Les Aurores boréales et la notion de personne dans Split Tooth de Tanya Tagaq

Les Aurores boréales et la notion de personne dans Split Tooth de Tanya Tagaq

Camille Roberge

Camille Roberge réside présentement à Tiohti:áke (Montréal). Titulaire d’un baccalauréat en anthropologie depuis 2019, elle entame ensuite un diplôme en études supérieures spécialisées (D.E.S.S.) en récits et médias autochtones à l’Université de Montréal, souhaitant approfondir ses connaissances théoriques et critiques sur les questions autochtones. Au bout d’un an, elle transforme son D.E.S.S. en maîtrise individualisée afin de développer la transontologie, un cadre conceptuel pour l’analyse des littératures autochtones, selon des méthodologies autochtones. Camille Roberge est actuellement coordonnatrice de réseau pour Tahatikonhsontóntie’ Environnement réseau de recherche en santé des Autochtones du Québec.

Une cosmologie est une conception du monde relative à la forme, au contenu et à la dynamique de l’univers qui influence profondément les actions humaines et se transpose dans tous les aspects d’une collectivité : traditions, langage, territoires, croyances, etc.1Cet article est rédigé à Tiohtià:ke, le territoire traditionnellement partagé et non cédé du peuple Kanien’kehá:ka. Cette liste non exhaustive inclut les littératures, lesquelles permettent un exode vers ces mondes en articulant les conceptions qui y sont rattachées. Par la parole – écrite ou orale – les productions littéraires transcendent le temps et l’espace pour raconter des histoires multiples. La colonisation des Amériques par les Européens s’est basée sur une histoire unique de l’humanité, dans laquelle l’humain est en position de supériorité par rapport à toutes les autres entités de l’univers – les plantes, les astres, les esprits, les animaux, etc. Appartenant à la cosmologie occidentale, ce récit foncièrement hiérarchique d’une humanité « unique » a permis de justifier « centuries of expansion, invasion, expropriation, and exploitation2Daniel Heath Justice, Why Indigenous Literatures Matter, Waterloo, Ontario, Canada, Wilfrid Laurier University Press, 2018, p. 40. ». Ancré dans la tradition judéo-chrétienne, ce type d’histoires nécessite des catégories d’êtres rigides, séparées par des frontières ontologiques étanches. En 2012, lorsque Chadwick Allen propose une étude des littératures qui est « Trans-Indigenous » plutôt que transnationale, il refuse surtout une analyse basée sur la conception occidentale de « nations » : « Trans-, yes, in the sense of across, beyond, and through, but not limited to national borders, and certainly not limited to the national borders of contemporary (settler) nation-states3Chadwick Allen, « A Transnational Native American Studies? Why Not Studies That Are Trans-Indigenous? », Journal of Transnational American Studies, Vol. 4, nᵒ 1, 2012, en ligne, <https://escholarship.org/uc/item/82m5j3f5>, consulté le 10 juin 2024. ». Plus précisément, c’est la catégorie épistémologique occidentale de « frontières » que l’auteur remet en question, un processus qui se prolonge, dans les littératures autochtones, lorsque les représentations animales, végétales, minérales, astrales et oniriques viennent perturber la notion occidentale de personne4Désormais, l’italique sera employé pour le mot « personne » lorsqu’il sera employé pour désigner la notion. et donc remettre en question non pas les frontières nationales, mais celles qui se sont érigées entre les êtres dans la pensée occidentale. En effet, la présence d’acteurs autres qu’humains permet de repenser l’étanchéité des catégories d’êtres que la cosmologie dominante des colonisateurs maintient férocement. Dans le roman Split Tooth, de l’écrivaine et artiste multidisciplinaire inuk Tanya Tagaq, les frontières ontologiques occidentales s’effritent, permettant ainsi au personnage des Aurores boréales d’être considéré comme un être, un individu à part entière5Pour cette raison, d’ailleurs, j’emploierai la majuscule pour désigner les Aurores en tant que personnes.. Dans le cadre de cet article, je propose donc d’aborder comment la réactualisation du mythe des Aurores boréales que fait l’auteure en le transformant par l’écriture romanesque contemporaine permet de repenser la notion de personne depuis son ancrage dans la pensée et les savoirs inuit, c’est-à-dire depuis un effritement des frontières ontologiques entre les êtres.

J’ai choisi de m’attarder principalement au personnage des Aurores boréales, en relation avec la narratrice et le territoire représenté dans le texte, pour apporter des éléments de réponse à la problématique énoncée plus haut. Plus précisément, je mobilise les écrits d’anthropologues et d’auteurs autochtones afin de dégager une notion inuit6Par respect pour la langue inuit, j’ai choisi d’écrire au singulier « Inuk » (c’est-à-dire « être humain ») et « Inuit » au pluriel (« êtres humains »), et de ne pas accorder l’adjectif « inuit » en genre et en nombre. L’inuktitut a déjà accordé le mot « Inuit », qui est au pluriel. Bien qu’il n’y ait pas d’occurrence de ce genre dans le texte, la forme au duel « Inuuk » signifie « deux êtres humains ». de la personne dans Split Tooth. J’émets l’hypothèse que les Aurores boréales sont une personne au même titre que les autres personnages. Dans un premier temps, je discute brièvement des écrits de Marcel Mauss, d’Alfred Irving Hallowell et de Daniel Heath Justice (Cherokee) afin d’offrir un découpage sommaire de la notion de personne, du point de vue occidental, en passant par l’interprétation ethnologique, à une compréhension autochtone de celle-ci. Dans un deuxième temps, je réfléchis la personne à partir des savoirs inuit, en me basant sur un article de Rachel A. Qitsualik (Inuk-Cree) qui étudie les perspectives inuit autour du concept de souveraineté. Dans un troisième temps, je présente les éléments du « mythe » des Aurores boréales à travers quelques témoignages et histoires sur l’entité astrale. Ces trois premières sections composent mon cadre théorique pour l’analyse de Split Tooth qui, dans un quatrième temps, reprend les éléments présentés précédemment pour démontrer en quoi le personnage des Aurores boréales est une personne, avant de conclure avec un bref résumé et un retour sur la problématique de départ.

Énoncé de positionnement

Étant une femme allochtone résidant à Tiohtià:ke et n’ayant jamais mis les pieds au Nunavik (ni au Nunavut), il m’apparaît nécessaire de faire preuve d’humilité critique dans mon analyse littéraire d’un roman inuit, plus spécifiquement dans l’interprétation des épistémologies qu’il contient. Les mots de Sam McKegney me reviennent alors en tête : « I apologize for any weaknesses that might emerge in my analysis […], but I don’t apologize for analyzing. […] I reject the reigning strategies for ethical disengagement in order to seek out strategies of ethical engagement7Sam McKegney, Magic Weapons. Aboriginal Writers Remaking Community After Residential School, Winnipeg, University of Manitoba Press, 2007, p. 44. ». En ce sens, la décision d’inclure des textes par des anthropologues allochtones comme Marcel Mauss, Alfred Irving Hallowell, Bernard Saladin d’Anglure ou Frédéric Laugrand, se veut une marque d’engagement dans mon analyse ; débuter avec les épistémologies occidentales qui me sont familières me permet de déconstruire mes « acquis » afin de mieux rebâtir une compréhension autre de l’univers. Ainsi, l’analyse de Split Tooth fait partie d’un cheminement personnel d’engagement à entrer en relation avec les littératures autochtones de façon respectueuse, responsable et réciproque. Également, l’inclusion contrôlée des textes anthropologiques donne accès aux témoignages et aux verbatims issus de terrains ethnologiques de longue date avec les peuples inuit. Toutefois, c’est à partir des travaux d’intellectuels inuit et autour des savoirs inuit que se base mon analyse du roman de Tagaq.

La notion de personne

Lors d’une conférence prononcée en 1938, Marcel Mauss partageait ses recherches autour de la notion de personne, plus précisément celle du « moi » en tant que catégorie de l’esprit humain. Avant-gardiste, l’anthropologue français n’en offre pas moins des réflexions sur la notion de personne qui s’inscrivent dans la logique évolutionniste sociale de l’époque. En effet, alors que plusieurs nations « ont connu ou adopté des idées du même genre », celles « qui ont fait de la personne humaine une entité complète, indépendante de toute autre, sauf de Dieu, sont rares », la plus importante étant, selon lui, « la Romaine. C’est là, à Rome […] qu’elle s’est formée8Marcel Mauss, « Une catégorie de l’esprit humain: la notion de personne celle de « moi » », The Journal of the Royal Anthropological Institute of Great Britain and Ireland, vol. 68, 1938, en ligne, <https://www.jstor.org/stable/2844128>, consulté le 10 juin 2024, p. 274. ». Avant de plonger au cœur de son sujet, Mauss explique que c’est « à partir de la notion d’un que la notion de personne est créée […] à propos des personnes divines, mais du même coup à propos de la personne humaine, substance et mode, corps et âme, conscience et acte9Ibid., p. 279. ». Il termine cette partie de la réflexion en affirmant que la « personne est une substance ration[n]elle indivisible, individuelle10Ibid. ». Ici, la conclusion que présente Mauss est surtout un reflet de sa propre subjectivité culturelle ancrée dans une perspective et un savoir eurocentré qu’il tient lieu de nuancer et de problématiser, puisque « the study of cultures cannot be achieved solely by projecting upon those cultures categorical abstractions derived from Western thought11Alfred Irving Hallowell, « Ojibwa Ontology, Behavior, and World View », dans Stanley Diamond (dir.), Culture in History: Essays in Honor of Paul Radin, New York, Brandeis University by Columbia University Press, 1960, p. 21. ». Il n’en demeure pas moins que la pensée de Mauss et les conclusions qu’il tire autour de la notion de personne puissent être un point de départ pertinent pour développer un cadre conceptuel autour de cette question.

L’anthropologue américain Alfred Irving Hallowell offre, quant à lui, une conception de la personne très différente à travers son ethnographie des Ojibwés pour qui « the concept of “person” is not, in fact, synonymous with human beings but transcends it12Ibid. ». À partir d’une analyse ethnolinguistique du mythe des Thunder Birds et de ses observations sur le terrain, l’anthropologue démontre que la personne n’est pas déterminée par la forme qu’elle prend, mais plutôt par sa structure, c’est-à-dire « an inner vital part that is enduring and an outward form which can change13Ibid., p. 42. ». Ainsi, « [v]ital personal attributes such as sentience, volition, memory, speech are not dependent upon outward appearance but upon the inner vital essence of being14Ibid. ». Hallowell conclut en affirmant que les mêmes valeurs s’appliquent pour l’entièreté des interactions sociales au sein des communautés des Ojibwés ; les normes qui régissent les obligations mutuelles entre les êtres humains sont également présentes dans les relations réciproques entre les personnes humaines et autres qu’humaines15Ibid., p. 46.. Bien que l’ethnographie d’Hallowell prenne place dans la première moitié du XXe siècle et ne concerne que les peuples ojibwés, je considère qu’elle puisse ouvrir la porte à un engagement plus étroit avec les épistémologies autochtones en nous invitant à explorer la notion de personne chez d’autres peuples, d’autres nations et ainsi à saisir la pluralité des interventions épistémologiques des Premiers Peuples, parmi lesquelles se trouvent, comme nous le verrons plus loin, la littérature contemporaine.

En abordant justement une telle perspective littéraire, l’auteur et théoricien cherokee Daniel Heath Justice nous offre une occasion, dans son livre Why Indigenous Literatures Matter (2018), de sortir d’une vision eurocentrée pour aborder la notion de personne et pour commencer à réfléchir à ce que j’ai nommé, en introduction, un effritement des frontières ontologiques autour de cette notion. Justice aborde en effet non seulement des littératures autochtones, mais aussi des épistémologies que partagent les peuples autochtones au-delà des variations culturelles et géographiques. Il affirme que les traditions autochtones ne limitent généralement pas la catégorie de « personne » à l’humain16Daniel Heath Justice, Why Indigenous Literatures Matter, op. cit., p. 37.. En fait, l’auteur explique qu’être humain est un apprentissage qui se fait en grande partie « from the land and our other-than-human relatives […] and our humanity is enhanced and enriched by actively – and imaginatively – engaging them again and again in respectful relationship17Ibid., p. 76. ». Ainsi, la personne – qu’elle soit humaine ou non – s’inscrit dans une toile de relations basée sur les notions de respect, de réciprocité, d’engagement, de générosité, de responsabilités, sans oublier d’interdépendance. Ces valeurs forment le concept de kinship, que l’auteur présente ainsi : « Kinship is inextricably realized in a context of expansive personhood, where humans are not the only people, where our human family members are not our only relatives to whom we owe attentive obligation18Ibid., p. 87. ».

Alors que les réflexions de Mauss offraient comme point de départ une « conception individualiste de la personne, dimension très importante dans l’Occident moderne19Margalit Cohen-Emerique, « Le choc culturel, méthode de formation et outil de recherche », dans Jacques Demorgon et Edmond Marc Lipiansky (dir.), Guide de l’interculturel en formation, Paris, Retz, 1999, p. 311. », l’analyse d’Hallowell nous oriente vers une conception autochtone de ce qu’est la personne. L’anthropologue nous fait également comprendre que la personne n’est en aucun cas une catégorie exclusive aux humains, mais qu’elle est plutôt partagée avec des êtres non humains. Dans un registre plus récent et plus directement ancré dans les savoirs et philosophies autochtones, notamment celles autour du kinship, Daniel Heath Justice confirme les intuitions d’Hallowell concernant la réciprocité des relations entre les humains et les autres qu’humains, ainsi que les responsabilités impliquées à même le concept de kinship. L’auteur cherokee mentionne également le rôle du territoire dans la formation de la personne, et nous verrons comment il s’agit là d’une idée prépondérante dans la notion inuit de la personne, qui sera donc reprise, sous une forme romanesque, dans le travail de Tagaq.

Mais avant d’en arriver à l’analyse du roman, je considère qu’il est fondamental pour bien comprendre le socle épistémologique sur lequel celui-ci repose, de réfléchir à la notion de personne à partir des travaux d’intellectuels inuit ou autour des savoirs inuit. En 2013, dans le cadre d’un article sur les perspectives inuit du concept de souveraineté, Rachel A. Qitsualik (Inuk-Cree) présente les différentes composantes de la personne et comment celles-ci sont profondément liées au territoire. Pour ce faire, elle introduit le symbolisme inuit, où l’ordre universel des choses repose sur trois éléments : Imaq (Water), Nuna (Land) et Sila (Sky). Chacun de ces éléments possède une qualité vitale particulière, une pulsion primaire qu’on retrouve à différents niveaux dans la construction de la personne. Ainsi, Imaq (eau) est associée aux qualités brutes et fondamentales de la vie, c’est-à-dire à l’instinct animal à la source de l’appétit et de la subsistance : « In the human being, those various facets that make up an entire person, Water’s symbolic statement is reflected in the uumaniq20Les mots en gras étaient en italiques dans la citation originale. J’applique cette règle pour l’ensemble du texte., the simple stuff of life common to both animals and humans21Rachel A. Qitsualik, « Inummarik: Self-Sovereignty in Classic Inuit Thought », dans Scot Nickels et al. (dir.), Niliajut: Inuit Perspectives on Security, Patriotism and Sovereignty, Ottawa, Inuit Tapiriit Kanatami, 2013, p. 28. ». En ce qui concerne le deuxième élément, Nuna, il est associé à la conscience d’être ou ce que Qitsualik nomme l’awareness :

Land is typically associated with the aware or “human” essence itself, known as inua [alternately, innua]. While inua is a root used extensively in denoting anything human (hence Inuit, or singular Inuk), it is also a significant factor in Inuit philosophy, being the human potentiality that may manifest or lie latent in all of existence, dependent upon related human awareness directed at a given aspect of that existence22Ibid., p. 29..

Sila, le troisième élément, est associé à plus de quatre-vingt-seize sens différents ; il s’agit donc d’un super-concept, à la fois immanent et transcendant dans sa portée. En ce sens, il s’agit aussi d’un concept lié à une facette spécifique de l’humanité, le souffle (anirniq) : « Anirniq, like uumaniq, is life. However, while uumaniq is temporary and specific to animation of a given animal/ human body, anirniq is the impersonal and imperishable aspect of life; symbolically, a life-breath that is merely borrowed from the Sky […] for a period of time23Ibid. ». Pour récapituler, Qitsualik montre comment la personne est un amalgame entre l’instinct vital (uumaniq), l’awareness (inua), et le potentiel de vie (anirniq) : « The balance and interaction between these urges creates what is known as a “person” […] these urges are found everywhere in different admixtures24Ibid., p. 30. ». En ce sens, elle suggère que l’Inuk se décline en trois parties : la formation de la personne humaine est issue de l’union entre l’atiq (le nom), l’anirniq (le souffle vital) et la tarniq (l’âme-double), trois composantes qui résident dans la personne sans en être prisonnières puisque les limites du corps sont fluides25Nathalie Ouellette, « Les tuurngait dans le Nunavik occidental contemporain », Études/Inuit/Studies, vol. 26, nᵒ 2, 2002, en ligne, <https://www.erudit.org/fr/revues/etudinuit/2002-v26-n2-etudinuit703/007647ar/>, consulté le 10 juin 2024.. Alors que l’anirniq est un don de Sila, son interférence avec l’inua est ce qui permet de créer la tarniq : « the interaction between Land and Sky (in the human, inua + anirniq), may be said to result in tarniq: the subtle selfhood or “soul” of an individual26Rachel A. Qitsualik, « Inummarik », op. cit., p. 30. ». L’atiq (le nom) joue un rôle important dans la construction de l’identité inuit27Bernard Saladin d’Anglure, « La construction de l’identité chamanique chez les Inuit du Nunavut et du Nunavik », Études/Inuit/Studies, vol. 25, nᵒ 1-2, 2001, en ligne, <https://www.jstor.org/stable/42870613>, consulté le 10 juin 2024., puisqu’il « permet à un être de se rattacher à la société des humains28Frédéric Laugrand, « Lorsque des aînés évoquent la beauté de l’au-delà… ou ce que disent les expériences de mort imminente chez les Inuit du Nunavut », Frontières, vol. 29, nᵒ 2, 2018, en ligne, <https://www.erudit.org/fr/revues/fr/2018-v29-n2-fr03541/1044163ar/>, consulté le 10 juin 2024, p. 9. ». Autrement dit, le nom, tel que l’aborde Qitsualik dans son texte, est une composante spirituelle et sociale de la personne29Nathalie Ouellette, « Les tuurngait dans le Nunavik occidental contemporain », op. cit., p. 111. et donne à l’humain son caractère même d’humanité30Frédéric Laugrand, « Lorsque des aînés évoquent la beauté de l’au-delà… ou ce que disent les expériences de mort imminente chez les Inuit du Nunavut », op. cit., p. 7., ce qui le constitue comme tel.

Les explications de Qitsualik permettent d’entrevoir une « vision du monde inuit et des êtres qui y vivent comme une cosmologie où la vie humaine est à la fois un produit de l’environnement naturel et son partenaire31Bernard Saladin d’Anglure, « Naarjuk (Gros-ventre), l’enfant-géant, maître du cosmos (Sila). Que donne-t-il aux Inuit, et qu’en reçoit-il ? », Revue du MAUSS, vol. 42, nᵒ 2, 2013, en ligne, <https://www.cairn.info/revue-du-mauss-2013-2-page-129.htm>, consulté le 10 juin 2024, p. 129. ». La personne n’est donc plus à comprendre dans une perspective individualiste, mais bien comme étant constituée des relations entre les nombreuses composantes du cosmos, composantes qui sont vivantes et interdépendantes. Ainsi, au « sein de cet environnement vivant, chaque entité est engagée dans des relations de partage, relations par lesquelles elle apprend à connaître l’environnement et ses composantes alors qu’on apprend à la connaître, elle32Nathalie Ouellette, « Les tuurngait dans le Nunavik occidental contemporain », op. cit., p. 122. ». Dans cet apprentissage réciproque de l’autre, la personne est celle qui s’inscrit dans une toile de relations, ce qui implique, depuis le concept de kinship, certaines valeurs comme le respect, la réciprocité et les responsabilités.

Ces valeurs, ces normes sociales et ces connaissances sont transmises de génération en génération par le storytelling – l’art de raconter des histoires. Aux yeux des théoriciens des sciences naturelles, ces histoires traditionnelles sont reléguées au rang de simples récits ; et pour les sciences sociales, ces récits sont des mythes, relégués, le plus souvent, au statut de fiction ancienne. Pour l’anthropologue Claude Lévi-Strauss, par exemple, le

mythe se rapporte toujours à des événements passés : « avant la création du monde, » ou « pendant les premiers âges, » en tout cas, « il y a longtemps ». Mais la valeur intrinsèque attribuée au mythe provient de ce que les événements, censés se dérouler à un moment du temps, forment aussi une structure permanente. Celle-ci se rapporte simultanément au passé, au présent et au futur33Claude Lévi-Strauss, Anthropologie structurale, Paris, Plon, 1958, p. 231..

Cette définition, quoique classique, est intéressante, particulièrement pour son caractère temporel. Cependant, son caractère structural est moins adapté à la nature de l’analyse et de la réflexion que je propose dans cet article. De son côté, Hallowell affirme que, pour les Ojibwés, les mythes ne sont pas uniquement des récits, voire des fictions, mais appartiennent plutôt à l’ordre de l’expérientiel et du quotidien34Alfred Irving Hallowell, « Ojibwa Ontology, Behavior, and World View », op. cit., p. 35.. Chez les Ojibwés, les entités qu’on retrouve dans les mythes ne sont pas des personnages fictifs. Donc, ce qui est appelé un mythe « is accepted by them as a true account of events in the past lives of living “persons”35Ibid., p. 27. ». Cette conception ojibwée des récits mythologiques abordée par Hallowell me semble partagée dans la pensée inuit et matérialisée dans le roman de Taqaq.

Le mythe des Aurores boréales

Cette conception des mythes comme des récits non fictifs trouve son sens particulièrement lorsque l’on s’attarde, comme je souhaite le faire ici, aux histoires d’aurores boréales. Dans sa thèse de doctorat La construction de la personne au Nunavik : ontologie, continuité culturelle, et rites de passage (2014), Fabien Pernet explore la place des non-humains dans les stratégies et pratiques éducatives. Il se concentre notamment sur le cas des aurores boréales, lequel demeure une des histoires issues des récits inuit parmi les mieux connues aujourd’hui. Loin de se limiter à la région du Nunavik, l’auteur n’hésite pas à reprendre les témoignages et récits issus du reste du Canada, confirmant, par le fait même, que les variations géographiques ont peu d’incidence sur l’essence de ce mythe des aurores boréales. Parmi les témoignages présentés par Pernet dans sa thèse, celui d’une aînée du Nunavik mérite d’être repris ici :

On nous disait souvent : « N’essaie pas de sortir, de peur que tu ne sois décapitée par une immense aurore boréale ». De plus, on nous interdisait de siffler un air, car si nous le faisions, disaient-ils, elles nous décapiteraient sans pitié, elles étaient ainsi, et nous y croyions. Parce que dès que quelqu’un siffle un air, les aurores boréales ont l’habitude d’enfler démesurément36Kusugaliniq Ilimasaut (2009), cité dans Fabien Pernet, « La construction de la personne au Nunavik : ontologie, continuité culturelle, et rites de passages », thèse de doctorat, Université Laval et Université Lumière Lyon II, 2014, p. 366..

La décapitation dont parle l’aînée n’est pas anodine, puisqu’elle permet aux aurores boréales d’utiliser la tête pour jouer au ballon. On comprend mieux la nature de cet acte par les écrits de Rasmussen :

Tous les morts, quelle que soit la manière dont ils meurent, vont d’abord chez Takanakapsaaluk37Également connue sous le nom de Sedna. qui, seule, détermine l’endroit où ils vont habiter ; […] ils préfèrent habiter dans la Terre du jour où […] ils jouent constamment à la balle, le jeu préféré des Eskimos, en riant et en chantant, et la balle avec laquelle ils jouent est le crâne d’un morse […] C’est ce jeu de balle des âmes défuntes qui nous apparaît sous la forme d’une aurore boréale, et se fait entendre par un sifflement, un bruissement et [un] bruit de craquement. Le bruit est produit par les âmes lorsqu’elles marchent sur la neige dure et gelée des cieux. S’il advient qu’une personne se retrouve toute seule la nuit, au moment où l’aurore boréale est visible, et que la personne entend ce sifflement, il lui suffit de siffler en retour et les lumières se rapprocheront d’elle, par curiosité38Rasmussen (1929), cité dans Fabien Pernet, « La construction de la personne au Nunavik », op. cit., p. 94‑95..

Ainsi, les aurores boréales sont les âmes qui résident dans la Terre du jour et jouent au ballon avec un crâne de morse ou, advenant une transgression de la part des humains, la tête de ces derniers. Alors que, dans un témoignage, le sifflement risque de provoquer la décapitation, dans l’autre, il s’agit d’un bruit qui engage la communication, car « ce sont bien les aurores boréales qui sifflent, tandis que la réponse des humains prend la forme d’un chuchotement39Ibid., p. 372. ». Pernet présente également une version du mythe qui est « libre de peur, mais également ancrée dans une possibilité de communication entre les êtres humains et, à travers les aurores boréales, les morts40Ibid., p. 371. ». Présentée par E. W. Hawkes (1916), cette version affirme que les aurores boréales sont en fait la lumière des torches que tiennent les esprits de ceux qui sont morts volontairement ou d’une mort violente41Ibid., p. 153.. Ces esprits se servent des torches pour guider les nouveaux arrivants et le « whistling crackling noise which sometimes accompanies the aurora is the voices of these spirits trying to communicate with the people of the earth. They should always be answered in a whispering voice42Hawkes (1916), cité dans ibid. ». À partir de ces différents éléments préliminaires, je souhaite maintenant démontrer que Tanya Tagaq réactualise ce mythe des aurores boréales tout en le transformant par l’écriture romanesque contemporaine.

La transformation romanesque du mythe dans Split Tooth

L’histoire du roman Split Tooth débute quelque part au Nunavut, dans les années 1970, alors qu’une jeune fille se cache dans une armoire avec ses cousins, afin de se soustraire à la beuverie des adultes. Bien que celle-ci soit la narratrice et la protagoniste, elle ne porte pas de nom, comme la majorité des personnages du roman. Rapidement, on constate qu’elle évolue dans une communauté ravagée par les fléaux propres au mal de vivre ; les changements rapides de l’époque se font sentir et les conséquences du colonialisme prennent la forme d’abus sexuels répétés, de consommation et de violence. La maison de la jeune fille étant le lieu de rassemblement pour les adultes qui consomment, celle-ci ne s’y sent pas en sécurité. En vieillissant, elle trouve refuge auprès des enfants qui se regroupent dans une baraque abandonnée pour passer le temps. À l’âge de onze ans, elle y fait sa première expérience du monde spirituel lorsqu’elle sent quelque chose entrer dans la pièce. Elle ne peut pas le voir, mais sait que c’est là, puisque son « real self recognizes the feeling, recognizes the place this being came from, where it lives43Tanya Tagaq, Split Tooth, Toronto, Penguin Random House Canada, 2018, p. 30. Désormais abrégé en SP, suivi du numéro de page. ». Ici, on peut supposer que le « real self » fait référence à la tarniq de la narratrice, qui s’est détachée du corps l’espace d’un instant pour aller à la rencontre de cette autre entité provenant des « layers of energy beyond our physical perception » (SP, 30). La description romanesque semble confirmer, par le fait même, une conception singulière de la personne qui passe ici par une représentation du corps et plus particulièrement par la représentation de la fluidité des limites du corps44Nathalie Ouellette, « Les tuurngait dans le Nunavik occidental contemporain », op. cit., p. 111.. Ce faisant, la narratrice se retrouve dans un lieu hors du temps, qu’elle décrit comme suit :

There are other realities that exist besides our own; it is foolish to think otherwise. The universe is conscious. The place we go to after we die, the place we were before being conceived. The places hold us for millennia in Universe Time. We are on Earth and in flesh for only a moment. Before we are born, energy must be woven into spirit and then siphoned into a body. After we die the spirit must be consoled after the trauma of flesh and then unravelled back into energy (SP, 30).

Ici, la pluralité des réalités n’est en aucun cas une croyance, voire une fictionnalisation – « it would be foolish to think otherwise » –, mais un fait qui est intimement lié à l’idée d’un univers conscient, d’un univers dont les composantes sont vivantes et interdépendantes. Dans ce lieu hors du temps où la narratrice n’est pas dans son corps, ses sens sont affectés : « I can hear everything, but it is muffled, as if I am hearing it through a small tube filled with cotton batting » (SP, 31). On peut y voir une explication au jeu d’échelle que semble présenter la communication entre les Aurores boréales et les humains, allant du sifflement au chuchotement – mais il s’agit d’une hypothèse pour une autre fois.

À la suite de cet événement déclencheur, la narratrice du roman de Tagaq développe son lien avec le monde spirituel en quittant son corps pour aller à la rencontre d’autres entités. Lorsqu’elle s’arrête pour admirer les Aurores boréales au retour de l’école, elle entame un chant pour Arqsarniq, puisque « [s]ound is a conduit to a realm we cannot totally comprehend » (SP, 55-56). Personne ne peut entendre son chant, excepté les Aurores boréales. Lorsque celles-ci s’approchent, curieuses, les oreilles de la narratrice se bouchent sous la pression et les Aurores commencent à devenir floues : « The lights join my song with a sound of their own: a high-pitched ringing mixed with the crackling snap of electricity […] I can also hear someone weeping in agony a long ways away, but a long time ago » (SP, 56). On reconnait ici les éléments du mythe tel que raconté par Hawkes45Hawkes (1916), cité dans Fabien Pernet, « La construction de la personne au Nunavik », op. cit., p. 153., notamment le son de craquement distinctif des Aurores boréales, ainsi que les voix des esprits qui tentent de communiquer avec les gens sur terre. En effet, la communication qui s’établit entre la narratrice et les Aurores lui permet d’entrer en contact avec les morts :

The Northern Lights grow larger still and begin to morph into faces, blurry, omnipotent, healing and death-dealing. They sharpen and I see Aunties and Great-grandmothers. I see Ancestors and future children; the young ones are just developing and preparing their spirits for the next rotation of Earth Journey (SP, 57).

La narratrice revient alors brusquement à son corps transi par le froid et retourne chez elle avec pour seule trace « the bright and glowing green substance that the Northern Lights have left in my head. It is squirming like larvae » (SP, 57). Il est intéressant ici de noter que les Aurores boréales, plutôt que de lui couper la tête, laissent une trace de leur rencontre. Il s’agit d’un moment décisif dans la trame narrative puisque le roman s’écarte des versions traditionnelles du mythe où, logiquement, la protagoniste aurait dû être décapitée. Il y a donc, dans Split Tooth, une réinterprétation contemporaine du mythe, notamment dans le rejet de la décapitation comme motif central et récurent.

À la suite de cette rencontre décrite entre la narratrice et le personnage céleste, il faut quelques années avant que la narratrice interagisse à nouveau avec les Aurores boréales. Âgée de 17 ans, de retour du pensionnat, elle remarque la présence de ces dernières dans le ciel. La narratrice s’étend alors sur la glace afin de quitter son corps, qui refuse de laisser partir l’esprit, « for that normally means death » (SP, 111). Au bout de longues cajoleries, elle obtient la permission du corps de quitter et s’enfonce dans l’eau de l’Arctique à la recherche de Sedna. Mais le courant est fort et si l’esprit part trop longtemps, le corps meurt. C’est donc avec beaucoup de difficulté que la narratrice retourne à son corps épuisé, remue les orteils et ouvre les yeux. Attirées par son aventure spirituelle, les Aurores boréales se sont approchées de l’héroïne :

Towering and sublime, the Northern Lights come closer […] Light leaves Time and takes on physical form. The light morphs into faces and creatures, and then they begin to solidify into violent shards. This energy is not benign like that of the ocean dwellers; these are the Masters of Law and Nature (SP, 113).

Dans ce passage, il est possible de constater que les Aurores boréales prennent une forme physique, clouant la narratrice au sol, la rendant incapable de bouger. Les Aurores devenues Lueurs jettent leur lumière sur la jeune fille immobile et la pénètrent :

[A] large shard of light is thrust down my throat […] The slitting continues down my belly, lighting up my liver and excavating my bladder. An impossible column of green light simultaneously impales my vagina and anus. My clit explodes and I am split in two from head to toe as the light from my throat joins the light in my womb […] I can go forever now into the bliss (SP, 113-114).

À la suite de cette scène, la narratrice se réveille brusquement, complètement nue sur la glace, tremblante et saignant de tous ses orifices. Elle est partie depuis plus de douze heures lorsqu’elle rentre chez elle, prend une douche chaude pour se calmer et réalise qu’elle ne pourra jamais raconter son aventure à qui que ce soit : « Nobody would believe me. I wipe my pussy and green glow is left on the Kleenex. It squirms like a larva » (SP, 114). C’est la deuxième fois que la narratrice est littéralement et corporellement marquée par les Aurores boréales, dès lors qu’elle porte une trace verdâtre grouillant comme une larve. Loin d’être un hasard, cette trace dénote un pouvoir d’agir qui est propre aux Aurores boréales : une volonté d’imprégner la jeune fille. De plus, les Aurores changent de forme et se solidifient, ce qui rend possible la relation sexuelle avec la narratrice : la mise en relation des corps peut être réfléchie comme un effritement de la frontière entre le corps humain et le corps céleste.

Par la suite, il faut peu de temps à la narratrice pour comprendre qu’elle est enceinte des Aurores boréales. Face aux changements rapides de son corps, elle ne doute pas de la vérité de son expérience nocturne sur la banquise. Au fur et à mesure que la vie grandit dans son ventre, son besoin d’être connectée au territoire prend de l’ampleur : « The Land started to call me more often after that […] Plug my body into the nuna and soak her up, give her back love. A universe-sized love encapsulated in a moment, in a breath, a gift from my impoverished flesh » (SP, 131). Dans ce passage, l’univers encapsulé dans un souffle fait référence à l’anirniq « qui vient du souffle cosmique Sila, qui pénètre à l’intérieur du nouveau-né au moment de la naissance et retourne à Sila à la mort46Bernard Saladin d’Anglure, « Iqallijuq ou les réminiscences d’une âme‐nom inuit », Études/Inuit/Studies, vol. 1, nᵒ 1, 2015, p. 3. ». En effet, la « vie est un don de Sila, et de Nuna la terre ; les premiers humains, sortis de terre dans la nuit primordiale, en respirant l’air ambiant, renforcèrent leur lien avec Naarjuk, maître de l’atmosphère47Bernard Saladin d’Anglure, « Naarjuk (Gros-ventre), l’enfant-géant, maître du cosmos (Sila). Que donne-t-il aux Inuit, et qu’en reçoit-il ? », op. cit., p. 129. ». Cet extrait repris à Bernard Saladin d’Anglure permet de mieux comprendre la gratitude immense qu’éprouve la narratrice pour le double cadeau de la vie, pour les jumeaux qui s’épanouissent dans son ventre. À la lecture du roman, on comprend en effet que les jumeaux font partie intégrante du territoire : « Land protects and owns me. Land feeds me. My father and mother are the Land. My future children are the Land » (SP, 114). La notion de kinship est explicite dans cette citation : « where humans are not the only people, where our human family members are not our only relatives to whom we owe attentive obligation48Daniel Heath Justice, Why Indigenous Literatures Matter, op. cit., p. 87. ». Malgré tout, la protagoniste a conscience que ses bébés ne sont pas normaux, puisqu’ils sont fluides : « I feel them growing legs, then shrinking and absorbing legs. They grow tails and fuse them together only to tear them apart again just for fun » (SP, 142). Ainsi, ses enfants, qui peuvent fusionner leur peau et la séparer à volonté, sont à l’image de leur Créateur : « Just like how the Northern Lights mirror each other on each pole, my children are not two, they ARE one » (SP, 143). Ce n’est pas tant la fluidité des corps en devenir qui est anormale, mais plutôt qu’elle soit partagée par les deux enfants, une caractéristique que la narratrice attribue à leur Créateur, les Aurores boréales.

Lorsque vient le temps de mettre les jumeaux au monde, la narratrice vit beaucoup d’appréhension : « I desperately hope that the Northern Lights will not simply take them from me and up into the sky. These babies are mine too. Celestial custody » (SP, 144). Plus encore que l’agentivité des Aurores, c’est leur rôle parental qui ressort ici. En effet, la volonté des Aurores boréales s’étend aussi à sa progéniture. D’ailleurs, les Aurores sont présentes au moment de l’accouchement, lorsqu’elles pénètrent dans l’igloo sous forme de Rayonnements et déversent amour et chaleur sur la narratrice dans un moment particulièrement significatif : « The Northern Lights wrap behind my head to help me be comfortable and roll down my belly to placate the babies. The babies become calm and have decided now is the time to come meet their Maker » (SP, 153). La naissance se déroule bien et la narratrice met au monde Savik, un garçon, et Naja, une fille. Les jumeaux font partie des rares personnages à porter un nom dans le roman. Rappelons que l’atiq est le fondement de l’identité et symbolise la continuité de la vie sociale sur terre. En ce sens, on comprend mieux ce que la narratrice veut dire par « [m]y elders are in my tummy. I respect and admire them […] They are not my children but my equals and my leaders » (SP, 133). En effet, l’atiq permet de lier les vivants et les défunts, puisqu’à travers le partage du nom, il y a aussi le partage d’une même âme.

Ayant maintenant chacun un corps physique, les jumeaux demeurent complémentaires : alors que Naja opère des guérisons et se nourrit du bonheur que cela apporte, Savik fait preuve d’un appétit insatiable et se nourrit de l’énergie vitale des hommes qui entourent la narratrice, rendant ceux-ci de plus en plus malades : « I am cursed to watch all my loved ones pass away, eaten by my son. Eaten by his need for power. Eaten by his hunger for life » (SP, 176-177). On peut ici faire le lien entre l’appétit de Savik et l’uumaniq, cet instinct vital qui compose la personne et qui est à l’origine des pulsions menant à la subsistance. Le pouvoir de son fils devenant trop fort, l’héroïne tente de protéger les hommes de son entourage en allant vivre chez la vieille femme qui a procédé à son accouchement. Éventuellement, la faim insatiable de Savik prend le dessus et lorsqu’il mord le sein de sa mère avec violence, celle-ci réalise le danger qu’il représente : « I knew then and there that there was no room for him on this earth. I knew he would only grow stronger and his prey would not only be restricted to the old or sick, to the malevolent or weak » (SP, 177). Elle décide donc de le tuer afin de protéger sa famille et se rend sur la banquise, en pleine nuit, avec les jumeaux. La narratrice entreprend ensuite d’étrangler son fils, Savik, mais lorsque celui-ci comprend ce qui l’attend, il commence à se transformer en phoque49Le motif de la métamorphose est central dans la littérature et la pensée inuite. Keavy Martin consacre d’ailleurs une part importante de sa monographie à ce motif littéraire et mythologique qui permet de réfléchir à la fluidité des corps et des frontières entre les êtres. Voir Keavy Martin, Stories in a New Skin. Approaches to Inuit literature, Winnipeg, University of Manitoba Press, 2012. pour ensuite se laisser glisser vers la mer à travers une crevasse dans la glace. On peut se demander si la transformation de Savik en animal marin est liée à son uumaniq très développé, puisqu’il s’agit de la qualité vitale particulière à l’Imaq (eau). La complémentarité des jumeaux ne fait plus aucun doute lorsque Savik s’enfonce dans la mer et que le petit cœur de Naja arrête de battre, incapable de supporter le froid de l’eau. La mère, dévastée, glisse le corps de Naja dans la fissure. Tandis qu’elle coule sous l’eau, son frère remonte à sa rencontre et absorbe sa chair pour finalement ne faire qu’un avec sa sœur. Le phoque pose son regard plein d’amour et de haine, de mort et de vie sur celle qui a été sa mère : « It looks at me with the Knowing. Then the seal swims away. I have lost my children » (SP, 181). Ici, « the Knowing » fait référence à Sila, qui représente « both the wisdom and the environment50Ibid., p. 5. ». La fusion des jumeaux en une seule entité marine est loin d’être un simple changement de forme ou une métamorphose, puisque la mort de Savik implique la perte de sa tarniq, cette âme qui résulte de l’interaction entre l’inua et l’anirniq. Cela correspond à la perte du souffle cosmique, anirniq, qui retourne à Sila après la mort.

À la suite de la mort de ses enfants, la narratrice demande aux Aurores boréales, témoins intemporels de cette fatalité, de lui enlever la vie à son tour :

The Northern Lights come down and observe me. They see with no eyes and I realize that I am not going with them. They look me in the soul with cold indifference […] What is going to happen to me? The Northern Lights are watching. My ancestors have forsaken me. Why? They see the bottle of pills in my hand (SP, 182).

Le suicide empêche la narratrice d’accéder au même monde spirituel que ses enfants, celui de la mer et de Nuliajuk (Sedna). Alors que son âme se sépare de son corps dans la douleur, elle comprend que « all those nights my bedroom door got opened taught me how to be numb, to shut off […] Those nights gave me the pain that has guided me to death » (SP, 183). Criblée de remords, elle veut revenir en arrière, récupérer sa vie, mais il est trop tard : « I leave my body to search for Savik and Naja. I leave my body and hitch a ride with the wind. I am not a human now; I am only Lament. The wind is the only song. This is why the Arctic wind screams » (SP, 183). Bien que la narratrice n’ait plus de corps physique, elle demeure une personne : les recherches qu’elle entreprend pour trouver ses enfants témoignent d’une mémoire des liens familiaux qui persistent, ainsi que d’une volonté, c’est-à-dire d’un pouvoir d’agir, qui lui est propre. De plus, elle continue d’être sensible, de ressentir les émotions et les sensations : « The pain is not gone. The regret is forever » (SP, 183). Ayant mis fin à sa vie – une vie parsemée de violence et d’abus – elle rejoint les âmes des cieux, « [t]he heavenly spirits are called selamiut, « sky-dwellers, » those who live in the sky51Hawkes (1916), cité dans Fabien Pernet, « La construction de la personne au Nunavik », op. cit., p. 153. ». Le cycle de la vie qui se trouve mis en scène dans le roman de Tagaq permet donc, à travers la représentation des personnages humains et autres qu’humains, de remettre en question ce que j’ai nommé plus tôt comme étant les frontières étanches de la notion de personne dans la pensée occidentale.

***

Ainsi, le roman de Tagaq témoigne de la puissance des littératures comme vecteurs épistémologiques. À travers Split Tooth, l’auteure replace les épistémologies inuit au centre du récit et nous fait découvrir, par le fait même, une notion inuit de la personne. Tagaq introduit une conception du monde aux réalités multiples lorsque la narratrice vit sa première expérience spirituelle et se détache de son corps pour aller à la rencontre d’une entité provenant justement d’une autre réalité. À la suite de cet épisode, la narratrice se détache de plus en plus souvent de son corps – confirmant ainsi les limites fluides de celui-ci – lorsqu’elle entre en communication avec les Aurores boréales. Dès lors, ce que j’ai tenté de démontrer dans cet article, c’est que Tagaq ne fait pas seulement que reprendre, mais bien qu’elle réactualise le mythe des aurores boréales dans son roman, puisqu’au lieu de couper la tête de sa narratrice, les aurores y laissent une trace de leur passage, telle une promesse. À l’occasion de leur deuxième rencontre, on comprend que les Aurores boréales sont une personne lorsqu’elles font preuve d’agentivité et pénètrent la jeune fille. La relation sexuelle entre une humaine et une entité autre qu’humaine demeure un acte de reproduction entre deux personnes, ce qui se confirme lorsque la narratrice découvre qu’elle est enceinte. À travers le besoin de connexion accru avec la terre que ressent la narratrice, l’auteure décline subtilement les composantes de la personne inuk, soulignant le rôle de l’environnement dans la formation de la personne. Par la suite, la narratrice dit plusieurs choses à propos des Aurores boréales, appuyant ainsi l’idée que la personne est celle qui entre en relation : par exemple lorsqu’elle parle de garde céleste partagée, lorsque les Aurores sont présentes à l’accouchement ou encore lorsque les enfants à naître témoignent d’un désir d’aller à la rencontre de leur Créateur. Ces quelques éléments confirment que les Aurores sont une personne et que le kinship « is inextricably realized in a context of expansive personhood, where humans are not the only people, where our human family members are not our only relatives to whom we owe attentive obligation52Daniel Heath Justice, Why Indigenous Literatures Matter, op. cit., p. 87. ». En ce sens, lorsque la narratrice se suicide, elle ne respecte pas ses obligations, ce que les Aurores boréales lui font comprendre avec une froide indifférence.

En conclusion, le roman Split Tooth de Tanya Tagaq est riche dans son ancrage au cœur des épistémologies inuit, et chaque relecture apporte de nouvelles couches de sens à la fois au mythe des Aurores boréales et à la compréhension de la notion de personne. À la fois réaliste et fictif, autobiographique et mythologique, puis brouillant les frontières entre ces caractéristiques du texte littéraire, Split Tooth transmet une conception de la personne inclusive des êtres autres qu’humains qui nous pousse à regarder différemment le monde dans lequel on vit et à accorder plus d’importance aux relations qui le compose : incluant celle avec le ciel.

  • 1
    Cet article est rédigé à Tiohtià:ke, le territoire traditionnellement partagé et non cédé du peuple Kanien’kehá:ka.
  • 2
    Daniel Heath Justice, Why Indigenous Literatures Matter, Waterloo, Ontario, Canada, Wilfrid Laurier University Press, 2018, p. 40.
  • 3
    Chadwick Allen, « A Transnational Native American Studies? Why Not Studies That Are Trans-Indigenous? », Journal of Transnational American Studies, Vol. 4, nᵒ 1, 2012, en ligne, <https://escholarship.org/uc/item/82m5j3f5>, consulté le 10 juin 2024.
  • 4
    Désormais, l’italique sera employé pour le mot « personne » lorsqu’il sera employé pour désigner la notion.
  • 5
    Pour cette raison, d’ailleurs, j’emploierai la majuscule pour désigner les Aurores en tant que personnes.
  • 6
    Par respect pour la langue inuit, j’ai choisi d’écrire au singulier « Inuk » (c’est-à-dire « être humain ») et « Inuit » au pluriel (« êtres humains »), et de ne pas accorder l’adjectif « inuit » en genre et en nombre. L’inuktitut a déjà accordé le mot « Inuit », qui est au pluriel. Bien qu’il n’y ait pas d’occurrence de ce genre dans le texte, la forme au duel « Inuuk » signifie « deux êtres humains ».
  • 7
    Sam McKegney, Magic Weapons. Aboriginal Writers Remaking Community After Residential School, Winnipeg, University of Manitoba Press, 2007, p. 44.
  • 8
    Marcel Mauss, « Une catégorie de l’esprit humain: la notion de personne celle de « moi » », The Journal of the Royal Anthropological Institute of Great Britain and Ireland, vol. 68, 1938, en ligne, <https://www.jstor.org/stable/2844128>, consulté le 10 juin 2024, p. 274.
  • 9
    Ibid., p. 279.
  • 10
    Ibid.
  • 11
    Alfred Irving Hallowell, « Ojibwa Ontology, Behavior, and World View », dans Stanley Diamond (dir.), Culture in History: Essays in Honor of Paul Radin, New York, Brandeis University by Columbia University Press, 1960, p. 21.
  • 12
    Ibid.
  • 13
    Ibid., p. 42.
  • 14
    Ibid.
  • 15
    Ibid., p. 46.
  • 16
    Daniel Heath Justice, Why Indigenous Literatures Matter, op. cit., p. 37.
  • 17
    Ibid., p. 76.
  • 18
    Ibid., p. 87.
  • 19
    Margalit Cohen-Emerique, « Le choc culturel, méthode de formation et outil de recherche », dans Jacques Demorgon et Edmond Marc Lipiansky (dir.), Guide de l’interculturel en formation, Paris, Retz, 1999, p. 311.
  • 20
    Les mots en gras étaient en italiques dans la citation originale. J’applique cette règle pour l’ensemble du texte.
  • 21
    Rachel A. Qitsualik, « Inummarik: Self-Sovereignty in Classic Inuit Thought », dans Scot Nickels et al. (dir.), Niliajut: Inuit Perspectives on Security, Patriotism and Sovereignty, Ottawa, Inuit Tapiriit Kanatami, 2013, p. 28.
  • 22
    Ibid., p. 29.
  • 23
    Ibid.
  • 24
    Ibid., p. 30.
  • 25
    Nathalie Ouellette, « Les tuurngait dans le Nunavik occidental contemporain », Études/Inuit/Studies, vol. 26, nᵒ 2, 2002, en ligne, <https://www.erudit.org/fr/revues/etudinuit/2002-v26-n2-etudinuit703/007647ar/>, consulté le 10 juin 2024.
  • 26
    Rachel A. Qitsualik, « Inummarik », op. cit., p. 30.
  • 27
    Bernard Saladin d’Anglure, « La construction de l’identité chamanique chez les Inuit du Nunavut et du Nunavik », Études/Inuit/Studies, vol. 25, nᵒ 1-2, 2001, en ligne, <https://www.jstor.org/stable/42870613>, consulté le 10 juin 2024.
  • 28
    Frédéric Laugrand, « Lorsque des aînés évoquent la beauté de l’au-delà… ou ce que disent les expériences de mort imminente chez les Inuit du Nunavut », Frontières, vol. 29, nᵒ 2, 2018, en ligne, <https://www.erudit.org/fr/revues/fr/2018-v29-n2-fr03541/1044163ar/>, consulté le 10 juin 2024, p. 9.
  • 29
    Nathalie Ouellette, « Les tuurngait dans le Nunavik occidental contemporain », op. cit., p. 111.
  • 30
    Frédéric Laugrand, « Lorsque des aînés évoquent la beauté de l’au-delà… ou ce que disent les expériences de mort imminente chez les Inuit du Nunavut », op. cit., p. 7.
  • 31
    Bernard Saladin d’Anglure, « Naarjuk (Gros-ventre), l’enfant-géant, maître du cosmos (Sila). Que donne-t-il aux Inuit, et qu’en reçoit-il ? », Revue du MAUSS, vol. 42, nᵒ 2, 2013, en ligne, <https://www.cairn.info/revue-du-mauss-2013-2-page-129.htm>, consulté le 10 juin 2024, p. 129.
  • 32
    Nathalie Ouellette, « Les tuurngait dans le Nunavik occidental contemporain », op. cit., p. 122.
  • 33
    Claude Lévi-Strauss, Anthropologie structurale, Paris, Plon, 1958, p. 231.
  • 34
    Alfred Irving Hallowell, « Ojibwa Ontology, Behavior, and World View », op. cit., p. 35.
  • 35
    Ibid., p. 27.
  • 36
    Kusugaliniq Ilimasaut (2009), cité dans Fabien Pernet, « La construction de la personne au Nunavik : ontologie, continuité culturelle, et rites de passages », thèse de doctorat, Université Laval et Université Lumière Lyon II, 2014, p. 366.
  • 37
    Également connue sous le nom de Sedna.
  • 38
    Rasmussen (1929), cité dans Fabien Pernet, « La construction de la personne au Nunavik », op. cit., p. 94‑95.
  • 39
    Ibid., p. 372.
  • 40
    Ibid., p. 371.
  • 41
    Ibid., p. 153.
  • 42
    Hawkes (1916), cité dans ibid.
  • 43
    Tanya Tagaq, Split Tooth, Toronto, Penguin Random House Canada, 2018, p. 30. Désormais abrégé en SP, suivi du numéro de page.
  • 44
    Nathalie Ouellette, « Les tuurngait dans le Nunavik occidental contemporain », op. cit., p. 111.
  • 45
    Hawkes (1916), cité dans Fabien Pernet, « La construction de la personne au Nunavik », op. cit., p. 153.
  • 46
    Bernard Saladin d’Anglure, « Iqallijuq ou les réminiscences d’une âme‐nom inuit », Études/Inuit/Studies, vol. 1, nᵒ 1, 2015, p. 3.
  • 47
    Bernard Saladin d’Anglure, « Naarjuk (Gros-ventre), l’enfant-géant, maître du cosmos (Sila). Que donne-t-il aux Inuit, et qu’en reçoit-il ? », op. cit., p. 129.
  • 48
    Daniel Heath Justice, Why Indigenous Literatures Matter, op. cit., p. 87.
  • 49
    Le motif de la métamorphose est central dans la littérature et la pensée inuite. Keavy Martin consacre d’ailleurs une part importante de sa monographie à ce motif littéraire et mythologique qui permet de réfléchir à la fluidité des corps et des frontières entre les êtres. Voir Keavy Martin, Stories in a New Skin. Approaches to Inuit literature, Winnipeg, University of Manitoba Press, 2012.
  • 50
    Ibid., p. 5.
  • 51
    Hawkes (1916), cité dans Fabien Pernet, « La construction de la personne au Nunavik », op. cit., p. 153.
  • 52
    Daniel Heath Justice, Why Indigenous Literatures Matter, op. cit., p. 87.