec fidélité, jusqu’au pied de la croix. Une fidélité largement récompensée, puisqu’elle sera le premier témoin de la Résurrection. Après l’Ascension, Madeleine prêche l’Évangile à Jérusalem, et s’attire l’hostilité des autorités juives, qui la placent, avec d’autres membres de la première communauté chrétienne, sur un bateau sans gouvernail, abandonné en Méditerranée. Dieu, toutefois, protège ses fidèles et le groupe accoste sans encombre en Provence, où chacun reprend son rôle de prédicateur. Madeleine convertit la ville de Marseille et se retire ensuite dans une grotte isolée, la Sainte-Baume. Elle passe les trente dernières années de sa vie dans la prière et le recueillement, et connaît la traditionnelle « bonne mort » des saints. Ces récits et leur mise en images permettent à Marie-Madeleine d’actualiser, dans un contexte chrétien, les figures anciennes de la pleureuse et de la laveuse des morts.
2. La pleureuse
La sainte, contrairement à la majorité des disciples masculins, témoigne publiquement de sa fidélité à Jésus en l’accompagnant au Calvaire. Si Luc évoque uniquement un groupe de femmes au pied de la croix (Lc 23, 49), les autres évangélistes citent nommément Marie de Magdala (Mt 28, 55-56 ; Mc 15, 40 et Jn 19, 25). Aucun néanmoins ne décrit de femmes en larmes, alors que de très nombreux peintres accentueront le désarroi des saintes femmes, afin de souligner toute l’horreur de la tragédie en cours. Songeons, par exemple, à la Madeleine littéralement écrasée de douleur de Rogier Van der Weyden, qui peint une larme sur la joue gauche du personnage, ou encore à celle de Masaccio : tournant le dos au spectateur, la jeune femme tend ses bras vers le ciel, dans une gestuelle propre aux pleureuses. Le processus est similaire pour la descente de croix et la mise au tombeau. Seuls Matthieu (Mt 28, 61) et Marc (Mc 15, 47) indiquent la présence de Marie de Magdala : Luc (Lc 23, 55) reste à nouveau évasif et ne précise pas l’identité des saintes femmes, tandis que Jean (Jn 19, 39-42) ne cite que Nicodème et Josèphe d’Arimathie. De même, les pleurs sont absents du texte. Les arts plastiques, en revanche, associent très régulièrement une Magdaléenne en larmes à ces scènes. Marie de Magdala ne pleure en réalité qu’à une seule reprise, dans les derniers chapitres de l’Évangile de Jean, lorsque la disciple constate avec effroi la disparition du corps de Jésus, au matin de Pâques (Jn 20, 11). Par-delà le silence des évangiles, les arts chrétiens ont donc façonné l’imaginaire occidental, et nous ont transmis l’image mentale très précise de Madeleine pleurant le Christ mort, dont hériteront les écrivains contemporains.
La vie érémitique de Madeleine a également favorisé les représentations de l’amie du Christ en pleureuse, dans une bien moindre mesure cependant que la Passion. Sa retraite s’inspire de la vita d’une autre sainte pécheresse, l’ancienne prostituée Marie l’Égyptienne, qui expie dans le désert ses fautes passées. Les écrivains et les artistes interprètent donc le plus souvent les larmes de Madeleine à la Sainte-Baume comme l’expression de sa contrition. De rares auteurs toutefois, tels le poète provençal César de Nostredame (le fils du célèbre Nostradamus) ou le cardinal de Bérulle, voient davantage en la Madeleine au désert une veuve éplorée qu’une pénitente en cilice. La pleureuse supplante alors la repentie.
Comme nous l’avons démontré dans une autre publication, plusieurs auteurs contemporains soulignent la supériorité spirituelle de Marie de Magdala, ou la profondeur de ses sentiments, tantôt en rejetant la pleureuse des époques passées au profit d’une disciple stoïque ou en dépeignant une femme affligée au-delà des larmes, tantôt en substituant une Madeleine en deuil à la pécheresse repentie. La romancière féministe allemande Luise Rinser insiste sur la détermination de son héroïne, qui refuse de s’effondrer en public au Golgotha ; celle de Marguerite Yourcenar comprend la nécessité du sacrifice et réclame avec la foule du prétoire la libération de Barabbas ; la Madeleine du théologien français Jean-Yves Leloup sombre dans une totale léthargie à la mort du Christ, terrassée de douleur, incapable de pleurer ou de réagir ; l’ermite de Pierre-Marie Beaude, professeur émérite d’exégèse à l’Université de Lorraine, ne pleure pas au désert sur ses péchés passés, mais sur la disparition de son seul amour ; etc. Certes, ces écrivains maintiennent le rôle fondamental de Madeleine à la mort du Christ, mais ils en redéfinissent les contours, afin de renforcer l’image de la disciple supérieure ou pour souligner la tendresse qui unit la jeune femme au Nazaréen.
3. L’embaumeuse
3.1 La visite au sépulcre
Selon la tradition, Marie de Magdala accompagne également la mort du Christ par les soins prodigués à son cadavre. Si Matthieu (Mt 28, 1-8) indique simplement que les saintes femmes désirent visiter le sépulcre le dimanche matin, et si Jean (Jn 20, 1-18) attribue l’embaumement du corps à Nicodème et Joseph d’Arimathie et le situe lors de la mise au tombeau, chez Luc (Lc 24, 1-11), les saintes femmes préparent des aromates dès le Vendredi et les emportent au jardin du sépulcre le Dimanche, ce que confirme Marc (Mc 16, 1-8), en précisant que leur intention est d’oindre le corps de Jésus. Ces deux derniers textes suggèrent donc que l’embaumement du corps n’a pu avoir lieu le jour de la crucifixion, sans doute en raison du début du Shabbat, et que le rite est postposé au surlendemain. Marie-Madeleine et ses compagnes jouent donc littéralement le rôle de laveuses des morts. Les versions de Luc et de Marc, qui présentent l’avantage de justifier la démarche des saintes femmes, apparaît très régulièrement dans la littérature. Nous constatons toutefois une évolution importante à partir du XXe siècle. Plusieurs écrivains délaissent la justification des deux derniers synoptiques, afin de souligner la supériorité de Marie-Madeleine. La jeune femme a compris la promesse de Résurrection du Messie, et ne se rend donc pas au sépulcre pour embaumer le corps de Jésus, mais pour rencontrer le Christ ressuscité. Ces auteurs renoncent à la représentation séculaire de Madeleine en embaumeuse, au profit d’une nouvelle lecture du personnage, davantage focalisée sur l’intelligence de la sainte, que sur sa dévotion ou sa fidélité. L’évangile selon Marie-Madeleine (1984) de la romancière française Aurélia Briac offre un exemple intéressant du phénomène. Le texte détourne les récits de Marc et de Luc : Madeleine se rend effectivement au tombeau avec des aromates, mais pour accueillir le ressuscité avec de douces senteurs : « Si le grain de blé ne meurt pas, je me comprends, il vaut mieux qu’à son réveil, ça sente bon autour de lui, dans ce froid sépulcre. »
3.2 L’onction
Les évangiles évoquent déjà la toilette mortuaire de Jésus avant la Passion, lors de l’onction. Nous l’avons rapidement indiqué précédemment, chaque évangéliste décrit une femme oignant le corps du Christ au cours d’un banquet. Les deux premiers synoptiques comportent des versions pratiquement identiques de l’onction de Béthanie (Mc 14, 3-9 ; Mt 26, 6-13). Chez Simon le Lépreux, une femme anonyme verse un nard de grand prix sur la tête de Jésus. Les témoins lui reprochent immédiatement de ne pas avoir consacré l’argent du parfum aux pauvres, mais le Christ prend la défense de la myrophore : elle a anticipé l’embaumement de son corps et son geste restera dans les mémoires à travers les siècles. L’évangile johannique (Jn 12, 1-8) est assez similaire. L’onction se déroule chez Lazare : au cours d’un repas, sa sœur Marie répand du parfum sur les pieds de Jésus, et les essuie de ses cheveux. Judas condamne la prodigalité de Marie de Béthanie, qui a gaspillé un onguent dont le prix aurait dû être consacré aux pauvres. Ici aussi le Nazaréen justifie l’attitude de la jeune femme, qui a pratiqué un rite funéraire. Le texte lucanien (Lc 7, 36-50), en revanche, présente des divergences importantes. Le repas chez Simon a lieu en Galilée, et non à Béthanie, chez Simon le Pharisien (et non le Lépreux). Une pécheresse anonyme baigne les pieds de Jésus de ses larmes et d’un parfum précieux, les essuie de ses cheveux et les embrasse. Simon s’indigne qu’un prophète accepte d’être touché par une pécheresse, et se voit opposer la parabole des deux débiteurs. Jésus explique ensuite à l’assistance que les gestes de la parfumeuse anonyme traduisent son amour et sa foi, et lui remet ses péchés.
Le nombre d’onction(s) varie d’un commentateur à l’autre. Certains considèrent que chaque évangéliste décrit la même scène, d’autres que Matthieu, Marc et Jean décrivent une seule onction, l’onction de Béthanie, tandis que Luc se réfère à un autre épisode de la vie publique de Jésus, l’onction de Galilée. En fonction de leur perception de la question des trois Marie, ces exégètes attribueront les onctions à une même femme, ou à deux femmes différentes. Comme nous l’avons indiqué plus haut, la plupart des écrivains contemporains se rallient encore le plus souvent à l’unicité, mais leur lecture de l’onction évolue, et modifie dès lors l’implication de Madeleine dans les rites funéraires.
L’onction de Galilée met en scène une contrition publique, qui séduira particulièrement les artistes de la Contre-Réforme, soucieux de défendre la confession face aux attaques protestantes. La pécheresse expie ses fautes par ses larmes et ses gestes de tendresse envers Jésus. Ce dernier aspect – « Ses péchés, ses nombreux péchés, lui sont remis parce qu’elle a montré beaucoup d’amour » (Lc 7, 47) – favorisera le portrait de Madeleine en sainte amante du Christ. L’onction de Béthanie, en revanche, souligne l’intellection de la sœur de Marthe et Lazare, qui comprend avant les autres disciples la nécessité de procéder à l’embaumement. La scène peut dès lors se lire comme une nouvelle annonce de la Passion. Parallèlement, puisque Matthieu et Marc, contrairement à Luc et Jean, décrivent une onction sur la tête, et non sur les pieds, une autre cérémonie peut se superposer à la toilette mortuaire anticipée : l’onction des rois. Cette seconde lecture renforce également la perception de la myrophore comme une disciple supérieure, puisque la jeune femme proclamerait alors la royauté spirituelle du fils de Dieu. L’onction de Béthanie se trouve dès lors au centre de notre réflexion sur la figure de la laveuse de morts, puisque sainte Marie-Madeleine manifeste sa perception de l’imminence de la Passion, par un embaumement anticipé uniquement compris du Christ.
3.3 Relectures contemporaines
3.3.1Thierry Leroy et la théologie féministe
Elles, Jérusalem (2007) de Thierry Leroy constitue un exemple intéressant des relectures de l’onction dans la littérature contemporaine. L’auteur, prêtre et titulaire d’une maîtrise en théologie, a écrit plusieurs romans bibliques. La publication de 2007 se déroule à l’époque actuelle : au cours d’un voyage à Jérusalem, l’héroïne, Diane, lit le manuscrit de son amie Laurence, un roman consacré à Jésus et à ses disciples femmes. La jeune fille découvre alors la richesse et la complexité du personnage magdaléen, notamment à travers une réflexion sur le nombre de Marie et d’onctions. Marie-Madeleine apparaît donc à la fois dans le manuscrit de Laurence dont les pages sont indiquées en italiques, pour les distinguer du reste de la narration, ainsi que dans les discussions des personnages, et nourrit les réflexions de Diane.
Thierry Leroy s’inscrit sans ambiguïté dans la vague de réhabilitation de Marie-Madeleine, comme disciple privilégiée de Jésus, sans doute largement influencée par l’émergence de la théologie féministe. Marie de Magdala, fidèle disciple et apôtre de la Résurrection, devient en effet sans surprise un argument fondamental pour les théologiens soucieux de revaloriser le rôle de la femme au sein des institutions chrétiennes, puisque la sainte assume indubitablement un rôle apostolique fondamental dans les récits de la Résurrection, où elle annonce aux disciples le miracle pascal. De nombreux biblistes féministes aux États-Unis et en Europe s’attachent à réhabiliter le personnage évangélique, injustement qualifié de prostituée. Karen King, par exemple, voit dans l’unicité grégorienne des trois Marie que nous évoquions plus haut une tentative pour discréditer la disciple en l’assimilant à une prostituée : « Bref, le portrait de la pécheresse repentante fut inventé pour contrer un portrait plus ancien et très fort de Marie en tant que prophétesse visionnaire, disciple exemplaire et dirigeante apostolique ». Une réhabilitation qui se double, dans les milieux catholiques, d’une revendication du sacerdoce féminin. Le problème de l’ordination des femmes dans l’Église romaine, toujours en suspens à ce jour, se pose officiellement pour la première fois en mai 1962, lorsque Gertrud Heinzelmann, juriste catholique suisse, fait parvenir une requête circonstanciée à la commission préparatoire de Vatican II. Environ dix ans plus tard, en 1973, Ida Raming publie, en allemand, une thèse de doctorat portant sur le problème du sacerdoce féminin, La femme exclue du ministère sacerdotal, tradition conforme à la volonté de Dieu ou discrimination ? Sa traduction en anglais témoigne de l’intérêt croissant pour cette problématique. Parallèlement à ces travaux scientifiques, nous assistons à la publication d’ouvrages s’adressant à un plus large public, ainsi qu’à la constitution d’organismes revendiquant l’ordination des femmes : Marie-Madeleine devient le héraut de Future Church aux États-Unis, de Maria von Magdala, initiative Gleichberechtigung für Frauen in der Kirche en Allemagne, et de Women Priests en Europe.
L’héroïne de Thierry Leroy reflète ces débats autour de la Madeleine grégorienne : faut-il ou non maintenir la confusion ancienne de Marie de Magdala, de Marie de Béthanie et de la pécheresse anonyme ? Durant son séjour en Israël, Diane interroge à ce sujet un théologien catholique progressiste, Maurice Maertens. Sur le plan historique et exégétique, le dominicain défend la distinction, et explique les motivations misogynes de l’unicité ancienne.
Cette femme que l’on appelle « Marie Madeleine » est un masque confectionné de matériaux divers maintenus ensemble par une colle quelque peu suspecte. Si l’anti-Ève par excellence est la Vierge Marie, qui n’a jamais connu le péché, elle est trop parfaite en quelque sorte. Il fallait trouver une autre femme, une pécheresse qui avait gravement fauté, longuement et consciencieusement : Marie Madeleine ! […] un personnage qui dissimule remarquablement trois femmes distinctes et absolument différentes.
En revanche, lorsque le même Maurice Maertens se place sur le plan symbolique, il soutient la nécessité de superposer les trois figures évangéliques, afin de reconstituer une image complète de la femme :
Pornéïa [la pécheresse lucanienne], Myriam [de Béthanie] et Magdelène sont assemblées en la Femme tendue vers l’Homme. Marie Madeleine n’est plus un masque, elle est une révélation !
Voyez-vous, Mademoiselle, les trois femmes ont été fusionnées en une seule parce qu’il leur fallait prendre part à la Résurrection : Marie de Magdala, afin d’échapper au désespoir, la prostituée que Laurence dénomme Pornéïa, parce que la Résurrection du Seigneur ose regarder le mal en face, et qu’il faut regarder le Ressuscité dans les yeux pour être transformé. […]. Chère Diane, la jeune Myriam doit être témoin de la Résurrection parce qu’il ne suffit pas d’écouter sagement aux pieds du Seigneur, mais il faut porter aux autres la ferveur que l’on porte en soi : « va dire à mes frères… » Et il faut supporter l’incrédulité et la contradiction. L’amour vrai du disciple pour le Seigneur est à ce prix. Voilà pourquoi ces trois amies n’en font qu’une ma chère Diane…
Les onctions reflètent ces oscillations entre une approche exégétique des textes (deux onctions dont la scénographie et la signification divergent, effectuées par deux femmes différentes, elles-mêmes distinctes de Marie de Magdala) et la lecture symbolique qu’en propose Laurence dans son manuscrit. Le roman décrit deux onctions. Pornéia verse un parfum de prix sur les pieds du Nazaréen, les couvre de baisers et de ses cheveux, verse des larmes. La jeune femme pleure « sur le mal que [Jésus] prend sur lui et sur l’amour rayonnant, […] sur [s]on esclavage ». Certes, les derniers mots laissent supposer que la myrophore regrette un passé enchaîné au péché, ce qui correspond à la lecture habituelle de l’onction de Galilée, mais la première partie de l’extrait indique davantage un geste de tendresse en prémonition du sacrifice de la Passion, qu’une volonté de s’humilier publiquement pour obtenir le pardon de ses fautes. Quelques mois plus tard, Myriam oint la tête et les pieds de Jésus avec un parfum offert par Magdelène, les essuie de ses cheveux et se fait traiter de putain par l’un des convives. Rappelons que Simon le Pharisien s’indigne du statut de pécheresse de la myrophore en Lc 7, 36-50, mais qu’il n’est pas question de ce type de reproche dans les récits de l’onction de Béthanie. Thierry Leroy atténue donc volontairement les frontières entre les deux onctions et associe directement Marie de Magdala au geste de Marie de Béthanie. Alors que les convives moquent ou critiquent Myriam, un enfant comprend le sens réel de la scène : « Tante Myriam, tonton Ieshoua c’est un roi ? », « Il va mourir tonton Ieshoua ? » Non seulement Marie de Béthanie anticipe la toilette mortuaire, consciente de l’imminence de la Passion, mais en versant de l’huile sur la tête de Jésus, la jeune femme suggère le rituel par lequel le prêtre sacre le roi d’Israël. Lors de l’onction de Béthanie, le Nazaréen devient littéralement l’oint du Seigneur, Messiah en hébreu, Christos en grec. Cette interprétation ancienne de l’épisode transparaît également à travers la remarque ironique d’un disciple, moins perspicace que l’enfant : « Voici le prophète Samuel qui sacre David ! »
3.3.2 Frédérique Jourdaa et la littérature gnostique
Frédérique Jourdaa publie en 2006 Le Baiser de Qumrân. Dans ce roman biblique, la journaliste retrace la jeunesse de Jésus, entre sa formation auprès des esséniens et son amour pour Marie-Madeleine. La jeune femme imaginée par Jourdaa est à la fois la disciple privilégiée de Jésus, sa compagne et la mère de sa fille. Le portrait de la sainte en pécheresse repentie a totalement disparu, et l’auteure privilégie donc l’onction de Béthanie. La romancière introduit toutefois une dimension supplémentaire : son héroïne n’utilise pas un simple parfum, mais « l’huile de l’arbre de vie ».
L’arbre de vie apparaît plus tôt dans le roman. Alors qu’il a quitté la communauté essénienne, Jésus rencontre en chemin un splendide vieillard, vêtu d’une robe blanche, serrée d’une ceinture en or. L’homme lui apparaît comme un frère et lui dit : « Ne crains pas, je suis le Premier et le Dernier ; je fus mort, et me voici vivant pour les siècles des siècles. Reste fidèle et je te donnerai la couronne et l’arbre de vie. Le vainqueur n’a rien à craindre de la seconde mort. » L’auteure combine ici divers extraits de l’Apocalypse : « Ainsi parle le Premier et le Dernier, celui qui fut mort et qui a repris vie » (Ap 2, 8), « Reste fidèle jusqu’à la mort, et je te donnerai la couronne de la vie » (Ap 2, 10), « Le vainqueur n’a rien à craindre de la seconde mort » (Ap 2, 11), « Au vainqueur, je ferai manger de l’arbre de vie placé dans le Paradis de Dieu » (Ap 2, 7). Jésus, au seuil d’un voyage spirituel qui précède sa vie publique, se voit révéler sa destinée, à laquelle l’image de l’arbre de vie est étroitement associée. Le recours à l’arbre comme symbole de vie et de renouveau apparaît dans de nombreuses cultures, et la Bible évoque l’arbre de vie à plusieurs reprises. Comme l’arbre de la connaissance du bien et du mal, il pousse dans le Paradis Terrestre, mais Adam et Ève, chassés dès qu’ils auront goûté le fruit du premier, ne mangeront jamais de celui du second, désormais gardé par les chérubins : « Que [l’homme] n’étende pas maintenant la main, ne cueille aussi de l’arbre de vie, n’en mange et ne vive pour toujours. […] et [Dieu] posta devant le jardin d’Éden les chérubins et la flamme du glaive fulgurant pour garder le chemin de l’arbre de vie » (Gn 3, 22-24). L’Apocalypse, au contraire, comme l’extrait du Baiser de Qumrân, promet au fidèle du Christ sa part de l’arbre de vie, et donc d’immortalité. La tradition chrétienne assimile ensuite rapidement à l’arbre de vie la croix de la Passion, instrument du salut de l’humanité. Dans le roman de Frédérique Jourdaa, l’onguent de l’onction annonce donc à la fois la fin prochaine de Jésus, et la nécessité de pratiquer un rite funéraire, et le pouvoir salvateur du sacrifice christique.
L’arbre de vie réapparaît après la rencontre entre le Christ et son double surnaturel, lors d’un séjour de Jésus et Madeleine en Égypte. De retour de son voyage, Jésus s’installe auprès de Madeleine, à Béthanie, et s’investit dans la gestion du domaine familial. C’est dans ce cadre que le couple séjourne quelques mois à Alexandrie, afin de mener à bien une mission commerciale. Jésus et Madeleine découvrent dans une oasis un arbre aux longs fruits, dont ils décident d’extraire l’huile, que Jésus bénit, fasciné par son odeur. C’est cette huile qu’utilisera Madeleine lors de l’onction de Béthanie.
Ce jour-là, on te fit grand accueil chez Simon, le pharisien, à Béthanie. […] Je pris mes flacons d’albâtre, ceux qui contenaient les parfums que nous avions rapportés d’Égypte. Je revis notre joie lorsque nous avions extrait l’huile de l’arbre de vie. J’en débouchai un avec mille précautions, libérant une senteur subtile. Il me sembla entendre ta voix, ce jour où tu l’avais consacrée et bénie. […] J’allais à toi, mes mains ouvertes comme une coupe, avec mon vase et mon nard précieux. Toi et moi étions les seuls à en connaître les origines, le jardin d’Éden où il avait germé. […] Étouffant mes larmes, je me prosternai à tes pieds et les essuyai de mes cheveux. […] Mais par ce geste, je savais bien moi aussi que tout était dit et qu’il faudrait aller jusqu’au bout. Et à Judah qui s’étonnait que l’on gaspille ce parfum, tu dis simplement :
– Laisse-la ! D’avance, elle a parfumé mon corps pour l’ensevelissement. Et partout dans le monde entier, en souvenir d’elle, on dira ce qu’elle a fait.
Une autre source explique peut-être aussi l’association de l’arbre de vie à l’onction. La quatrième de couverture du Baiser de Qumrân précise que Frédérique Jourdaa a étudié les évangiles apocryphes, lors de la rédaction de son roman. L’évangile de Philippe, un manuscrit apocryphe gnostique de la fin du IVe siècle, stipule en effet : « L’arbre de vie demeure au milieu d’un autre jardin, c’est l’olivier d’où est tirée l’huile de l’onction. Grâce à lui la résurrection est possible. »
La référence à la Résurrection renforcerait alors l’idée d’immortalité évoquée dans la Genèse et l’Apocalypse. Frédérique Jourdaa souligne l’intellection de son héroïne, qui anticipe la toilette mortuaire de Jésus dans le cadre traditionnel de l’onction de Béthanie, mais renforce son rôle en tant que disciple privilégiée, par le recours au symbole de l’arbre de vie. Madeleine anticipe avant les apôtres l’imminence du sacrifice, mais favorise également la victoire du Christ sur la mort. Si Frédérique Jourdaa se réfère effectivement au texte gnostique, elle renforce alors le rôle de Marie-Madeleine dans son accompagnement du Christ dans l’au-delà, puisque la jeune femme prépare le corps du Messie à la fois pour le passage de la vie à la mort, et de la mort à la vie éternelle.
Avec la théologie féministe que nous évoquions à l’occasion de l’analyse du roman de Thierry Leroy, la diffusion de la littérature gnostique à partir de la seconde moitié du XXe siècle explique certainement l’évolution des représentations de sainte Marie-Madeleine en disciple supérieure. Selon la gnose, Jésus enseigne l’union d’amour des principes mâle et femelle, invite ses disciples à reconstituer l’androgyne primordial et proclame dès lors l’égalité de l’homme et de la femme. La Madeleine gnostique incarne dans les textes qui nous sont parvenus le modèle du disciple parfait, capable de s’élever vers l’amour spirituel et de concrétiser le message christique. Longtemps connu par les seules réfutations des Pères de l’Église et des philosophes païens, le gnosticisme nous livre, à partir du XVIIIe siècle, des documents directs, découverts en quatre vagues successives. Ces textes ne connaîtront toutefois une plus large diffusion qu’au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, et il est dès lors normal que leur influence sur la Madeleine littéraire soit plus récente.
Quatre manuscrits issus des codex gnostiques dépeignent plus particulièrement Marie de Magdala en disciple supérieure : Pistis Sophia et les évangiles de Thomas, Philippe et Marie. La jeune femme est décrite comme l’interlocutrice privilégiée du Messie et bénéficie également d’un enseignement privé, malgré l’hostilité de quelques disciples misogynes. Certains passages suggèrent également une relation amoureuse entre le Christ et Marie de Magdala, dont l’interprétation divise les spécialistes de la gnose. Certains chercheurs n’envisagent l’union du maître et de sa disciple que sur un plan symbolique, afin de souligner leur symbiose spirituelle, d’autres considèrent Marie de Magdala comme la compagne de Jésus. L’écrivain, quant à lui, privilégie évidemment la lecture qui sert le mieux l’élaboration de son personnage. Frédérique Jourdaa accentue la dimension humaine de Jésus en le dotant d’une famille, Jacqueline Kelen souhaite accorder davantage d’espace à une conception mystique de l’amour magdaléen et maintient donc son union avec le Christ sur le plan symbolique.
3.3.3 Jacqueline Kelen et le féminin sacré
Journaliste également, Kelen a consacré de nombreuses publications à Marie-Madeleine : un roman, Marie-Madeleine, un amour infini (1982) et des essais philosophiques. Le roman lui-même se divise en deux parties, chaque chapitre de la fiction, en italique, se double d’un commentaire en romain, qui compte de nombreuses références aux évangiles gnostiques. Sans surprise, l’intérêt de la romancière pour la Madeleine gnostique influence sa construction du personnage, qui apparaît davantage comme une disciple d’exception que comme une prostituée repentie.
L’héroïne de Kelen renonce à sa vie passée et au commerce charnel lorsqu’elle rencontre Jésus, mais sans les manifestations de contrition de la tradition. La romancière voit en Marie-Madeleine la réincarnation des hiérodules antiques, les prostituées sacrées des religions matriarcales.
La courtisane n’est pas une prostituée ordinaire, âpre au gain, mais une hiérodule, apparition et intermédiaire de la Grande Déesse, une femme sans visage incarnant les forces de l’Amour.
L’enseignement du Christ va dans le même sens que les religions à mystères de l’Antiquité, celles que président les divinités féminines : cultes égyptiens et babyloniens, initiations d’éleusis, traditions hindoues et celtiques, plus tard « hérésies » gnostiques. Face au monothéisme juif, sévère et inquiétant, au culte paternel de Yahvé, Jésus enseigne non la vénération exclusive de la Femme, mais la réconciliation et l’union entre l’homme et la femme.
Kelen s’inspire ici de diverses publications – dont le fondement scientifique est souvent éloigné du sérieux des éditions critiques de la littérature gnostique ou de la théologie féministe – qui réinterprètent le Nouveau Testament : le véritable message christique, falsifié dans les évangiles canoniques, consisterait en la restauration du culte matriarcal, et en l’abandon du culte patriarcal. Dans Marie-Madeleine, un amour infini, l’onction prend la forme d’une hiérogamie. Au cours de cette cérémonie sacrée du culte matriarcal, la Déesse, incarnée par la grande prêtresse (la hiérodule), s’unit au représentant du pouvoir temporel, le prince de la cité, après l’avoir oint de parfum. Cette union symbolique sacralise le souverain, et légitime son pouvoir, tout en accomplissant un rite agraire de fécondité. Le lecteur retrouve le sacre royal associé à l’onction de Béthanie : « Avant Béthanie la double, Jésus n’était pas encore le Christ. Il devait passer par le baptême de Jean, par mon onction de nard.» Dans ses commentaires, Jacqueline Kelen distingue très clairement l’onction de Galilée, manifestation d’amour et non-repentance publique, de l’onction de Béthanie, embaumement symbolique du Christ. La première, par sa composante amoureuse (Madeleine, rappelons-le, a « montré beaucoup d’amour »), s’apparente à la hiérogamie, où initiations spirituelle et sexuelle se confondent, et ouvre la vie publique de Jésus. La seconde clôt la vie publique et prépare le corps du Christ pour une autre forme d’initiation, la mort et la Résurrection. Dans les passages fictionnels, en revanche, les différentes dimensions attribuées aux onctions de Galilée et de Béthanie se superposent, et accentuent dès lors le portrait de Madeleine en initiatrice. Dans le roman de Kelen, l’héroïne n’est plus uniquement une disciple supérieure. Elle sacre Jésus, comme dans la tradition, mais en l’ouvrant à une nouvelle dimension spirituelle, par son amour et une union sexuelle symbolique, et l’initie au passage dans l’au-delà en anticipant sa toilette mortuaire. Bien plus, Kelen s’inspire du mythe d’Isis et d’Osiris et du rite de la momification pour souligner le rôle de l’embaumement symbolique dans la Résurrection.
[…] l’huile indispensable à l’ultime voyage, c’est moi, Magdeleine, qui l’avait fournie lors de son dernier repas ici, à Béthanie. Odeur de femme, odeur de mort, j’avais répandu à la table de Simon (un autre lépreux), toute l’huile parfumée préparée par mes soins. Il allait affronter la plus terrible des nuits. Son corps avait besoin de baumes beaucoup plus que le mien dans les heures agitées.
Magdeleine répand (ou brise) son vase sur le corps de Jésus, annonçant sa mort et aussi sa résurrection : si certains traducteurs anciens ont interprété le contenu du pot (le « nard ») en termes d’« épis », c’est selon une croyance millénaire dans le retour des choses, le cycle de la végétation ; par référence, peut-être aussi, à la coutume égyptienne du « blé de momie », ensemencé sur le corps du défunt.
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La tradition chrétienne a longtemps incarné en sainte Marie-Madeleine la pleureuse et l’embaumeuse du Christ, à travers les évocations du Calvaire et du jardin du sépulcre, de l’onction de Béthanie et, dans une certaine mesure, de la retraite à la Sainte-Baume. Qu’en est-il toutefois dans les lettres contemporaines, à une époque qui modifie radicalement le portrait de la Magdaléenne ? Sous l’influence de la théologie féministe, des évangiles gnostiques et d’une interprétation matriarcale du message christique, les écrivains contemporains délaissent généralement la Madeleine des époques passées, au profit d’une héroïne dont la supériorité intellectuelle est soulignée. Marie de Magdala devient la disciple privilégiée du Christ, à la fois initiée et initiatrice.
Comme l’indiquent les exemples analysés dans cet article, plusieurs écrivains contemporains redéfinissent le rôle de la sainte dans les rites mortuaires qui entourent la crucifixion. Alors que des siècles de peinture religieuse nous ont transmis l’image d’une Madeleine en larmes au pied de la croix, certains auteurs souhaitent plutôt souligner par l’absence de larmes le stoïcisme de leur héroïne, ou au contraire sa profonde détresse psychologique. Parallèlement, la pleureuse supplante à plusieurs reprises la pénitente dans les évocations de la vie post-testamentaire de Marie-Madeleine, qui apparaît davantage comme une veuve éplorée que comme une pécheresse repentie.
Le rôle de laveuse des corps connaît également quelques changements. Certains écrivains illustrent la perspicacité de la sainte, pleinement confiante en l’accomplissement de la Résurrection, par l’absence d’onguent au matin de Pâques. Le miracle rend évidemment la toilette mortuaire inutile. En revanche, l’onction de Béthanie, métaphore à la fois du sacre royal et de l’embaumement anticipé du Christ, retient régulièrement l’attention des écrivains contemporains, parfois même au détriment de l’onction de Galilée. Ici aussi, le discernement de la jeune femme est mis en avant : elle comprend, avant les autres disciples, la nécessité de se préparer à la mort du Nazaréen. La place privilégiée de la sainte dans l’entourage du Messie se voit encore accentuée, lorsque le rite pratiqué durant le repas de Béthanie prépare Jésus à la fois à la mort et à la Résurrection. Marie-Madeleine accompagne dès lors le Christ à chaque étape de son voyage dans l’au-delà – vers la mort et la victoire sur la mort – et assume indubitablement le rôle de psychopompe.