Le passage de l’eucharistie au rituel anthropophage dans Le Petit Köchel de Normand Chaurette
Récipiendaire du prix du chercheur émergent de la Société québécoise d’études théâtrales (2021) et étudiant au doctorat en études littéraires de l’Université du Québec à Montréal (UQAM), Pierre-Olivier Gaumond réfléchit dans sa thèse (CRSH, 2022-2026) aux modalités de l’intégration des sciences dans les textes de théâtre des trente dernières années au Québec. Il participe au projet de recherche Réécrire la forêt boréale (2021-2022) et a récemment animé une table ronde sur les rapports entre sciences et théâtre (CRILCQ, 2021 ; publication à venir) ainsi que deux conférences-discussion, avec l’auteur.trice Éric Noël (septembre 2022), ainsi qu’avec le metteur en scène Benoît Vermeulen et la biologiste-conférencière Julie Drouin (mars 2022).
« Un auteur qui se démarque avec quelques-uns de sa génération1Normand Chaurette, Comment tuer Shakespeare, Montréal, Leméac, coll. « Nomades », 2017, p. 25. » : voilà comment l’auteur dramatique Normand Chaurette (1954-2022) choisit de se décrire, au détour d’un passage de l’essai Comment tuer Shakespeare, dans une formule qui relève de l’euphémisme considérant l’ampleur de sa carrière2Sans tomber dans une longue liste de ses accomplissements dans le monde du théâtre (et de la traduction), il vaut la peine de souligner qu’il est le premier auteur de théâtre québécois dont un texte – Les Reines – a été produit par la Comédie-Française, en 1997.. Ce texte aura acquis, dans ma bibliothèque personnelle, un statut mythique : un grand Essai s’il en est un, se jouant des limites génériques, déployant avec une rigueur tout à fait ludique faits, idées, récits et désirs. Son influence sur ma propre posture de chercheur est indéniable : pour traduire comme pour analyser, un crime est toujours nécessaire, inscrit à l’encre invisible entre les lignes. C’est encore plus vrai dans le monde du théâtre, il me semble, où il est impossible de créer sans déposséder : « Ton texte ne t’appartient plus, laisse-moi en évincer les vers, en écorcher les mots. Regarde-moi me le mettre en bouche et te le cracher au visage, transformé », dirait l’acteur, le metteur en scène… ou l’analyste. L’objet littéraire dramatique, tendant de tout son être vers son actualisation scénique3Joseph Danan, Qu’est-ce que la dramaturgie, Paris, Actes Sud, 2010., vers un « devenir-parole », n’attend rien de moins que sa propre digestion. C’est qu’il faut toujours « tuer » son objet d’étude.
Depuis le décès de Normand Chaurette, annoncé le 1er septembre dans les journaux, l’un de ses textes s’agite, instable, piégé dans la rangée de bouquins où il réside, petit livre enfermé derrière une vitrine, dont le titre, Le Petit Köchel, annonce d’emblée son statut mineur face aux grands textes de Chaurette que l’on n’aura de cesse d’aborder et d’enseigner (Provincetown Playhouse, Fragments d’une lettre d’adieu lus par des géologues, Les Reines). Cette pièce, créée en 2000 par UBU compagnie de création, n’a que trop attendu : avant même que je n’aie le temps d’y réfléchir, elle se fait relire, et à nouveau je sens monter la fébrilité, l’émotion, alors que jaillissent de mon corps, inconsciemment, maintes exclamations muettes. Six ans après ma première lecture, alors que j’en étais toujours au baccalauréat, je continue de m’extasier.
***
Dans Le Petit Köchel, le soir de l’Halloween, quatre femmes – deux sœurs musiciennes, Lili et Cécile Motherwell, et deux autres sœurs musicologues, Anne et Irène Brunswick – sont condamnées à répéter sans fin la soirée du suicide de leur fils. Quatre femmes doivent manger la chair de leur chair – quatre mères d’un seul enfant – afin d’obtenir réparation pour une faute originelle, soit l’échange d’un enfant sans nom et sans âge contre une idole musicale. C’est que toutes leurs vies auront été rythmées par les répétitions éternelles des morceaux de Mozart :
LILI. Nous avons consacré notre vie à cela : répéter. Nous avons vécu grâce à cela. Répéter. […] Quoi du reste ? Peu de choses. Bien peu. Nous avons négligé le reste. Nous n’entendions pas le reste. […]
ANNE. Et vous n’entendiez pas non plus les pleurs de notre enfant, ce pauvre petit marmot qui se tortillait dans le moïse, déjà contraint, à peine âgé de deux jours, à l’idée d’un martèlement, à l’absence de répit, au recommencement toujours, à l’éternelle reprise en si bémol. Au centre d’une vie qui ne faisait que commencer, il avait déjà compris que Mozart – Mozart ! – passerait toujours avant lui4Normand Chaurette, Le Petit Köchel, Montréal, Leméac, 2000, p. 15-16. Désormais PK, suivi du numéro de page..
L’ensemble de la pièce se lit comme une série de luttes entre les mères et ce fils abandonné, dont le contrôle sur l’univers prend d’abord la forme de menaces de suicide : il force ses mères à descendre au sous-sol pour négocier avec lui les termes de sa reddition – ou de son trépas. Ayant dévoré les jumelles Heifetz – deux violonistes de l’orchestre du Concertgebouw (PK, 11) que lui ont livré les femmes comme offrande –, il constitue un réel problème pour Lili, Cécile, Anne et Irène tant qu’il demeure en vie. Son existence menace de détruire leur réputation si elles n’obtempèrent pas à ses demandes :
ANNE. […] S’il refuse de se pendre, tu pourras dire adieu à tout ce que tu as bâti ; adieu à notre monde musical.
LILI. Notre fils refuse de se pendre si nous refusons de lui obéir. Il dit qu’il préfère se livrer à la police, à la plume des journalistes, et à la prison. (PK, 42)
Prenant plaisir à ces négociations, tirant plaisir de toute cette attention qui lui avait été refusée, il impose un terrible châtiment aux quatre mères : il leur intime de le dévorer après son suicide, et, dans le but de rappeler dans un présent éternel cette macabre soirée aux glorieuses teintes mythiques, les contraint à faire de même chaque année, le dernier samedi du mois d’octobre.
Renversant la linéarité du temps chronologique au profit d’une temporalité rituelle, le fils devient, sous la plume de Chaurette, un ambivalent C(h)ronos, à la fois mangeur d’enfants et maître du Temps. Chaque dernier samedi du mois d’octobre, juste avant le changement d’heure, selon les directives du fils dévoré (et dévorateur), les femmes doivent le consommer et, lorsque cela devient impossible, elles doivent procéder à l’immolation d’une page du Petit Köchel, version abrégée du catalogue complet de l’œuvre de Wolfgang Amadeus Mozart auquel elles ont voué leur vie. Ensuite, afin de mieux conscrire le rituel dans l’infini, les femmes devront être remplacées à leur mort par des actrices qui interpréteront leur rôle : le texte nous révèle donc, petit à petit, que ce à quoi nous assistons n’est finalement pas le moment originel, mais bien l’une de ses éternelles reprises, potentiellement de nombreuses années dans le futur.
Neuf années après le temps détraqué de la tempête dans Les Reines, Normand Chaurette crée l’histoire itérative des sœurs Brunswick et Motherwell, mettant en scène une version pervertie de la tradition chrétienne rituelle de l’Eucharistie : remémoration, sacrifice, consommation de la chair… Le dramaturge en déplace toutefois le sens, la portée humaniste et salvatrice du sacrifice du Christ condamné étant entièrement opposée aux désirs égoïstes et vengeurs du fils, ce « vandale sanguinaire » (PK, 40).
Dans le domaine de l’anthropologie sociale, le rituel – véritable leitmotiv de l’écriture chaurettienne – échappe à tout consensus : « D’une part, cette notion est associée à d’autres, dont l’usage est fluctuant […]. D’autre part, […] de nombreux anthropologues ont élaboré, pour cette notion, des définitions et fixé des emplois qui sont loin d’être homogènes5Nicole Sindzingre, « Rituel », Encyclopædia Universalis, <http://www.universalis.fr/encyclopedie/rituel/> (page consultée le 17 novembre 2022).. » Attardons-nous cependant à la proposition générale de Denis Jeffrey, qui affirme que le rituel vise à « actualiser périodiquement un mythe [… et] est, selon la formule de Van der Leeuw, “un mythe en action”. Le rituel institué présuppose le mythe, il réfère à un système codifié de croyances, plutôt rigide, qui conditionne les pratiques de manipulation des interdits6Denis Jeffrey, « Nouveaux regards sur les ritualités religieuses », Théologiques, vol. 4, no 1, 1996, p. 97-98.. » Chez Chaurette, nous faisons face à l’itération d’un véritable mythe de création, au sens où chaque répétition du rituel réactualise un récit fondateur en commémorant les origines de l’univers clos des Motherwell-Brunswick. Ce monde chaurettien en est un de l’enfermement, de l’immobilité et de la circularité absolue : même mortes, les quatre femmes sont rappelées au sein de ce rituel par le travail de comédiennes qui interprètent leur rôle, comme le précise Anne (PK, 50). Plusieurs indices textuels nous révèlent que les femmes ne sont, au présent de l’action dramatique, plus de ce monde, les personnages laissant percevoir ce gouffre entre l’action en cours et un « original » auquel tout accès est impossible, provoquant une mise en abyme de l’acte théâtral :
LILI. Nous devons tâcher d’être fidèles pourtant à ce que nous savons de cette lamentable histoire. Du reste, ce que nous sommes en train de dire ressemble peut-être à ce qui aurait été inscrit dans le texte d’origine, je le crois, car on peut difficilement admettre qu’un enfant demande à être dévoré sans susciter chez ses mères une discorde abusive. Retour en si bémol. (PK, 44)
La pièce dédouble donc les temporalités et présente simultanément deux événements, soit la soirée fatidique de la mort du fils et la répétition de ce moment par les comédiennes, deux moments qui fusionnent pour n’en former qu’un seul : « Tout rituel [répété] entraîne l’abolition du temps profane et la projection de l’homme dans un temps magico-religieux qui n’a rien à voir avec la durée proprement dite, mais constitue cet “éternel présent” du temps mythique7Véronique Donard, Du meurtre au sacrifice. Psychanalyse et dynamique spirituelle, Paris, éditions du Cerf, 2009, p. 245.. » Ce « temps mythique » évoqué par Véronique Donard renvoie, dans le cas du Petit Köchel, à ce récit fondateur cannibale, répété par des interprètes remplaçant les sœurs (dans la fiction), elles-mêmes interprétées au théâtre par des comédiennes (sur scène). Cet univers rituel en spirale, fondé sur le modèle de l’Eucharistie chrétienne comme en témoigne Jean-Cléo Godin alors qu’il décrit la pièce comme une « messe noire en si bémol8Jean-Cléo Godin, « Messe noire en si bémol », Jeu, no 94, vol. 4, 2000, p. 17-19. », porte la marque du sacré. L’Eucharistie constitue un rituel de commémoration, comme l’indique le Christ dans le Nouveau Testament où, lors de la Cène, il donne à ses apôtres la tâche d’accomplir certaines actions « en mémoire de [lui] » (Lc 22, 19). Ce rite rappelle au présent le dernier repas par transsubstantiation, doctrine selon laquelle le pain mangé devient réellement – substantiellement – le corps du Christ9Conférence des évêques de France, « Transsubstantiation », Église catholique en France, <http://www.eglise.catholique.fr/glossaire/transsubstantiation/> (page consultée le 11 juin 2023)., évoquant du même coup l’imaginaire d’un primitif rituel anthropophage. Devenant la source de la nourriture, le Christ, à la fois humain et Dieu « sans confusion, ni transformation, ni division, ni séparation10Hervé Legrand, « Chalcédoine, concile de (451) », Encyclopædia Universalis, http://www.universalis.fr/encyclopedie/concile-de-chalcedoine/ (page consultée le 27 novembre 2022). », serait ainsi constamment rematérialisé à chaque messe du dimanche dans les églises, les brebis se repaissant de la chair du berger.
Dans l’œuvre de Chaurette, le rituel se dote de cette fonction commémorative – « IRÈNE. Nous devrons commémorer sa mort, et répéter cette soirée pour que jamais son souvenir ne disparaisse. Honnêtement, je ne puis m’opposer à cela. » (PK, 49) – et se structure autour de la répétition d’un spécifique protocole de paroles. Celui-ci se remplit toutefois d’erreurs et d’errances, les interprètes manifestant chacune un rapport différent au « texte » qu’elles doivent énoncer. Lili se présente comme celle qui maîtrise le plus exactement la partition, reprenant les autres, leur soufflant le texte (PK, 15) et les admonestant : « Vous venez encore une fois de devancer une réplique importante. Vous défilez votre texte sans y mettre la moindre intelligence. » (PK, 20) Lili se fait la chef d’orchestre de cet univers, dirigeant ses « sœurs » et les ramenant à l’ordre à grands coups de « si bémol ». Par opposition à cette « maîtrise » – qui ferait d’elle la comédienne la plus expérimentée, selon toute vraisemblance – on retrouve Anne, dont la connaissance du texte semble plutôt grossière, s’en écartant fréquemment et multipliant les formules chaotiques et impropriétés grammaticales : « heurtage de poumons » (p. 20), « [dépêcher] la fautive à la gémonie » (p. 27) ou « térémité » (p. 35).
Dans les deux cas, on se retrouve avec la consommation d’un repas « de chair », la pièce récupérant de façon détournée le principe de transsubstantiation en substituant à la consommation de la chair la consomption du papier. En effet, au moment de la rupture des « stocks » de chair, le diktat du fils d’immoler le Petit Köchel à sa place transfère la substance de sa chair dans le papier. Ce passage de la consommation à la consomption, deux procédés rituels par excellence, renvoie à tout un imaginaire du sacrifice. Après tout, le « cadeau » du Christ à l’humanité (livré à la fois sur la croix et dans l’assiette) rétablit la connexion entre l’humain et le sacré, renvoyant à la figure du bouc émissaire antique, le pharmakos : « [l]e mal et le dehors, l’expulsion du mal, son exclusion hors du corps (et hors) de la cité, telles sont les deux significations majeures du personnage [du pharmakos] et de la pratique rituelle [de son sacrifice]11Jacques Derrida, La dissémination, Paris, Seuil, 1972, p. 162.. » Par ailleurs, l’immolation est également inscrite dans cette figure : « Les brûlait-on aussi en manière de purification (katharmos) ?12Ibid., p. 65. ». C’est donc d’une couleur salvatrice qu’est teinté ce sacrifice… Mais chez Chaurette, le rituel renverse ce salut en reproduisant infiniment « l’heure et le malheur » (PK, 49) ; ce faisant, le sacrifice du fils, organisé par lui-même, se fait en prison éternelle pour les quatre femmes dont on ne cesse de répéter les tourments.
En faisant des feuilles arrachées au Petit Köchel sa propre chair, le fils fait du papier une matière double, ambivalente, renvoyant simultanément à Mozart et au fils, désormais inextricablement liés par le rituel. Les deux êtres ne font qu’un en cet objet qui symbolise la vengeance et l’ultime bonheur du fils : d’un côté, en les forçant à brûler une page de cette version écourtée de l’œuvre de Mozart, il les force à sacrifier une partie de cet être auquel elles ont voué toute leur vie ; de l’autre, il devient, durant ce moment, le centre de leur univers privé, le véritable objet de leur dévotion… Leur dieu.
Or, il ne semble pas appartenir au domaine du divin que par les moyens du rituel qu’il instigue. Sa monstruosité semble en tout point annoncée, amplifiant la dimension tragique du récit :
ANNE. […] N’est-ce pas lui, toujours, qui déclare ? Par ses pleurs, au commencement de sa vie, il nous a déclaré son dédain de Mozart, et son dédain de l’existence, car si nous lui donnions le sein pour apaiser cette hargne contre la musique de Mozart, il nous faisait comprendre, assurément, que…
LILI. Dites-le. Il ne s’abreuvait pas à notre sein.
CÉCILE. Quoi qu’il eût bien voulu s’en nourrir.
ANNE. Ces morsures étaient atroces. […] Ma sœur le mordait pour le punir de nous mordre. Il la mordait de nouveau, et plus fort, pour se venger de la morsure. Je me demandais qui allait céder, car ni lui ni elle ne semblait effrayé [sic] par la voracité de l’autre. (PK, 34-35)
La dévoration des jumelles Heifetz par l’enfant et la consommation de la chair de ce dernier par les quatre mélomanes apparaissent simplement comme le résultat d’une faim inhumaine, d’un appétit glouton de chair, qui nous ramène immédiatement à l’idée du geste cannibale comme instrument d’une vengeance ancienne, peut-être transmise d’une génération à l’autre. Après tout, l’appétit de la chair s’entend à travers les propos des mères13Au risque de paraître cynique, peut-être est-ce le cas de ceux et celles qui trouvent les enfants « si mignons qu’ils les mangeraient »… : « Tout ce qui émane des enfants est si riche et si tendre… » (PK, 25) Ce passage apparaît comme un commentaire sur l’innocence de la jeunesse et sur leur saveur ; peut-être même ces deux choses n’en font qu’une. Cela dit, il serait inexact d’affirmer que l’enfant n’est que le produit des quatre femmes, car il est caractérisé de manière très singulière, inhumaine (ou surhumaine), ayant peut-être même toujours été : « LILI. “Ce” fils. Entends cela, Cécile. “Ce” fils. “Ce” fils n’est plus l’enfant des sœurs Brunswick. Il est peut-être apparu dans la cave, seul avec un biberon, mais sans nul secours, provenant de nulle entraille. » (PK, 35)
Auto-engendré, à l’instar de certaines créatures antiques14Cécile soulève d’ailleurs la dimension antique des événements de la pièce en décrivant leur punition comme une « besogne de ménades » (PK, 43)., simplement là, le fils dévore, invisible. Seules la pourriture et l’immersion dans une éternelle odeur de viande lui procurent le bien-être : « Parfois, l’été, il déambule dans les quartiers sombres, où les Grecs font l’étalage de leur viande, dans l’humidité torride, et l’odeur moisie du lait, de la sueur, et de la charogne. Il y a dans cette permanence un état qui le rassure. » (PK, 39) Et depuis le festin des sœurs Heifetz, toute la maison empeste le crime du fils, l’odeur de chair intimement liée à l’éternité ; d’entrée de jeu, alors que Lili parle à ses assiettes, elle se fait étouffante : « Devinez ce qu’on mange. L’odorat vous fait défaut, qui attiserait votre curiosité davantage. Car vous êtes curieuses. Je sais que vous êtes curieuses. Infiniment curieuses. Quelle est cette odeur ? » (PK, 11). Rapidement, la puanteur se fait le signe du divin :
ANNE. […] Comme si cette puanteur était là, physique, depuis toujours. S’il est vrai que l’humanité résulte de la fermentation de molécules poisseuses, il semble que cette odeur en était une, je crois bien, de l’origine des temps. […] Cette puanteur, je vous le dis, cette odeur de restes humains, c’était peut-être un acte de Dieu. (PK, 18)
Tout leur univers s’articule autour de la figure de Mozart comme une divinité à vénérer, dont il faut répéter sans cesse les sonates jusqu’à ce qu’elles soient parfaites. En transposant le fils au sein de la partition qui doit brûler, s’accomplit un déplacement qui le rend semblable au Christ, à la nature toujours et divine et humaine sans contradiction, au sens où ce qu’on immole contient l’essence du fils, tout en étant tangiblement porteur de l’identité du musicien. L’enfant réaffirme ainsi son contrôle sur ses mères et touche enfin l’éternité, les enfermant en prenant le contrôle de leur temps :
Cette brèche ouverte sur l’a-temporalité [rituelle] n’aboutit pas […] à une dimension de liberté, mais à une conception à la fois cyclique et figée de la temporalité, qui en vient à être représentée par une sorte de cercle enfermé sur soi-même et voué à une éternelle répétition dans laquelle toute réalité trouverait sens15Véronique Donard, op. cit., p. 246..
Et le sens s’accomplit par la souffrance : « Je suis entre l’“avant” et l’“après”. Entre cet “avant” et cet “après”, si vous saviez comme il est terrible, l’isolement que j’éprouve. Vous me direz que l’isolement n’est pas douloureux, mais si vous saviez combien je voudrais souffrir physiquement, au lieu de cette souffrance qui me harcèle en secret. » (PK, 36) La puissance du fils sur le temps est par ailleurs consolidée par le fait qu’à la toute fin de la pièce, l’heure est reculée, signifiant le retour à la (ou à l’heure) normale. L’heure du rituel subit un effacement symbolique, suggérant une certaine efficacité du rituel et solidifiant son a-temporalité, oblitérant l’existence des mères : « Quel que soit le lieu, je n’y existe pas. » (PK, 37)
Les quatre femmes, en dévorant la chair de leur fils et en brûlant le Petit Köchel, deviennent les « prêtresses », célébrant cette force divine qui les torture. Comme le prêtre immergé dans la liturgie, elles propagent les paroles du texte d’origine – ou, à tout le moins, s’efforcent de le faire. En effet, c’est l’énonciation précise des mots utilisés par les quatre femmes lors du fameux soir qui consacre le « rituel ». Cela fait écho à la question de la transsubstantiation, qui renvoie également au fait que le rituel « transforme la chair en parole, le corps du fils en partition sonore16Hélène Bacquet, Le chant des muets. Mémoire, parole et mélodie dans Le petit Köchel de Normand Chaurette, Le chant du Dire-Dire de Daniel Danis et Les mains bleues de Larry Tremblay, mémoire de maîtrise, Université du Québec à Montréal, 2007, p. 38. », évoquant du même coup l’imaginaire musical qui traverse la pièce. Car c’est par la répétition de paroles performatives qu’est garantie l’effectivité du rituel. En répétant les mots du fameux « texte original » (ou ceux d’un quelconque Évangile), le sacrifice est réactualisé, ramené au présent, « re-présenté ». Or, si elles sont les « célébrantes » de cette eucharistie, qu’en est-il des fidèles ?
Par ce sacrement, figurant le corps du Christ Jésus et devant être incorporé, la communauté célébrante devient, liturgiquement et symboliquement, elle-même corps du Christ […]. [La] célébration de l’eucharistie suppose non seulement une liturgie déployée, mais également la présence d’une communauté rassemblée et participante […]17Pierre Gisel, Sacrements et ritualité en christianisme. Labor et fides, Genève, 2004, p.16..
Ici, Pierre Gisel nous permet de poser que le rituel chaurettien, pour être accompli de manière à ce que l’ensemble de ses effets soient opérants, nécessite de facto une masse de spectateurs qui prend part au processus. L’obligation de remplacer les femmes par des comédiennes à leur mort n’est donc pas anodine : ici, Chaurette rend nécessaire l’image théâtrale, fait de la mise en abyme une nécessité pour l’accomplissement du récit. C’est que tout comme la musique, le théâtre se fait art de la répétition ; au sein même de la structure de l’œuvre, la question de la répétition renvoie toujours aux deux exercices, musical et théâtral… Or, la musique ne nécessite pas de public : elle peut se faire en privé, cachée, loin de tous les regards. Le théâtre, dont la spécificité s’élève sur cette coprésence réelle et immédiate de l’action représentée sur scène et du public, appelle un Autre qui doit le recevoir. Le public est ainsi appelé à participer à cette célébration de la Parole du fils qui se solde par le repas de chair, la consomption du papier. Les spectateurs et spectatrices, désormais une communauté de fidèles, observent la scène de théâtre et font ainsi vivre le rituel. Sans eux, il ne pourrait y avoir sa réitération, puisque les comédiennes ne peuvent le jouer que pour eux, étant complètement éloignées – ne serait-ce que temporellement – des événements d’origine.
Ainsi, tandis que circulent dans les rues tous ces enfants masqués en quête de bonbons pour s’en empiffrer, le Fils dévore et nourrit ses mères. Le contexte de l’Halloween n’est bien sûr pas anodin, car le bruit de la sonnette ne cesse de retentir, provoquant une asymétrie entre cette cave dont l’enfant ne sort jamais et la porte d’entrée derrière laquelle il semble toujours y avoir quelqu’un, un policier peut-être, ou alors des enfants « trop jeunes encore pour être corrompus. » (PK, 25) C’est que l’espace de la maison subit les assauts incessants de l’odeur qui provient de la cave et du bruit d’un extérieur qui menace d’en abattre les murs. Jamais paisible, la maison constitue un espace liminaire, à l’image de ce rituel comme prison des femmes, jusqu’à ce que le texte s’achève, après l’immolation du Petit Köchel, par un rappel du vacarme de cet extérieur qui menace d’entrer, une réplique entendue périodiquement dans la pièce, présente dès la toute première réplique : « Mon Dieu que notre sonnette est sonore ! » (PK, 11, 53) Après quoi, il faut fermer les rideaux, se lever, applaudir… Reculer l’heure ; (re)venir au monde, sortir du hors-temps théâtral, respirer comme pour la première fois la fraîcheur des rues, reléguant aux confins de notre mémoire l’odeur rancie de la viande qui reviendra bien sûr nous hanter l’année prochaine.
***
Refermant le livre, satisfait, je digère à mon tour Chaurette. Le temps d’une lecture – une heure fictive qui n’aura jamais eu lieu bien qu’elle se répète depuis des lustres –, lecture où j’ai projeté ses répliques sur ma scène mentale, où j’ai mot à mot proféré silencieusement les paroles, j’aurai tiré de force l’auteur et sa fiction dans le présent de mon expérience, toujours renouvelée, toujours marquée par une certaine forme de divin. Cet article constitue une répétition d’idées qui ont jailli en 2016, le temps d’une recherche spécifique d’un cours de baccalauréat, qui reviennent périodiquement dans ma bouche. Mes amis proches pourraient en témoigner : certains se souviennent d’un fameux exposé où, presque fiévreux, j’ai été emporté par ce dont il a été question ici. Je ne saurais compter les moments où j’ai pu dire « Connais-tu Normand Chaurette ? » ; « Ça me fait penser à un texte de Chaurette… » ; « Je pourrais aborder enfin ce texte de Chaurette dans le cadre de ce colloque… », etc. Encore et encore je l’interpelle, Chaurette constitue peut-être pour moi une forme d’idole dorée, peut-être suis-je en train de moi-même « faire rituel », je ne le sais pas. Mais je retournerai bientôt vers mon assiette pour y dévorer mon Petit Köchel, dont je doute qu’un jour j’épuise les pages. Bien que chaque version singulière de mes lectures de Chaurette n’aura jamais exactement la même teneur – moi aussi j’inventerai des mots et en oublierai les répliques –, cette éternelle répétition me permet tout de même d’avancer une simple idée.
Je n’aurai jamais oublié Normand Chaurette.
Mots-clés :
- 1Normand Chaurette, Comment tuer Shakespeare, Montréal, Leméac, coll. « Nomades », 2017, p. 25.
- 2Sans tomber dans une longue liste de ses accomplissements dans le monde du théâtre (et de la traduction), il vaut la peine de souligner qu’il est le premier auteur de théâtre québécois dont un texte – Les Reines – a été produit par la Comédie-Française, en 1997.
- 3Joseph Danan, Qu’est-ce que la dramaturgie, Paris, Actes Sud, 2010.
- 4Normand Chaurette, Le Petit Köchel, Montréal, Leméac, 2000, p. 15-16. Désormais PK, suivi du numéro de page.
- 5Nicole Sindzingre, « Rituel », Encyclopædia Universalis, <http://www.universalis.fr/encyclopedie/rituel/> (page consultée le 17 novembre 2022).
- 6Denis Jeffrey, « Nouveaux regards sur les ritualités religieuses », Théologiques, vol. 4, no 1, 1996, p. 97-98.
- 7Véronique Donard, Du meurtre au sacrifice. Psychanalyse et dynamique spirituelle, Paris, éditions du Cerf, 2009, p. 245.
- 8Jean-Cléo Godin, « Messe noire en si bémol », Jeu, no 94, vol. 4, 2000, p. 17-19.
- 9Conférence des évêques de France, « Transsubstantiation », Église catholique en France, <http://www.eglise.catholique.fr/glossaire/transsubstantiation/> (page consultée le 11 juin 2023).
- 10Hervé Legrand, « Chalcédoine, concile de (451) », Encyclopædia Universalis, http://www.universalis.fr/encyclopedie/concile-de-chalcedoine/ (page consultée le 27 novembre 2022).
- 11Jacques Derrida, La dissémination, Paris, Seuil, 1972, p. 162.
- 12Ibid., p. 65.
- 13Au risque de paraître cynique, peut-être est-ce le cas de ceux et celles qui trouvent les enfants « si mignons qu’ils les mangeraient »…
- 14Cécile soulève d’ailleurs la dimension antique des événements de la pièce en décrivant leur punition comme une « besogne de ménades » (PK, 43).
- 15Véronique Donard, op. cit., p. 246.
- 16Hélène Bacquet, Le chant des muets. Mémoire, parole et mélodie dans Le petit Köchel de Normand Chaurette, Le chant du Dire-Dire de Daniel Danis et Les mains bleues de Larry Tremblay, mémoire de maîtrise, Université du Québec à Montréal, 2007, p. 38.
- 17Pierre Gisel, Sacrements et ritualité en christianisme. Labor et fides, Genève, 2004, p.16.