Des chemins d’humanité

Des chemins d’humanité

Entretien avec Yves Guilbault, psychologue clinicien en réadaptation

Yves Guilbault

Yves Guilbault est psychologue clinicien à l’Hôpital de réadaptation Villa Medica, à Montréal, où il travaille auprès de patient.e.s de tous les programmes (neurologie, amputés, grands brûlés, orthopédie). En 2021, en pleine crise du coronavirus, il a été participant aux ateliers de création littéraire « Le Souci de l’Autre », organisés par la Chaire McConnell-Université de Montréal sur les récits du don et de la vie en contexte de soin, qui ont rassemblé des professionnel.le.s de la santé de plusieurs disciplines. Il a publié un texte de création intitulé « En entendant Satie », sur le site de L’Organon

La réadaptation est une phase intensive de soin suivant la phase aigue. Des patient.e.s ayant subi différents types de problèmes de santé y sont admis.e.s, afin d’améliorer le plus possible leur fonctionnement physique et, dans certains cas, langagier et cognitif. Par l’entremise d’évaluations et de traitements individualisés, intensifs et interdisciplinaires (physiothérapie, ergothérapie, orthophonie, psychologie, neuropsychologie, travail social, nutrition, soins infirmiers et médecine), le but de la réadaptation est de retrouver un niveau d’autonomie permettant le retour à domicile et, lorsque cela est possible, la reprise des activités professionnelles et personnelles antérieures. L’Hôpital de réadaptation Villa Medica, fondé en 1964 à Montréal, fait partie de ces établissements de soin offrant des services de pointe dans des programmes de neurologie et d’orthopédie, ainsi qu’aux personnes amputées et aux grands brûlés. Yves Guilbault, psychologue clinicien, travaille auprès de patient.e.s de tous les programmes à Villa Medica. Dans le cadre du présent dossier, il a accepté l’invitation de MuseMedusa à un entretien autour de son expérience et de sa vision de l’accompagnement, en contexte de bouleversements personnels et existentiels suite à un accident ou une maladie.

Benjamin Gagnon Chainey : Je commencerais par une première question assez générale : qu’est-ce que cela signifie pour vous, l’accompagnement ? Et quelles seraient selon vous les qualités d’un.e bon.ne accompagnateur.rice ? 

Yves Guilbault : Pour moi l’accompagnement, c’est être honnête avec l’autre. Il faut être présent, ouvert et disponible. Cela prend une liberté intérieure pour être vraiment ouvert à l’autre. L’écouter, écouter ce qu’il/elle dit, mais aussi essayer de percevoir ce qu’il/elle ressent. Évidemment, il n’y a pas beaucoup de place là-dedans pour le jugement. Cela poserait des limites parce qu’accompagner quelqu’un, c’est essayer de voir où il/elle se trouve dans son chemin de liberté. Dans mon travail, je ne vois généralement pas les gens sur une longue période. Je dois d’une part les aider à s’orienter par rapport à leur réadaptation, mais en parallèle, je dois être sensible au bouleversement intérieur que la maladie a suscité. Le cours de leur vie vient d’être infléchi. Les repères se perdent. Le choc s’avère souvent existentiel. Faut-il les aider à repréciser le sens de leur vie ? Peut-être… ou alors, tout simplement favoriser leur réadaptation ?  Ce sera déjà beaucoup ! Le corps malade nous enferme dans beaucoup de choses, d’angoisses, d’incertitudes. Nos plans s’écroulent, mais qu’est-ce que cela signifie pour la personne devant moi ? Je ne le sais pas, mais le fait d’en avoir rencontré beaucoup d’autres avant me permet de trouver assez rapidement des axes par rapport auxquels je peux être pertinent dans mon accompagnement.

L’accompagnement implique une ouverture à l’autre, ainsi qu’une écoute intérieure de ce qui résonne en nous, au contact de l’autre. Il m’est arrivé que des gens étaient là, tout tranquilles, et prétendant aller plutôt bien. Et puis, je les écoutais en me disant : « mais tant mieux s’ils vont plutôt bien ! », puis, tout à coup, des larmes me venaient aux yeux. J’avais capté quelque chose, face à cette personne qui se défendait de sa souffrance. L’accompagnement implique aussi une référence à la liberté de la personne. Cela implique d’être ouvert et respectueux de ce que la personne considère être sa liberté, son équilibre, sa façon de vivre. Il me faut donc voir ce qui la limite sur le plan physique, mais aussi sur le plan psychique. La personne me raconte sa vie, mais elle en privilégie certains aspects. Forcément, elle utilise des images, et pour moi, cela en suscite d’autres. À un moment, j’aurai l’impression de tomber sur des structures, des schémas de vie qui me diront que la personne peut se trouver bloquée dans telle ou telle sphère de sa vie, et qu’elle en souffre. Je pourrai peut-être l’aider. Ou peut-être pas beaucoup. Mais minimalement, elle ne sera pas seule. Ce qu’elle ressent et qu’elle veut exprimer trouvera une écoute. Elle ne sera pas isolée face à sa souffrance, puisque le fait de s’exprimer et de se voir validée viendra lui assurer une signification, une signification humaine. Parler à quelqu’un, c’est espérer pouvoir métaboliser quelque chose dans le processus de communication. J’essaie donc d’être là, attentif, attentif au mouvement. Si la personne « ne bouge pas », je ne « bouge pas ». Si elle se mobilise davantage, je l’accompagne autrement. Il y a un rythme à respecter. Il faut parfois être un peu devant, à son côté, ou alors derrière, mais à proximité !

Léonore Brassard : J’aurais une question très technique. Les gens qui viennent vous voir, Yves, on le leur a fortement conseillé ? Ou c’est une demande qu’ils/elles ont formulée au personnel de l’hôpital ? Comment cela se présente ? Est-ce que c’est très différent à chaque fois ? 

Yves Guilbault : Les patient.e.s le demandent parfois, pour peu qu’ils/elles sachent que le service est disponible. Le plus souvent, cela leur est suggéré. Ce n’est jamais imposé, mais je sais que des patient.e.s plus réticent.e.s se font proposer de venir nous rencontrer, « au moins une fois, pour voir ». Il faudra se mériter leur confiance. Et il y a ces personnes qui nous sont référées, parce qu’elles sont en relation conflictuelle avec l’équipe. Certaines requêtes sont réalisées trop tôt selon moi, alors que les patient.e.s viennent d’arriver, et qu’ils/elles réalisent soudainement la gravité de leur condition. Je préfèrerais que les soignant.e.s se fassent confiance et qu’ils/elles vérifient si leur propre accompagnement n’a pas réussi à stabiliser les choses. Car la vulnérabilité des premiers jours se dissipe parfois rapidement, justifiant beaucoup moins une prise en charge. 

Catherine Mavrikakis : J’ai l’impression, Yves, que votre travail consiste à accompagner alors qu’on semble parfois vous demander de surveiller des gens qui dérangent. Lorsqu’on ne sait pas trop quoi faire d’une personne problématique, on semble vous la référer pour que vous la surveillez. Et dans ces cas, cela semble devenir votre rôle de faire en sorte que cette surveillance devienne de l’accompagnement, non ?

Yves Guilbault : Lorsqu’un.e patient.e dérange, il faut l’envoyer quelque part. C’est normal, c’est humain. On nous demande de réparer quelque chose. On ne nous demande pas simplement de faire de l’accompagnement, mais de régler des problèmes. Parfois le personnel survit très bien aux difficultés posées par certain.e.s patient.e.s. Mais si les colères, critiques et insultes heurtent trop le personnel, une demande pourra être réalisée. Nous tenterons alors d’établir un lien avec la personne et de soutenir une évolution favorable, et l’accompagnement pourra s’élargir dans une médiation entre le/la patient.e et l’équipe. 

Benjamin Gagnon Chainey : On arrive parfois sur nos grands chevaux théoriques pour définir des concepts, et ce qui nous a frappés dans la préparation du présent dossier, c’est que même pour les articles savants ou essayistiques, il y avait une tendance pour les auteur.ice.s à y aller dans leurs expériences vécues, à laisser une place importante à leurs propres sentiments, leurs propres affects. Même si vous avez beaucoup de connaissances cliniques et que vous connaissez les données probantes en psychologie, vous semblez aborder les problèmes de l’accompagnement avec ouverture, sans à priori théorique ou épistémique. En ce sens, quelle place donnez-vous à vos propres sentiments ? Quels rôles vos émotions jouent-elles dans l’accompagnement de vos patient.e.s ? À vous écouter, vous ne semblez pas percevoir vos affects comme des ennemis de votre travail, des indésirables dont vous voudriez vous défaire, mais plutôt comme des alliés de l’intuition qui vous aide à guider les personnes que vous rencontrez.

Yves Guilbault : Je ne sais pas. Je pense que dans une relation d’accompagnement, il faut aider la personne à ne pas se mentir. Il m’est arrivé de dire à quelqu’un qui me disait qu’elle allait bien, qu’elle allait très bien même, de lui dire : « Ah, vous, cela ne fait pas longtemps que vous avez menti. » Et puis la personne m’a regardé, puis là on a pu aller dans le vif du problème. C’est sûr que les gens se protègent de leurs émotions, mais ils vont se protéger bien plus s’ils/elles pensent qu’on en a peur nous-mêmes. Pour pouvoir valider l’autre dans ses émotions, il nous faut apprécier la valeur de nos propres émotions. J’essaie donc d’aller à la rencontre des émotions et donc de nommer des choses, quitte à me faire dire que je suis complètement dans le champ. Cela me fait plaisir, car au moins, à ce moment-là, cela veut dire qu’on est dans une relation. Il m’arrive de dire à quelqu’un que je m’inquiète, ou que ses propos sont inquiétants. Il m’arrive aussi, et souvent, de rire avec les patient.e.s. Pas de leur malheur, mais dans leur malheur. Cela dépend évidemment des personnes. C’est sûr que quelqu’un qui a un AVC droit [accident vasculaire cérébral à l’hémisphère droit], il faut faire attention avec l’humour, parce qu’il risque de ne pas comprendre l’humour du tout, à cause de la lésion cérébrale affectant la compréhension des seconds degrés du langage et des situations.

Je trouve que l’essentiel de mon travail, c’est d’être un peu comme un papier d’aquarelle. De me laisser imbiber par quelque chose qui est dans le propos, mais aussi qui est au-delà du propos, qui est dans le non-verbal de la personne. À certains moments, je peux réagir aux propos partagés d’une façon en apparence tout à fait intellectuelle, puis à d’autres moments, par l’entremise d’une répartie qui va surprendre la personne, mais qui est reliée à quelque chose de tacite que j’ai capté dans sa parole. Durant les séances, j’essaie de nommer avec la personne des choses de caractère affectif, et bien souvent, la personne ne saura même pas ce que j’ai fait avec elle. Elle va penser qu’on a jasé. Cependant, après avoir jasé de diverses choses, la personne sera plus en contact avec ses émotions. Elle sera capable de mieux s’engager dans ce qu’elle a et aura à vivre. Bien souvent, les gens sortent de mon bureau, me remercient en me disant : « Ah, je me sens beaucoup mieux ». Mais ils ne savent pas pourquoi, moi non plus, pas exactement. C’est peut-être important de ne pas le savoir, au fond.

On peut expliquer la relation d’accompagnement selon de multiples perspectives, mais moi, j’essaie simplement d’être disponible et ouvert. Les choses se passent une fois d’une certaine façon, puis une autre fois, elles se passent autrement. Et comme je n’écris pas l’ensemble de ces choses-là, j’en oublie la plupart, cependant, cela me laisse la joie de savoir que j’ai des contacts privilégiés avec les gens. Vous parliez tantôt des données probantes. Ça m’a fait sourire, parce que je suis plus du genre à trouver qu’il y a des données probables, mais que l’individu est toujours différent. Bien sûr, il y a des données probantes auxquelles je m’intéresse, mais je m’intéresse davantage à la personne qui est unique. Je sais qu’il existe des devenirs communs, mais j’essaie de voir qui est la personne, ce qui se passe pour elle. 

Je trouve que c’est un grand privilège de pouvoir travailler proche des gens, et je les remercie souvent de leur confiance. Quand je sens tout à coup que la personne devient dépendante de moi, je lui explique que non, qu’elle n’est pas dépendante de moi, mais de son bon vouloir, de son propre cheminement et peut-être, de ce que j’appelle, moi, une fraternité de patient.e.s. Les milliers de patient.e.s qui sont passé.e.s avant m’ont appris beaucoup de choses, et à travers cela, je peux apercevoir des schémas se structurer, qui peuvent m’aider à savoir comment mieux les aider. Après un mois ou deux de réadaptation, les patient.e.s quittent et je leur dis qu’à travers ce qu’ils/elles m’ont fait vivre, ils/elles vont continuer à en aider d’autres à travers moi. Je ne pourrais pas aider les gens si je n’en avais pas vu plusieurs, avant, qui m’ont enseigné comment le faire.  

Catherine Mavrikakis : Premièrement, sur le terme d’accompagnement, j’ai l’impression, Yves, que vous vous mettez souvent dans des positions différentes. Parfois, vous en savez un peu plus que le/la patient.e, d’autres fois, vous en savez moins, puis d’autres fois encore, vous êtes comme son miroir. J’ai l’impression que vous changez souvent de place sur le chemin de l’accompagnement, et parfois, ce n’est pas seulement que vous en savez plus, mais aussi que vous pensez que le/la patient.e est aussi accompagné.e, grâce à vous, par plein d’autres gens qui ont été dans la même situation. J’ai l’impression que sur ce chemin, il y a la question « est-ce que je suis avec le/la patient.e », mais aussi, il y a la forte impression d’être dans une communauté, que vous êtes aussi accompagné dans votre travail d’accompagnateur. J’imagine qu’en vieillissant, on est encore plus accompagné parce que lorsqu’on est un jeune psychologue, on n’a pas vu beaucoup, alors qu’à la fin, oui. Les patient.e.s précédent.e.s sont avec vous sur le chemin, même si on ne va pas le dire nécessairement. 

Deuxièmement, il me semble qu’accompagner, c’est une question de timing. Il s’agit de dire au bon moment et dans la vie, c’est très compliqué. Il semble que dans les relations d’accompagnement dont vous nous parlez, il faille apprendre à dire au bon moment. C’est sensiblement la même chose lorsqu’on enseigne : je ne peux pas dire quelque chose en première année de thèse, mais en troisième année, là je vais pouvoir. Je trouve que c’est tellement une question de temps, puis cela prend tellement de temps pour comprendre quel est le bon temps pour parler.

Yves Guilbault : C’est tout à fait vrai, le timing est très important. Mais heureusement, quand le timing est mauvais, on a la chance de pouvoir s’en apercevoir rapidement. Si le/la patient.e a une façon de répondre qui est un acquiescement poli ou une opposition franche, c’est peut-être qu’on n’a pas eu un très bon timing. Il s’agit d’être attentif à la résonance émotionnelle de nos propos chez la personne. 

Benjamin Gagnon Chainey : J’aimerais revenir à l’idée de la joie. Récemment, nous avions un colloque sur la connaissance intranquille, et lors des échanges se sont posées des questions sur la place de la joie et du rire dans les tragédies, à la fois personnelles ou collectives. Je trouve très intéressant quand vous nous dites que finalement, malgré la dureté et la cruauté de certaines expériences de vie, il y a quand même, parfois, une composante de légèreté, de rire, de beauté et de bonté dans le cœur de la relation d’accompagnement. Il semble aussi y avoir cette idée de jeu, justement : même si on est dans une tragédie ou une période vraiment très bouleversante, il y a du plaisir quand même à travailler sur ces difficultés-là, de votre part, mais aussi de la part du/de la patient.e. Ma question serait sur la place du jeu dans la relation d’accompagnement : les jeux de rôle, la métaphore du théâtre de la relation de soin où les protagonistes deviennent des personnages, mais des personnages qui sont mouvants, changeants. Des personnages qui se transforment en fonction des contextes, de qui est devant soi, etc. Que pensez-vous de cette idée « jeu de rôles » dans la relation d’accompagnement ? 

Yves Guilbault : Oui, il y a une idée de « jeu de rôles », de jeu sur les sentiments dans l’accompagnement qui se révèle donc être une pratique culturelle, aussi. Le jeu n’est peut-être pas théâtral comme tel, parce que c’est la vraie vie, mais quand même, il y a du jeu. Tantôt Catherine parlait des jeunes psychologues par rapport aux seniors. Je crois que lorsqu’on est jeune psychologue, les figures tutélaires sont souvent les grand.e.s auteur.ice.s : Melanie Klein, Donald Winnicott, Sigmund Freud, Carl Gustav Jung… Lorsqu’on est plus jeune, j’ai l’impression qu’on cherche à se rattacher à des théories, mais sur le plan existentiel, les théories ne suffisent pas. Tout à l’heure, il était question de timing. Perceval le Gallois, lorsqu’il est au château devant la lance qui saigne et qu’il n’ose pas poser la question sur le Graal, et bien s’il l’avait posée, le roi aurait été guéri. Et donc le Royaume en même temps. Il faut savoir poser des questions dans le bon timing. Ce qu’on reprochera à Perceval, c’est justement de ne pas avoir demandé au roi « de quoi souffres-tu ? » Il faut demander. Il faut demander aux gens simplement de quoi ils souffrent.

Benjamin Gagnon Chainey : Est-ce qu’il y a des écrivain.e.s qui vous ont particulièrement marqué dans votre vie et votre parcours ?

Yves Guilbault : J’ai des auteur.ice.s qui m’ont beaucoup marqué, certes, et bien au-delà des théoricien.ne.s de la psychologie : Dostoïevski, Han Suyin et Marguerite Yourcenar, par exemple, des textes de Baudelaire sur la douleur et la souffrance m’ont beaucoup marqué aussi. De même, Citadelle, de Saint-Exupéry, pour l’engagement, ainsi que pour la multiplicité et le renversement des points de vue, des perspectives. C’est sûr que dans la littérature, on a accès à une représentation du monde, à une représentation de notre vie intérieure et cela nous forme. Alors il y a beaucoup de choses que je prends ici et là sans trop me rendre compte. Parce que cela m’intéresse dans mes lectures, et puis à un moment donné, je m’aperçois que ces références émergent, qu’elles me deviennent utiles avec telle personne, dans tel contexte. Pour humaniser les soins, il faut faire vivre des relations. Si on se pose à distance du/de la patient.e, l’accompagnement sera lacunaire, mais en même temps, les gens veulent se protéger : ils/elles ne sont pas formés pour s’ouvrir. Pas dans le cadre complexe et ambivalent d’une relation d’accompagnement. Je pense qu’il devrait y avoir de la formation à l’accompagnement. Je ne sais pas comment, peut-être justement des jeux de rôles ? Des partages qui seraient faits avec des patient.e.s ? Il s’agit d’être capable de ressentir à la fois le calme et les tempêtes, pour mieux les accompagner à travers leurs chaos, leurs inquiétudes.

Benjamin Gagnon Chainey : Vous affirmez à juste titre que nous sommes marqués et formés par des auteur.ice.s, mais en même temps, vous allez aussi chercher de l’inspiration et de l’intuition dans ce qui dépasse l’entendement, qui dépasse la connaissance, la théorie ou le langage. Vous parlez beaucoup du ressenti, de l’ouverture et de la diversité des expériences, et vous citez notamment Dostoïevski comme influence marquante, qui est l’une des figures de proue du « dialogisme » en littérature, de cette résonnance d’une multitude de langages différents dans les œuvres littéraires. L’hybridité, la diversification des langages dans les œuvres crée un effet qui n’est pas seulement intellectuel, mais ressenti. 

Vous parliez tantôt du système de santé, de son fonctionnement très cadré, de la nécessité de travailler avec des plans vers des buts très précis qui visent souvent la guérison, ou du moins un retour le plus près possible à la situation de santé d’« avant ». Mais quand tout cela n’arrive pas, quand la guérison n’est plus possible, croyez-vous que la littérature et la culture peuvent nous aider à vivre dans cette ambivalence-là ? Dans l’échec de la réadaptation ou l’impossibilité de la guérison ? Comment ne pas s’encarcaner dans des dogmes érigeant la guérison et la santé dans des valeurs cultes ?

Yves Guilbault : Une fois, j’ai fait partie de l’équipe traitante d’un patient très difficile. Une fois parmi plusieurs autres. Le patient avait exigé de quitter l’hôpital deux semaines trop tôt. On savait bien qu’en quittant à ce moment-là, le patient allait être dans la misère, que cela allait être difficile, que son congé hâtif était une prise de risque qu’on trouvait excessive. Mais c’était sa liberté. On l’avait laissé partir même si cela faisait quelques semaines qu’on le retenait, même si le réflexe de plusieurs personnes aurait pu être de lui dire : « Allez, va-t’en ! » Le patient était très dur avec le personnel, mais l’équipe était capable de le tolérer et ce qu’on voulait, c’était sa sécurité, son bien-être, qu’il puisse continuer sa vie. Mais il est parti trop tôt. 

Le lendemain, lorsque j’ai rencontré le médecin, il m’a dit : « Vous savez, nous ne sommes que des passeurs. » Et moi, c’est ma position. Les gens arrivent, ils vont vivre avec nous un temps. Bien sûr, je pourrais avoir toutes sortes d’idées pour améliorer le bien-être. J’ai bien essayé de les vivre pour moi-même avec un bonheur inégal, ces idées, mais la joie dont je parlais tantôt, je ne peux pas amener les gens à la vivre selon mes valeurs. Ce n’est pas parce que je pense qu’ils devraient changer telle ou telle chose dans leur vie, qu’ils/elles vont adhérer à mes idées, à mon plan. C’est difficile de changer les gens. S’ils/elles veulent, c’est autre chose, mais il faut accepter qu’une partie de ce qu’on idéalise, on ne l’atteindra pas.

L’accompagnateur est un peu comme le passeur qui fait traverser un fleuve, qui est responsable d’apporter les bagages de la personne et de sa sécurité. Mais après la traversée, les passeurs n’accompagnent pas la personne dans la ville. Ni dans ses autres périples. Il faut donc lâcher prise, mais en même temps, être profondément attaché à la grandeur du fait qu’il y a quelqu’un devant nous, avec nous, ce que je trouve personnellement être le mystère de la vie. Quelle est sa conscience ? Quel est son chemin ? Qu’est-ce qu’on peut mettre en commun ? Parfois, il y a des partages, il y a des échanges qu’on fait avec des patient.e.s qui sont extraordinaires au plan existentiel. D’autres fois, on voit à quel point la personne est bouleversée, mais on ne peut rien lui proposer parce qu’on ne peut pas métaboliser des grilles d’analyse qui nous permettraient de mieux comprendre et de se rassurer sur quelque chose. Alors, on ne peut que la rassurer dans l’immédiateté de la relation et le fait qu’on pense que malgré sa souffrance, elle va continuer son chemin même si ce n’est pas évident, alors que d’autres, pour les mêmes dimensions extérieures de souffrance, vont déployer une tout autre énergie. Dans tous les cas, on fait un petit bout ensemble, puis les patient.e.s s’en vont. Alors je dois travailler avec cette idée d’être à la fois profondément engagé dans tout ce qui est possible dans la relation, mais en même temps, d’être toujours prêt à être détaché parce que l’hospitalisation se terminera dans trois semaines, ou parce que la séance se terminera dans quinze minutes. Les séances sont courtes, alors on fait ce qu’on peut. 

De la même façon, quand je me comparais tantôt à un carton pour l’aquarelle, je me laisse imprégner par ce qui se passe, mais à d’autres moments, mon action est celle d’un pinceau d’aquarelle dans le paysage de la personne. Je propose des choses. Parfois, c’est tout délicat, la personne ne s’en aperçoit pas, mais elle va l’utiliser suivant ses propres émotions et perspectives. On utilise souvent des métaphores en psychologie. Parce que ça communique bien et que le/la patient.e n’est pas obligé.e de tout comprendre immédiatement. Mais si cela fait son affaire, il/elle va adhérer à quelque chose dans la métaphore. Tandis qu’une explication logique, souvent, va rencontrer beaucoup de résistance. 

Il y a un théoricien, Milton Erickson, un grand psychiatre maintenant décédé qui a fondé l’hypnose clinique, qui utilisait énormément la métaphore. J’utilise souvent la métaphore aussi, mais le/la patient.e est libre d’en faire ce qu’il/elle veut. Si la structure intellectuelle de la métaphore convient à sa dynamique émotionnelle, et bien il/elle va y adhérer. Puis éventuellement, il/elle va pouvoir piger là-dedans. Un mode de solution qu’intellectuellement, il/elle n’aurait pas pu entrevoir ou accepter. Mais parfois, il y a un compromis qui va passer dans cet espace-là. Et peut-être que certaines métaphores-là me sont venues par la lecture, ou par des idées relatives à la musique.

Léonore Brassard : Ce qui m’intéresse énormément dans ce que vous dites par rapport à la métaphore, c’est que vous nous parlez du langage de l’accompagnement. Vous nous parlez de la métaphore comme étant une possibilité dans le langage qui permettrait justement d’accompagner ou de guider sans guider nécessairement. Je veux dire oui, de guider, mais pas de nommer directement. Il y a une forme de liberté dans la métaphore, un jeu par rapport à ce qu’on entend d’elle. 

Yves Guilbault : La métaphore ne force rien. À un moment, en bureau privé, j’avais suivi quelqu’un sur environ deux ans. Il acceptait difficilement d’être aidé, ce qui le renvoyait à une image de faiblesse. Je lui avais proposé une métaphore, comparant la situation d’un tuteur de plant de tomates, à celle du tuteur d’un arbre en croissance. Dans le premier cas, le besoin de tuteur est absolu, permanent. Dans le second, le tuteur perd rapidement de son importance, au vu de la croissance de l’arbre. Mon patient n’a pas réagi sur le coup, mais il m’est arrivé six mois plus tard, tout réjoui d’avoir « trouvé » une métaphore propre à expliquer ses progrès, sa confiance en lui…

Benjamin Gagnon Chainey : Dans le dossier, on aura justement un texte de création sur une métaphore évoquant le passeur, et plus précisément sur les livres en tant que passeurs, la littérature en tant que gué permettant de traverser une rivière d’épreuves, en l’occurrence l’expérience du cancer, dans le texte. Pour continuer avec l’idée de Léonore, vous nous dites que la métaphore n’est pas une histoire toute faite, mais davantage un petit pas dans un canevas d’histoire possible. Comme si la métaphore n’agissait pas nécessairement tout de suite, mais permettait de mettre le pied dans une possibilité de se raconter. 

Yves Guilbault : Oui. Il s’agit de proposer une métaphore permettant de rattacher les patient.e.s à leur histoire, en faisant le pont entre leur situation de vulnérabilité et la possibilité de reprendre un certain contrôle.

Benjamin Gagnon Chainey : La célèbre essayiste Susan Sontag dénonçait, notamment dans Illness as Metaphor, l’usage inopportun, voire dangereux de certaines métaphores, notamment la métaphore guerrière dans un contexte de cancer ou de sida. On l’a beaucoup entendu durant la récente pandémie : « on est en guerre contre la COVID », etc. Mais, avec cette métaphore guerrière, vient aussi son envers : si vous ne guérissez pas de votre cancer, la métaphore vient du même coup vous transformer en quelqu’un qui a perdu la guerre. Cependant, la métaphore a aussi un côté positif, car il y a une ambivalence de la métaphore qui l’empêche de se cristalliser dans un seul sens. 

Yves Guilbault : Dans l’accompagnement des cancers, au début, on a voulu utiliser la visualisation. J’ai déjà lu concernant un patient atteint de cancer qui avait été sous-marinier. Pendant la guerre, il torpillait des bateaux ennemis et donc, on lui faisait visualiser ses cellules cancéreuses comme des bateaux ennemis. Son cancer devenait un navire ennemi sur lequel il envoyait des torpilles durant sa visualisation. On mesurait la production de lymphocytes suite à ces séances de visualisation, et elle augmentait beaucoup, mais pour chuter ensuite. En fait, durant la visualisation, le bateau revenait toujours ! Il était représenté comme indestructible. 

Le problème avec la métaphore guerrière est que tu vas opposer ta force à quelque chose d’immense, de très difficile à cerner et à endiguer, et donc à un moment, il devient préférable de convoquer des images moins bouleversantes et potentiellement catastrophiques. Par exemple : « Tu es sur une plage, tu marches, il y a des oiseaux. Tu entends le bruit des vagues pendant ta promenade, et comme il y a une pente douce vers la mer, qu’un de tes côtés est plus bas que l’autre, ta démarche est un peu claudicante. Soudain, il y a un tas de sable devant toi qui bloque ton chemin. Tu t’arrêtes, l’observes, puis quelques vagues arrivent et tranquillement défont le tas de sable pour te permettre de continuer ta marche. Alors, ici, la maladie, c’est le tas de sable et le réservoir de force, c’est la mer. » Dans cette métaphore, la personne n’est pas dans un combat, mais observe une situation difficile au gré d’une visualisation lui permettant d’être dans une attitude de confiance, un paysage plus paisible. 

Benjamin Gagnon Chainey : Vous disiez que les gens n’étaient pas formés pour s’ouvrir à l’hôpital. Comment est-ce que vous verriez cela, une formation à l’ouverture ? Par exemple nous pensons, Catherine, Léonore et moi, que la littérature et la création sont des endroits de possibles, mais aussi où il y a de la place pour la fragilité et la vulnérabilité, pour ce qui dérange et perturbe. On a aussi parlé de l’importance du timing dans la relation d’accompagnement, mais le temps de la souffrance, ce n’est pas le temps de l’hôpital ; le temps de la dépression, ce n’est pas le temps du système de santé. Comment donc penser une formation à l’ouverture qui ne serait pas un vœu pieux dans le système actuel ?

Yves Guilbault : Je me suis rendu compte que lorsqu’il y a des cas difficiles, et qu’on permet aux préposé.e.s et aux infirmières auxiliaires de participer aux réunions où on explique ce qui se passe, qu’on se donne le droit d’expliquer ce qu’on pense que vit le/la patient.e, cela contribue énormément à l’ouverture d’esprit sur la situation. Tou.te.s les intervenant.e.s devraient avoir le droit de se dire, de partager sa perspective. C’est sûr que cela prend du temps, et qu’on peut faire des réunions courtes, expéditives et productives, mais je pense qu’on gagne beaucoup d’énergie quand ces rencontres-là sont possibles. Il y a une médecin chez nous, lorsque le/la patient.e quitte et qu’une note finale doit être inscrite au dossier, qui demande la collaboration de la préposée aux bénéficiaires. Elle lui demande son avis sur la situation de la personne, et cela traduit un grand respect de la médecin pour la compétence de la préposée, de ce que l’autre a pu observer, vivre avec le/la patient.e, etc. Cela permet aux patient.e.s de bénéficier d’une meilleure relation par la suite avec la préposée, puisqu’elle sera de ce fait investie d’une confiance, d’un respect pour son jugement et son expertise. Parfois, ce sont de petites choses comme cela. Il y a certes des discours intelligents et scientifiques que l’on pourrait tenir sur l’ouverture, mais encore faut-il qu’ils soient intelligibles. 

Récemment, j’ai fait des rencontres avec des préposé.e.s, des infirmières auxiliaires. J’ai fait trois rencontres avec chaque fois trois personnes où on parlait des difficultés avec les patient.e.s, de ce qu’on vit avec eux, de la colère et de la révolte qu’ils/elles nous font vivre parfois, et comment nous pouvons moduler nos réponses face à cela. Durant ces trois rencontres, je prenais en note ce qu’ils/elles me disaient, parfois je proposais des choses et à la fin du processus, je leur ai dit que j’écrirais un texte à partir de cela, que je présenterais cela sous forme d’un séminaire. Tout le monde avait nommé et partagé quelque chose de son expérience et finalement, j’ai produit un texte d’une douzaine de pages. Leurs noms sont écrits sur le texte, bien sûr avec leur autorisation, et je crois que cela viendra valider leur expérience. C’est moi qui ai produit le texte, mais il est animé par leurs expériences. Je pense que ce genre d’initiative permettent d’avoir un espace de réflexion commune, une ouverture partagée dans l’expérience de la relation au patient. 

Je crois beaucoup à des choses comme cela, qui relèvent d’une expérience vivante. Je pense qu’il faut prendre le temps d’être avec les gens si on veut qu’ils grandissent dans la relation. Il faut être en relation et oui, cela peut se faire par des jeux de rôle et des mises en situation, mais aussi simplement en prenant le temps d’en parler et de valider, même leurs réactions de méfiance, voire de colère envers les patient.e.s. Toute émotion arrive pour une raison, il faut pouvoir l’accueillir, accompagner nos collègues qui la vivent. Puis après, cela fera peut-être en sorte qu’ils/elles auront moins l’émotion ou l’expérimenteront de façon moins brutale parce qu’ils/elles auront eu le droit de la raconter et qu’elle soit revêtue d’un autre sens, plus complet, qui viendra peut-être les soigner dans leurs blessures, ou du moins dans leur capacité à supporter les blessures parfois malheureusement infligées par les patient.e.s. 

Catherine Mavrikakis : J’aimerais pour finir savoir qui accompagne celui/celle qui accompagne ? Ce matin, j’avais une conversation avec un de mes anciens étudiants qui a perdu sa mère quand il était très jeune. Maintenant, il a 45 ans, et sa grand-mère vient de mourir. Cet ancien étudiant, il accompagne tout le monde, tout le temps. Puis aujourd’hui, je lui ai demandé, mais là, ta grand-mère vient de mourir, qui va t’accompagner, toi ? Vous parliez tantôt des autres patient.e.s qui vous accompagnaient à travers le temps, qui vous aidaient à accompagner… Qui d’autres accompagnent l’accompagnateur.ice ?

Yves Guilbault : Quelque part sur notre scène interne, beaucoup de gens continuent de vivre les rencontres qu’on a faites, c’est sûr. J’ai eu des superviseurs au doctorat, un humaniste d’un immense talent, une psychodynamicienne qui avait le courage de faire de grands suivis avec des psychotiques et des borderlines, et un cognitiviste qui me suggérait de décrire avec simplicité et humanité les enjeux rencontrés par le/la patient.e. Ces superviseur.e.s m’ont énormément aidé à développer de la confiance en mes compétences. Il y a donc eu des professeur.e.s, des patient.e,s et autour, des collègues qui vivent comme des chambres d’écho les uns pour les autres. Il y a toute une communauté de l’accompagnement. On peut parler, si on a des visées spirituelles, d’une sorte de communauté des saints, formée par toutes celles et ceux qui étaient là, les vivants comme les morts, celles et ceux qui sont sorti.e.s plus ou moins vivant.e.s ou amoindri.e.s du chaudron du Graal, mais qui continuent de mener un combat pour une signification, pour qu’émergent des sens. 

Pour ma part, je n’ai pas l’impression d’être seul. Il y a le miracle d’une rencontre avec le/la patient.e. L’honnêteté que j’ai souvent, lorsqu’il/elle arrive et me raconte ses difficultés, est de ne pas me braquer dans la certitude de pouvoir l’aider. Je ne sais pas. Je peux confirmer à la personne qu’elle vit un problème réel, que c’est difficile, mais qu’elle va peut-être trouver une nouvelle voie. Au cours des années, ce que j’ai trouvé le plus important est de pouvoir dégager une liberté dans l’épreuve. D’être là pour découvrir quelque chose. Mais je ne sais pas ce qu’il faut découvrir, si on peut même le découvrir. Il s’agit peut-être de trouver un chemin différent pour que le/la patient.e l’accepte, qu’il/elle s’y engage ensuite comme dans un processus qui continue d’être le sien. Comme disait ma vieille voisine de 94 ans, Madame M. : « Il faut accepter de vieillir si on ne veut pas mourir. » Alors je me demande, c’est quoi accepter de vieillir ? C’est quoi ne pas vouloir mourir ? Pour chacun.e., cela se vit différemment, mais bon, je m’aperçois quand mes patient.e.s me partagent leurs expériences, qu’il y a quelque chose de fraternel et de sororal avec leur vieillissement, qu’il y a toujours quelque chose qu’il faut continuer de découvrir, de vivre parce que même la souffrance, c’est une expérience, c’est de la vie. 

Évidemment, il ne s’agit pas de leur enseigner le masochisme, mais peut-être plutôt une disposition. Une disposition à rester ouvert et à cultiver ce qui est possible. Parce qu’à travers toutes les choses que nous vivons, il y en a souvent qui sont possibles, mais auxquelles nous avons renoncé, ou auxquelles nous ignorions pouvoir rêver.. Mais il y a toujours des chemins possibles, et ce sont ces chemins que j’essaie d’amener les patient.e.s à ouvrir ou à découvrir, à s’y engager à la recherche d’idées qui pourront les aider à continuer à vivre, à reconstruire du sens. Lorsque cela se produit, je sens que la personne vient de gagner quelque chose et à ce moment-là, d’habitude, je n’ai pas et elle non plus, l’impression d’être seul. Il y a d’ailleurs beaucoup de cela dans l’échange que nous venons d’avoir. Je vous en remercie beaucoup !