Winaqirik : ressaisir la « création » et la Terre en k’iche’

Winaqirik : ressaisir la « création » et la Terre en k’iche’

Renato Rodriguez-Lefebvre
Université de Montréal

Renato Rodriguez-Lefebvre est au doctorat en littérature comparée à l’Université de Montréal, où il s’intéresse à certains legs de l’invasion des Amériques. Il écrit et traduit, explorant différents territoires de prose.

Le Popol Wuj et les polémiques du traduire

Le grand récit k’iche’, le Popol Wuj, a été l’un des premiers textes autochtones auxquels j’ai été, plus jeune, initié : ma déroute face à cette œuvre relevait, sans que je le sache alors, d’un immense défi de traduction auquel le traducteur s’était frotté, sans passer par la langue dans laquelle le texte avait été originellement composé. J’en garderai longtemps le souvenir d’une « création du monde », mais sans tellement me rendre compte de l’écart qui pouvait exister entre les métaphores de ma langue et celles du k’iche’ classique. Constamment cité, le prestige qui auréole le Popol Wuj camoufle toutefois les enjeux d’interprétations auxquels il convie. Ce texte, disputé entre des interprétations anthropologiques et d’autres plus ésotériques, ne peut être ignoré dans la francosphère des études littéraires autochtones récentes, tant sa présence dans les réseaux latino-américains est importante, et tant la littérature spécialisée de langue anglaise sur le Popol Wuj est d’une vitalité telle qu’elle a aidé certains interprètes k’iche’ du texte, comme Sam Colop, à rectifier le tir de ses traducteur·ice·s les plus établi·e·s. C’est pourquoi je propose une courte exploration de quelques passages du livre, liés, pour la plupart, à l’émergence de la Terre : cette scène originaire, cosmique, exemplifie particulièrement bien la nécessité d’évaluer, voire de ruminer, les métaphores avec lesquelles nous négocions le sens d’une parole somme toute étrangère à la nôtre. Cette étrangeté est encore plus délicate lorsqu’elle est marquée par une relation coloniale, dans laquelle notre langue peut aisément effacer une vision du monde et y substituer ses clichés : c’est pourquoi, loin de pouvoir me jeter immédiatement dans l’œuvre, je dois d’abord proposer quelques pistes réflexives et des informations élémentaires, touchant au manuscrit que nous appelons aujourd’hui Popol Wuj.

Celui-ci est, à juste titre, l’un des textes autochtones les plus lus et commentés, puisqu’il est parmi les rares représentants textuels d’une tradition littéraire1J’utilise davantage le qualificatif « littéraire » que le substantif « littérature » dans le texte, sauf lorsque « littérature » se réfère aux textes dits savants : comme Mignolo le rappelle pertinemment, nombre des œuvres écrites dans le contexte colonial, comme le Popol Wuj, sont marquées d’une ambivalence qui n’est pas sans m’inciter à un usage réservé du mot « littérature », puisque ce dernier flirt encore avec une idée universalisante de l’écriture. Voir comment Mignolo décrit le Popol Wuj : « Examples, such as the Popol Vuh and the Books of Chilam Balam, have always been problematic for historians of Latin American ideas and culture. Normally, they are aligned in the history of the pre-Columbian New World. This allows for a healthy preservation of the classical tradition, as they occupy a distinguished place before the introduction of the Greco-Roman legacy. However, as we have seen, these books are not pre-Columbian but colonial; and as such, their very fractured existence illustrates, once again, acts of resistance and the discontinuity of the classical tradition in the process of spreading Western literacy. » Voir Walter D. Mignolo, « On the Colonization of Amerindian Languages and Memories: Renaissance Theories of Writing and the Discontinuity of the Classical Tradition », Comparative Studies in Society and History, vol. 34, nᵒ 2, 1992, p. 327‑328. autochtone s’étant emparée, peu après l’invasion espagnole des hauts plateaux guatémaltèques, de l’alphabet latin pour assurer la transmission du récit. Bien qu’il soit peu probable que la copie originale existe encore, on admet le plus souvent que celle-ci devait avoir été transcrite entre 1554 et 1558, et sans qu’un nom d’auteur ne la signe2Malgré quelques hypothèses et approximations menées par différents chercheurs, il n’y a aucun consensus quant à l’identité du transcripteur-écrivain à l’origine de la première version du Popol Wuj. Les quelques candidats étaient des hommes associés à des familles nobles, et donc plus susceptibles d’avoir eu à apprendre l’entièreté du récit. Pour un panorama de cet enjeu, voir Ruud W. van Akkeren, « Authors of the Popol Wuj », Ancient Mesoamerica, vol. 14, nᵒ 2, 2003.. Ce premier facteur, éminemment matériel tout en symbolisant l’attachement des communautés k’iche’ envers le Popol Wuj, renforce le second facteur valant au texte un intérêt anthropologique radical : le livre nous partage une perspective maya sur la création du monde, selon laquelle les balbutiements de l’espèce humaine s’enchevêtrent à l’histoire complexe de deux jumeaux, Xbalanque et Hunahpu, héros dont les défis relevés déguisent une lutte fondamentale pour l’avènement du vivant sur la Terre. Le duo légendaire voyage dans Xibalba, un « Enfer » maya, se jouant de ses adversaires par la ruse, et achève son récit en devenant les corps célestes structurant le temps humain : l’un le Soleil, l’autre la Lune. Ce triomphe céleste n’est toutefois pas le point de départ des réflexions que je souhaite développer. Mon résumé succinct laisse entrevoir que le Popol Wuj est doublement originaire : autant le récit qu’il contient élabore une structure cosmologique – qui n’est exclusivement pas réclamée par les communautés k’iche’, par ailleurs –, autant son histoire matérielle lui accorde une position primordiale au sein des archives autochtones découlant de l’invasion espagnole. Ce n’est pourtant pas cette position originaire, comme surplombant d’autres textes et traditions, qui vaut au Popol Wuj l’intérêt que j’entends lui porter : sa transmission et sa circulation dans d’autres langues, où il est constamment vendu comme un récit autochtone authentique, ont été au cœur d’un problème majeur : parfois surnommé la Bible maya, il souffre d’un rapprochement d’autant plus délicat que certains y ont vu, dans ses symbolismes, des éléments bibliques dilués. Néanmoins, malgré ces quelques fantômes coloniaux, le texte n’est pas moins en vie, aujourd’hui3Le 30 mai est, au Guatemala, la journée officielle du Popol Wuj : c’est moins l’État qui célèbre ce texte que des personnes influencées, de près ou de loin, par celui-ci..

C’est pourquoi j’aimerais explorer la possibilité suivante, en rapport avec le Popol Wuj : bien que celui-ci soit un texte ancré dans une tradition pluricentenaire, et que l’archive disponible à la Newberry tienne le rôle d’un texte premier, originaire, ses traductions font acte d’actualisation, renouvelant de génération en génération sa portée poético-cosmogonique. Elles tiennent lieu d’une littérature autochtone écrite pour le moins unique, en ce que sa tradition est collective et peu embarrassée par la notion d’auctorialité : par la poétique maya qu’il exemplifie, notamment en ce qui touche au parallélisme4Je recommande l’introduction de Sam Colop au Popol Wuj pour une description adéquate de différentes techniques littéraires associées à la poétique maya, et pour saisir ce en quoi le parallélisme, qui n’est en rien un trait unique aux écritures mayas et mésoaméricaines, est vital pour se saisir du texte k’iche’ : sans quoi, la thèse de Sam Colop, disponible en anglais, peut également être consultée en ligne. Voir Luis Enrique Sam Colop, « Maya Poetics », thèse de doctorat, State University of New York at Buffalo, 1994., et dont il permet – selon les talents respectueux des traducteur·ice·s – de comprendre la relation fondamentalement différente aux jeux du signifié, le Popol Wuj est très compatible avec une idée de résurgence autochtone, qu’il représenterait à sa manière : les récits autochtones, comme l’indique Jeff Corntassel, sont le lieu d’un ancrage permettant aux identités d’être renouvelées : « Our ceremonies are cyclical, as our stories need to be re-told and acted upon as part of our process of remembering and maintaining balance within our communities. It is the stories that sustain us and ensure our continuity as peoples5Jeff Corntassel, « Re-envisioning resurgence: Indigenous pathways to decolonization and sustainable self determination », Decolonization: Indigeneity, Education & Society, vol. 1, nᵒ 1, 2012, p. 89.. » Le Popol Wuj, réécrit en alphabet latin et pouvant donc évoquer les ambivalences propres à un document produit pendant l’ère coloniale6Même si le Popol Wuj n’a pas tout à fait la même relation à l’oralité que d’autres archives coloniales, on peut en rapprocher les enjeux d’écriture de ce que Antonio Cornejo Polar a pu magnifiquement saisir comme tensions entre la voix et l’écrit, à partir de récits andins et des variants entourant un épisode mythique de l’invasion de l’ancien empire Inca : ces tensions auraient été une sorte de matrice pour la « littérature » de l’Amérique latine, en créant nombre de tensions langagières que les œuvres prolongent. Voir Antonio Cornejo Polar, Escribir en el aire, Lima, Latinoamericana Editores, 2003. , n’est pas moins demeuré un récit prouvant qu’en dépit des violences génocidaires dont les peuples mayas ont été la cible, ceux-ci ont pu maintenir vivantes plusieurs traditions et connaissances, de même que leurs langues. À cet effet, le texte est souvent cité lors de discours et de rituels, et participe ainsi au maintien d’une identité k’iche’ enracinée dans une histoire que l’œuvre expose, des temps originaux à l’arrivée des Espagnols.

Du reste, il sera nécessaire de convoquer quelques personnages liés à son histoire, pour se saisir des limites en même temps que des enjeux éthiques qui ont entouré ses déplacements dans les langues indo-européennes : ses déplacements, du reste, ont souvent été liés à des contextes de recherche sur la langue k’iche’, donnant à la langue de nombreux documents facilitant aujourd’hui son apprentissage. Ce faisant, le Popol Wuj en viendra à symboliser une autre relation possible, dans un contexte de traduction littéraire autochtone : là où, à juste titre, des traducteur·ice·s allochtones du soi-disant Canada et Québec ont pu émettre de fortes réserves eu égard aux possibilités d’une traduction éthique en territoire non cédé, comme Arianne Des Rochers7Voir Arianne Des Rochers, « No ethical translation on stolen land ? Réflexions inachevées sur la traduction des littératures autochtones », Spirale, nᵒ 284, 2023., l’histoire éditoriale et de traduction du Popol Wuj contient les prémisses d’une relation radicalement différente envers le texte autochtone et sa circulation interculturelle. Là où Des Rochers déclare qu’une des exigences de la traduction en contexte colonial est « de souligner et d’assumer pleinement la nature conflictuelle et violente du travail que nous faisons, plutôt que de la glisser sous le tapis de la traduction soi-disant éthique8Ibid., p. 23. », énoncé avec lequel je suis entièrement d’accord, l’axe Nord-Sud dressé par le Popol Wuj m’amène à reconsidérer la manière de se positionner face à la violence de l’archive et de sa traduction. D’autres personnes ont également entamé des chantiers de réflexion importants sur les mêmes enjeux, comme Ka Chagnon, qui a questionné le plus pertinemment qui soit les postulats de la traductologie, en appelant à décoloniser nombre des fondements de la discipline9Voir Ka Chagnon, « Colonialisme, universalisme occidental et traduction », Traduction, terminologie, rédaction, vol. 32, nᵒ 1, 2019.. Dans une direction complémentaire, Ana Kancepolsky Teichmann et María Paula Salerno ont commenté leur processus de traduction d’un texte littéraire innu vers l’espagnol10Voir Ana Kancepolsky Teichmann et María Paula Salerno, « Soutenir la posture littéraire dans la traduction des littératures autochtones vers l’espagnol », Alternative francophone, vol. 3, nᵒ 3, 2023., démontrant une sensibilité décoloniale des plus pragmatiques. S’il ne manque pas de nouvelles collaborations entre allochtones et communautés militantes autochtones, dans lesquelles la traduction émerge comme outil vital et ambivalent – je pense ici à Philippe Blouin et son travail en rapport avec la Mohawk Warrior Society11Voir Philippe Blouin et Claude Rioux, « Traduire contre vents et marées : enjeux théoriques et pratiques de la traduction d’essais littéraires au Québec », Les Balados OIC (Observatoire de l’imaginaire contemporain), 2024, en ligne, < https://oic.uqam.ca/mediatheque/traduire-contre-vents-et-marees-enjeux-theoriques-et-pratiques-de-la-traduction-dessais-litteraires-au-quebec > consulté le 3 juillet 2024. –, d’aucuns penseront que la traduction décoloniale occupe une position hégémonique dans les débats contemporains, surtout lorsqu’il est question de retraduire des œuvres qui sont presque indistinctes de l’archive. Pourtant, les documents produits pendant l’ère coloniale n’offrent pas une grille d’interprétation des plus binaires.

Une fois encore, cela pourrait sembler d’autant plus étonnant que ce texte emblématise une résurgence maya et le transfert presque miraculeux d’un récit dans un médium fondamentalement étranger et colonial : sa survie rappelle l’ampleur de ce qui a été anéanti par les autorités religieuses, de même que les tactiques employées par les communautés afin de préserver, avec les outils mêmes du colonisateur, leur tradition. Sa transcription a circulé principalement entre les mains d’hommes européens, qui ont parfois projeté sur les K’iche’ et leur culture des rapprochements saugrenus, teintés ici d’évangélisme, là d’hyperdiffusionnisme12Le représentant couronné de cette tendance est sans contredit Charles Étienne Brasseur de Bourbourg, premier traducteur du Popol Wuj en français : je recommande de consulter, parmi d’autres de ses ouvrages, S’il existe des sources de l’histoire primitive du Mexique dans les monuments Egyptiens et de l’histoire primitive de l’ancien monde dans les monuments Américains ?. Le long titre révèle plutôt le type de démonstration élaborée par Brasseur de Bourbourg, qui n’a pas moins joué un rôle important dans l’histoire du Popol Wuj. Voir Charles Étienne Brasseur de Bourbourg, S’il existe des sources de l’histoire primitive du Mexique dans les monuments Égyptiens et de l’histoire primitive de l’ancien monde dans les monuments Américains, Paris, A. Durand, 1864. : ces délires d’interprétation, pour ridicules qu’ils nous paraissent aujourd’hui, n’ont pas moins légitimé le texte aux yeux d’intellectuels, faisant entrer le Popol Wuj dans un canon universel des lettres malgré les limitations philologiques et l’absence, dans certains cas, de contacts entre les communautés k’iche et les interprètes européens de l’œuvre. Les circonstances ayant amené le manuscrit vers le continent européen pour ensuite être préservé dans une bibliothèque prestigieuse de Chicago sont, au mieux, extrêmement ambivalentes, et au pire, elles sont une énième manifestation des conditions coloniales d’acquisition. D’une part, le texte est considéré, par un poète k’iche’ de grande importance, Humberto Ak’abal, comme le livre sacré des Amériques13Voir Humberto Ak’abal, El sueño de ser poeta, Ciudad de Guatemala, Editorial Piedra Santa, 2020, p. 94. En français : « Dans le Popol Wuj, Livre Sacré de l’Amérique, on nous rappelle le dieu double du mot […]. », d’autre part il a connu de nombreuses tentatives d’être subsumé par des lectures bibliques, faisant soupçonner que le premier rédacteur ait été influencé par des éléments doctrinaires de la chrétienté. Qui plus est, comme pour accumuler plus encore de tensions, le texte circule entre le Nord et le Sud global, ouvrant des ponts tout en étant évidemment affecté par la distribution du savoir qui en découle. Autrement dit, le Popol Wuj représente éloquemment le destin d’œuvres autochtones, menacées de récupération, en même temps que l’histoire de son interprétation et sa survie laissent entrevoir une chaîne improbable d’intérêt envers ses mots et sa poétique.

Or, cet intérêt, comme chercheur allochtone, n’est pas étranger à ma position d’appartenance réclamée au Guatemala, et au rêve littéraire de pouvoir transmettre, en français, certains éléments culturels touchant les récits autochtones d’Ixim Ulew (« terre du maïs », nom k’iche’ du Guatemala). Là où des premiers ponts, allant de l’espagnol au français, ont été mis en place, un défi tel que celui proposé par Popol Wuj est d’un ordre tout autre, en même temps qu’il perturbe certains schèmes dans la relation à l’autochtonie littéraire. Pour préparer cette longue mission envers ses mots, j’ai entamé un processus d’apprentissage de la langue k’iche’, en combinant des leçons privées14Le rythme des rencontres a été perturbé, notamment en raison d’une crise politique au Guatemala mobilisant nombre de communautés autochtones et certaines des institutions qui en défendent les droits : je pense notamment aux 48 cantons de Totonicapan. auprès d’un jeune ajq’ij – un « guide spirituel », un « gardien du temps » – et une plateforme d’apprentissage construite par l’Université d’Austin et des locuteur·ice·s du k’iche’ de Nahuala. En lisant les préfaces de différentes traductions, je constatais que les nombreuses tensions identitaires qui, au Québec et au Canada, orienteraient la façon d’interagir avec un récit cosmologique autochtone, semblaient avoir peu de prises. Ce n’est pas que les spécialistes ignoraient les injustices ou encore l’histoire du document auquel ils s’intéressaient : au contraire, cette connaissance forgeait une relation à l’archive du Popol Wuj comme aux communautés qui avaient été spoliées d’un lien plus littéraire à leur langue. Sam Colop, K’iche’ ayant modernisé le Popol Wuj et qui, en excellent élève du mayaniste Tedlock, connaissait bien les autres efforts de traduction de personnes étrangères, allochtones, déclarait, dans sa traduction vers l’espagnol : « Yo agradezco las demás traducciones, desde la de Ximénez a las otras versiones publicadas a la fecha. Las traducciones efectuadas desde el texto k’iche’ merecen respeto especial, sea en el idioma que se haya traducido. Podremos estar o no de acuerdo, pero en líneas generales hay un hilo conductor15Luis Enrique Sam Colop, Popol Wuj, Ciudad de Guatemala, F&G Editores, 2012, p. XXII. En français : « Je reconnais les autres traductions, de celle de Ximénez aux autres versions publiées jusqu’à maintenant. Les traductions réalisées à partir du texte k’iche’ méritent un respect particulier, peu importe la langue dans laquelle on a traduit. […] Nous pouvons être en accord ou non, mais de manière générale, il y a un fil conducteur. ». » Loin d’être hostile, Colop nommait une tradition, avec ses égarements évidents, qui donnait au Popol Wuj son sens communautaire, comme le sous-entend son nom : livre « du conseil » (popol tzij, le conseil), livre du mat (popol désignant littéralement mat), et donc livre de la communauté. Ce n’est pas d’une communauté désincarnée, purement spirituelle qu’il est question : la communauté du Popol Wuj, c’est celle des ancêtres qui y ont déposé leurs voix, et au sein de laquelle les interlocuteur·ice·s deviennent, sans le savoir initialement, membres invité·e·s d’une longue histoire16Pour une contextualisation beaucoup plus précise du contexte de transcription de l’œuvre, et, quoique plus brièvement, de son déplacement jusqu’aux État-Unis, voir Quiroa Néstor, « Contextualizing the Popol Wuj from Friar Ximénez to the Digital Age », Oxford Research Encyclopedia of Latin American History, 2018, en ligne, < https://doi.org/10.1093/acrefore/9780199366439.013.515 > consulté le 3 juillet 2024..

Morceaux d’une autre relation à la traduction

À cet égard, une histoire relatée par le traducteur et mayaniste Allen J. Christenson résume bien la prudence qu’une personne étrangère, non-autochtone (amu) devrait prôner en assumant ses intérêts envers les traditions littéraires autochtones. Simultanément, cette histoire redonne au mot écrit et à la lecture une force ontogénétique17J’entends par là que la lecture, la performance du texte, permettent de revivre l’émergence poétique et divine du monde, depuis la perspective k’iche’. remarquable. En effet, alors que Christenson18Allen J. Christenson, Popol Vuh. The Sacred Book of the Maya, Norman, University of Oklahoma Press, 2007. Désormais PV, suivi du numéro de page. voyageait dans les plateaux guatémaltèques du nord-ouest du pays, une copie du manuscrit du Popol Wuj l’accompagnait. En expliquant à des hommes k’iche’ qu’il travaillait à noter les expressions de leur langue, il finit par leur proposer de lire le récit de leur « fathers’ fathers’ (repeated many times) fathers, dating back nearly five hundred years » (PV, 16), proposition qui les intrigua. Bien qu’il ne lût pas l’entièreté du texte, il leur récita les premières pages du récit, qui exposent un monde en voie d’être « créé » : il attendit quelques instants, pour sonder l’effet du texte. Un aîné lui demanda de consulter l’ouvrage, et il s’ensuit cette déclaration émouvante, qui marqua Christenson et qui devrait accompagner tout geste de traduction d’un tel texte :

He gently took it from my hands and with great care turned its pages.
“These are the words of my ancient fathers?” he asked.
“Yes.”
“Do you know what you have done for them?” I wasn’t quite sure what he meant, so I didn’t answer at first. “You make them live again by speaking their words.”
The word he used was k’astajisaj, meaning “to cause to have life,” or “to resurrect.” […] We tend to take writing for granted. The Maya do not (PV, 16-17).

Pour l’anthropologue (et traducteur), l’enjeu éthique impliquait, bien qu’il ne le nommât pas comme tel, une forme d’engagement qu’on qualifierait aujourd’hui de décolonial. Pour compliquée que soit son histoire matérielle, le Popol Wuj permet néanmoins de sensibiliser aux problèmes du traduire, encore plus manifestes lorsque les scènes de la « création » du ciel (kaj, en k’iche’) et de la terre (ulew) sont déplacées dans des langues aussi lointaines que l’espagnol, l’anglais et le français (kaxlan tzij, littéralement « étranger mot », langue étrangère, expression qui désigne le plus souvent l’espagnol). C’est pourquoi, malgré l’évidence du contenu autochtone qu’il nous révèle, le Popol Wuj requiert une attention décoloniale, les constellations de sens qu’il dresse étant interceptées par des horizons d’interprétation convenus. En fouillant quelque peu dans les choix faits par ses traducteur·ice·s, j’affirme que l’enjeu stellaire, cosmique, sera on ne peut plus important puisque la densité des premiers passages est inséparable d’une ontogenèse k’iche’, dans la mesure où le texte étend devant nos yeux toute la cosmogonie maya, pour reprendre les mots enthousiastes d’Humberto Ak’abal19Voir Humberto Ak’abal, Paráfrasis del Popol Wuj, Ciudad de Guatemala, Editorial Maya Wuj, 2019, p. 33. Dans ma traduction française, son enthousiasme se lit ainsi : « Le Popol Wuj étend devant nos yeux toute la cosmogonie maya. ». Créer le monde, le ciel et la terre, les êtres qui y vivent, mobilise une pléthore de métaphores susceptibles d’être broyées, sinon remâchées jusqu’à en perdre toute force de frappe : la comparaison entre quelques traductions sera nécessaire pour se saisir de l’étendue des possibilités d’interprétation, en même temps qu’elle laissera voir quelques écueils.

Son transcripteur espagnol, Francisco Ximenez, en est également le premier traducteur connu : celui-ci aurait eu accès à un manuscrit, aujourd’hui disparu, rédigé en k’iche’, à Chichicastenango, et ayant appris de manière approfondie les bases de la langue k’iche – et connaissant également ses langues sœurs, le tzutujil et le kaqchikel –, il put recopier le texte original tout en le traduisant simultanément. Ainsi, la colonne en k’iche’, à gauche, fait miroir à la traduction donnée par Ximenez : cette première version, malgré ce qu’elle recèle d’incompréhensions, est celle sur laquelle repose plusieurs traductions, qui en corrigent évidemment les erreurs. Les biais religieux de Ximenez ont teinté son interprétation du Popol Wuj, mais c’est à lui qu’on doit le manuscrit et le début des analyses – si erronées fussent-elles – faites par des étranger·e·s de cette tradition littéraire. En inaugurant, peut-être malgré lui, ce chemin, il a disséminé une possibilité de contrer certains des effets les plus violents du colonialisme moderne, en donnant à la langue k’iche l’un de ses plus précieux documents.

La langue k’iche’ appartient à une branche spécifique de langues mayas : ses sons gutturaux, de même que sa morphologie polysynthétique, en font une langue dans laquelle les sons peuvent rapidement être verbalisés, selon le goût poétique des locuteur·ice·s. On a pu parler du k’iche’, comme de plusieurs langues autochtones, en insistant sur une relation privilégiée à la « Nature », bien que ce type de projection soit souvent le fait d’un public allochtone20Il n’empêche que plusieurs mots liés aux éléments et aux espaces « naturels » – lac, mer, montagne, etc. – ne peuvent en aucun cas être préfixés pour exprimer un rapport de possession personnel : « mon lac », « ton soleil », par exemple. Ce ne sont que lors des cérémonies qu’un ajq’ij (un guide spirituel) peut, au besoin, exprimer un rapport de possession collectif, au nous. Or, comme me l’indiquait mon professeur de k’iche’, ce rapport de possession exprime plutôt que la communauté réclame une appartenance à un élément naturel, qu’elle lui appartient. Pour une mention de cet aspect linguistique et culturel du k’iche’, voir Telma A. Can Pixabaj, « K’iche’ », dans Judith Aissen, Nora C. England et Roberto Zavala Maldonado (dir.), The Mayan Languages, Londres, Routledge/Taylor & Francis Group, 2017, p. 469.. S’il est vrai que le k’iche’ – et certaines des métaphores du Popol Wuj – entretiennent un lien assumé à la racine, à la terre, laissons à Humberto Ak’abal le soin de préciser : « De hecho, el nombre de nuestra lengua k’iche’ traducido es “mucho arboles”. Es un idioma telúrico. […] El sonido que produce una tela al desgarrarla es: jjiiixxxx… Y el viento que precede a una tormenta dice: jjiiinnnnnn…21Humberto Ak’abal, El sueño de ser poeta, op. cit., p. 102. En français : « Comme de fait, le nom traduit de notre langue k’iche est “plusieurs arbres”. C’est une langue tellurique. […] Le son produit par un tissu qu’on déchire est : jjiiixxxx… Et le vent qui précède la tempête dit : jjiiinnnnnn… » ». Pour décortiquer brièvement, k’i signifie « plusieurs, beaucoup », et che’ est le mot le plus commun pour « arbre ». Ak’abal interagit avec les sons produits par les non-humains et les éléments, car ceux-ci donnent lieu à une inventivité langagière dans laquelle les onomatopées sont bienvenues, voire sollicitées : « Las onomatopeyas son algo vivo, parte de nuestra manera de ser con un sentido y un contenido. Dentro de nuestros idiomas, se comprende a qué nos referimos, fuera de ellos, no necesariamente hay que entender nada, sino simplemente sentirlas22Ibid., p. 107. En français : « Les onomatopées sont vivantes et font parties de notre façon d’être, d’avoir un sens et un contenu. Au sein de nos langues, on comprend ce à quoi nous nous référons, et en dehors d’elles, il n’est pas nécessaire de comprendre quelque chose, il faut simplement les sentir. ». » Toute transposition sonore est donc difficile à concevoir lors du geste de traduction, d’autant plus que le Popol Wuj suppose, par son nom, un échange, une forme d’écoute : il ne suffit pas de lire le texte, comme si les yeux étaient les seuls organes sollicités pour interagir avec une telle œuvre. Le primat de la lecture silencieuse a été fortement contesté par un traducteur comme Tedlock, qui n’a pas manqué de souligner que la tendance occidentale à tout ramener à l’alphabet23Voir, par exemple, Dennis Tedlock, « Toward an Oral Poetics », New Literary History, vol. 8, nᵒ 3, 1977., à l’expérience analytique de la littérature, endommageait profondément la relation éventuelle à des traditions qui n’ont en rien les mêmes hantises de l’écriture. Le texte du Popol Wuj requiert une sensibilité outre-littéraire, en prononçant ses mots, en écoutant autant que possible la langue : le texte, du reste, est en partie intelligible pour des locuteur·ice·s contemporain·e·s du k’iche’, bien qu’il requiert de consulter des dictionnaires et une littérature plus savante pour cerner certaines parties plus difficiles. Le k’iche’ classique qui y est retranscrit comporte quelques éléments grammaticaux qui ne sont plus d’usage aujourd’hui, et certains mots ont également été délaissés24Pour une description plus minutieuse des éléments grammaticaux associés au k’iche’ classique, je recommande Edmunson S. Munro, « Classical Quiché », dans Robert Wauchope et Norman Q. McQuown (dir.), Handbook of Middle American Indians. Linguistics, vol. 5, Austin, University of Texas Press, 1967..

Métaphores nébuleuses

Quiconque a déjà appris une langue non indo-européenne, dans un contexte où la création même du monde est en cause, connaît les inflexions avec lesquelles la traduction doit négocier le sens : la difficulté de transposition est amplifiée par la nature dense des textes originaux. Il n’est que de penser aux nombreuses possibilités d’interprétation de la Bible hébraïque, dont il est facile d’ignorer les multiples enjeux langagiers lorsqu’on en lit les traductions : le Popol Wuj suppose, pour un lectorat allochtone, une certaine étrangeté puisque ses récits et sa structure sont entièrement différents. Bénéficiant d’une certaine popularité, le texte n’en paie pas moins les frais de récupérations tendancieuses, comme le rappelle Nathan Henne, qui a récemment publié un livre des plus pertinents pour cerner les plis d’une traduction décoloniale du Popol Wuj25Nathan Henne, Reading Popol Wuj: A Decolonial Guide, Tucson, Arizona University Press, 2020. :

the so-called creation scene in Popol Wuj has gotten a lot of attention not only from Maya scholars but also from people without much knowledge of this part of the Mesoamerican world. This scene in Popol Wuj is relatively short and can be used quite handily – perhaps too handily? – to compare to the creation scenes of the major religions of the world. If we split Popol Wuj’s creation into two parts, those comparisons tend to play out in two different directions26Ibid., p. 66..

Je le répète : ces rapprochements, surtout entre la Bible et le Popol Wuj, ont eu tendance à renforcer des lectures pour le moins dommageables envers ce dernier, dans lesquelles on cherchait à subsumer le texte à la Bible : même si ces interprétations sont aujourd’hui largement rejetées par des K’iche’ comme par la littérature plus spécialisée, n’est pas loin de nous l’époque – 1975 – où un ethnographe guatémalo-mexicain comme René Acuña pouvait exprimer, dans une conférence publique, ses doutes quant à l’authenticité du document :

Las intervenciones indirectas del narrador son innumerables, y yo espero que alguien, alguna vez, se preocupe por reconstruir a través de ellos su personalidad y filosofía. Quien se encare a esta tarea tal vez comprobará que, si se exceptúan un que otro lugar dudoso, el narrador jamás se identifica a sí como quiché y, menos aún, como miembro o descendiente de la realeza nativa. Parece como que el narrador hubiera tenido conocimiento de muchos cuentos infantiles, y narraciones de Europa27René Acuña, « Problemas del Popol Vuh », Mester Revista de Literatura : Creación-Teoría-Interpretación, vol. 5, 1975, p. 124‑125. En français : « Les interventions indirectes du narrateur sont innombrables, et j’espère que quelqu’un, un jour, se préoccupera de reconstruire à travers elles sa personnalité et sa philosophie. Celui qui s’attellera à cette tâche constatera peut-être qu’à l’exception d’un ou deux lieux douteux, le narrateur ne s’identifie jamais comme Quiché, et encore moins à un membre ou à un descendant de la royauté autochtone. […] Il semble que le narrateur ait eu connaissance de nombreux contes pour enfants et contes européens. ».

Il laissa ainsi entendre qu’il lui était difficile d’imaginer qu’un récit sophistiqué puisse avoir été composé par une personne autochtone. En tronquant des citations – et en rapprochant brutalement certains symboles –, il est facile de forger des perspectives « alternatives » à partir du texte.

Je ne prendrai qu’un exemple, extradiégétique, venant de la préface laissée par les rédacteurs du texte : en guise de méthode, pour les passages retraduits vers le français par moi, je laisse au lecteur l’accès au texte en k’iche’ retranscrit par Christenson et traduit très littéralement par celui-ci, en anglais (A). Ensuite, je propose une version littérale en français (B) et une version plus idiomatique (C). Il arrive que ma version littérale soit plus opaque encore que celle de Christenson : le sujet d’un verbe, en k’iche’, se résume à une particule accolée au verbe, d’où le fait qu’à la différence de Christenson, je n’ajoute pas les pronoms qui sont sous-entendus. De même, lorsque des mots sont liés par un trait d’union, c’est une manière de reproduire en français la possession en k’iche’, langue qui ne compte pas de déterminants possessifs, mais plutôt des préfixes accolés aux substantifs et aux verbes. Par ailleurs, cet exercice de traduction fait l’économie des vers, lesquels sont simplement séparés par un tiret plutôt que transposés spatialement comme ils le sont par les plus récentes éditions : ainsi, en ce qui touche aux parallélismes qui peuvent souvent jouer un rôle emphatique majeur, en créant des rimes dites sémantiques, mon présent travail n’entend pas représenter ce pan précis de cette poétique. Il va sans dire qu’une telle transposition requiert un souci traductif : les différentes versions du texte en espagnol et en anglais démontrent une gamme de possibilités. Quoiqu’il en soit, on lit, dans les intentions laissées par les auteurs28La retranscription faite en k’iche’ par Sam Colop est, pour certains passages, plus précise, mais pour les quelques citations sélectionnées pour l’article, les versions de Christenson et de Colop ne sont pas en divergence majeure : qui plus est, Christenson est l’un des rares experts du texte à avoir fourni une traduction idiomatique et une version littérale, pour aider les chercheur·euse·s. Voir donc Allen J. Christenson, « Popol Wuh. Literal Translation », Mesoweb, 2007, en ligne, < https://www.mesoweb.com/publications/Christenson/PV-Literal.pdf > consulté le 3 juillet 2024. Désormais PVLT. :

  1. « Wa’e xchiqatz’ib’aj / Chupan chik u ch’ab’al Dios, / Pa christianoil chik. » : « This we shall write / Within now his voice God, / In Christianity now. » (PVLT, 3)
  2. Litt. : Ceci nous-écrirons / Dans maintenant sa-voix Dieu / Dans chrétienté désormais.
  3. Nous l’écrirons / Sous la parole désormais de Dieu / Dans la chrétienté désormais.

Il serait facile, et mal intentionné, de comprendre ces mots comme une soumission à la chrétienté, de sorte que les auteurs auraient voulu plier le récit de leur ancêtre : on pourrait, par exemple, comprendre l’énoncé comme « Nous écrivons maintenant ceci dans la voix de Dieu, et dans la chrétienté ». Il ne s’agissait que de nommer, probablement, la raison pour laquelle il leur fallait écrire le Popol Wuj, puisque la chaîne de transmission était menacée : ceux-ci reconnaissaient l’imposition d’un nouveau règne, et le besoin de sauver la parole de leurs ancêtres en écrivant cette histoire. Ils devenaient, par ailleurs, les ancêtres littéraires de leur descendance. Tout sauf une scène de soumission, le passage nous donne plutôt à lire une lucidité. Cet exemple, avec des termes plus ou moins simples dans le texte, peut laisser imaginer ce que des passages plus conceptuels, plus abstraits, peuvent ouvrir comme paysages d’interprétation.

Et quel est donc le verbe central, à la source des incompréhensions et débats ? Winaqirik. Son sens s’éparpille dans plusieurs mots, en français : créer, former, peupler, d’une façon plus métaphorique, créer une personne, un être. Pourquoi ce dernier sens ? Car le substantif winaq aurait pour équivalent en français une personne, là où winaquil désigne plutôt une population. Ces nuances ont de puissantes implications, qui expliquent en quoi cette « création » ne peut guère s’apparenter à d’autres mises en scène ex nihilo, telle celle consacrée par la Bible chrétienne. Or, winaqirik peut également se convertir en substantif, auquel cas les mots candidats à sa traduction seraient logiquement « création », « peuplement », « formation », selon les situations. De plus, tout passage touchant la formation des montagnes, l’apparition des animaux, et le souhait divin d’avoir un être qui soit capable de prier et de rendre hommage à leur puissance mobilise le verbe winaqir(ik) ou le substantif winaq, marquant un lien ontologique29Si l’on suit les catégories travaillées par Philippe Descola, la cosmologie k’iche’ appartiendrait à une ontologie analogiste : s’il ne mentionne jamais les K’iche’ – et puise plutôt des Nahuas l’un des modèles culturels pour élaborer sa démonstration –, non seulement indique-t-il que les cultures de la Mésoamérique renvoient généralement à des ontologies analogistes, mais surtout, il esquisse quelques rapprochements avec d’autres peuples mayas qui sont on ne peut plus compatibles avec les K’iche’. Sans que je puisse ici développer davantage un rapprochement que j’ai aperçu en relisant les considérations liées au tonalli des Nahuas et au ch’ulel des Mayas Tzoltzil, un poème d’Humberto Ak’abal touchant aux ombres résonnait énormément avec les concepts dépeints par Descola. Dans tous les cas, voir Philippe Descola, Par-delà nature et culture, Paris, Gallimard, 2005. entre le monde et les êtres qui l’habitent : or, d’une manière légèrement différente, c’est aussi accentuer le lien intrinsèque entre le corps humain et l’espace qui l’environne. De courts extraits peuvent établir l’étendue du sens recouvert par ce mot. Un passage, touchant les arbres, déclare :

  1. « Ta xkina’ojij u tz’ukik, / U winaqirik / Che’, / K’a’am » : « Then they conceived its germination, / Its creation / Trees / Bushes » (PVLT, 7, je souligne).
  2. Litt. : Alors conçurent sa-germination, / sa génération / arbres / buissons
  3. Ils conçurent alors leur germination, / leur génération / aux arbres / aux buissons

Or, un peu avant, alors que le Ciel et la Mer existent solitairement, avant toute apparition du vivant, il est dit :

  1. « Maja b’i’oq jun winaq, / Jun chikop » : « There is not yet one person, / One animal » (PVLT, 5, je souligne).
  2. Litt. : Pas encore une personne / un animal
  3. Il n’y pas encore un seul humain / Un seul animal

On pourrait en déduire que les espaces naturels ont une singularité, une spécificité puisqu’ils sont « personnifiés », « mis en corps » si on souhaite radicaliser le sens du verbe. Il serait tentant de tout traduire par « peupler », en étirant les limites de ce verbe en français pour qu’il puisse s’utiliser en parlant d’êtres non-humains, telle une montagne, ou un lac. Or, comme l’indique Henne, dont la réponse touche l’anglais mais est aisément applicable à la situation en français ou en espagnol :

This passage of Popol Wuj does not deal with the beginning of humans, as a typical English speaker would think of this verb, as in “the peopling of the earth.” The peopling of the earth happens substantially later in Popol Wuj. The word here – though based on the word root for people – refers to an action that took place on the earth long before there were people30Nathan Henne, Reading Popol Wuj, op. cit., p. 80..

Le verbe winaqirik implique une matérialisation, une corporalisation (je ne dirais pas une incarnation, pour des raisons évidentes) : le verbe générer est imparfait, mais le substantif de génération offre toutefois une piste intéressante, car il est voisin de la création sans avoir toutefois les mêmes dettes théologiques. Le Littré nous dit, par exemple, à propos de la génération : « Production d’un être semblable à ses parents. La génération des corps vivants. Les organes de la génération. La génération des plantes31Émile Littré, « Génération », Paris, Hachette, 1873.. » Sans que cette option réponde parfaitement aux besoins de l’analyse, je la réutiliserai plus bas. Cette distinction est vitale, je le répète, car cet enjeu langagier pointe un aspect verbal important, sous-jacent à cette préoccupation envers winaqirik : il importe que le verbe penche davantage du côté de l’intransitivité, pour éviter de reconduire une idée selon laquelle la Terre « subirait », grammaticalement parlant, la création dont elle serait l’objet. Or, une telle nécessité n’est pas sans tordre nos habitudes de langue : dire que notre monde a été créé implique un agent, ou qu’une première cause est « responsable » de la formation de notre univers. Henne commente cette nécessité plus élégamment :

The intransitive verb significantly changes an episode like a creation scene because the attending gods in the arise case do not have the absolute central role or authority – grammatical or narrative – as they do in the create version. In other words, creation clearly implies a separate subject and object such that the subject wields the ultimate power and authority over something else32Nathan Henne, Reading Popol Wuj, op. cit., p. 73..

D’autres passages peuvent rendre compte plus encore des acrobaties d’adaptation. Regardons la description donnée de l’émergence du monde : l’appareil métaphorique, extrêmement dense, révèle un jeu de sens difficilement transposé, bien qu’un traducteur plus récent en anglais ait proposé une issue. Après que les divinités mayas ont invoqué par la parole la Terre, celle-ci se révèle, mais d’une manière que la majorité des traductions occulte par le choix de leurs mots. Le texte nous dit, des lignes 229 à 232 :

  1. « Keje ri xa sutz, / Xa may wi, / U winaqirik chik, / U pupuje’ik » : « Like the merely cloud / Merely mist / Its creation then / Its formation » (PVLT, 9, je souligne).
  2. Litt. : comme le seulement nuage / seulement brume / sa génération / son « apparition hors des nuages »
  3. Tel un simple nuage, la simple brume, est son engendrement : son dégagement des nuages.

Ceci mérite explication, car plusieurs traductions consultées traduisent le dernier vers par « formation », terme qui n’apparaît guère dans ce que j’essaie moi-même de suggérer. Le mot pupuje’ik en est la cause : véritable candidat à l’intraduisible, c’est peu dire qu’il donne à voir les multiples stratégies adoptées par les traducteur·ice·s pour s’accommoder de son sens. Au moins, la majorité des commentateur·ice·s cite la même source, c’est-à-dire le dictionnaire k’iche’ de Domingo Basseta datant de l’ère coloniale, pour en expliquer l’effet de sens : « Pupuheic se dice de las nieblas cuando se levantan de algún monte33Domingo de Basseta, Vocabulario de lengua quiche, Mexico, UNAM, 2005, p. 494. En français : « Pupuheic (pupuje’ik) se dit lorsque des nuages s’élèvent d’une montagne. ». » Autrement dit, cette action de déplacement de nuages, qui semble simple dans le dictionnaire cité, suppose une métaphore de l’apparition dans un contexte comme celui de la formation du monde. La recherche météorologique ne m’a pas offert, hélas, une découverte miraculeuse tant espérée : nul verbe ni substantif qui ne vienne combler ce déficit de sens. Du reste, c’est en lisant la version de Michael Bazzett que j’ai pu prendre conscience de ce défi de transposition, autrement laissé dans les marges des traductions, s’il est même mentionné34Christenson le mentionne, pour expliquer qu’il n’existe aucun équivalent en anglais. Voir Allen J. Christenson, Popol Vuh. The Sacred Book of the Maya, op. cit., p. 71.. Celui-ci commentait ce problème de transposition dans une préface35Voir Michael Bazzett, The Popol Vuh, Minneapolis, Milkweed Editions, 2018. articulant éloquemment ce que la langue anglaise lui donnait comme ressources face à la « langue de la terre » décrite par Ak’abal :

To help echo the cadences of spoken K’iche’, with its husky consonants spoken deep in the throat and its marvelous sineway music, I favored Anglo-saxon roots over the Latin whenever possible, for their consonantal husk and immediacy, as their ability to signify a certain rootedness. When the K’iche’ verb has a particular resonance, difficult to capture in English, I attempt to bring that to light via metaphor. For instance, finding no equivalent for pupuje’ik, I use an image to bring flavor to the verb: “To make Earth they said, ‘Earth’ / and there it was: sudden / as a cloud or a mist unfolds / from the face of a mountain, / so earth was there36Ibid., p. XI‑XII. Je souligne..

Bazzett cherchait à prolonger les efforts de ses prédécesseurs : en troquant le substantif pour une description plus complexe, il se joue d’une autre manière de la frontière entre sa langue et le k’iche’, reconnaissant l’impossibilité d’une transposition sémantique, l’économie des mots étant radicalement autre. Cette innovation, qui pourrait sembler extrêmement nichée, est toutefois la marque de cette attention raffinée au fil des générations de traducteur·ice·s, qui, dans le cas de Bazzett, est importante car elle marque le désir contemporain d’adapter « nos » catégories métaphoriques et épistémologiques à celles des traditions marginalisées par la modernité occidentale. Sans jamais mobiliser le mot décolonial, Bazzett esquisse une sensibilité qui concorde bien aux prémisses de ce qualificatif. Si son édition n’a rien de l’imposante érudition de celle de Tedlock, elle est probablement celle dont l’expérience de lecture est parmi les plus accessibles, par sa mise en page légère et versifiée : certains de ses choix, d’une force poétique dramatisant le phrasé k’iche’, demeurent remarquables de beauté sans toutefois trahir la source littéraire dont les vers sont issus. Bien qu’elle ne soit pas parfaite, elle signale au moins un intérêt littéraire contemporain envers ce texte mythique, débordant le champ des spécialistes.

Heurts et malheurs de la langue française

Ce type de nuances, à même la traduction, ne peut guère être tenu pour acquis : là où certaines éditions récentes en anglais et en espagnol ont réellement cherché à approfondir la démarche de déplacement sémantique, force est d’admettre qu’il y a assez peu de mises à jour d’un ordre similaire en français. Ce ne sont pourtant pas les éditions qui ont manqué, et la recherche n’est pas non plus fautive. Une tradition littéraire-théâtrale voisine du Popol Wuj, celle du Rabinal Achi, a eu la chance d’être l’objet de passion d’un anthropologue comme Alain Breton37J’invite à consulter l’ouvrage d’Alain Breton, Rabinal Achi. Un drame dynastique maya du quinzième siècle, Nanterre, Société des américanistes & Société d’ethnologie, 1994., qui en a signé une traduction, de même que d’une adaptation admirablement élaborée par Yves Sioui Durand et Catherine Joncas, dans l’un des nombreux projets transcontinentaux dont la compagnie de théâtre Ondinnok se faisait la championne38Je ne saurai trop conseiller le beau livre d’entretien et d’articles lié à ce projet. Voir Yves Sioui Durand et al., Xajoj Tun. Le Rabinal Achi d’Ondinnok. Réflexions, entretiens, analyses, Québec, Presses de l’Université Laval, 2021.. La destinée de langue française du Popol Wuj est complètement différente. En ce qui concerne les recherches universitaires plus récentes, au Québec, un mémoire et une thèse ont été consacrés aux enjeux éditoriaux et à la traduction du texte : le mémoire de Marc Pomerleau39Marc Pomerleau, « Le paratexte et la traduction du Popol Vuh de l’abbé Brasseur de Bourbourg », mémoire de maîtrise, Université de Montréal, 2011., plus concentré sur les enjeux paratextuels du manuscrit et sur l’édition de Charles Étienne Brasseur de Bourbourg, note l’importance des commentaires dédiés à des enjeux linguistiques, mais n’entre pas, autrement, en contact avec le k’iche’. La thèse de Séverine Lovisi a mis en place une méthodologie pour comparer les traductions du texte en anglais, français et espagnol, en étant théoriquement encadrée par la bonne étoile d’Antoine Berman40Séverine Lovisi, « Histoire(s) des traductions et retraductions du Popol Vuh », thèse de doctorat, Université de Montréal, 2020. : les références au texte original, en langue k’iche’, ne semblent toutefois pas des plus importantes. Les dernières éditions distribuées, avec des intentions louables, n’ont pas été au rendez-vous : leur publication remonte déjà à plus d’une trentaine d’années. L’édition de Gallimard, dans la collection « L’Aube des Peuples41Adrián Inés Chávez, Pop Wuh. Le Livre des événements, Trad. Anny Amberni, Paris, Gallimard, 1990. », adapte la traduction espagnole réalisée par le K’iche’ et militant Adrián Inés Chávez, et elle importe, pour ainsi dire, les problèmes qu’elle avait42Voir Alain Breton, « Chávez, Adrián I. — Pop Wuh, Le Livre des événements », Journal de la Société des américanistes, vol. 76, 1990, p. 251. Le problème est on ne peut plus clair : « Car le texte d’origine, qui devrait demeurer la source unique et première, est désespérément absent, voilé, trahi. […] Chavez transforme d’autorité l’intitulé admis jusqu’alors en Pop Wuh, arguant du fait que le père Ximénez, découvreur du texte quiché original, en aurait “hispanisé” les termes, et que le titre que ce dernier nous a légué “ne veut rien dire en qui-tché”. » Alain Breton cite Adrián Inés Chávez, op. cit., p. 28.. Tout en reconnaissant la ferveur de Chavez à défendre l’écriture k’iche’, on lui attribue une prise de liberté ayant donné libre cours à des erreurs majeures : celui-ci n’a malheureusement pas eu accès à plusieurs des ressources dispersées dans des bibliothèques du Nord global, qui lui auraient évité des affirmations contestées par la plupart des spécialistes d’aujourd’hui. Les zones d’opacité, déjà présentes dans le texte original, s’épaississent davantage sans offrir au lectorat les secours d’une explication claire. Dans une traduction effectuée dans des circonstances peu claires, et dérivant de la même version en langue espagnole – la seule édition jamais publiée au Québec, sauf erreur de ma part –, DesRuisseaux et Amaya choisissent la formulation suivante (en modifiant en français l’ordre de certains vers) : « Par leur seule parole, la Terre fut créée, la Terre exista. Elle ressemblait à un nuage, à un brouillard43Pierre DesRuisseaux et Daisy Amaya, Popol Vuh. Le livre des événements, Montréal et Pantin, VLB Éditeur et le Castor Astral, 1987, p. 37.. » Belle formulation, mais qui, vraisemblablement, se détourne du texte original tout en répétant le même biais, enlevant toute trace du phrasé k’iche’. La dernière traduction, publiée chez Albin Michel44Popol Vuh. Le Livre des Indiens Mayas Quichés, trad. Valérie Faurie, Paris, Albin Michel, 1991., prend pour point d’ancrage la version espagnole produite par Adrián Recinos, et a été réalisée par Valérie Faurie. Autrement dit, bien que certains documents et dictionnaires soient en France, et bien qu’il y aurait vraisemblablement un contexte propice à une réactualisation du Popol Wuj dans la francophonie, les éditions récentes ont un lien éloigné avec la langue k’iche’. En consultant la traduction faite par l’ethnologue Georges Raynaud, datant de 1925, je découvre heureusement que l’érudition vénérable de cet homme – un peu oublié – lui permettait déjà de contester la possibilité d’une création ex nihilo dans un récit autochtone des Amériques. Georges Raynaud a été l’un des premiers universitaires français à réclamer le titre d’américaniste, et son influence sur les lettres guatémaltèques est sous-estimée, puisqu’il a également enseigné, dans les années 1920, au futur lauréat du prix Nobel de littérature, Miguel Asturias. Sans idéaliser les connaissances de Raynaud, celles-ci lui ont vraisemblablement permis d’échapper à plusieurs biais que nous devons encore combattre aujourd’hui, telle l’idée d’une création similaire à celle de la Bible chrétienne  : « Il est dit ensuite comment les Puissants du Ciel, aidés par le couple ancestral Magipue, et se servant de la matière préexistante (nul peuple d’Amérique ne conçut l’idée d’une création ex nihilo), “construisirent, formèrent” les cieux […], la terre et les eaux, les plantes, les minéraux45Georges Raynaud, Les dieux, les héros et les hommes de l’ancien Guatémala d’après le « Livre du conseil », Paris, E. Leroux Éditeur, 1925, p. XVII.. » Il y a déjà là un avertissement qui m’a surpris, tant il coïncidait avec ce que Nathan Henne, presque 100 ans plus tard, s’efforçait de démontrer beaucoup plus longuement : Raynaud esquive le verbe « créer », en parlant du ciel, en étant très conscient de la portée métaphorique de ses choix.

Pour datée qu’elle soit, l’édition de Georges Raynaud esquisse magnifiquement un autre horizon d’interprétation, face au même passage soulevé plus haut avec pupuje’ik : « Ainsi ils parlèrent, ce par quoi naquit la terre. Telle fut en vérité la naissance de la terre existante. “Terre”, dirent-ils, et aussitôt elle naquit. Seulement un brouillard, seulement un nuage, la naissance de la matière46Ibid., p. 4. Je souligne.. » Certes, la formulation « terre existante » est quelque peu déstabilisante, mais c’est qu’elle cherche efficacement à dissuader tout rapprochement, une fois encore, avec d’autres récits de la mise au monde. Raynaud avait parfaitement conscience que le récit du Popol Wuj supposait que la matière du vivant était déjà là, même lorsque « Seul le Ciel était47Ibid., p. 3.. » Là où je proposais le mot de génération pour winaqirik, puisqu’il est à cheval entre le référent végétal-organique et le sens socio-historique, Raynaud a élégamment opté pour le terme germination. Sans qu’il importe de trancher, ici, il m’est plutôt précieux de saluer, d’une manière inattendue, cette surprise de l’archive, montrant que Raynaud avait esquissé un chantier qui ne demandait qu’à être relu.

Conclusion

En somme, ce parcours entremêlant les langues permet d’apercevoir certaines des raisons pour lesquelles le Popol Wuj requiert l’attention de traducteur·ice·s francophones : non seulement pour le redonner à connaître, mais également car son histoire, ses défis de langage, inspirent une pratique décoloniale, susceptible de rapprocher les différentes histoires et communautés dispersées dans Abya Yala et l’Île de la Tortue. En esquissant les rapprochements entre les disciplines qui servent à en connaître les détails et à sensibiliser le regard aux spectres coloniaux qui peuvent suivre cette œuvre, j’ai tâché de montrer que le chantier poétique ouvert par ce texte implique une exigence, une intégrité, qui résonnent le plus évidemment qui soit avec les préoccupations contemporaines envers la traduction et sa relation parfois houleuse au legs impérial. Ces rapprochements, qui ne cherchent en rien à effacer les reliefs propres à chaque communauté et aux héritages qui lui reviennent, visent davantage à évoquer la nécessité de réfléchir dans une multitude d’axes nos relations aux littératures autochtones comme aux langues dans lesquelles celles-ci continuent à vivre. Déterrer l’archive d’un tel document permet également, à force d’en côtoyer la langue et ses versions traduites, de se déprendre de certaines tentations essentialistes, qui viennent parfois avec l’exercice de la pensée décoloniale : une telle préoccupation m’importe d’autant plus que l’apprentissage des rudiments d’une langue favorise un rapport plus pragmatique, plus corporel, en lien avec les savoirs issus de traditions non-occidentales.

  • 1
    J’utilise davantage le qualificatif « littéraire » que le substantif « littérature » dans le texte, sauf lorsque « littérature » se réfère aux textes dits savants : comme Mignolo le rappelle pertinemment, nombre des œuvres écrites dans le contexte colonial, comme le Popol Wuj, sont marquées d’une ambivalence qui n’est pas sans m’inciter à un usage réservé du mot « littérature », puisque ce dernier flirt encore avec une idée universalisante de l’écriture. Voir comment Mignolo décrit le Popol Wuj : « Examples, such as the Popol Vuh and the Books of Chilam Balam, have always been problematic for historians of Latin American ideas and culture. Normally, they are aligned in the history of the pre-Columbian New World. This allows for a healthy preservation of the classical tradition, as they occupy a distinguished place before the introduction of the Greco-Roman legacy. However, as we have seen, these books are not pre-Columbian but colonial; and as such, their very fractured existence illustrates, once again, acts of resistance and the discontinuity of the classical tradition in the process of spreading Western literacy. » Voir Walter D. Mignolo, « On the Colonization of Amerindian Languages and Memories: Renaissance Theories of Writing and the Discontinuity of the Classical Tradition », Comparative Studies in Society and History, vol. 34, nᵒ 2, 1992, p. 327‑328.
  • 2
    Malgré quelques hypothèses et approximations menées par différents chercheurs, il n’y a aucun consensus quant à l’identité du transcripteur-écrivain à l’origine de la première version du Popol Wuj. Les quelques candidats étaient des hommes associés à des familles nobles, et donc plus susceptibles d’avoir eu à apprendre l’entièreté du récit. Pour un panorama de cet enjeu, voir Ruud W. van Akkeren, « Authors of the Popol Wuj », Ancient Mesoamerica, vol. 14, nᵒ 2, 2003.
  • 3
    Le 30 mai est, au Guatemala, la journée officielle du Popol Wuj : c’est moins l’État qui célèbre ce texte que des personnes influencées, de près ou de loin, par celui-ci.
  • 4
    Je recommande l’introduction de Sam Colop au Popol Wuj pour une description adéquate de différentes techniques littéraires associées à la poétique maya, et pour saisir ce en quoi le parallélisme, qui n’est en rien un trait unique aux écritures mayas et mésoaméricaines, est vital pour se saisir du texte k’iche’ : sans quoi, la thèse de Sam Colop, disponible en anglais, peut également être consultée en ligne. Voir Luis Enrique Sam Colop, « Maya Poetics », thèse de doctorat, State University of New York at Buffalo, 1994.
  • 5
    Jeff Corntassel, « Re-envisioning resurgence: Indigenous pathways to decolonization and sustainable self determination », Decolonization: Indigeneity, Education & Society, vol. 1, nᵒ 1, 2012, p. 89.
  • 6
    Même si le Popol Wuj n’a pas tout à fait la même relation à l’oralité que d’autres archives coloniales, on peut en rapprocher les enjeux d’écriture de ce que Antonio Cornejo Polar a pu magnifiquement saisir comme tensions entre la voix et l’écrit, à partir de récits andins et des variants entourant un épisode mythique de l’invasion de l’ancien empire Inca : ces tensions auraient été une sorte de matrice pour la « littérature » de l’Amérique latine, en créant nombre de tensions langagières que les œuvres prolongent. Voir Antonio Cornejo Polar, Escribir en el aire, Lima, Latinoamericana Editores, 2003. 
  • 7
    Voir Arianne Des Rochers, « No ethical translation on stolen land ? Réflexions inachevées sur la traduction des littératures autochtones », Spirale, nᵒ 284, 2023.
  • 8
    Ibid., p. 23.
  • 9
    Voir Ka Chagnon, « Colonialisme, universalisme occidental et traduction », Traduction, terminologie, rédaction, vol. 32, nᵒ 1, 2019.
  • 10
    Voir Ana Kancepolsky Teichmann et María Paula Salerno, « Soutenir la posture littéraire dans la traduction des littératures autochtones vers l’espagnol », Alternative francophone, vol. 3, nᵒ 3, 2023.
  • 11
    Voir Philippe Blouin et Claude Rioux, « Traduire contre vents et marées : enjeux théoriques et pratiques de la traduction d’essais littéraires au Québec », Les Balados OIC (Observatoire de l’imaginaire contemporain), 2024, en ligne, < https://oic.uqam.ca/mediatheque/traduire-contre-vents-et-marees-enjeux-theoriques-et-pratiques-de-la-traduction-dessais-litteraires-au-quebec > consulté le 3 juillet 2024.
  • 12
    Le représentant couronné de cette tendance est sans contredit Charles Étienne Brasseur de Bourbourg, premier traducteur du Popol Wuj en français : je recommande de consulter, parmi d’autres de ses ouvrages, S’il existe des sources de l’histoire primitive du Mexique dans les monuments Egyptiens et de l’histoire primitive de l’ancien monde dans les monuments Américains ?. Le long titre révèle plutôt le type de démonstration élaborée par Brasseur de Bourbourg, qui n’a pas moins joué un rôle important dans l’histoire du Popol Wuj. Voir Charles Étienne Brasseur de Bourbourg, S’il existe des sources de l’histoire primitive du Mexique dans les monuments Égyptiens et de l’histoire primitive de l’ancien monde dans les monuments Américains, Paris, A. Durand, 1864.
  • 13
    Voir Humberto Ak’abal, El sueño de ser poeta, Ciudad de Guatemala, Editorial Piedra Santa, 2020, p. 94. En français : « Dans le Popol Wuj, Livre Sacré de l’Amérique, on nous rappelle le dieu double du mot […]. »
  • 14
    Le rythme des rencontres a été perturbé, notamment en raison d’une crise politique au Guatemala mobilisant nombre de communautés autochtones et certaines des institutions qui en défendent les droits : je pense notamment aux 48 cantons de Totonicapan.
  • 15
    Luis Enrique Sam Colop, Popol Wuj, Ciudad de Guatemala, F&G Editores, 2012, p. XXII. En français : « Je reconnais les autres traductions, de celle de Ximénez aux autres versions publiées jusqu’à maintenant. Les traductions réalisées à partir du texte k’iche’ méritent un respect particulier, peu importe la langue dans laquelle on a traduit. […] Nous pouvons être en accord ou non, mais de manière générale, il y a un fil conducteur. »
  • 16
    Pour une contextualisation beaucoup plus précise du contexte de transcription de l’œuvre, et, quoique plus brièvement, de son déplacement jusqu’aux État-Unis, voir Quiroa Néstor, « Contextualizing the Popol Wuj from Friar Ximénez to the Digital Age », Oxford Research Encyclopedia of Latin American History, 2018, en ligne, < https://doi.org/10.1093/acrefore/9780199366439.013.515 > consulté le 3 juillet 2024.
  • 17
    J’entends par là que la lecture, la performance du texte, permettent de revivre l’émergence poétique et divine du monde, depuis la perspective k’iche’.
  • 18
    Allen J. Christenson, Popol Vuh. The Sacred Book of the Maya, Norman, University of Oklahoma Press, 2007. Désormais PV, suivi du numéro de page.
  • 19
    Voir Humberto Ak’abal, Paráfrasis del Popol Wuj, Ciudad de Guatemala, Editorial Maya Wuj, 2019, p. 33. Dans ma traduction française, son enthousiasme se lit ainsi : « Le Popol Wuj étend devant nos yeux toute la cosmogonie maya. »
  • 20
    Il n’empêche que plusieurs mots liés aux éléments et aux espaces « naturels » – lac, mer, montagne, etc. – ne peuvent en aucun cas être préfixés pour exprimer un rapport de possession personnel : « mon lac », « ton soleil », par exemple. Ce ne sont que lors des cérémonies qu’un ajq’ij (un guide spirituel) peut, au besoin, exprimer un rapport de possession collectif, au nous. Or, comme me l’indiquait mon professeur de k’iche’, ce rapport de possession exprime plutôt que la communauté réclame une appartenance à un élément naturel, qu’elle lui appartient. Pour une mention de cet aspect linguistique et culturel du k’iche’, voir Telma A. Can Pixabaj, « K’iche’ », dans Judith Aissen, Nora C. England et Roberto Zavala Maldonado (dir.), The Mayan Languages, Londres, Routledge/Taylor & Francis Group, 2017, p. 469.
  • 21
    Humberto Ak’abal, El sueño de ser poeta, op. cit., p. 102. En français : « Comme de fait, le nom traduit de notre langue k’iche est “plusieurs arbres”. C’est une langue tellurique. […] Le son produit par un tissu qu’on déchire est : jjiiixxxx… Et le vent qui précède la tempête dit : jjiiinnnnnn… »
  • 22
    Ibid., p. 107. En français : « Les onomatopées sont vivantes et font parties de notre façon d’être, d’avoir un sens et un contenu. Au sein de nos langues, on comprend ce à quoi nous nous référons, et en dehors d’elles, il n’est pas nécessaire de comprendre quelque chose, il faut simplement les sentir. »
  • 23
    Voir, par exemple, Dennis Tedlock, « Toward an Oral Poetics », New Literary History, vol. 8, nᵒ 3, 1977.
  • 24
    Pour une description plus minutieuse des éléments grammaticaux associés au k’iche’ classique, je recommande Edmunson S. Munro, « Classical Quiché », dans Robert Wauchope et Norman Q. McQuown (dir.), Handbook of Middle American Indians. Linguistics, vol. 5, Austin, University of Texas Press, 1967.
  • 25
    Nathan Henne, Reading Popol Wuj: A Decolonial Guide, Tucson, Arizona University Press, 2020.
  • 26
    Ibid., p. 66.
  • 27
    René Acuña, « Problemas del Popol Vuh », Mester Revista de Literatura : Creación-Teoría-Interpretación, vol. 5, 1975, p. 124‑125. En français : « Les interventions indirectes du narrateur sont innombrables, et j’espère que quelqu’un, un jour, se préoccupera de reconstruire à travers elles sa personnalité et sa philosophie. Celui qui s’attellera à cette tâche constatera peut-être qu’à l’exception d’un ou deux lieux douteux, le narrateur ne s’identifie jamais comme Quiché, et encore moins à un membre ou à un descendant de la royauté autochtone. […] Il semble que le narrateur ait eu connaissance de nombreux contes pour enfants et contes européens. »
  • 28
    La retranscription faite en k’iche’ par Sam Colop est, pour certains passages, plus précise, mais pour les quelques citations sélectionnées pour l’article, les versions de Christenson et de Colop ne sont pas en divergence majeure : qui plus est, Christenson est l’un des rares experts du texte à avoir fourni une traduction idiomatique et une version littérale, pour aider les chercheur·euse·s. Voir donc Allen J. Christenson, « Popol Wuh. Literal Translation », Mesoweb, 2007, en ligne, < https://www.mesoweb.com/publications/Christenson/PV-Literal.pdf > consulté le 3 juillet 2024. Désormais PVLT.
  • 29
    Si l’on suit les catégories travaillées par Philippe Descola, la cosmologie k’iche’ appartiendrait à une ontologie analogiste : s’il ne mentionne jamais les K’iche’ – et puise plutôt des Nahuas l’un des modèles culturels pour élaborer sa démonstration –, non seulement indique-t-il que les cultures de la Mésoamérique renvoient généralement à des ontologies analogistes, mais surtout, il esquisse quelques rapprochements avec d’autres peuples mayas qui sont on ne peut plus compatibles avec les K’iche’. Sans que je puisse ici développer davantage un rapprochement que j’ai aperçu en relisant les considérations liées au tonalli des Nahuas et au ch’ulel des Mayas Tzoltzil, un poème d’Humberto Ak’abal touchant aux ombres résonnait énormément avec les concepts dépeints par Descola. Dans tous les cas, voir Philippe Descola, Par-delà nature et culture, Paris, Gallimard, 2005.
  • 30
    Nathan Henne, Reading Popol Wuj, op. cit., p. 80.
  • 31
    Émile Littré, « Génération », Paris, Hachette, 1873.
  • 32
    Nathan Henne, Reading Popol Wuj, op. cit., p. 73.
  • 33
    Domingo de Basseta, Vocabulario de lengua quiche, Mexico, UNAM, 2005, p. 494. En français : « Pupuheic (pupuje’ik) se dit lorsque des nuages s’élèvent d’une montagne. »
  • 34
    Christenson le mentionne, pour expliquer qu’il n’existe aucun équivalent en anglais. Voir Allen J. Christenson, Popol Vuh. The Sacred Book of the Maya, op. cit., p. 71.
  • 35
    Voir Michael Bazzett, The Popol Vuh, Minneapolis, Milkweed Editions, 2018.
  • 36
    Ibid., p. XI‑XII. Je souligne.
  • 37
    J’invite à consulter l’ouvrage d’Alain Breton, Rabinal Achi. Un drame dynastique maya du quinzième siècle, Nanterre, Société des américanistes & Société d’ethnologie, 1994.
  • 38
    Je ne saurai trop conseiller le beau livre d’entretien et d’articles lié à ce projet. Voir Yves Sioui Durand et al., Xajoj Tun. Le Rabinal Achi d’Ondinnok. Réflexions, entretiens, analyses, Québec, Presses de l’Université Laval, 2021.
  • 39
    Marc Pomerleau, « Le paratexte et la traduction du Popol Vuh de l’abbé Brasseur de Bourbourg », mémoire de maîtrise, Université de Montréal, 2011.
  • 40
    Séverine Lovisi, « Histoire(s) des traductions et retraductions du Popol Vuh », thèse de doctorat, Université de Montréal, 2020.
  • 41
    Adrián Inés Chávez, Pop Wuh. Le Livre des événements, Trad. Anny Amberni, Paris, Gallimard, 1990.
  • 42
    Voir Alain Breton, « Chávez, Adrián I. — Pop Wuh, Le Livre des événements », Journal de la Société des américanistes, vol. 76, 1990, p. 251. Le problème est on ne peut plus clair : « Car le texte d’origine, qui devrait demeurer la source unique et première, est désespérément absent, voilé, trahi. […] Chavez transforme d’autorité l’intitulé admis jusqu’alors en Pop Wuh, arguant du fait que le père Ximénez, découvreur du texte quiché original, en aurait “hispanisé” les termes, et que le titre que ce dernier nous a légué “ne veut rien dire en qui-tché”. » Alain Breton cite Adrián Inés Chávez, op. cit., p. 28.
  • 43
    Pierre DesRuisseaux et Daisy Amaya, Popol Vuh. Le livre des événements, Montréal et Pantin, VLB Éditeur et le Castor Astral, 1987, p. 37.
  • 44
    Popol Vuh. Le Livre des Indiens Mayas Quichés, trad. Valérie Faurie, Paris, Albin Michel, 1991.
  • 45
    Georges Raynaud, Les dieux, les héros et les hommes de l’ancien Guatémala d’après le « Livre du conseil », Paris, E. Leroux Éditeur, 1925, p. XVII.
  • 46
    Ibid., p. 4. Je souligne.
  • 47
    Ibid., p. 3.