Proust et les voix du silence
Cédric Kayser est docteur en littératures de langue française et travaille en tant que conseiller pour un centre de remédiation cognitive à Montréal où il a défendu une thèse (Proust et les limites du corps) sous la direction de Marcello Vitali-Rosati. Il a obtenu sa maîtrise en philologie à Paris-IV avec un mémoire portant sur les bases phénoménologiques dans la Recherche de Proust et s’est ensuite tourné vers des études de philosophie se terminant par un Master anglophone à l’Université de Luxembourg. Dans sa pratique universitaire, il s’intéresse aux représentations du corps vécu — du XXe siècle à l’époque contemporaine. À côté de ses activités d’enseignement à Montréal et à Trois-Rivières, il mène actuellement une réflexion critique sur le phénomène du glitch et poursuit une carrière de musicien et de compositeur pour des pièces de théâtre, des projets de films et des expositions muséales. Ses recherches actuelles feront prochainement l’objet d’articles dans des publications de renommée internationale (Springer, Revue Marcel Proust).
Après avoir franchi l’embrasure d’une porte en marbre de couleur foncée, le visiteur1En raison de critères liés à l’édition et à la fluidité du texte, j’emploie certains termes dans leur sens générique et je les comprends comme incluant à la fois des personnes féminines et masculines. arpentant les couloirs de la National Gallery à Londres, s’arrête au milieu d’une salle abritant une collection de peintures Renaissance. Hésitant, pris dans le vertige de ces lumières fictives, son regard s’arrête sur la pièce centrale d’un retable du peintre Piero della Francesca (il s’agit du Baptême du Christ2Pierro della Francesca, Le baptême du Christ, années 1450, tempera sur bois, National Gallery, Londres. ).
Bien avant les « déformations perspectives » (SNS 91)3Toutes les citations de À la recherche du temps perdu renvoient à l’édition de la « Bibliothèque de la Pléiade » en quatre volumes, établie sous la direction de Jean-Yves Tadié : Paris, Gallimard, 1987-1989. Nous les indiquons par le numéro du volume (en chiffres romains) suivi de la page de chaque citation. Le titre synthétique de Recherche, renvoie à la somme du cycle romanesque de Proust. Les œuvres citées de Merleau-Ponty citées sont indiquées par les sigles suivants : PP : Phénoménologie de la perception, Gallimard, Paris, 1945 ; PPE : Psychologie et pédagogie de l’enfant: Cours de Sorbonne, 1949 –1952, Verdier, Lagrasse, 2001 ; SNS : Sens et non-sens, Nagel, Paris 1948 ; S : Signes, Gallimard, Paris, 1960. de Cézanne, le peintre italien de la moitié du Quattrocento a su donner une nouvelle inflexion à la peinture florentine par « l’alliance de la couleur avec la perspective mathématique4Neville Rowley, « “Pittura di luce”: genèse d’une notion » in Studiolo, n°5, 2007, p. 131. » qui sous-tend ses compositions. C’est à travers ce qu’on a pu qualifier de pittura di luce (littéralement « peinture de lumière ») que Piero, auquel nous devons le premier traité sur la perspective, a su produire « une vision plus étendue et optimiste, dans laquelle les couleurs s’emperlent de lumière5Luciano Bellosi, cité dans Rowley, art. cit., p. 130. ». Cette refonte chromatique met de l’avant la dimension allégorique de ses peintures.
Au centre de la composition, le ruissellement à peine audible d’un mince filet d’eau coulant sur le visage du Christ émerge du silence de la salle d’exposition. Cette « existence du son en tant que présence tacite6David Toop, « Notes préliminaires à une histoire de l’écoute » dans artpress, n°15, 2010, p. 12. » nous rend sensibles aux voix du silence, murmures à peine audibles des anges abrités par l’arbre qui domine la composition. Bien que leurs traits soient identiques, chacune de ces figures féminines au visage pâle adopte une posture différente et se distingue par la couleur de sa robe. À la droite de Jésus, l’ange placé derrière l’arbre opère une percée vers le monde extérieur en fixant directement le spectateur. Si le réalisme de ce regard est indissociable de la perspective qui, à partir de la Renaissance, rend possible « la représentation graphique des trois dimensions7Bruno Zevi, Apprendre à voir l’architecture, Paris, Les Éditions de Minuit, 1959, p. 12. », il nous invite à interroger le statut de ces figures secondaires dans le tableau de Piero. Ces figurants, relégués au second plan, que les historiens de l’art ne prennent que rarement pour thème contribuent de façon essentielle au sens qui émerge de la composition. Que serait l’Olympia de Manet sans la femme de chambre tenant le bouquet de fleurs?
Comme les tableaux de Piero della Francesca, le cycle romanesque de Proust a été largement commenté par la critique. Si l’on s’est longtemps accordé sur la fonction centrale du narrateur Marcel, la relation que celui-ci entretient avec les grandes figures accompagnatrices dans la Recherche (Françoise, la grand-mère) demande à être interrogé à nouveaux frais. Le présent essai vise à combler cette lacune en proposant une réflexion sur le rapport au langage à travers le prisme des pourvoyeuses du soin dans la Recherche. En particulier, j’aimerais montrer comment le personnage de Françoise incarne trois fonctions du langage dans l’économie de la Recherche : linguistique saussurienne, rapport parrésiastique à la vérité et éthique du care.
En redonnant une voix à cette figure essentielle demeurée en marge des interprétations canoniques, mon analyse aboutit à des considérations actuelles sur la valeur du relationnel dans nos pratiques langagières. De ce fait, le silence auquel renvoie le titre de cet essai met en avant les voix étouffées qui soutiennent la structure diégétique de la Recherche, dans un retour à l’immédiateté de l’expérience sensible. Comme le souligne l’intérêt de Proust pour certains états limites (sommeil, ivresse, maladie), le silence nous permet de thématiser un certain rapport au monde et, à plus forte raison, le caractère « ineffable » de notre relation à autrui8Anne Simon, « Silence » dans Dictionnaire Marcel Proust, Honoré Champion, 2004, p. 938. . Cette présence du silence qui s’accompagne de gestes concrets dans la Recherche, marque paradoxalement pour l’écrivain un « retour à l’inanalysé » (III, 763) qu’il faudra approfondir par la suite.
Françoise au regard de la linguistique saussurienne
Du reste, ayant dû au bout de deux jours aller chercher des vêtements oubliés dans [la maison] que nous venions de quitter, tandis que j’avais encore, à la suite de l’emménagement de la « température » et que, pareil à un boa qui vient d’avaler un œuf, je me sentais péniblement bossué par un long bahut que ma vue avait à « digérer », Françoise, avec l’infidélité des femmes, revint en disant qu’elle avait cru étouffer sur notre ancien boulevard, que pour s’y rendre elle s’était trouvée toute « déroutée » que jamais elle n’avait vu des escaliers si mal commodes, qu’elle ne retournerait pas habiter là-bas « pour un empire » et lui donnât-on des millions – hypothèses gratuites – et que tout (c’est-à-dire ce qui concernait la cuisine et les couloirs) était beaucoup mieux « agencé » dans notre nouvelle maison. (II, 310)
À l’image de la citation placée en exergue, la forte présence de l’idiolecte dans la Recherche témoigne de la capacité du narrateur à s’incorporer différentes sources orales pour développer son style « nerveux9Walter Benjamin, Sur Proust [1953], Caen, Nous, 2010, p. 54. ». La structure cyclique du récit (le roman se clôt sur le projet de sa réalisation) est indicative du « travail métalinguistique » de Marcel10Isabelle Serça, « Langage » dans Dictionnaire Marcel Proust, publié sous la direction d’Annick Bouillaguet et Brian G. Rogers, Honoré Champion, 2004, p. 550. qui, à l’image de Flaubert, mobilise la ponctuation (guillemets, parenthèses, les blancs du récit) pour traduire le parler des personnages de la Recherche. À ce titre, on a pu relever sa tendance « à saisir le moi profond de chaque personnage à travers sa façon de parler11Ibid. ». De manière significative, le langage structure notre rapport au monde et nous permet d’entrer dans l’intimité d’une pensée autre. Ainsi en est-il du lexique d’Albertine et de sa prononciation empreinte d’érotisme, « une prononciation si charnelle et si douce que, rien qu’en parlant, elle semblait vous embrasser » (R2 II, 656).
L’arbitraire du signe, érigé par Saussure en premier principe d’une théorie linguistique, souligne les rapports complexes que nous entretenons avec le langage. En témoigne dans la Recherche, la célèbre association de la Madeleine : ce gâteau traditionnel qui pour l’écrivain évoque successivement les connotations religieuses de sa morphologie (« Coquille de Saint-Jacques »), la référence biblique à une prostituée, l’expression vernaculaire « pleurer comme une madeleine » ou encore l’appartement d’enfance situé au 9 boulevard Malesherbes à proximité de la place de la Madeleine12J’ai soulevé ce point dans la dernière partie de ma thèse doctorale intitulée Proust et les limites du corps. Pour une étude approfondie des liens tissés avec la personnalité de Proust, voir Bray PM. « Forgetting the Madeleine : Proust and the Neurosciences » dans Progress in Brain Research, vol. 205 (2013), p. 41-53. . D’après Saussure, dans le « circuit de la parole13Ferdinand de Saussure, Cours de linguistique générale [1967], Paris, Payot 1995, p. 98. », l’unité du signe linguistique résiderait moins dans sa fonction référentielle que dans la rencontre entre un concept et une image acoustique – sorte d’image intérieure qui se réalise dans la parole humaine14Ibid. . Pour le dire autrement, le langage, en ce qu’il repose toujours sur un fond commun d’intersubjectivité, est relationnel par essence. En cela, il fait surgir un ensemble de rapports au monde irréductibles à la matérialité du langage (phonèmes, sons actuels, onomatopées).
Dès les premières pages de Combray, le personnage de Françoise occupe un rang privilégié dans la réflexion du narrateur sur le langage. Le parler de la servante (« J’ai été voir le frère, je suis entrée “en courant” donner le bonjour à la nièce (ou à ma nièce la bouchère) [je souligne] II, 446) pointe vers un « abondant commentaire métalinguistique du narrateur15Pierron, op. cit., p. 47. » qui s’improvise en linguiste rompu aux considérations philologiques. Comme l’indique le prénom16Le suffixe -ois correspond à l’ancienne prononciation de « français ». « Françoise », évocateur de la façon dont l’adjectif « français » fut orthographié pendant des siècles17Avant la diffusion du phénomène de la diphtongaison française dans le bassin parisien autour du 16e siècle. , cette femme simple issue du peuple semble incarner la langue française au sein de la Recherche. La graphie de ce nom entre en résonance avec l’univers mondain que l’on associe traditionnellement à Chrétien de Troyes, sorte de faubourg Saint-Germain médiéval avec ses belles dames courtoises « bien parlant en langue françoise18Cité par Francis Gingras, Miroir du français : éléments pour une histoire culturelle de la langue française, Montréal, Les Presses de l’Université de Montréal, 2014, p. 12. » et qui implique la notion du « bon parler » accompagnant l’anoblissement de la langue19Gingras, op. cit., p. 12. . Bien que le narrateur adopte le rôle de linguiste pour relever les fautes de langue de Françoise, il ne peut s’empêcher de reconnaître en elles « le génie linguistique à l’état vivant, l’avenir et le passé du français » (R2 III, 134). Le flot de ces paroles irrigant discrètement le roman proustien (l’on pense au ruissellement du filet d’eau en arrière-fond du tableau de Piero della Francesca) s’inscrit dans la cohésion structurelle de l’œuvre. L’idiolecte de Françoise, l’atavisme verbal qu’il entérine, réactive tout un imaginaire daté du « Grand Siècle20Ibid., p. 50. », le XVIIe qui donna ses lettres de noblesse à la langue française21Ces deux lignées – l’une classique et l’autre médiévale – servent à la construction du personnage de Françoise. Voir Pierron, art. cit., p. 49. . Il s’agit d’un « texte » qui demande à être décodé : à travers les yeux du narrateur, ces phénomènes langagiers s’intègrent à un portrait sonore et gestuel du personnage de sa servante, au même titre que les maniérismes de Charlus (qui marquent l’inflexion du roman vers Sodome) ou les mots d’Oriane de Guermantes.
Pour arriver à une meilleure compréhension de Françoise, il peut être utile d’évoquer la linguistique que Saussure développe à partir des années 1880. Comme Gilles Deleuze a pu le constater tout en déplorant le réductionnisme inhérent à ces grilles de lecture, les linguistes perçoivent la langue comme « un système en équilibre, dont on peut faire la science22Il s’agit de la section « Style » de l’Abécédaire, une série d’entretiens vidéo publiés à titre posthume que le philosophe accorda à son ancienne élève Claire Parnet. ». À l’encontre de la référentialité du signe verbal que nous héritons de Platon, toute langue reposerait sur une différenciation mutuelle de ses éléments constitutifs. À travers cette conception du langage, on s’éloigne du modèle cratyléen du sens comme référentialité. Comme le note Merleau-Ponty :
Ce que nous avons appris dans Saussure, c’est que les signes un à un ne signifient rien, que chacun d’eux exprime moins un sens qu’il ne marque un écart de sens entre lui-même et les autres. Comme on peut en dire autant de ceux-ci, la langue est faite de différences sans termes, ou plus exactement les termes en elle ne sont engendrés que par les différences qui apparaissent entre eux. (S 49)
En prenant la mesure de cette conception arbitraire et instrumentale du système linguistique, le philosophe met de l’avant la négativité du langage : les signes n’ont pas de valeur en tant que telle, mais se définissent de façon négative les uns par rapport aux autres23Emmanuel Alloa, « The Diacritical Nature of Meaning : Merleau-Ponty with Saussure » dans Chiasmi International, n° 15, 2013, p. 162. , ce que Georges Molinié a pu qualifier d’« immanentisme linguistique24Georges Molinié, « Sémiostylistique : à propos de Proust » dans Versants : revue suisse des littératures romanes, n° 18, 1990, p. 22. ».
C’est sur le fond d’un tel écart que Françoise fait sa première apparition dans l’obscurité de l’antichambre de la tante Léonie : « C’était Françoise, immobile et debout dans l’encadrement de la petite porte du corridor comme une statue de sainte dans sa niche » (R2 I, 52). Cette mise en scène photographique et la façon dont le personnage est associé aux vestiges d’époques révolues opèrent la différenciation diacritique (en vertu de son étymologie, ce qui nous permet d’établir une distinction entre différents termes) que Merleau-Ponty a relevée comme le trait distinctif de la linguistique saussurienne25« Saussure admet que la langue est essentiellement diacritique : les mots portent moins un sens qu’ils n’en écartent d’autres » (PPE 84). . L’on peut ainsi relever l’écart, dimension de latence, qui informe la perception sociale de la vieille servante dans la Recherche :
« La duchesse doit être alliancée avec tout ça », dit Françoise en reprenant la conversation aux Guermantes de la rue de la Chaise, comme on recommence un morceau à l’andante. « Je ne sais plus qui qui m’a dit qu’un de ceux-là avait marié une cousine au duc. En tout cas c’est de la même “parenthèse”. C’est une grande famille que les Guermantes! » ajoutait-elle avec respect, fondant la grandeur de cette famille à la fois sur le nombre de ses membres et l’éclat de son illustration, comme Pascal, la vérité de la religion sur la raison et l’autorité des Écritures. Car n’ayant que ce seul mot de « grand » pour les deux choses, il lui semblait qu’elles n’en formaient qu’une seule, son vocabulaire, comme certaines pierres, présentant ainsi par endroits un défaut qui projetait de l’obscurité jusque dans la pensée de Françoise. (II, 322-323)
En tant que représentante des classes populaires dans le roman de Proust, Françoise défend paradoxalement les valeurs traditionnelles d’un système qui va à l’encontre de ses droits. À rebours de la mobilisation progressiste de l’époque contemporaine, l’ordre de la société bourgeoise écarte les individus qui ne participent pas activement de l’accroissement de son bien-être matériel et moral. Si le personnage de Françoise se définit négativement par rapport au discours dominant (diffusé par les différents membres de la famille du narrateur), la fonction qu’elle occupe dans la Recherche s’avère néanmoins centrale. Bien que la première apparition du personnage se joue en marge de la parole humaine, le regard du héros participe activement d’une mise en scène qui élève la servante au statut d’icône sacrée (comparable aux anges du tableau de Piero della Francesca que j’évoquais plus haut). Cet ancrage iconographique est révélateur de la capacité du héros à restituer les atmosphères de chaque personnage, à les percevoir à travers « de nouveaux yeux » (R2 III, 762).
Françoise et le rapport parrésiastique à la vérité
Elle possédait à l’égard des choses qui peuvent ou ne peuvent ne pas se faire un code impérieux, abondant, subtil et intransigeant sur des distinctions insaisissables ou oiseuses […]. (I, 28)
Ce code, si l’on en jugeait par l’entêtement soudain qu’elle mettait à ne pas vouloir faire certaines commissions que nous lui donnions, semblait avoir prévu des complexités sociales et des raffinements mondains tels que rien dans l’entourage de Françoise et dans sa vie de domestique de village n’avait pu les lui suggérer. (I, 28)
Si l’interprétation du langage comme système diacritique chez Saussure nous a permis de relever le positionnement subjectif dans toute prise de parole, il nous faut désormais franchir un pas supplémentaire. La présence de Françoise dans la Recherche s’avère révélatrice d’une série de relations de pouvoir – que l’on pense par exemple à sa cruauté envers ses subalternes (R2 I, 119-121) et au procès qu’elle dresse contre Albertine – qui structurent le roman de Proust, rapports que l’on pourrait envisager avec le philosophe Michel Foucault comme existant « à partir de points innombrables, et dans le jeu de relations inégalitaires et mobiles26Michel Foucault, Histoire de la sexualité 1. La volonté de savoir, Paris, Gallimard, 1976, p. 126. ». En témoignent les différents rôles qu’endosse Françoise tout au long du cycle romanesque (servante, gouvernante, secrétaire) et la dynamique relationnelle qui sous-tend sa personnalité. En dépit de sa marginalité perçue, la voix de Françoise résonne à travers le cycle romanesque et permet au narrateur d’articuler un certain rapport éthique à la vérité, point qui sera développé par la suite.
Afin d’approfondir la présente étude des fonctions du langage dans la Recherche, je mobiliserai dans cette section la notion de parrêsia développée par Foucault au début des années 1980 et qui désigne de façon générale le fait de « tout dire ». Nous en trouvons une première trace dans un cours donné au Collège de France que le philosophe consacre à L’herméneutique du sujet en 1982 en posant la question du rapport à soi dans les termes d’une pragmatique. Comme l’indique son étymologie, le terme « parrêsia » qui se traduirait aujourd’hui par free speech comporte le préfixe pan (« tout ») et la racine rema qui se réfère à « ce que l’on dit27Michel Foucault, « La parrêsia » in Discours et vérité, Paris, Vrin, 2016, p. 79-80. ».
Sans entrer dans le détail des analyses que Foucault présente oralement dans une série de conférences données à Grenoble et à l’Université de Californie à Berkeley, on peut distinguer trois caractéristiques de la parrêsia : 1° la dimension politique du « tout-dire » qui correspond à la parole libre dont chaque membre d’une société démocratique est le titulaire, et que Foucault prend dans le sens d’une parole envisagée comme « acte d’affirmation de soi-même et de son opinion à l’intérieur du champ politique28Ibid., p. 26. », celle-ci s’opposant au « tout-dire » déréglé (que représente par exemple le baron de Charlus dans la Recherche) ; 2° la mise en œuvre d’une éthique qui se traduirait par l’« expression directe de la pensée sans aucune figure particulière29Ibid., p. 33. » ; 3° la fonction philosophique qui consiste à « faire voir la vérité dans sa propre vie30Ibid., p. 43. » . Ces trois modalités de la parrêsia ne peuvent être considérées séparément ; il s’agit davantage de grilles de lectures qui participent de l’ « élément constitutif et indispensable du rapport d’âmes31Ibid., p. 32. ». C’est donc en partant de la « structure éthique interne au dire-vrai32Michel Foucault, op. cit., p. 21. » que Foucault aborde la dimension relationnelle et intersubjective qui caractérise la parrêsia.
Dans l’économie de la Recherche, le personnage de Françoise que Proust fonde sur « le vrai et le naturel du terroir33Pierron, op. cit., p. 49. » semble incarner le rapport déstabilisant à la vérité qui caractérise la parrêsia. Ainsi en est-il de la capacité à déchiffrer le langage du corps de Françoise, « capable de rivaliser avec la Berma elle-même dans l’art de faire parler les vêtements inanimés et les traits du visage » (III, 132). De manière significative, la fonction oraculaire du « tout dire » qui caractérise le parler de la servante sous-tend la moralité rigide du personnage. Ainsi, Philippe Hardin a pu relever « l’archaïsme d’un univers mental populaire qui remonte à un passé lointain aux lois et aux interdits devenus obscurs34Philippe Hardin, « La dialectique proustienne des rapports maître/serviteur d’après le personnage de Françoise dans Du côté de chez Swann “Combray” », Institut des textes et manuscrits modernes (en ligne). ». Il y a donc un « code Françoise » qui, s’il régit le bon fonctionnement de la maison du narrateur, se traduit également par la cruauté de la gouvernante à l’égard des domestiques. Aussi le narrateur ne manque-t-il pas de relever que les qualités de Françoise « cachaient des tragédies d’arrière-cuisine, comme l’histoire découvre que les règnes des Rois et des Reines, qui sont représentés les mains jointes dans les vitraux des églises, furent marqués d’incidents sanglants » (R2 I, 121). Nouveau cadrage qui donne à voir la complexité d’un personnage double qui reste tributaire d’un « mélange traditionnel d’esprit frondeur et de soumission profonde à la loi des maîtres35Hardin, op. cit. ». Cette passion atavistique du pouvoir met en évidence la dimension quasi mythique du personnage.
Tout en relevant sur un mode humoristique les « cuirs36En référence à l’expression populaire « faire un cuir » pour désigner une association irrégulière et dissonante de mots, vice de prononciation qui est comparé à la production artisanale du cuir, procédé passant par l’écorchement de peaux d’animaux. Cette acception du terme est illustrée par la parenté historique entre écorcher et faire un cuir. » de Françoise, le narrateur évoque souvent les paroles de sa servante pour mettre en avant l’authenticité d’un jugement porté sur telle ou telle personne37Capacité que Françoise attribue, quant à elle, à la grand-mère du héros : « Madame sait tout : Madame est pire que les rayons X […] qu’on a fait venir pour Mme Octave et qui voient ce que vous avez dans le cœur » (R2 II, 28). . D’après Foucault, « [l]e parrèsiaste est celui qui n’a à tenir compte, ni des règles de la rhétorique […] ni même des règles de la démonstration philosophique38Foucault, op. cit., p. 43. ». Cette vision infraverbale qui perce la coquille des apparences devient alors – dans un élan qui va « de manière synthétique et imagée droit à l’essentiel des significations39Foucault, op. cit., p. 43. » – paradigmatique d’un certain rapport à la vérité. Force est de constater qu’à travers sa capacité de parler librement, Françoise a un impact notable sur l’ « apprentissage des signes » du narrateur et qui s’intègre d’après Gilles Deleuze dans une « recherche de la vérité40Gilles Deleuze, Proust et les signes [1964], Paris, Presses universitaires de France, 2010, p. 23. ». Par-delà les ruminations de Françoise qui constituent la trame sonore des réflexions du narrateur, c’est à travers les gestes du corps que la servante accomplit sa fonction dramatique. Dans Guermantes, on lit ce passage :
En ce moment, tenant au-dessus d’Albertine et de moi la lampe allumée qui ne laissait dans l’ombre aucune des dépressions encore visibles que le corps de la jeune fille avait creusées dans le couvre-pieds, Françoise avait l’air de la « Justice éclairant le Crime ». La figure d’Albertine ne perdait pas à cet éclairage. Il découvrait sur les joues le même vernis ensoleillé qui m’avait charmé à Balbec. Ce visage d’Albertine, dont l’ensemble avait quelquefois, dehors, une espèce de pâleur blême, montrait, au contraire, au fur et à mesure que la lampe les éclairait, des surfaces si brillamment, si uniformément colorées, si résistantes et si lisses, qu’on aurait pu les comparer aux carnations soutenues de certaines fleurs. (R2 II, 655-656)
Cet extrait exemplifie le geste parrésiastique qui consiste à « dénonc[er] sans détours les passions mauvaises du dirigé41Frédéric Gros, dans Foucault, op. cit., p. 14. » – en l’occurrence la déchéance morale d’Albertine. Comme l’indique le héros, le jugement porté par la servante du narrateur dans cette scène est associé au célèbre tableau de Prud’hon42Prud’hon, La Justice et la Vengeance divine poursuivant le Crime, 1808, peinture à l’huile, Musée du Louvre, Paris. . À la violence de cette intrusion, le narrateur oppose l’érotisme d’Albertine dont il met en avant la « pâleur blême » et la « carnation » du corps à moitié dénudé. Dans cette savante mise en scène dominée par le motif du clair-obscur qu’il prend pour thème (dans le tableau Empire qui lui sert de référence, la composition est plongée dans la pénombre d’un éclairage lunaire), le dévoilement se trouve approfondi par les gestes de Françoise brandissant la lampe : en tant que metteuse en scène, elle dénude la jeune fille en « faisant la lumière » sur ce corps désormais visible. L’on peut alors constater qu’à travers les différentes lectures de Françoise – sainte dans une niche, la Justice de Prud’hon, Michel-Ange de la cuisine (R2 I, 449) – le silence apparaît comme son élément naturel. Sur le plan iconographique, ces scènes choisies par le narrateur, bien que plongées dans cette dimension infraverbale de l’ « inanalysé », sont visuellement éloquentes et témoignent d’une phénoménologie picturale qui sous-tend le « commentaire métalinguistique43Sylvie Pierron, « La “langue Françoise” dans À la recherche du temps perdu de Marcel Proust » dans Littérature, n°116, 1999, p. 47. » du narrateur.
À travers cet éclairage allégorique, le narrateur prend pour thème le silence – cette limite « faite de visions et d’auditions non langagières, mais que seul le langage rend possibles44Gilles Deleuze, Critique et clinique, Paris, Les Éditions de Minuit, 1993, p. 9. ». Si, dans son acception habituelle, le silence sert à cacher des vérités incommodes (« passer sous silence »), chez Proust il se substitue souvent à la parole. Sous le désordre des mots, par-delà le bruit des interactions sociales, le langage et les gestes du corps arrivent à une expression authentique : ils signifient et pointent vers une réalité jusque-là occultée45« Notre vue sur l’homme restera superficielle tant que nous ne remonterons pas à cette origine, tant que nous ne retrouverons pas, sous le bruit des paroles, le silence primordial, tant que nous ne décrirons pas le geste qui rompt ce silence. La parole est un geste et sa signification un monde » (PP 224). . Or, le silence – perçu dans sa qualité d’écart interstitiel – est également ce qui permet au sens de circuler entre les mots46De manière profonde, la notion de « discours », composée de dis (« déchirer ») et currere (« courir ») témoigne de cette rupture. , ce qu’a pu relever Blanchot dans son analyse des structures dialogiques47Maurice Blanchot, « L’interruption : comme sur une surface de Riemann » dans L’entretien infini, Paris, Gallimard, 1969. . En tant que témoin privilégié des blancs de la parole humaine, le héros a appris à se fier aux marques corporelles (rougeur, silence, pauses, gestes en marge des paroles) qui lui sont adressées. C’est précisément Françoise qui lui apprend que « la vérité n’a pas besoin d’être dite pour être manifestée, et qu’on peut peut-être la recueillir plus sûrement sans attendre les paroles et sans tenir même aucun compte d’elles, dans mille signes extérieurs, même dans certains phénomènes invisibles, analogues dans le monde des caractères à ce que sont, dans la nature physique, les changements atmosphériques » (R2 II, 365). Dans ce qui suit, je propose de penser le rapport à l’autre chez Proust par le biais de l’infrastructure du soin qui sous-tend la Recherche.
Les « paperoles » de Françoise : Proust à la lumière des théories du care
À force de coller les uns aux autres ces papiers que Françoise appelait mes paperoles, ils se déchiraient çà et là. Au besoin Françoise ne pourrait-elle pas m’aider à les consolider, de la même façon qu’elle mettait des pièces aux parties usées de ses robes ou qu’à la fenêtre de la cuisine, en attendant le vitrier comme moi l’imprimeur, elle collait un morceau de journal à la place d’un carreau cassé? Françoise me dirait, en me montrant mes cahiers rongés comme le bois où l’insecte s’est mis : « C’est tout mité, regardez, c’est malheureux, voilà un bout de page qui n’est plus qu’une dentelle » et l’examinant comme un tailleur : « Je ne crois pas que je pourrai la refaire, c’est perdu. C’est dommage, c’est peut-être vos plus belles idées. Comme on dit à Combray, il n’y a pas de fourreurs qui s’y connaissent aussi bien comme les mites. Ils se mettent toujours dans les meilleures étoffes. » (IV, 611)
Quel sens attribuer aux voix étouffées – du personnel de santé en temps de pandémie aux groupes marginalisés – qui percent sous l’entrelacs des discours, paroles et gestes constitutifs de notre actualité? Dans l’art classique (les tableaux de la Renaissance le montrent bien), les figures d’accompagnatrices se situent le plus souvent au deuxième rang. Historiquement, il s’agit d’une « personne qui accompagne (temporairement, occasionnellement) une autre personne ou un groupe de personnes en déplacement » tandis qu’au XVIIIe siècle l’accompagnatrice désigne une « personne qui joue d’un instrument en accompagnant la voix d’un chanteur48Je me réfère ici à la définition accessible sur le site web du Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales. » (et qui se trouve traditionnellement en retrait).
Pour ses déplacements physiques, le héros de la Recherche dépend d’un réseau de figures accompagnatrices (sa grand-mère, Françoise). Cette présence d’une infrastructure du soin, rarement soulevée par la critique, soulève la question de la sollicitation dans le contexte d’une éthique personnelle affranchie des principes abstraits de la justice. Nous trouvons les données d’une telle éthique dans un ouvrage de Carol Gilligan intitulé Une voix différente, pierre angulaire de la deuxième vague du féminisme. Dans ce livre qui a fait date, l’autrice s’intéresse aux représentations morales sexuées en développant une approche particularisée.
En ouvrant une brèche vers l’expérience des femmes, la philosophe constate que les voix de celles-ci ne correspondaient pas « aux descriptions psychologiques de l’identité du développement moral49Carol Gilligan, Une voix différente : Pour une éthique du care, Paris, Champs, 2008, p. 7. » dont elle avait pu faire l’expérience dans le cadre de ses études et des enseignements reçus. Dans la diffusion des textes canoniques, Gilligan déplore le manque de reconnaissance du travail des femmes qui seraient « en grande partie responsables des soins et de l’éducation des jeunes enfants pendant les premières années de leur vie50Nancy Chodorow, citée par Carol Gilligan, op. cit, p. 16-17. ». L’éthique du care élargit ce constat à l’ensemble des pourvoyeurs de soin en soulevant la question du « rapport à autrui51Ibid., p. 17. » :
Le care désigne l’ensemble des gestes et des paroles essentielles visant le maintien de la vie et de la dignité des personnes, bien au-delà des seuls soins de santé. Il renvoie autant à la disposition des individus – la sollicitude, l’attention à autrui – qu’aux activités de soin – laver, panser, réconforter, etc. –, en prenant en compte à la fois la personne qui aide et celle qui reçoit cette aide, ainsi que le contexte social et économique dans lequel se noue cette relation52Éric Gagnon, « CARE » dans Anthropen : Le dictionnaire francophone d’anthropologie ancré dans le contemporain (en ligne). .
Si ces « activités de soin » demeurent largement invisibles et absentes des discours dominants, leur fonction dans la régulation homéostatique d’une société ne peut être minorée. L’on peut alors se demander quel éclairage les théories du care peuvent apporter au texte proustien, dans la mesure où le narrateur reste dépendant des services de sa gouvernante qui l’accompagne de l’épisode de l’enfance à Combray aux signes annonciateurs de sa disparition prochaine à la fin du cycle romanesque. Ce rôle de garde-malade est initialement adopté par la grand-mère du héros qui lui sert également de guide spirituel et de matrice émotionnelle. Véritable miroir du narrateur, celle-ci représente l’appartenance à une même chair :
Elle portait une robe de chambre de percale qu’elle revêtait à la maison chaque fois que l’un de nous était malade (parce qu’elle s’y sentait plus à l’aise, disait-elle, attribuant toujours à ce qu’elle faisait des mobiles égoïstes), et qui était pour nous soigner, pour nous veiller, sa blouse de servante et de garde, son habit de religieuse. Mais tandis que les soins de celles-là, la bonté qu’elles ont, le mérite qu’on leur trouve et la reconnaissance qu’on leur doit augmentent encore l’impression qu’on a d’être, pour elles, un autre, de se sentir seul, gardant pour soi la charge de ses pensées, de son propre désir de vivre, je savais, quand j’étais avec ma grand-mère, si grand chagrin qu’il y eût en moi, qu’il serait reçu dans une pitié plus vaste encore ; que tout ce qui était mien, mes soucis, mon vouloir, serait, en ma grand-mère, étayé sur un désir de conservation et d’accroissement de ma propre vie autrement fort que celui que j’avais de moi-même ; et mes pensées se prolongeaient en elle sans subir de déviation parce qu’elles passaient de mon esprit dans le sien sans changer de milieu, de personne [je souligne]. (R2 II, 28)
Dans ce passage qui mobilise un lexique du care, le narrateur met en avant l’empathie et l’attention à autrui qui caractérisent sa grand-mère. En partant d’une isotopie clinique (« robe de chambre de percale », « blouse de servante et de garde », « malade », « soins »), le narrateur bascule ensuite dans un sentiment d’appartenance que l’on pourrait qualifier d’entrecorps53J’entends par ce terme l’espace corporel que partagent le narrateur et sa grand-mère, premier stade d’une intercorporéité au sens propre. . En particulier, la douceur de la percale souligne la valeur chiasmatique de ce lien. Dans sa pureté, la texture de la percale figure un entrelacs : deux corps relevés sur le même tissu constitutif du monde sensible. Comparable à un homéostat, le corps de la grand-mère sert au héros d’instrument indiquant l’« accroissement » ou la « conservation » de ses ressources, tout en contribuant activement à cette régulation, comme le suggère le terme « étayer » proche des enjeux du care. Cette image technique nous renvoie à l’instrument de mesure développé par le psychiatre W. Ross Ashby pour démontrer l’homéostasie – du grec stasis (« état, position ») et homoios (« égal, semblable à ») – humaine. Dans cette transaction intime d’une chair à une autre, le héros reconnaît l’évidence d’une incorporation, transsubstantiation d’un corps par son double (« mes pensées se prolongeaient en elle sans subir de déviation parce qu’elles passaient de mon esprit dans le sien sans changer de milieu, de personne » II, 28).
Le rôle d’assistante personnelle du héros sera pleinement assumé par Françoise après la mort de la grand-mère. Dans cette recontextualisation, l’on peut relever l’humanisation du personnage de la servante. Sans entrer dans le détail de considérations biographiques qui dépassent les enjeux de mon analyse, il est utile de rappeler que la gouvernante de Proust – Céleste Albaret – a partiellement servi de modèle au personnage de Françoise. Comme son assistante dans la vie réelle, la gouvernante du héros est activement impliquée dans le processus éditorial du livre qui est en train de se faire : l’une de ses tâches résidant dans le collage des « paperoles54Terme désignant les morceaux de papier qui se rajoutaient au corps de texte. » (R2 IV, 611) en vue de consolider le manuscrit. Cette association de la fidèle servante à la vocation invisible de son maître55Hardin, op. cit. prolonge la gamme élaborée de soins qu’elle lui prodigue. Ces paperoles que le travail des mites réduit à une dentelle (R2 IV, 611) – portant l’empreinte du temps passé – et que Françoise en sa qualité de « secrétaire particulière du narrateur56Ibid. » consolide « de la même façon qu’elle mettait des pièces aux parties usées de ses robes » (R2 IV, 611) nous pointent également vers la matérialité du texte, révélatrice du « tissu solide » (PP 11) des choses qui constituent notre rapport au monde. Dans ce glissement du langage aux relations intra-personnelles qui lient l’écrivain et son accompagnatrice, une nouvelle donne émerge.
On peut achever de préciser ce point par un exemple tiré du cinéma. Dans Les Larmes amères de Petra von Kant (1972) le réalisateur allemand Rainer Werner Fassbinder explore en quatre actes les différentes émotions d’une créatrice de mode (incarnée par Margit Carstensen). En jouant sur le registre du mélodrame, cette pièce filmée qui se joue essentiellement dans la chambre à coucher de l’héroïne, met en scène l’assistante Marlene qui subit les humeurs et les abus de sa maîtresse après avoir perdu la voix (l’on pense à Persona de Bergman). À travers les différentes postures adoptées par Marlene (nous la voyons successivement installée derrière une machine à écrire, prenant les mesures d’un mannequin, servant du champagne), Fassbinder traduit visuellement la marginalité de cette technicienne du care dominée par sa maîtresse. À la fin de la scène dernière, alors que Petra von Kant émerge d’une longue dépression amoureuse, un plan fixe nous donne à voir les allers-retours de Marlene qui fait sa valise avant de quitter les lieux.
D’un point de vue esthétique, Proust semble partager avec le réalisateur allemand une aptitude à agrandir certains détails anodins – grains de beauté, inflexion d’un sourire, afflux de sang au visage – afin de restituer le paysage d’une intention. La rupture qui marque l’apogée de Petra von Kant entre en résonance avec les rapports de pouvoir qui scandent les temps forts du roman proustien. Bien que centrale dans l’économie de la Recherche, la voix de Françoise n’est jamais perçue dans sa singularité, chacune de ces manifestations portant l’empreinte de son statut d’assistante, étouffée par le commentaire linguistique du narrateur. Il revient alors au lectorat de faire résonner cette voix dans l’espace actuel à la manière d’une « sorte de vibration prolongée par une pédale […] qui continu[e] à vibrer » (III, 895).
3 captures d’écran de Rainer Werner Fassbinder, The Bitter Tears of Petra Von Kant, 1972, Filmverlag der Autoren, Allemagne.
En bas, à droite : Capture d’écran de Ingmar Bergman, Persona, 1966, AB Svensk Filmindustri, Suède.
Conclusion
À partir de la présence de Françoise dans la Recherche, il m’a semblé pertinent de repenser les questions liées à la dimension relationnelle du phénomène langagier. En particulier, cette perspective nous invite à prendre en charge la transaction du regard qui se trouve au cœur des pratiques du care, « ce que nous voyons, ce qui nous regarde » d’après le mot de Georges Didi-Huberman, à travers laquelle s’opère le partage. La réflexion sur le langage chez Proust nous permet d’étendre ces questions au-delà du solipsisme qu’on a longtemps associé à la figure du narrateur. En partant du constat de la centralité des voix en arrière-plan ou réduites au silence dans la Recherche, j’ai pu interroger la façon dont le rapport au langage chez Proust est toujours médié par la présence d’autrui. Comme j’ai pu le montrer à l’aide de différents modèles théoriques (Saussure, Foucault, Gilligan), le phénomène langagier témoigne de notre appartenance à un champ relationnel qui excède les paramètres de notre perception singulière57Alloa, op. cit., p. 167. . Autrement dit, le langage nous fait entrer dans un domaine intersubjectif, tributaire d’une organisation diacritique que semble incarner Françoise dans la Recherche.
Ce relationnel du langage se trouve d’abord confirmé par la négativité du langage qu’explore Saussure dans son Cours de linguistique générale : comme les signes linguistiques acquièrent sens en se définissant les uns par rapport aux autres, le lien social se fonde sur cet écart primordial qui se trouve au cœur de notre commerce avec le monde. Dans un deuxième temps, je me suis intéressé à la façon dont le silence permet le dévoilement d’une « structure éthique interne au dire-vrai58Ibid., p. 21. » chez Proust. En renversant les rapports de pouvoir qui lient la domestique à son maître, Françoise assume le rôle de parrésiaste souligné par le cadrage esthétique que lui donne le narrateur. C’est à travers les modalités du care (assistance médicale, soutien émotionnel) que les voix silencieuses trouvent leur réalisation dans la Recherche. C’est dans ce partage intime que le héros développe un lexique commun, relevé sur un fond intercorporel que nous a permis d’illustrer la figure de la grand-mère dans la chambre d’hôtel à Balbec.
En partant du tableau de Piero della Francesca, la peinture classique m’a servi de référence picturale pour penser les différents aspects de Françoise (icône sacrée, mains de religieuse dans les vitraux d’églises, Justice de Prud’hon) participant de sa fonction accompagnatrice. Si dans l’économie de la Recherche Françoise offre continuellement ses services au narrateur qui, en contexte de pandémie, tomberait sous la catégorie des personnes vulnérables, sa voix n’arrive à s’imposer dans le tissu polyphonique du roman proustien. À l’heure de Siri, d’Alexa et de la voix désincarnée de Scarlett Johannsen dans Her, ces voix relevant du fantasme nous interpellent tout en demeurant invisibles. À l’issue de ces questionnements, l’on mesure alors l’intérêt de la refonte des éthiques traditionnelles du care afin de redonner corps à ces voix qui nous accompagnent au quotidien59Le nombre croissant de structures polyvalentes servant de complément à l’industrie des soins s’inscrivent dans cette visée. À titre d’exemple, le centre de réinsertion CARE à Montréal se donne pour mission de « répond[re] aux besoins de base des personnes en situation d’itinérance de la manière la plus inclusive possible, et ce, en acceptant notamment les personnes trans, les couples ainsi que les animaux de compagnie ». L’organisation Care Canada, quant à elle, place « les femmes et les jeunes filles au cœur de ses priorités » en vue de réduire la précarité des personnes les plus fragilisées. .
Mots-clés :
- 1En raison de critères liés à l’édition et à la fluidité du texte, j’emploie certains termes dans leur sens générique et je les comprends comme incluant à la fois des personnes féminines et masculines.
- 2Pierro della Francesca, Le baptême du Christ, années 1450, tempera sur bois, National Gallery, Londres.
- 3Toutes les citations de À la recherche du temps perdu renvoient à l’édition de la « Bibliothèque de la Pléiade » en quatre volumes, établie sous la direction de Jean-Yves Tadié : Paris, Gallimard, 1987-1989. Nous les indiquons par le numéro du volume (en chiffres romains) suivi de la page de chaque citation. Le titre synthétique de Recherche, renvoie à la somme du cycle romanesque de Proust. Les œuvres citées de Merleau-Ponty citées sont indiquées par les sigles suivants : PP : Phénoménologie de la perception, Gallimard, Paris, 1945 ; PPE : Psychologie et pédagogie de l’enfant: Cours de Sorbonne, 1949 –1952, Verdier, Lagrasse, 2001 ; SNS : Sens et non-sens, Nagel, Paris 1948 ; S : Signes, Gallimard, Paris, 1960.
- 4Neville Rowley, « “Pittura di luce”: genèse d’une notion » in Studiolo, n°5, 2007, p. 131.
- 5Luciano Bellosi, cité dans Rowley, art. cit., p. 130.
- 6David Toop, « Notes préliminaires à une histoire de l’écoute » dans artpress, n°15, 2010, p. 12.
- 7Bruno Zevi, Apprendre à voir l’architecture, Paris, Les Éditions de Minuit, 1959, p. 12.
- 8Anne Simon, « Silence » dans Dictionnaire Marcel Proust, Honoré Champion, 2004, p. 938.
- 9Walter Benjamin, Sur Proust [1953], Caen, Nous, 2010, p. 54.
- 10Isabelle Serça, « Langage » dans Dictionnaire Marcel Proust, publié sous la direction d’Annick Bouillaguet et Brian G. Rogers, Honoré Champion, 2004, p. 550.
- 11Ibid.
- 12J’ai soulevé ce point dans la dernière partie de ma thèse doctorale intitulée Proust et les limites du corps. Pour une étude approfondie des liens tissés avec la personnalité de Proust, voir Bray PM. « Forgetting the Madeleine : Proust and the Neurosciences » dans Progress in Brain Research, vol. 205 (2013), p. 41-53.
- 13Ferdinand de Saussure, Cours de linguistique générale [1967], Paris, Payot 1995, p. 98.
- 14Ibid.
- 15Pierron, op. cit., p. 47.
- 16Le suffixe -ois correspond à l’ancienne prononciation de « français ».
- 17Avant la diffusion du phénomène de la diphtongaison française dans le bassin parisien autour du 16e siècle.
- 18Cité par Francis Gingras, Miroir du français : éléments pour une histoire culturelle de la langue française, Montréal, Les Presses de l’Université de Montréal, 2014, p. 12.
- 19Gingras, op. cit., p. 12.
- 20Ibid., p. 50.
- 21Ces deux lignées – l’une classique et l’autre médiévale – servent à la construction du personnage de Françoise. Voir Pierron, art. cit., p. 49.
- 22Il s’agit de la section « Style » de l’Abécédaire, une série d’entretiens vidéo publiés à titre posthume que le philosophe accorda à son ancienne élève Claire Parnet.
- 23Emmanuel Alloa, « The Diacritical Nature of Meaning : Merleau-Ponty with Saussure » dans Chiasmi International, n° 15, 2013, p. 162.
- 24Georges Molinié, « Sémiostylistique : à propos de Proust » dans Versants : revue suisse des littératures romanes, n° 18, 1990, p. 22.
- 25« Saussure admet que la langue est essentiellement diacritique : les mots portent moins un sens qu’ils n’en écartent d’autres » (PPE 84).
- 26Michel Foucault, Histoire de la sexualité 1. La volonté de savoir, Paris, Gallimard, 1976, p. 126.
- 27Michel Foucault, « La parrêsia » in Discours et vérité, Paris, Vrin, 2016, p. 79-80.
- 28Ibid., p. 26.
- 29Ibid., p. 33.
- 30Ibid., p. 43.
- 31Ibid., p. 32.
- 32Michel Foucault, op. cit., p. 21.
- 33Pierron, op. cit., p. 49.
- 34Philippe Hardin, « La dialectique proustienne des rapports maître/serviteur d’après le personnage de Françoise dans Du côté de chez Swann “Combray” », Institut des textes et manuscrits modernes (en ligne).
- 35Hardin, op. cit.
- 36En référence à l’expression populaire « faire un cuir » pour désigner une association irrégulière et dissonante de mots, vice de prononciation qui est comparé à la production artisanale du cuir, procédé passant par l’écorchement de peaux d’animaux. Cette acception du terme est illustrée par la parenté historique entre écorcher et faire un cuir.
- 37Capacité que Françoise attribue, quant à elle, à la grand-mère du héros : « Madame sait tout : Madame est pire que les rayons X […] qu’on a fait venir pour Mme Octave et qui voient ce que vous avez dans le cœur » (R2 II, 28).
- 38Foucault, op. cit., p. 43.
- 39Foucault, op. cit., p. 43.
- 40Gilles Deleuze, Proust et les signes [1964], Paris, Presses universitaires de France, 2010, p. 23.
- 41Frédéric Gros, dans Foucault, op. cit., p. 14.
- 42Prud’hon, La Justice et la Vengeance divine poursuivant le Crime, 1808, peinture à l’huile, Musée du Louvre, Paris.
- 43Sylvie Pierron, « La “langue Françoise” dans À la recherche du temps perdu de Marcel Proust » dans Littérature, n°116, 1999, p. 47.
- 44Gilles Deleuze, Critique et clinique, Paris, Les Éditions de Minuit, 1993, p. 9.
- 45« Notre vue sur l’homme restera superficielle tant que nous ne remonterons pas à cette origine, tant que nous ne retrouverons pas, sous le bruit des paroles, le silence primordial, tant que nous ne décrirons pas le geste qui rompt ce silence. La parole est un geste et sa signification un monde » (PP 224).
- 46De manière profonde, la notion de « discours », composée de dis (« déchirer ») et currere (« courir ») témoigne de cette rupture.
- 47Maurice Blanchot, « L’interruption : comme sur une surface de Riemann » dans L’entretien infini, Paris, Gallimard, 1969.
- 48Je me réfère ici à la définition accessible sur le site web du Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales.
- 49Carol Gilligan, Une voix différente : Pour une éthique du care, Paris, Champs, 2008, p. 7.
- 50Nancy Chodorow, citée par Carol Gilligan, op. cit, p. 16-17.
- 51Ibid., p. 17.
- 52Éric Gagnon, « CARE » dans Anthropen : Le dictionnaire francophone d’anthropologie ancré dans le contemporain (en ligne).
- 53J’entends par ce terme l’espace corporel que partagent le narrateur et sa grand-mère, premier stade d’une intercorporéité au sens propre.
- 54Terme désignant les morceaux de papier qui se rajoutaient au corps de texte.
- 55Hardin, op. cit.
- 56Ibid.
- 57Alloa, op. cit., p. 167.
- 58Ibid., p. 21.
- 59Le nombre croissant de structures polyvalentes servant de complément à l’industrie des soins s’inscrivent dans cette visée. À titre d’exemple, le centre de réinsertion CARE à Montréal se donne pour mission de « répond[re] aux besoins de base des personnes en situation d’itinérance de la manière la plus inclusive possible, et ce, en acceptant notamment les personnes trans, les couples ainsi que les animaux de compagnie ». L’organisation Care Canada, quant à elle, place « les femmes et les jeunes filles au cœur de ses priorités » en vue de réduire la précarité des personnes les plus fragilisées.