Racines et constellations : l’écriture cosmogonique de Natalia Toledo, entre réappropriation et revendication décoloniale
Clémence Demay
Université Toulouse – Jean Jaurès
Clémence Demay est doctorante contractuelle à l’Université Toulouse – Jean Jaurès (France), sous la direction de Marie-Agnès Palaisi et en codirection avec Luz María Lepe Lira, de l’Universida Autónoma de Querétaro (Mexique). Ses recherches portent sur les enjeux politiques de l’écriture du corps dans la poésie bilingue zapotèque contemporaine. Elle a publié des articles dans différentes revues comme l’ORDA ou Proteus,et a participé à la journée d’étude autour des « Trajectoires du désir », organisée par le collectif Femmes de Lettres de l’Université Laval (Québec).
« Cayuunda jñaabiida:
Bixhale ladxido’lo xhiiñe huiine’
bicuudxi diagalu’
biiyachauhui xhi canié
gunaaze dxiichi stiidxa’ binnigola
cadi chiné di bi laaca’
pacaa stobi nga cápini
zuchendani
zutúxhuni
ne gueeda ra nuunu
ne laca ne stiidxanu
gacaladxi’ quite’ laanu
sica bizaacanu ma xidxi
dxi bixhozegolanu
ca binnigula’sa
gulezaca’ lu zá. »
« La grand-mère chante :
Ouvre ton cœur, mon fils
adoucis tes oreilles
écoute bien ce que je dis
tiens bien les paroles des anciens
pour que le vent ne les emporte pas
car autre sera celui qui les attrapera
il les emmêlera
les affûtera
et il viendra vers nous
avec notre propre parole
il voudra nous tromper
comme c’est arrivé il y a longtemps
quand nos ancêtres
les anciens zapotèques
habitaient sur les nuages. »
Irma Pineda
Les zapotèques binnizá ou les « gens-nuages », le défi de la réappropriation des mythes fondateurs face à l’aveuglement colonial
« La cosmogonie est le plus ancien des genres littéraires » : tels sont les mots, empruntés au poète français Paul Valéry (1871-1945), sur lesquels s’ouvre le recueil bilingue zapotèque-espagnol Guie’ yaase’ / Olivo Negro (2004) de la poétesse Natalia Toledo. Dès le titre et la citation en exergue, le recueil se place sous le signe des racines – avec l’image de l’arbre – et du cosmos, interrogeant les mythes fondateurs de l’histoire du peuple zapotèque binnizá.
S’ils sont originaires de l’Isthme de Tehuantepec, dans la région de Oaxaca au Mexique, les binnizá sont aussi appelés « gens-nuage ». Leur origine céleste est contée dans le mythe fondateur de leur peuple, raconté par l’écrivain zapotèque Víctor de la Cruz dans son ouvrage intitulé El pensamiento de los binnigula’sa’: cosmovisión, religión y calendario, con especial referencia a los binnizá : « Nos ancêtres, les Binnigula’sa’, habitaient sur les nuages jusqu’à ce qu’un jour ils descendirent sur la terre, portés sur les ailes d’oiseaux magnifiques et multicolores. C’est pourquoi les gens s’appellent binnizá, c’est-à-dire les gens-nuages qui parlent la langue-nuage, le diidxaza. » Même si la plupart des écrits et des connaissances des zapotèques ont été anéantis avec la colonisation, nous savons grâce au travail de récupération de la tradition orale des Zapotèques de l’Isthme mené par plusieurs écrivains zapotèques à partir du XXe siècle – comme Andrés Henestrosa dès 1906 avec le recueil de contes Los Hombres que dispersó la danza et Víctor de la Cruz qui publie la première version de l’anthologie Gui’sti’diidxaza / La flor de la palabra en 1982 – que le ciel, les astres, en particulier, étaient au cœur de leurs préoccupations. C’est ce dont témoigne aussi l’architecture des temples de la région, comme ceux de Monte Albán, construits au Ve siècle avant J.C. C’est ainsi que l’écrivain et intellectuel mexicain Carlos Fuentes le décrit : « Monte Alban semble suspendu entre le ciel et la terre, plus près des nuages et du firmament que de n’importe quelle racine terrestre. » Situés sur une montagne au cœur de la vallée de Oaxaca, les temples de cette ancienne ville zapotèque sont ainsi la réplique des montagnes qui les entourent, et ils sont organisés en fonction des points cardinaux : leur emplacement permet alors l’observation des constellations et donc la mesure du temps, mettant en évidence la fascination des Zapotèques pour l’astronomie et le ciel.
Ce lien cosmique apparaît dans la poésie de Natalia Toledo, associé à l’image récurrente de la chute qui s’en est suivie, comme métaphore de la colonisation. Fruits de l’oubli et de la honte instigués par les colonisateurs, les images de l’obscurité – inscrite dès l’adjectif dans le titre – se multiplient dans le recueil. Mêlée à celle de la voix, se dessine alors une poétique du regard : ce qui est en jeu, c’est bien de « soigner (ses) yeux » (« Para T.S. Elliot », ON, 134) et de sortir de l’aveuglement dans lequel la colonisation puis le capitalisme ont plongé les autochtones. En effet, si les colons ont prétendu annihiler les cultures autochtones, les présentant comme primitives, inférieures, et barbares, c’est bien pour justifier leur domination. Ces représentations ont ensuite été reprises et transformées à l’échelle nationale au moment de la Révolution Mexicaine, qui, à travers la littérature indigéniste notamment, a homogénéisé et réduit au statut de folklore toutes les cultures autochtones, pour créer le mythe de l’unité mexicaine : ce qui est en jeu ici, c’est donc de se dire et surtout de se réapproprier sa culture, sa langue et son Histoire. À partir de la réécriture de ce mythe fondateur, il s’agit pour la poétesse d’affirmer les racines de son peuple, mais aussi de mettre en évidence la façon dont ces racines, loin de disparaître, se sont nourries et propagées : à partir de la citation de Paul Valéry, nous verrons de quelle manière elle dessine une « constellation » littéraire dans laquelle elle inscrit sa poésie.
Le concept de « constellation créatrice » sur lequel je m’appuie est le titre d’un colloque organisé le 12 juin 2022 par le groupe de recherche féministe les Jaseuses, dont les communications ont été publiées dans la revue GLAD !. Dans l’introduction, Aurore Turbiau, Mathilde Leïchlé, Camille Islert, Marys Renné Hertiman et Vicky Gauthier rapprochent ainsi le système racinaire, ou le « rhizome », tel que théorisé par Gilles Deleuze et Félix Guattari, et les constellations en tant qu’il s’agit d’un « système acentré, non hiérarchique et non signifiant, sans Général, sans mémoire organisatrice ou automate central » : les deux systèmes tirent donc leur puissance du fait qu’ils échappent à la domination par leur prolifération, évitant le centre et l’univocité. En ce sens, une écriture rhizomatique se nourrit de multiples influences, s’hybride et ne cesse de croître dans de nouvelles directions. Mais à la différence du rhizome, souterrain, caché, invisible et en ce sens subversif, la notion de constellation littéraire, elle, tend à déterrer ce qui a été enterré par la colonisation en rendant visible ces liens entre les œuvres, entre les langues et les cultures, tandis que son tracé, « parce qu’il est créatif et relativement aléatoire, dit le risque des lignes trop figées en même temps que la possibilité de les déplacer : dans ce sens, on peut l’opposer au dessin des cartographies territoriales. » La notion de constellation remet donc aussi en cause les frontières entre les pays et les cultures érigées par la colonisation. En ce sens, c’est dans cette exploration de ses racines que l’écriture de Natalia Toledo se fait décoloniale en tant qu’elle « constelle », c’est-à-dire qu’elle se déploie et met en évidence de multiples influences et une identité riche, en perpétuelle évolution. Dans ce contexte, nous pouvons donc nous demander : entre racines et constellations, en quoi la voix poétique dessine-t-elle une nouvelle cosmogonie, invitant à une nouvelle façon de voir le monde ?
Dans un premier temps, nous verrons que de la langue-nuage aux « espejos enterrados » (« Vergüenza », ON, 21), ou « miroirs enterrés », la chute originelle des zapotèques binnizá se rejoue dans le recueil et se fait la cause de l’aveuglement traumatique du sujet poétique. Puis nous étudierons la façon dont, à partir de l’image des racines et des constellations, la réécriture des mythes fondateurs permet une réappropriation de l’Histoire et de la culture des Zapotèques binnizá face à l’aveuglement et à l’oubli imposés depuis la colonisation, et l’affirmation d’une poésie cosmique, mouvante, et visionnaire.
Du peuple-nuage aux « miroirs enterrés » : chute originelle et poétique de l’aveuglement
De la langue-nuage aux « miroirs enterrés », le recueil donne lieu à une réécriture d’un des mythes fondateurs des Binnizá, de leur origine céleste, à leur descente sur la terre. Cette descente est associée à une chute originelle dans le recueil : elle s’y rejoue, se faisant la cause de l’aveuglement, comme métaphore du traumatisme profond vécu par le sujet poétique. C’est ainsi que la section intitulée « Mes yeux » (« Mis ojos ») s’ouvre sur le poème « Origine » (« Origen », ON, 117) qui évoque cette chute et la dégradation du peuple zapotèque : « Nous sommes tombés sur la montagne / et le soleil nous a traversés de sa flèche / […] Maintenant nous sommes cendre / sous la marmite du monde. » Ce poème reprend le mythe de la descente sur le monde des Zapotèques par la montagne. Cependant, cette descente fait ici figure de chute avec l’emploi du verbe « tomber » (« caer »), tandis que le poème évoque une dégradation du peuple-nuage et de sa culture à travers l’image de la « cendre ». Cette descente sur la terre provoque l’aveuglement des hommes : « Le monde s’est assombri, / la cruche s’est renversée, les fleuves et les mers ont débordé / un soleil glauque s’est levé et il a effacé les yeux des hommes » (« Oscureció el mundo », ON, 131). Cet aveuglement est aussi celui du sujet lyrique tout au long du recueil : « la poussière du monde / tourbillonne dans mes yeux » (ON, 129), écrit ainsi Natalia Toledo, écho à la « cendre » à laquelle ont été réduits les Zapotèques, ou encore « mes yeux se sont remplis de sable fin » et « je suis devenue aveugle » (« Para T.S. Elliot », ON, 134), dans le poème final du recueil.
La réécriture du mythe originel permet de dénoncer l’assimilation forcée des Zapotèques à partir de la colonisation. En effet, cette chute et la perte de la vision qui apparaît dans le recueil correspondent à une métaphore de la tentative de destruction de la culture zapotèque par l’envahisseur – depuis l’interdiction de parler leur langue et la destruction de leurs livres – qui a érigé les autochtones au rang d’Autres, barbares et dangereux. Si cette image des autochtones a évolué depuis la Révolution Mexicaine, puis grâce à l’influence de luttes autochtones comme EZLN, l’Armée Zapatiste de Libération Nationale, permettant notamment la mise en place de politiques éducatives bilingues, les autochtones sont encore aujourd’hui infériorisés et forcés à l’assimilation dans une société mexicaine « où la diversité culturelle semble déranger » et où la question de la préservation des cultures autochtones « reste marginale face à l’avancement des priorités du marché économique ». C’est ce qu’Irma Pineda, poétesse et intellectuelle zapotèque, met en évidence dans son enquête consacrée aux politiques éducatives autochtones à Juchitán. L’écrivaine consacre en effet une grande partie de son travail à la diffusion et à la préservation de la langue et de la culture zapotèque, et ce qu’elle souligne est la « diversification » des « méthodes de domination » du gouvernement envers les autochtones: si l’imposition culturelle ne passe plus par la violence physique, elle passe par une apparente reconnaissance de l’Autre – à travers le développement des prix littéraires en langue autochtone ou les politiques éducatives pour l’intégration des autochtones – qui conduit en réalité à une homogénéisation et à un folklorisme, donc à davantage d’exclusion.
Mais le sujet lyrique lui-même se rend coupable de cette chute, comme abandon de son propre peuple et de ses racines célestes dans ce processus d’assimilation : « pourquoi as-tu tourné le dos à l’étoile / qui nouait ton nombril » demande ainsi le sujet lyrique dans le poème « Fleur qui se dépouille » (« Flor que se desgrana », ON, 31). C’est ainsi que le poème « Œil de volcan » (« Ojo de volcán », ON, 19) reproduit cette opposition entre la terre et le ciel et la chute volontaire du sujet lyrique, tentée par la découverte du monde et d’elle-même : « Dans l’arène un taureau / gratte le monde avec ses griffes : / il m’attend. / Je passe endormie sur un nuage / et je me jette. » Un parallélisme oppose la terre – « le monde » – et le « nuage » sur lequel se trouve la voix poétique, entre le danger et l’animalité du « taureau », et l’insouciance presque désincarnée du sujet « endormi ». Si on interprète le « nuage » comme ce lien des zapotèques avec une origine céleste, le « saut » du sujet poétique dans le dernier vers s’apparente à la chute originelle, due à la tentation : l’image du « taureau » comporte en effet une dimension sensuelle, exacerbée par le désir que représente « l’attente » du sujet poétique. Lorsque celui-ci décide de « se jeter » du nuage, il décide d’accéder à une autre forme de connaissance, de céder au désir, donc de partir loin de son peuple en renonçant au paradis. Il me semble qu’on peut rapprocher ce poème d’un événement précis dans la vie de Natalia Toledo : celui de son départ de Juchitán pour étudier au couvent de Valle de Bravo alors qu’elle n’avait que huit ans. Cette migration lui fait l’effet d’un déracinement traumatique qu’elle décrit dans les deux poèmes « Couvent de Valle de Bravo » (« Convento de Valle de Bravo ») de son recueil Detche Bitoope / El Dorso del Cangrejo. La volonté de partir et de s’assimiler à la culture dominante, et la déception qui en résulte, font écho à la reproduction des mécanismes coloniaux qui poussent les zapotèques à abandonner leur propre peuple et leur propre culture. La présence de « l’œil » que l’on retrouve dans le poème « Œil de volcan » inscrit la recherche de connaissance du sujet lyrique qui motive la migration, tandis que l’image du « volcan » renvoie à la menace de réduire en « cendres », de voir disparaître, la culture zapotèque.
Cette quête de vision, comme quête de connaissance, du sujet lyrique passe alors par une destruction : il s’agit de sortir de la reproduction des mécanismes de domination culturelle, linguistique, des autochtones, qui confine à l’exotisme, au folklore et au racisme depuis la colonisation, poussant les Zapotèques à intérioriser ces mécanismes et à dénigrer leur propre culture. Cette assimilation et cette subversion des formes de domination coloniales par les peuples colonisés eux-mêmes correspondent à la « colonialité du pouvoir » (« colonialidad del poder ») théorisée par l’intellectuel Aníbal Quijano en 1998. C’est ainsi que le poème qui s’intitule « Vergüenza » (« Honte » (notre traduction), ON, p. 31) revient sur « la honte » instiguée par la discrimination répétée envers les autochtones. Le sujet lyrique s’adresse à un « tu » et l’invite, à partir d’une succession d’impératifs, à « couper » son regard, à se détacher de la honte et du tabou qui conditionne sa vision et sa position, et donc sortir de l’infériorisation et de la domination : « Pose la lame / de la lune sur tes yeux / et coupe la honte qui se cache / dans ta bille de terre. / Pleure des miroirs enterrés / jusqu’à ce que disparaisse la petite fille. » Le poème se fait le lieu d’un rituel : dans l’obscurité propice de la nuit – comme métaphore de la rencontre de l’intériorité – et à partir du geste sacrificiel de la découpe, le sujet lyrique peut accéder au constat de la perte, nécessaire pour que le processus de deuil puisse avoir lieu. C’est donc le constat de la perte de la culture zapotèque, de son identité, comme possibilité de s’auto-représenter autrement que comme Autre dans la société mexicaine, qui s’opère, à travers la métaphore des « miroirs enterrés ». Au-delà de la question de l’auto-référentialité rendue impossible par la colonisation, cette expression renvoie au titre d’un essai célèbre : El espejo enterrado. Dans cet essai, l’intellectuel et écrivain mexicain Carlos Fuentes part de la question des miroirs d’obsidienne retrouvés dans les tombes totonèques de El Tajín, et de ceux des tableaux de Velázquez ou dans les lignes du Quichotte, pour interroger ce qui fait l’identité Hispanoaméricaine, dans ses liens avec l’Espagne. Ce qui a provoqué la chute de l’Empire aztèque, et donc de l’Amérique précolombienne, c’est en effet ce miroir tendu à Quetzalcoatl, Dieu du Soleil, qui, voyant pour la première fois son reflet, prend conscience de son humanité et en devient fou. C’est pourquoi il quitte son Empire et promet de revenir : lorsque les Espagnols arrivent, Moctezuma et son peuple s’imaginent alors que Quetzalcoatl est revenu, comme il l’avait annoncé… Selon Carlos Fuentes, le motif du miroir est un symbole de la richesse et de la diversité des identités préhispaniques. Si je n’ai pas trouvé de mention du miroir comme symbole zapotèque à proprement parler, il me semble que cette mention des « miroirs enterrés » fait référence à cet essai et à la nostalgie de ces identités riches et multiples enterrées lors de la colonisation pour échapper aux envahisseurs. De l’aveuglement de la chute à l’exploration des « miroirs enterrés », l’écriture se fait donc spéculaire : à partir de la redéfinition de son regard, le sujet poétique peut alors se voir autant qu’il se donne à voir au/à la lecteur⋅ice, redéfinissant sa propre identité.
Déterrer ces « miroirs », c’est explorer ses racines et les affirmer pour mettre en évidence la richesse de la culture zapotèque. Si la cosmogonie, comme genre littéraire, pour reprendre la définition de Paul Valéry citée en exergue du recueil de Toledo, explique l’origine et l’évolution du monde, il s’agit ici de redessiner une nouvelle cosmogonie, c’est-à-dire de donner à voir le monde et l’Histoire, mais aussi la littérature, autrement que selon les représentations dominantes occidentales. À l’image de l’olivier du titre, le recueil relie ainsi la terre et le ciel, les racines et les constellations, à partir de la reconfiguration du regard du sujet poétique. C’est ainsi que le premier poème du recueil annonce le projet poétique de l’œuvre : « Le fleuve déborde / tous se transforment en poissons. / Dieu apparaît sur un mur craquelé / je l’observe derrière un olivier noir. » (« El río se desborda », « Le fleuve déborde », ON, 15). Si le déluge et la métamorphose mythologique se rejouent, le sujet lyrique échappe à la transformation grâce à « l’olivier noir » qui lui permet d’accéder à la vision de la terre comme du ciel, avec la présence divine. Le mur, en tant qu’il est « craquelé », invite dès lors à observer la fissure à travers laquelle émerge « la pensée frontière » (« el pensamiento fronterizo ») théorisée par Walter Mignolo, c’est-à-dire une « pensée autre, une force épistémique propice pour de nouveaux lieux d’énonciation ». Le syncrétisme religieux qui se manifeste au cœur du poème témoigne aussi de la réalité de l’évolution des spiritualités et des traditions autochtones. À partir du constat de la chute et reconnaissant l’aveuglement qui en résulte, de quelle façon le sujet lyrique se fait-il visionnaire ? En quoi l’écriture poétique permet-elle de mettre en évidence de nouvelles racines et de tracer de nouvelles constellations, s’affirmant comme décoloniale ?
Racines et constellations : réécriture des mythes et réappropriations décoloniales des représentations
Des nuages aux miroirs enterrés, l’écriture se fait exploration des racines du sujet lyrique, se déployant en constellations. « Je cherche dans les nuages lointains / L’écriture de nos ancêtres […] / Nous avons des racines dans les nuages / Mais elles sont fidèles au vent. » (« Los zapotecas », DC, 93), écrit ainsi Natalia Toledo dans son poème intitulé « Les zapotèques » du recueil Detche Bitoope / El dorso del cangrejo (2017). Face au déracinement imposé par la colonisation, la survivance se dessine alors à travers deux mouvements qui émergent en parallèle dans le recueil, proliférant à l’image de l’olivier : l’un, souterrain, et, l’autre, en miroir, céleste.
En effet, le sujet poétique déplore d’abord tout au long du recueil la perte de ses racines, à travers la métaphore récurrente de la fleur déracinée. Ce déracinement est à la fois celui imposé depuis la colonisation qui a induit le contrôle des territoires et le déplacement forcé des populations, mais aussi plus tard des migrations rendues nécessaires par la pauvreté, le manque de travail et le manque d’accès à l’éducation dans les communautés. Natalia Toledo elle-même a été obligée de quitter Juchitán pour étudier dans un couvent alors qu’elle n’était qu’une enfant et elle relate ce douloureux épisode notamment dans les poèmes « Convento de Valle de Bravo 1 » et « Convento de Valle de Bravo 2 » (« Couvent de Valle de Bravo », DC, 63-65). C’est ainsi que dans le poème « Niña con raíces » (« Petite-fille avec des racines » , ON, 25), le sujet lyrique dénonce la « fleur » qu’on lui a arraché de la bouche : « J’ai une photo en sépia / avec les yeux remplis d’eau et une fleur entre les lèvres / quelqu’un est entré dans cette photo / et a arraché la fleur à la racine. » Il me semble intéressant de lire ici le symbole de la « fleur » comme celui de la langue et de la culture zapotèque, et en particulier de sa poésie, comme référence à La flor de la palabra/ Gui’sti’diidxaza (1982), titre de la célèbre anthologie de poésie zapotèque écrite par Víctor de la Cruz. Cependant le poème « Tradition » (« Tradición », ON, 123) évoque la survivance de la culture zapotèque, au-delà de ce déracinement : « Les idiots ne savaient pas qu’une fleur tombée sur le sol / reste une fleur jusqu’à sa mort ».
L’écriture poétique permet la survivance en tant qu’elle se fait lieu fécond, de perpétuel renouvellement : « de mes mains ont poussé des fleurs rouges / grandes et belles », énonce ainsi le sujet poétique en amorce du dernier poème du recueil. Ce poème, intitulé « Pour T.S. Eliot » (« Para T.S. Eliot », ON, 134), est ainsi une réécriture et une réponse au célèbre poème The Waste Land (1922) de l’écrivain moderniste anglais T.S. Eliot. Comme dans le poème anglais, le sujet poétique donne à lire une vision apocalyptique du monde. C’est ainsi qu’elle répète et intègre la question du premier chant dans son propre poème : « Que sont ces racines qui s’agrippent, ces branches qui s’élèvent / De ces débris de pierres ? ». Mais cette question est, chez Natalia Toledo, celle de la disparition du zapotèque, et cette « terre inculte » qu’elle imagine, est une terre où plus personne ne parlera sa langue : « peut-être suis-je la dernière branche qui parlera zapotèque / mes enfants devront siffler leur langue / et ils seront des oiseaux sans demeure dans la jungle de l’oubli. »
C’est à l’intérieur-même du recueil de poèmes que se développent ses racines et qu’elles s’élèvent, jusqu’à devenir des constellations : à travers la citation, l’intertextualité, l’épigraphe, des réseaux littéraires apparaissent, et la poétesse met en évidence non seulement des inspirations mais aussi des filiations. De la même façon que le recueil s’ouvrait sur une citation de Valéry, poète français, il se ferme sur une réponse à T.S. Eliot, poète : en ce sens, en même temps qu’elle formule son inquiétude face au déracinement et à la perte de son langage, la poétesse démontre en réalité sa vivacité dans sa capacité à se réinventer, à évoluer continuellement et à se nourrir d’influences multiples. Ainsi, elle propose, dans un même mouvement, une actualisation de la tradition littéraire zapotèque et de la tradition occidentale, en même temps qu’elle affirme l’absence de domination et de frontières. À l’image des constellations, le sujet poétique rend obsolète les démarcations territoriales et même les directions : « dans toutes les stations je suis au sud » et « je traverserai la place, le Nord ne m’arrêtera pas », proclame-t-elle ainsi. Il s’agit également d’une remise en cause des frontières temporelles car le poème revient à sa source en même temps qu’il progresse : du renversement passé de « j’ai marché sur les mains » à la promesse au futur de « je redeviendrai une petite-fille », il s’agit, à travers l’écriture, de parcourir l’Histoire telle qu’elle a été écrite depuis la colonisation pour la réécrire depuis une nouvelle perspective et ainsi, se la (ré)approprier. Replongeant dans la mythologie grecque, affirmant sa filiation à travers l’intertextualité avec le poème de T.S. Eliot, le sujet lyrique se fait visionnaire, s’apparentant à « Tiresias qui a parcouru sans bâton son histoire ». Du déracinement forcé au retour à la terre, le but de ce voyage est pour le sujet lyrique « d’aller serrer sa grand-mère dans ses bras avant que ne tombe la dernière étoile », c’est-à-dire de rendre hommage à ses ancêtres et d’affirmer la puissance et la vigueur de sa culture dans sa capacité de survivance, d’évolution et de recréation, mais aussi d’insubordination. Le poème se clôt alors sur la promesse du sujet lyrique d’aller « soigner ses yeux », de sortir de l’aveuglement dans laquelle les a plongés le déracinement et l’oubli de leur propre Histoire, et ainsi de voir – et de donner à voir – ce qui a été invisibilisé.
Conclusion
Ainsi, à travers la réécriture des mythes fondateurs des zapotèques binnizá, il s’agit pour la voix poétique d’explorer ses propres racines et de retrouver sa propre Histoire, face au déracinement qu’a représenté la colonisation. Actualisant l’origine mythique céleste des zapotèques binnizá, le sujet lyrique compare ce déracinement à une chute et fait le constat de l’aveuglement historique et politique dans lequel ont été plongées les cultures autochtones face à l’hégémonie coloniale puis capitaliste. Il s’agit de « pleurer les miroirs enterrés », c’est-à-dire de rendre visible ce qui a été invisibilisé, dans un mouvement de reconfiguration et d’auto-représentation décoloniales. A l’image de l’olivier du titre, l’écriture poétique relie ainsi la terre et le cosmos. Émergeant des souterrains, les racines donnent lieu à des constellations : à partir des réseaux de citation, de reformulation, et d’échos entre les littératures et les mythologies, c’est une cosmogonie en évolution perpétuelle qui s’écrit, nourrie d’influences multiples et de traditions littéraires et culturelles diverses. Si par nature les constellations se refusent à l’univocité, à la subordination et à l’enfermement, ce qui s’affirme dans l’écriture, c’est la survivance et la fécondité de la langue et de la tradition littéraire du peuple-nuage : « J’étais alors éternelle / car ma lignée parlait avec les nuages », écrit ainsi Natalia Toledo (DC, 55). C’est dès lors, comme le souligne l’intellectuel mexicain Marco Antonio Cerdio Roussell, au-delà de la mythologie, une nouvelle cosmogonie qui interroge le pouvoir et se présente comme une façon autre de voir la réalité que nous inspire la lecture de Natalia Toledo : une vision faite « d’engagement », de « vivre-ensemble », et de « recherche de nouvelles-clés pour enrichir la culture humaine commune ». Ce qui fait l’immortalité de la culture zapotèque, et ce qui pourrait nous inspirer, nous, lecteur·ices dans un monde encore dominé par les modèles occidentaux, c’est bien sa capacité à proliférer, à évoluer et surtout, comme les étoiles, à s’allier.
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