« Ça a résonné en moi » : les accompagnements du Wapikoni mobile
Entretien avec Manon Barbeau, initiatrice et
co-fondatrice, et Melissa Mollen Dupuis, présidente du C.A.
Manon Barbeau est cinéaste. Elle a réalisé de nombreux documentaires primés, notamment Les enfants du Refus Global, L’armée de l’ombre, De mémoire de chats, les ruelles, etc. Elle est co-fondatrice, avec le Conseil de la nation Atikamekw et le Conseil des Jeunes des Premières Nations, du Wapikoni mobile, et fondatrice de Musique nomade. Barbeau est récipiendaire, parmi d’autres distinctions, du prix UNESCO pour la promotion de la Tolérance et la Non-violence en 2018, et du prix Albert-Tessier en 2014. Elle est officière de l’Ordre national du Québec et membre de l’Ordre du Canada.
Melissa Mollen Dupuis est réalisatrice et militante pour les droits autochtones. Elle a réalisé, entre autres, les courts-métrages Femmes autochtones disparues et assassinées et Respecter la roue. Figure importante des luttes pour les droits des Premières nations, elle a notamment co-initié la branche québécoise du mouvement Idle No More en 2012. Depuis 2021, elle anime sur l’émission « Kuei! Kwe! » sur les ondes de Radio-Canada. En 2017, elle a reçu le prestigieux prix « Ambassadeur de la Conscience », décerné par Amnesty International. Mollen Dupuis est présidente du conseil d’administration du Wapikoni mobile.
C’est grâce aux arts. Les arts sont beaucoup plus plastiques et malléables que les logiques institutionnelles.
Melissa Mollen Dupuis
Depuis ce moment, j’ai l’impression que Wapikoni veille sur nous. Qu’elle nous accompagne dans cette grande aventure qui a pris d’énormes proportions avec le temps.
Manon Barbeau
Depuis près de vingt ans, le Wapikoni mobile se déplace dans des communautés autochtones pour offrir aux jeunes des Premières Nations à la fois des outils matériels et des connaissances artistiques et techniques en cinéma qui leur permettent de réaliser leur propre film. Ce sont plus de 1500 courts-métrages qui ont été produits, lesquels sont ensuite diffusés d’abord dans les communautés, puis sur le site web de l’organisme, et enfin dans des festivals de cinéma. Ce projet, extrêmement porteur, s’ancre ainsi dans un rapport double à l’accompagnement : d’abord celui nécessaire à l’apprentissage du cinéma, et ensuite celui que permet l’art lui-même.
Les deux entretiens qui suivent permettent de penser les multiples accompagnements qui s’inscrivent à même la démarche du Wapikoni. D’abord, Manon Barbeau, cinéaste, co-fondatrice et initiatrice du projet, a eu la générosité de me parler de l’histoire de l’organisme, ainsi que de la vision de l’accompagnement qu’il met en œuvre. Melissa Mollen Dupuis, présidente actuelle du Conseil d’administration du Wapikoni mobile et elle-même ancienne participante-cinéaste, s’est entretenue avec moi au sujet de son propre parcours dans l’organisme, ainsi que sur l’apport singulier que permet un tel projet pour les mentors et les participants, et pour l’expression des individus et des communautés autochtones. Ce sont donc deux paroles au sujet d’un même organisme qui sont mises ici côte à côte, pour penser à la fois ce que peut l’art en tant qu’accompagnateur, et ce que représente l’accompagnement dans une démarche artistique.
Entretien avec Manon Barbeau
Léonore Brassard : Manon Barbeau, vous avez initié le projet du Wapikoni mobile. Pouvez-vous me raconter l’origine de l’organisme ? Comment est venue l’idée, quelle était sa nécessité ?
Manon Barbeau : Je suis l’initiatrice du Wapikoni qui a par la suite été cofondé avec le Conseil de la Nation atikamekw et le Conseil des Jeunes des Premières Nations. Le projet a débuté avec un film que je voulais réaliser, une fiction, qui s’appelait La Fin du mépris. Je prenais alors le train régulièrement pour me rendre à Wemotaci, une petite communauté dans la forêt, au nord de La Tuque, dans la Mauricie. J’ai travaillé là pendant presque deux ans, avec une quinzaine de jeunes de cette communauté. J’ai écrit avec eux ce scénario de fiction dans lequel ils devaient jouer un rôle.
Parmi eux, il y avait Wapikoni (« fleur » en atikamekw), une jeune fille de vingt ans qui me recevait, qui organisait les rencontres avec moi… qui me protégeait en quelque sorte dans ce nouvel univers où tout était pour moi à apprivoiser. C’est que le choc culturel, quand tu n’es pas habituée et que tu arrives dans une communauté autochtone, est plus incommensurable qu’il peut l’être dans certains pays : les codes relationnels, par exemple, ne sont pas les mêmes. De sorte que Wapikoni m’accompagnait, m’amenait un peu partout, me guidait. On dormait parfois dans la même maison. J’en prenais soin un peu comme si c’était ma fille et elle prenait soin de moi, elle aussi, un peu comme on prend soin d’une mère.
Après un an et demi d’écriture, alors qu’on en était à la première version du scénario, Wapikoni a eu un accident. Sa voiture a heurté un camion forestier chargé de billots sur la route dangereuse qui mène de sa communauté à La Tuque. Elle est morte à peu près sur le coup.
Léonore Brassard : Vous avez arrêté l’écriture du scénario à ce moment-là ? C’est après cela que vous avez eu l’idée du Wapikoni mobile ?
Manon Barbeau : Oui. Pendant l’écriture de La Fin du mépris, j’avais constaté à quel point les jeunes de Wemotaci avaient une facilité à parler en images. Il y avait un taux élevé de suicides dans la communauté et il n’existait pas grand-chose pour eux en termes de loisirs à ce moment, à part le hockey, de sorte que j’ai eu l’idée de ce studio ambulant qui viendrait vers eux avec l’équipement qui leur permettrait de faire leurs propres films, et des mentors pour les accompagner.
Depuis ce moment, j’ai l’impression que Wapikoni veille sur nous. Qu’elle nous accompagne dans cette grande aventure qui a pris d’énormes proportions avec le temps.
Léonore Brassard : Que reste-t-il de l’esprit du scénario initial dans ces courts-métrages ?
Manon Barbeau : Si je pense au scénario initial, La Fin du mépris, beaucoup des thématiques qui ont été abordées se sont retrouvées dans les quelque 1 500 courts-métrages qui ont été réalisés par les participants par la suite. Le rapport aux aînés, l’exploitation par les Blancs, la spiritualité, les trafiquants de drogue qui profitent de leur désœuvrement ou de leurs blessures pour faire de l’argent, l’affirmation de quelques-uns, les connaissances de la nature, les rituels selon les saisons. Tous ces thèmes étaient déjà présents dans le scénario…
Léonore Brassard : Que diriez-vous qu’apporte spécifiquement le choix de ce médium artistique qu’est le cinéma ?
Manon Barbeau : Je suis cinéaste et je me suis rendu compte à quel point l’expression par le cinéma permettait à chacun de se révéler, de s’affirmer. Et la diffusion des films contribuait également à cette affirmation et à une transformation collective, communautaire, sociétale. Je me disais que c’était un outil précieux pour les Premières Nations, outil de renforcement identitaire, individuel et collectif, de valorisation. Les films sur des sujets choisis et réalisés par les participants devenaient autant de ponts vers l’autre, autochtone comme non-autochtone. Il y avait peu de contacts à l’époque, entre autochtones et allochtones, beaucoup de méconnaissance, de préjugés. Peut-être que le Wapikoni mobile a contribué à faire évoluer les mentalités.
Je me souviens d’une fois où je suis allée faire du kayak sur la Côte-Nord. Sur la route menant à Mingan se trouvait une communauté Innue. J’ai « osé » pénétrer dans la communauté et j’y ai découvert à quel point c’était un autre monde, un univers dont on préférait ignorer l’existence, sans doute une conséquence d’une culpabilité historique qu’on refusait d’assumer.
Les films du Wapikoni redonnent de l’existence et de la fierté. Certains diront que le résultat n’est pas important, que c’est le processus qui l’est. Et c’est vrai. Dans les communautés où j’ai travaillé au départ, c’est-à-dire il y a près de vingt ans, il y avait un niveau de détresse très important, un taux de suicide considérable, beaucoup de consommation de toutes sortes, parce que les jeunes ont hérité de l’histoire de leurs parents, de l’histoire des pensionnats, de blessures collectives et individuelles qui se sont répercutées sur toute une génération. Les films réalisés pouvaient alors servir d’exutoire. Et c’est déjà énorme. Mais les films qui ont une certaine qualité formelle ou de contenu permettent aussi une diffusion hors communautés et jouent alors un rôle de médiation, de pont vers ceux et celles qui les accueillent. La perception qu’ils et elles pouvaient avoir des Premières Nations s’en trouve modifiée positivement.
Léonore Brassard : Selon vous, la situation s’est-elle améliorée depuis vingt ans ?
Manon Barbeau : Ces films-là, plus certains mouvements comme Idle no more, ont peu à peu fait évoluer les mentalités. La parole des Premières Nations est de plus en plus entendue. Plusieurs artistes autochtones se démarquent au cinéma, en musique, au théâtre, en arts visuels. Plusieurs ont aussi entrepris des études universitaires. Ils se réapproprient le pouvoir.
Léonore Brassard : Est-ce que des lancements et des visionnements publics sont organisés dans les communautés ? Et dans d’autres lieux du Québec ? Comment la rencontre se fait-elle entre les cinéastes autochtones et le public, autochtone et non-autochtone ?
Manon Barbeau : À la fin ce chacune des « escales » (c’est ainsi qu’on nomme les ateliers en communauté) il y a une projection des œuvres réalisées organisée pour l’ensemble de la communauté. Puis un grand lancement annuel a lieu à Montréal au cinéma Impérial par exemple, à Québec, au Musée de la Civilisation. Les participants viennent alors de leurs lointaines communautés pour présenter leurs films au public. Puis ces films amorcent une tournée dans différents festivals prestigieux dans le monde, en Europe, en Amérique du Sud, etc. Ils y remportent de nombreux prix.
Léonore Brassard : En plus d’œuvres portant sur des traditions, y a-t-il aussi des œuvres plus activistes et politiques ? Des œuvres qui abordent des drames contemporains des communautés ? Est-ce que vous avez remarqué l’apparition de certains « nouveaux » sujets qui étaient plus « tabous », plus délicats ou controversés, et qui n’étaient pas adressés au début du Wapikoni ?
Manon Barbeau : Beaucoup de films abordent maintenant d’enjeux environnementaux ou politiques. Au fil du temps, les thèmes traitant de détresse, de suicide ou de consommation se sont estompés pour faire place à des enjeux de communautés, des enjeux sociaux. De nombreux vidéoclips ont aussi été créés donnant une belle visibilité aux musiciens des Premières Nations qui sont nombreux, très talentueux, trop peu célébrés et souvent activistes.
Léonore Brassard : Comment est pensée, par le Wapikoni mobile, cette fonction accompagnatrice dans et par le cinéma ? Comment accompagner à la fois en transmettant un savoir, mais tout en donnant le plus de latitude possible aux participant.e.s ?
Manon Barbeau : Ça a été un gros défi. Parce qu’on choisissait des mentors qui avaient déjà une approche artistique, une signature, une personnalité : on ne peut transmettre que ce que l’on possède. La première qualité requise était donc l’humilité. Parce qu’il fallait que les mentors arrivent avec leur compétence et leur savoir, mais qu’ils ne l’imposent pas, qu’au final, ce soit vraiment le film du participant. Ça n’a pas été toujours facile à gérer. Comment arriver à avoir assez de générosité pour aller chercher chez les jeunes que tu accompagnes ce qu’ils ont à offrir, ce qu’ils veulent offrir, de la façon dont ils ont envie de l’offrir ? Comment donner accès à la connaissance et à l’outil-cinéma qui le leur permettent, tant au niveau du scénario, la réalisation, de la caméra, du montage ? Au départ, les participants ne pouvaient pas monter eux-mêmes, il fallait vraiment s’asseoir à côté d’eux, les encourager à faire les premiers assemblages. Parfois, quand les films nous arrivaient, il était évident que le mentor s’était trop impliqué. Il fallait alors rectifier le tir. C’est de moins en moins le cas. Et ça n’empêche pas plusieurs films de se démarquer.
Léonore Brassard : Est-ce que des liens à long terme se tissent, à partir de l’expérience du Wapikoni mobile ?
Manon Barbeau : On essaie de se rendre au moins trois ans de suite dans les mêmes communautés afin d’approfondir les connaissances des participants. Des amitiés entre certains membres des équipes sur le terrain et les participants se créent alors et certaines perdurent au fil du temps.
Dans un contexte comme celui du Wapikoni mobile, les participants ne viennent pas nécessairement pour apprendre. Ils viennent surtout pour s’exprimer. L’apprentissage se fait en créant. Beaucoup ont été tellement « niés » historiquement qu’ils viennent souvent, pétris de doutes, mais en quête d’existence. À ce moment, le cinéma est la voie vers cette existence, cette reconnaissance d’eux-mêmes, individuelle et collective.
Léonore Brassard : Quel est l’impact du Wapikoni mobile sur les mentors ?
Manon Barbeau : La formation est réciproque ! C’est la découverte et l’approfondissement d’une culture qu’ils ne connaissent pas, de valeurs qu’ils connaissaient peu. Il y a toujours une formation aux réalités autochtones avant leur départ en communautés. Chacun sort enrichi de l’expérience.
Léonore Brassard : Et sur les participant.e.s ? Y a-t-il des participant.e.s qui vous ont particulièrement marquée ? Dont les histoires vous accompagnent encore et ont influencé votre propre démarche ? Votre propre vision du monde ?
Manon Barbeau : L’un des premiers participants a été Samian, anishnabe de Pikogan, avec le parcours fulgurant qu’on lui connaît maintenant : 3 albums à son compte, un parcours de photographe, de comédien, d’animateur, une maison de production ; Meky Ottawa, participante douée devenue artiste visuelle reconnue ; Kevin Papatie, Réal Junior Leblanc, qui, depuis, jouissent de multiples contrats vidéo ; Jimmy Echaquan Dubé, aujourd’hui à la fois cinéaste et comédienne ; Craig Commanda, Emilio Wawatie qui ont poursuivi des études à Concordia et des carrières en musique ; Raymond Caplin à qui la renommée école d’animation les Gobelins à Paris a offert une session d’été gratuite et qui vit maintenant de son art ; Marie-Kristine Petiquay, une des plus jeunes participantes à l’époque, qui a entrepris des études universitaires et travaille maintenant au Wapikoni ; Jani Bellefleur Kaltush qui a été la première autochtone à graduer à l’INIS, le très sélectif Institut national de l’image et du son, et qui siège aujourd’hui au Conseil d’administration du Wapikoni ; Melissa Mollen Dupuis qui en est la présidente et qui a d’abord été participante, avec la carrière diversifiée et impressionnante qu’on lui connaît maintenant. Sans nommer tous les parcours de vie qui ont été modifiés de façon significative par les ateliers du Wapikoni ailleurs dans le monde : au Panama par exemple, où Ivan Jaripio, un participant Embera des ateliers là-bas, qui a fondé par la suite le Jumara Festival international de Ciné indigène. Des exemples comme ceux-là, il y en a cent. Sans parler de ceux et celles qui ont trouvé une autre voie de réalisation que le cinéma et la musique et un nouveau sens à leur vie.
Tous ces êtres que j’ai côtoyés de près ou de plus loin font partie de mon réseau affectif. Ils ont eux-mêmes et sans le savoir donné un sens à ma propre vie. Je les en remercie et les porte en mon cœur.
Léonore Brassard : Vous n’êtes pas, vous-même, autochtone. Comment réfléchissez-vous sur cette identité ? Comment avez-vous procédé, dans le processus de création du Wapikoni mobile, pour éviter justement l’imposition d’une vision extérieure sur les membres de la communauté ?
Manon Barbeau : Il y a vingt ans, ça ne posait pas vraiment de problèmes. J’avais déjà quelques films derrière moi et une certaine visibilité, donc c’était plus facile pour moi de rendre visible le Wapikoni et d’obtenir les divers partenariats nécessaires. Mais à un moment, c’est devenu nécessaire et naturel que je passe la main à une direction autochtone.
Je demeure toutefois au Conseil d’administration qui est lui-même majoritairement autochtone1La direction du Wapikoni mobile est actuellement confiée à Véronique Rankin.
Au départ, les aînés avaient une certaine méfiance. Ils ont été tellement exploités, se sont fait voler tellement de choses… Mais au bout d’un certain temps, comme c’étaient leurs petits-enfants qui tenaient la caméra, le mouvement s’est inversé. Et certains en profitaient pour léguer à ces petits-enfants des traditions et connaissances qu’ils possédaient pour qu’elles soient transmises et ainsi protégées.
Léonore Brassard : En guise de conclusion, j’aimerais vous entendre sur un autre projet que vous avez monté, encore d’accompagnement artistique, et qui a vu le jour presque au même moment que le Wapikoni mobile, « Musique nomade ». Voulez-vous en parler ?
Manon Barbeau : S’il y avait très peu de cinéastes autochtones dans les communautés visitées à cette époque, il y avait, par contre, beaucoup de musiciens de talent ! En offrant des ateliers d’enregistrement professionnel dans les communautés, « Musique nomade » a permis à plusieurs de ces musiciens, contemporains et traditionnels, de se professionnaliser et de se faire connaître. Ils occupent maintenant un rôle actif sur la scène musicale du Québec et on peut entendre leurs œuvres quotidiennement sur les ondes radiophoniques, écouter leurs albums ou les applaudir sur scène, qu’on pense à Laura Niquay, à Q052, à Eadse, à Anachnid, à Kanen ou à Scott Pien Picard, pour ne nommer que ceux-là. Il y aura même cette année au gala de l’Adisq un prix pour le meilleur album autochtone de l’année. Une énorme avancée. J’ai créé « Musique nomade » en 2006, deux ans après le Wapikoni et la nouvelle directrice générale Joëlle Robillard a contribué à donner un essor géant à cet organisme dont on n’a pas fini d’entendre parler. Pour le plus grand bonheur de tous, artistes et publics.
Entretien avec Melissa Mollen Dupuis
Léonore Brassard : Comment avez-vous d’abord connu le Wapikoni mobile ?
Melissa Mollen Dupuis : J’ai d’abord entendu parler du Wapikoni mobile en tant qu’organisme-studio qui travaillait avec les jeunes des communautés autochtones. Un jour, je me cherchais un emploi, et il y a un poste qui était ouvert en communication. J’ai appliqué, et non seulement j’ai découvert un organisme qui résonnait dans mes idéaux, mais aussi le travail que Manon faisait, que l’équipe faisait, et les vidéos qui en sortaient… Puis, j’ai vécu l’accompagnement qu’offre le Wapikoni mobile, puisque j’ai été participante. Après ça, je me suis impliquée de plus en plus : je suis devenue membre et, maintenant, je suis présidente du Conseil d’administration. Je dis souvent que lorsque tu rentres dans le Wapikoni mobile, tu n’en sors plus ! Si je suis allée vers le Wapikoni mobile, c’est pour cette idéologie, qu’a le Wapikoni, de la passation du bâton de parole, d’un transfert de connaissances entre les jeunes et les aînés. Ça a résonné en moi. C’était un organisme qui aidait à faire de la vidéo, mais dont le projet n’était pas uniquement artistique. Le résultat est un produit artistique, un produit culturel, mais l’idée est aussi de transmettre des connaissances aux participant.e.s, et de développer leurs capacités.
Léonore Brassard : Selon vous, comment l’art peut-il accompagner un parcours, une parole ? Comment le cinéma, spécifiquement, peut-il être vecteur d’accompagnement politique ? Pourquoi ce médium profite-t-il à l’accompagnement que propose le Wapikoni mobile ?
Melissa Mollen Dupuis : J’ai étudié en arts visuels médiatiques à l’UQAM, et quand j’ai découvert la vidéo, j’ai pris tous les cours possibles et inimaginables dans ce champ-là. Je trouvais que la vidéo était la forme de média qui était le plus proche de la réalité des Premières Nations, et j’ai vraiment accroché là-dessus. Je pense que c’est un des aspects, cette proximité avec l’oralité des communautés, qui fait que le Wapikoni mobile accroche autant les jeunes. Ça permet aux jeunes de participer. Mais quand je suis entrée à l’UQAM, il n’y avait aucune perspective artistique du point de vue des arts contemporains autochtones. On était vraiment encore très absents dans le paysage artistique contemporain.
Et puis, il y a une forme de professionnalisation qui se fait encore beaucoup dans les institutions. Mais chez les Premières Nations, on fait les choses sur le terrain. Avec le Wapikoni mobile, on commence souvent par apprendre le côté pratique : à tenir la perche, à tenir la caméra, et à un moment on s’en va vers l’écriture du scénario, le jeu, l’animation. C’est en pratiquant qu’on prend de l’expérience, et c’est un processus similaire à celui des communautés.
Léonore Brassard : Quelle a été votre expérience comme participante ? Comment la vidéo vous a-t-elle aidé dans votre démarche politique ?
Melissa Mollen Dupuis : À travers mon expérience avec le Wapikoni mobile, j’ai beaucoup réfléchi sur la mobilisation, la voix des Premières Nations. Quand en 2012, avec Widia Larivière, on a lancé la branche québécoise de Idle no more au Québec, on a utilisé les médias sociaux, notamment la vidéo. L’un des outils principaux qu’on utilisait était l’éducation populaire, et j’utilisais les vidéos du Wapikoni mobile pour montrer un point de vue issu des Premières Nations. J’utilisais par exemple Blocus 138, de Réal Junior Leblanc, je m’en servais, parce que dans les nouvelles, tout ce qu’on voyait, c’étaient des intervenants allochtones. Il nous manquait l’aspect qui venait d’entre dans les lignes, et que permettait d’avoir Blocus 138.
Et 2012, c’était aussi l’année des manifestations étudiantes. Des fois, j’écoutais les manifestations, puis j’écoutais le screen qui venait d’une personne mobilisée sur le terrain, et je regardais les nouvelles en même temps. J’avais l’impression de voir deux films différents ! Je me suis rendu compte de l’importance du visuel, des vidéos. C’est grâce au chemin que j’ai fait avec le Wapikoni mobile que j’ai pu porter des histoires, un discours, une pensée, de façon autochtone. J’avais reçu des outils de la part d’institutions, l’université par exemple, mais ces outils ne m’auraient pas permis de construire quelque chose si je n’avais pas eu… ce canot qu’est le Wapikoni mobile. Je me demandais : comment les gens vont prendre ce que j’ai à dire ? Est-ce que je vais être écoutée, prise au sérieux ? Le Wapikoni m’a permis de dire : il y a de la place pour ça, et plutôt que de prendre un gros bateau à voile, je pouvais prendre ce canot-là, et passer. Ça a nourri Idle no more, ça a nourri mon leadership, ça m’a permis aussi d’avoir un pied dans la porte.
Léonore Brassard : Vous avez réalisé et scénarisé le film Femmes autochtones disparues et assassinées (2012). Comment est-ce que selon vous, le cinéma peut devenir un accompagnateur de mémoire par rapport à ces enjeux-là ?
Melissa Mollen Dupuis : Les films marquent plus que les documentaires ou les nouvelles ! Je pense à des personnages historiques, par exemple : l’indépendance de l’Inde, je n’en aurais rien su si je n’avais pas vu le film Gandhi. Les films fictifs, les histoires qui sont racontées restent dans la mémoire collective beaucoup mieux que ne le fait la documentation, on se souvient plus vivement des histoires qu’on nous a racontées. Pour moi, ce film, c’était une réaction vive, viscérale au fait que les femmes autochtones mouraient, disparaissaient et qu’il n’y avait aucune réaction non seulement des médias, mais aussi des instances politiques et des instances policières. Personne ne racontait notre histoire. Dans les médias quand une femme blanche disparait, tu vas avoir des entrevues avec ses voisins, connaître le nom de son chien, ce qu’elle mange, toute son histoire… Mais des femmes autochtones ont disparu pendant des décennies sans qu’on ne sache rien d’elles.
J’ai fait une performance en 2008 à la SAT, où j’ai diffusé mon film [Femmes autochtones disparues et assassinées] avec le Wapikoni mobile, ne serait-ce que pour raconter leur histoire, pour qu’on les voie, que ce soit raconté. Je cherchais dans les médias à l’époque, seulement une information qui humaniserait ces femmes. Je cherchais leurs noms, je cherchais leurs visages. Par le film Femmes autochtones disparues et assassinées, je voulais non seulement montrer comment on raconte l’histoire, ou comment on ne la raconte pas, mais aussi montrer la mobilisation des gens qui essaient de raconter cette histoire, de se faire entendre, sans que cela ne soit relayé par les médias.
Les films permettent des raconter ces histoires, de les humaniser, de les faire entendre.
Léonore Brassard : Comment se passe la dynamique entre les accompagnateur.ice.s et les participant.e.s ?
Melissa Mollen Dupuis : Les formateurs suivent des formations avant d’aller dans les communautés. On essaie d’aider le plus efficacement à décoloniser la perception des formateurs. Il y a aussi des personnes qui viennent de la communauté, et qui accompagnent le Wapikoni mobile, des intervenants. On a mis en place un système qui est le plus sécuritaire possible pour la Communauté. Le CA est autochtone, les jeunes sont autochtones. On met à profit les privilèges d’artistes et de cinéastes allochtones qui font du travail tout en décolonisant leur perception. Ce sont des alliés fantastiques.
Léonore Brassard : Peut-on parler d’un accompagnement réciproque ?
Melissa Mollen Dupuis : Il y a quelque chose d’aidant qui se bâtit dans la réconciliation. On s’assure aussi qu’il y ait un retour : il y a une diffusion des films qui est faite dans la Communauté, et après ça, il y a la diffusion des films qui est faite dans les festivals. Donc, des jeunes vont voyager, vont aller en échange culturel, ou faire des formations. C’est sûr que l’idée est de voir un échange qui est continu. On essaie de penser à la façon de faire bénéficier les jeunes dans un temps long.
Par exemple, j’ai créé des vidéos avec le Wapikoni, comme participante, et suite à cela, l’équipe pensait à moi quand surgissait des enjeux de la mobilisation, ou lié à la politique, à la protection du territoire, aux choses qui m’intéressent. La passation, je pense que ça vient toucher ta manière de faire quand tu as été aidé, appuyé. Après, toi aussi, tu veux appuyer les autres, créer cette échelle qui sort du panier de crabes, celle qui permet d’écrire dans les marges d’un livre dans lequel tu n’avais pas le droit d’écrire.
Léonore Brassard : Comment fait-on, selon vous, pour guider quelqu’un dans une pratique artistique sans pour autant changer ou influencer ce que cette personne-là veut dire ?
Melissa Mollen Dupuis : L’important c’est d’être à l’écoute, de demander : qu’est-ce que tu veux dire, c’est quoi ton message ? Ce qui est fantastique avec le Wapikoni, c’est qu’il y a beaucoup de films sur le territoire, sur la langue, des films qui traitent d’enjeux auxquels on s’attend de nos communautés, parce que ce sont des messages forts. Mais il y a aussi des films de zombies, des films faits avec des legos ! Il faut un respect de… comment je pourrais dire ? De l’autonomie… Laisser le droit à chacun de pouvoir raconter l’histoire qu’il veut raconter.
On aide aussi en même temps à respecter le fait que chaque participant veut que la vidéo finie soit de qualité. Il faut donner une énergie, mais en aidant justement le jeune à porter son message. Il y a un respect de professionnalisation qui vient du formateur, mais il y a aussi un respect de l’histoire qui sort du jeune, qui va être porté par le jeune dans le long terme, ça va être son film.
Léonore Brassard : Qu’est-ce qui peut poser problème, parfois, dans cet accompagnement ?
Melissa Mollen Dupuis : Eh bien, on essaie que tout fonctionne bien, même si les accompagnateurs et les participants sont parfois humains ! Par ailleurs, il peut y avoir des événements dans les communautés qui font qu’une vidéo va tomber à l’eau. Quand il y a eu une maladie ou un décès, par exemple. Quand il y a un décès dans une Communauté, toute la Communauté va se mettre sur pause pour pouvoir vivre ce décès-là. Parfois des escales qu’on devait faire tombent à l’eau.
Il faut comprendre qu’il y a des réalités humaines dans la production vidéo… et c’est un des grands enjeux aussi des médias ! Peu importe que ces réalités soient autochtones ou allochtones, le problème, c’est souvent de conjuguer les réalités humaines et… la deadline ! Il y a quelque chose de très brutal dans la production vidéo, quelque chose qui n’est pas aussi communautaire qu’on voudrait. Je pense que c’est quelque chose à quoi on réfléchit, avec le Wapikoni. Les vidéos sont estampées aux escales, parce que le lieu est important; le lieu est plus important que, par exemple, le type de caméra qu’on utilise.
Léonore Brassard : Ça fait presque 20 ans que le Wapikoni mobile existe. Selon vous, qu’est-ce qui a changé dans la mission de l’organisme, dans le besoin d’accompagnement des jeunes, ou dans la façon dont il est fait, depuis 20 ans ?
Melissa Mollen Dupuis : Depuis 20 ans, beaucoup de choses ont changées. Premièrement, la place des Premières Nations dans les médias est complètement à l’opposé de celle qu’on avait lorsque j’ai commencé dans le Wapikoni mobile. J’ai beaucoup milité pour faire entendre la voix des peuples autochtones, notamment avec Idle no more. Idle no more, le nom,c’est lié au fait qu’on ne nous entend pas, qu’on ne nous écoute pas, justement.
À la base, le travail du Wapikoni mobile est artistique, mais c’est aussi un travail qui permet d’influencer dans d’autres aspects, d’autres enjeux. Au bout de 20 ans, ceux qui étaient les jeunes ne sont plus des jeunes, ils vont maintenant à la rencontre, à l’aide des jeunes actuels, ils veulent transmettre. Moi, aujourd’hui, je me vois moins comme quelqu’un qui est porté par le Wapikoni mobile que comme une relève : je me vois comme quelqu’un qui a le pied dans la porte, et qui peut dire aux jeunes : entrez ! À un moment donné, j’aurai même plus besoin d’avoir le pied dans la porte, les jeunes vont la tenir ouverte tout naturellement!
Il y a 20 ans, la réalité était différente. Le Wapikoni mobile a mis en lumière un désir de se faire entendre, la capacité de le faire. Il y a eu une réaction en chaîne. Je pense beaucoup aux « alumnis » du Wapikoni, Samian par exemple, ceux qui ont fait des vidéos, qui ont été diffusés, et qui ont augmenté leur leadership. On n’est pas tous dirigés pour devenir artistes uniquement, mais on utilise cette forme artistique là pour nous mobiliser autour de nos enjeux, nous mobiliser autour de nos croyances, pour protéger nos langues, protéger notre culture. Ça renforce le canot, celui dans lequel on s’est embarqué, et ça résonne auprès des allochtones parce qu’on peut regarder un film, parce qu’on peut maintenant regarder un vidéo côte à côte… voir deux choses très différentes, comprendre deux choses différentes, mais enfin avoir un œil dans la culture de l’autre ! On est dans la découverte l’un l’autre de nos places dans la société.
Mais bien sûr, il y a encore une transition qui se fait. La revendication est moins grandiloquente qu’il y a vingt ans, parce que le besoin est moins absurdement énorme. Moi, par exemple, j’ai une voix qui existe. Par contre, nos voix n’ont pas encore été normalisées : l’idée, maintenant, ce n’est plus seulement d’avoir le droit d’exister, mais d’être vraiment là. On va prendre notre place tranquillement.
Ça va être dans cette espèce de rencontre là que les choses vont se faire. Probablement que le Wapikoni va se transformer aussi, et je pense que c’est une des choses qui a été une des grandes forces du Wapikoni : être alerte aux besoins réels.
Et puis, après avoir été très connu à l’international, avec la pandémie, on se tourne vers nos communautés. On regarde où en sont les besoins réels de nos Communautés, pour recréer du lien. On se tourne vers le local, on se tourne vers des relations plus proches. On va voir notre mission grandir probablement aussi. C’est grâce aux arts. Les arts sont beaucoup plus plastiques et malléables que les logiques institutionnelles.
- 1La direction du Wapikoni mobile est actuellement confiée à Véronique Rankin