Appel à contributions – Dossier 14 (2026)
Frederick Sandys, Cassandra, huile sur toile, 30,20 cm x 25,40 cm, 1863-1864, Belfast, © National Museums Northern Ireland, http://www.artuk.org/artworks/cassandra-122775.
Cassandre, ou la parole dissidente
Sous la direction d’Ariane Gibeau
Cassandre prédit l’avenir, mais personne ne la croit. Elle est l’inefficace, la stigmatisée, la « folle qui gesticule dans l’ombre1Marguerite Yourcenar, « Apollon tragique », Le Voyage en Grèce, no 3, été 1935, p. 25. ». Elle annonce la chute de Troie, la mort des siens et son propre assassinat, mais sa communauté préfère risquer la destruction qu’écouter sa parole dérangeante. Elle échoue à faire transformer ce qu’elle sait devoir être transformé ou à montrer que le passé est la cause des malheurs à venir2Voir Samuel Junod, « La théâtralisation du prophète dans les tragédies françaises de la Renaissance », Études françaises, vol. 44, no 2, 2008, p. 51-68.. Punie par Apollon, qui lui crache à la bouche et transforme ses dons de prophétie en malédiction, elle énonce ses pronostics effrayants en pure perte : chez Eschyle et Lycophron, tout particulièrement, sa clairvoyance est assimilée à « d’insatiables gémissements3Eschyle, L’Orestie, traduit du grec ancien par Daniel Loayza, Paris, Flammarion, 2017. ».
Cassandre incarne à première vue la lucidité tournée en dérision4Voir Mathilde Leïchlé et Suzel Meyer, « Cassandre », dans Brouillon pour une encyclopédie féministe des mythes, Paris, iXe, 2023, p. 205-207. et la colère inopérante. Elle a beau essayer de se rebeller contre Apollon, elle est incapable d’empêcher la catastrophe. Prise entre l’obstination et la résignation, sa parole serait cryptique, hermétique5Voir Manon Riopel, « Le mythe de Cassandre et la question de l’hermétisme : de la parole oraculaire à la parole poétique », mémoire de maîtrise, Université McGill, 1987., difficile à saisir. Plusieurs observateurs et observatrices voient pourtant en Cassandre une dissidente, une « représentante des vaincus et opprimés6Sylvie Servoise, « Christa Wolf ou le dilemme de Cassandre », dans Anna Saignes et Agathe Salha (dir.), Du Grand Inquisiteur à Big Brother. Art, science et politique, Paris, Classiques Garnier, 2013, p. 245-260. », une « victime projetant le trauma de la violence historique sur une scène d’expression7Véronique Léonard-Roques, « Cassandre au siècle des désastres ou de la majoration de la voix des vaincus », dans Daniel Mortier, Ariane Ferry et Laurence Villard (dir.), Métamorphoses des mythes : cristallisations et inflexions, Grenoble, UGA Éditions, p. 251-272. ». Ainsi, Christa Wolf évoque son refus d’être « raisonnable8Christa Wolf, Cassandre, les prémisses et le récit, traduit de l’allemand par Alain Rance et Renate Lance-Otterbein, Paris, Stock, 2003, p. 435. » pour mieux critiquer le régime de la RDA, tandis que Marcial Gala9Voir Marcial Gala, Appelez-moi Cassandre, traduit de l’espagnol par François-Michel Durazzo, Paris, Zulma, 2022. transpose son récit dans la guerre civile angolaise pour dévoiler les violences contre les personnes trans noires.
Pour les féministes, le discours inaudible – désagréable à entendre – de Cassandre apparaît aussi comme le symptôme d’un système social qui punit les survivantes dénonçant des abus de pouvoir et les maintient dans le silence de la blessure : on les rejette pour ne pas avoir à réagir aux injustices qu’elles pointent. L’actuelle production littéraire explorant la représentation de violences conjugales et sexuelles (au Québec seulement, pensons, entre plusieurs exemples, à L’Apparition du chevreuil d’Élise Turcotte ou au Privilège de dénoncer de Kharoll-Ann Souffrant) semble agir comme contestation de ce silence. Autrement dit, Cassandre dérangerait davantage par ce qu’elle ébranle que par ce qu’elle annonce. Elle serait prise au piège de sa parole à cause son statut social. Son impuissance viendrait d’un manque de crédibilité affectant l’ensemble des groupes minorisés : pour Cynthia Townley10Voir Cynthia Townley, « Trust and the Curse of Cassandra », Philosophy in the Contemporary World, vol. 10, no 2, 2003, p. 105-111., Cassandre est discréditée sur le plan épistémique en raison de la méfiance de la part de sa communauté ; pour Hélène Frappat, elle s’inscrit dans une généalogie des représentations du gaslighting11Voir Hélène Frappat, Le gaslighting ou l’art de faire taire les femmes, Paris, Éditions de l’Observatoire, 2023..
À l’heure de la prolifération des fausses nouvelles et des théories du complot, de la montée des extrêmes droites et de l’effondrement climatique, cette crise de la crédibilité trouve potentiellement son envers dans la réaffirmation de Cassandre en tant que figure du savoir. La recherche de vérité de Cassandre a valeur de sagesse, ou à tout le moins « [d’]organisation de notre pessimisme12Georges Didi-Huberman, Survivance des lucioles, Paris, Éditions de Minuit, 2009, p. 158. Voir aussi Éric Trudel et Julien Lefort-Favreau, « Voces clamantium in deserto », Romanic Review, vol. 115, no 2, p. 227-238. ». Lanceuse d’alerte, Cassandre se sacrifie pour le bien commun ; militante écologiste, elle persiste à rappeler la catastrophe qui nous guette. Telle la rabat-joie de Sara Ahmed, qui fait de l’obstination le socle de son engagement politique13Voir Sara Ahmed, Manuel rabat-joie féministe, traduit de l’anglais par Emma Bigé et Mabeuko Oberty, Paris, La Découverte, 2024., elle sait que le problème n’est pas tant son discours que l’incapacité de la communauté à le recevoir. Personne ne l’entend, mais Cassandre continue de pré-dire les drames à venir.
C’est aux actualisations du mythe de Cassandre que sera consacré le quatorzième dossier de la revue MuseMedusa. Il s’agira d’interroger, sous forme d’étude ou d’œuvre de création (littéraire ou visuelle), les possibles de l’incommunicabilité. Plaignantes ou parias, folles ou maudites, les Cassandre contemporaines ressassent, répètent, n’en finissent jamais de dire ce qu’il faudrait taire : c’est au pouvoir de leur parole paradoxalement mise en échec que nous souhaitons nous intéresser. Quelles sont les formes actuelles de la prophétie ? Les prophéties de malheur peuvent-elles être, malgré tout, porteuses de guérison ? Comment réfléchir l’absence de crédibilité ? Quelle place accorder à la preuve quand on cherche à gagner la confiance des autres ? Comment traiter les silences les plus dévastateurs ? Quel sens faire de discours en apparence cryptiques et illisibles ? Dans l’éternel recommencement de son discours récusé, Cassandre peut-elle trouver de la joie et échapper à son destin ?
Les articles, les textes et les œuvres de création, en français, en anglais ou en allemand, seront à envoyer au plus tard le 15 novembre 2025 à [email protected], en mettant en copie conforme Ariane Gibeau ([email protected]). Chaque contribution (sauf les créations, pour lesquelles une notice et deux listes de mots clés suffiront) devra être accompagnée d’une brève notice bio-bibliographique, de deux résumés et de deux listes de 10 mots clés, en français et en anglais (voir le protocole de rédaction).
Cassandra, the Dissenting Voice
Guest Editors: Ariane Gibeau
Cassandra predicts the future, but nobody believes her. She represents inefficiency and stigmatization, a “madwoman who gesticulates in the shadows14Marguerite Yourcenar, « Apollon tragique », Le Voyage en Grèce, no 3, Summer 1935, p. 25. Free translation.”. She predicts the fall of Troy, the death of her people and her own assassination, but her community prefers destruction over her disturbing words. She fails to change what she knows must be changed, or to show that the past is the cause of future misfortunes15Samuel Junod, « La théâtralisation du prophète dans les tragédies françaises de la Renaissance », Études françaises, vol. 44, no 2, 2008, p. 51-68.. Punished by Apollo, who spits in her mouth because she refuses to sleep with him, and turns her prophecies into a curse, Cassandra’s frightening predictions are in vain: in Aeschylus and Lycophron, she is described as “wailing insatiably16Aechylus, The Oresteia, translated by Robert Fagles, New York, Penguin, 1984.”.
At first glance, Cassandra embodies lucidity as mockery17Mathilde Leïchlé and Suzel Meyer, « Cassandre », in Brouillon pour une encyclopédie féministe des mythes, Paris, iXe, 2023, p. 205-207. and inoperative anger. No matter how hard she tries to rebel against Apollo, she is unable to prevent catastrophes. Caught between persistence and resignation, her words are cryptic, hermetic and difficult to grasp18Manon Riopel, « Le mythe de Cassandre et la question de l’hermétisme : de la parole oraculaire à la parole poétique », master’s thesis, Université McGill, 1987.. Yet many observers see her as a dissident, a “representative of the oppressed19Sylvie Servoise, « Christa Wolf ou le dilemme de Cassandre », in Anna Saignes et Agathe Salha (dir.), Du Grand Inquisiteur à Big Brother. Art, science et politique, Paris, Classiques Garnier, 2013, p. 245-260. Free translation.”, a “victim projecting the trauma of historical violence onto a stage of expression20Véronique Léonard-Roques, « Cassandre au siècle des désastres ou de la majoration de la voix des vaincus », in Daniel Mortier, Ariane Ferry et Laurence Villard (ed.), Métamorphoses des mythes : cristallisations et inflexions, Grenoble, UGA Éditions, p. 251-272.”. Christa Wolf21Christa Wolf, Cassandra, translated by Jan van Heurck, London, Daunte Books, 2013. evokes Cassandra’s refusal to be reasonable in order to criticize the German Democratic Republic, while Marcial Gala22Marcial Gala, Call me Cassandra, translated by Anna Kushner, New York, Farrar, Strauss, and Giroux, 2022. transposes her story to the Angolan civil war to reveal the violence against Black trans people.
Feminists consider Cassandra’s inaudible speech – unpleasant to hear – as the symptom of a social system punishing survivors of abuse and silencing them: rejection is a way to avoid acting in the face of injustices. Contemporary literary works speaking out against domestic and sexual violence challenges this silencing. Cassandra is disturbing less for what she announces than what she undermines. For Cynthia Townley, Cassandra faces epistemic injustice due to the lack of trust that separates her from her community23Cynthia Townley, « Trust and the curse of Cassandra », Philosophy in the Contemporary World, vol. 10, no 2, 2003, p. 105-111.. For Hélène Frappat, she is part of a genealogy of gaslighting24Hélène Frappat, Le gaslighting ou l’art de faire taire les femmes, Paris, Éditions de l’Observatoire, 2023..
In a time where fake news and conspiracy theories are proliferating, the far right is rising, and global warming is threatening humanity’s future, Cassandra’s lack of credibility might be considered as a site of knowledge. Cassandra’s search for truth can be seen as wisdom, or at the very least as a way “to organize our pessimism25Georges Didi-Huberman, Survival of the Fireflies, translated by Lia Swope Mitchell, Minneapolis, Minnesota University Press, 2018. See also Éric Trudel and Julien Lefort-Favreau, « Voces clamantium in deserto », Romanic Review, vol. 115, no 2, p. 227-238.”. As a whistle-blower, she sacrifices herself for the common good. As a climate activist, she persists in pointing out the disaster that awaits us. Like Sara Ahmed’s killjoy figure, who makes willfulness the bedrock of her political commitment26Sara Ahmed, The Feminist Killjoy Handbook, New York, Seal Press, 2023., she knows the problem is not so much her words as the community’s inability to accept them.
This issue of MuseMedusa aims to look at works reimagining or updating the Cassandra’s myth and explore the possibilities of incommunicability. Complainants or outcasts, mad or cursed, contemporary Cassandras repeat and never stop saying what should be silenced. This issue seeks to study the power of their paradoxically defeated words. What are the contemporary forms of prophecy? Can prophecies of doom still bring healing? How can we reflect on the absence of credibility? What importance should we give to proof when seeking the trust of others? How do we deal with devastating silences? Is there sense in seemingly cryptic and illegible speeches? In the eternal repetition of her rejected speech, will Cassandra find joy and escape her fate?
Critical papers and creative works (in French, English or German) should be sent no later than November 15, 2025 to [email protected], cc’ing Ariane Gibeau ([email protected]). Each contribution should be accompanied by a brief bio-bibliographical notice, two abstracts (except for creations), and two lists of 10 keywords, one in French and one in English or German (see Guidelines).
- 1Marguerite Yourcenar, « Apollon tragique », Le Voyage en Grèce, no 3, été 1935, p. 25.
- 2Voir Samuel Junod, « La théâtralisation du prophète dans les tragédies françaises de la Renaissance », Études françaises, vol. 44, no 2, 2008, p. 51-68.
- 3Eschyle, L’Orestie, traduit du grec ancien par Daniel Loayza, Paris, Flammarion, 2017.
- 4Voir Mathilde Leïchlé et Suzel Meyer, « Cassandre », dans Brouillon pour une encyclopédie féministe des mythes, Paris, iXe, 2023, p. 205-207.
- 5Voir Manon Riopel, « Le mythe de Cassandre et la question de l’hermétisme : de la parole oraculaire à la parole poétique », mémoire de maîtrise, Université McGill, 1987.
- 6Sylvie Servoise, « Christa Wolf ou le dilemme de Cassandre », dans Anna Saignes et Agathe Salha (dir.), Du Grand Inquisiteur à Big Brother. Art, science et politique, Paris, Classiques Garnier, 2013, p. 245-260.
- 7Véronique Léonard-Roques, « Cassandre au siècle des désastres ou de la majoration de la voix des vaincus », dans Daniel Mortier, Ariane Ferry et Laurence Villard (dir.), Métamorphoses des mythes : cristallisations et inflexions, Grenoble, UGA Éditions, p. 251-272.
- 8Christa Wolf, Cassandre, les prémisses et le récit, traduit de l’allemand par Alain Rance et Renate Lance-Otterbein, Paris, Stock, 2003, p. 435.
- 9Voir Marcial Gala, Appelez-moi Cassandre, traduit de l’espagnol par François-Michel Durazzo, Paris, Zulma, 2022.
- 10Voir Cynthia Townley, « Trust and the Curse of Cassandra », Philosophy in the Contemporary World, vol. 10, no 2, 2003, p. 105-111.
- 11Voir Hélène Frappat, Le gaslighting ou l’art de faire taire les femmes, Paris, Éditions de l’Observatoire, 2023.
- 12Georges Didi-Huberman, Survivance des lucioles, Paris, Éditions de Minuit, 2009, p. 158. Voir aussi Éric Trudel et Julien Lefort-Favreau, « Voces clamantium in deserto », Romanic Review, vol. 115, no 2, p. 227-238.
- 13Voir Sara Ahmed, Manuel rabat-joie féministe, traduit de l’anglais par Emma Bigé et Mabeuko Oberty, Paris, La Découverte, 2024.
- 14Marguerite Yourcenar, « Apollon tragique », Le Voyage en Grèce, no 3, Summer 1935, p. 25. Free translation.
- 15Samuel Junod, « La théâtralisation du prophète dans les tragédies françaises de la Renaissance », Études françaises, vol. 44, no 2, 2008, p. 51-68.
- 16Aechylus, The Oresteia, translated by Robert Fagles, New York, Penguin, 1984.
- 17Mathilde Leïchlé and Suzel Meyer, « Cassandre », in Brouillon pour une encyclopédie féministe des mythes, Paris, iXe, 2023, p. 205-207.
- 18Manon Riopel, « Le mythe de Cassandre et la question de l’hermétisme : de la parole oraculaire à la parole poétique », master’s thesis, Université McGill, 1987.
- 19Sylvie Servoise, « Christa Wolf ou le dilemme de Cassandre », in Anna Saignes et Agathe Salha (dir.), Du Grand Inquisiteur à Big Brother. Art, science et politique, Paris, Classiques Garnier, 2013, p. 245-260. Free translation.
- 20Véronique Léonard-Roques, « Cassandre au siècle des désastres ou de la majoration de la voix des vaincus », in Daniel Mortier, Ariane Ferry et Laurence Villard (ed.), Métamorphoses des mythes : cristallisations et inflexions, Grenoble, UGA Éditions, p. 251-272.
- 21Christa Wolf, Cassandra, translated by Jan van Heurck, London, Daunte Books, 2013.
- 22Marcial Gala, Call me Cassandra, translated by Anna Kushner, New York, Farrar, Strauss, and Giroux, 2022.
- 23Cynthia Townley, « Trust and the curse of Cassandra », Philosophy in the Contemporary World, vol. 10, no 2, 2003, p. 105-111.
- 24Hélène Frappat, Le gaslighting ou l’art de faire taire les femmes, Paris, Éditions de l’Observatoire, 2023.
- 25Georges Didi-Huberman, Survival of the Fireflies, translated by Lia Swope Mitchell, Minneapolis, Minnesota University Press, 2018. See also Éric Trudel and Julien Lefort-Favreau, « Voces clamantium in deserto », Romanic Review, vol. 115, no 2, p. 227-238.
- 26Sara Ahmed, The Feminist Killjoy Handbook, New York, Seal Press, 2023.