Le cannibalisme : un voyage dans les textes antiques et bibliques
Entretien avec Agnès A. Motisi-Nagy
Agnès A. Motisi-Nagy et Claire Caland
Agnès A. Motisi-Nagy est historienne, spécialiste des religions de la Méditerranée ancienne. Elle a publié l’essai Qui a peur du cannibale ? Récits antiques d’anthropophages aux frontières de l’humanité (Brepols, 2010) dans la foulée de sa thèse de doctorat en histoire des religions. Après une année passée à l’Institut de Judaïstique de Vienne (Autriche) en tant que boursière du FNRS, elle a travaillé en tant que collaboratrice scientifique à l’Université de Lausanne et à l’Université de Genève. Elle a notamment co-publié avec Francesca Prescendi, Victimes au féminin (Georg, 2011) et Sacrifices humains : dossiers, discours, comparaisons (Brepols, 2013). Elle est actuellement membre affilié de l’Institut romand des sciences bibliques de l’Université de Lausanne.
Claire Caland est chercheure en littérature et en mythologie comparées. Spécialiste des mythologies et des épopées qui ont nourri l’imaginaire occidental, elle en étudie plus particulièrement leurs résonances actuelles. Elle a publié neuf livres, dont un essai sur le processus d’ensauvagement symbolique (En Diabolie, les fondements de la barbarie contemporaine, VLB, 2008), une étude politique et esthétique sur les monstres mythiques (Zoofolies, Varia, 2015) et un essai sur le ré-enchantement du monde dans l’art actuel (Cinq fabricants d’univers avec Émilie Granjon, Varia, 2017). Sa première monographie, Miroirs, métamorphose et temps inversé sur l’artiste Véronique La Perrière M. (avec Émilie Granjon, Sagamie) date de 2020. En plus d’avoir co-édité deux ouvrages collectifs, Claire Caland a publié une centaine d’articles scientifiques. Elle collabore régulièrement à la revue d’art actuel Vie des arts.
Claire Caland : En 2009, vous publiez un ouvrage de référence, Qui a peur du cannibale ? Récits antiques d’anthropophages aux frontières de l’humanité. Pouvez-vous nous le présenter en quelques mots ?
Agnès A. Motisi-Nagy : Qui a peur du cannibale ? propose un voyage dans la mythologie, l’historiographie et la philosophie de la Méditerranée antique à la recherche d’histoires de cannibales. Il s’agit d’un parcours de plus d’un millénaire qui mène le lecteur de la Grèce à Rome, de la Mésopotamie à Israël et des polythéismes aux monothéismes. Les textes recueillis sont analysés en tant que récits que leurs auteurs ont jadis adressés à un public contemporain qui partageait avec eux les codes leur permettant de comprendre le message au-delà des mots et des images. Après deux ou trois mille ans, à défaut d’avoir un accès direct, vivant, aux références mobilisées à ces époques lointaines, nous devons tenter de les replacer dans leur contexte philologique, historique et religieux pour en saisir leur véritable sens.
Claire Caland : Vous abordez la figure fantasmatique dans une perspective historiographique, explorant les ères mésopotamiennes, romaines, juives ou encore chrétiennes… Mais quel est le point de départ de votre réflexion ?
Agnès A. Motisi-Nagy : Avant de me lancer dans une thèse qui explore un domaine si vaste, je suis partie avec une question précise : pourquoi les premiers chrétiens ont-ils été accusés de cannibalisme en même temps que d’inceste ? Que devaient-ils évoquer à leurs contemporains ? Quels étaient leur apparence, pratiques ou enseignements, pour que ceux-ci leur imputent des « repas de Thyeste » et des « unions œdipiennes » ? Les scènes transmises par les pères d’Église sont en effet atroces : selon Tertullien ou Minucius Felix à la fin du IIe siècle, les adversaires du christianisme naissant prêtent à la nouvelle religion des rites initiatiques mêlant une orgie sexuelle à un sacrifice d’enfant dont les convives disputent les chairs et lèchent le sang. Cette question est d’autant plus intéressante si l’on ajoute que les pères d’Église et leurs successeurs n’hésiteront pas à réutiliser les mêmes accusations d’abord contre les accusateurs polythéistes, puis contre les chrétiens hétérodoxes et que cette accusation sera bien plus tard, à partir du XIIe siècle, utilisée pour inciter à la haine contre les communautés israélites de l’Europe médiévale. Partant de cette question initiale, je m’en suis tout de suite posé une deuxième : qu’est-ce qui fait que nous croyons les chrétiens de la Grande Église innocents de ces accusations, tandis que nous n’accordons pas forcément le même bénéfice du doute aux polythéistes et aux hérétiques ?
Claire Caland : De telles accusations sont pour nous inattendues ! Il faut alors forcément en revenir au fondement mythologique et à la croyance qui en découle pour en saisir les contours, les enjeux. D’ailleurs, l’historien Paul Veyne, que nous avons perdu récemment, avait jeté le pavé dans la mare avec la publication en 1983 de Les Grecs ont-ils cru à leurs mythes ? S’il n’a pas clos le débat, il a remis en perspective la notion de « programme de vérité », dans laquelle se côtoient tout aussi bien la mythologie et la légende chrétienne. En conséquence, l’historicité des croyances est au cœur de votre sujet et, avec elle, l’adhésion à un groupe par des récits propres à fasciner, d’une part, et à édifier, d’autre part.
Agnès A. Motisi-Nagy : La figure de Thyeste connaît à ce sujet une destinée singulière, car elle est probablement utilisée par les accusateurs contre les Chrétiens, du moins selon le témoignage de plusieurs apologètes de langue grecque du dernier tiers du IIe siècle. Sur ce point, il est d’ailleurs curieux de noter que ces accusations nous sont connues justement par des textes exclusivement chrétiens…. Cependant, Tertullien est le premier, vers 197, à donner une description détaillée de la scène qui se cacherait derrière l’expression « festin de Thyeste » – sans toutefois l’utiliser. Cette figure mythique évoque en réalité l’histoire de toute sa lignée, celle d’une dynastie de cannibales – dont le festin de Pélops servi par son père Tantale aux dieux de l’Olympe –, ce qui m’a permis d’identifier plusieurs éléments du motif littéraire grec de l’anthropophagie : 1) alors que le meurtre constitue un crime qu’il est possible d’expier par les rites appropriés, le cannibalisme exclut le malheureux coupable de la société humaine à jamais ; 2) les deux mythes sur Thyeste et Pélops – comme beaucoup d’autres, notamment autour de Dionysos – parlent de la définition du moyen de communication avec les dieux à travers le sacrifice. Ils fixent la place de chacun dans le rituel : les divinités qui reçoivent le fumet de la viande brûlée et ne mangent plus à la table des hommes ; l’animal qu’on tue et qu’on partage entre hommes et dieux ; et les hommes qui offrent le sacrifice et qui consomment la majeure partie de la victime animale. Si le sacrifice humain reste une possibilité ouverte dans le mythe comme dans l’historiographie, les chairs de la victime humaine ne doivent jamais subir ce partage et sont soit consacrées aux divinités, soit entièrement brûlées ou enterrées.
Claire Caland : Ainsi le « festin de Thyeste », dans sa diction mythique, sert-il de catalyseur et assure-t-il un rôle de mémoire pour le groupe qui le diffuse. Il illustre en quoi les interdits, tout autant que les règles, font fonction de ferment social.
Agnès A. Motisi-Nagy : Le fait que le nom de Thyeste, Thyestès, appartient à la famille thyein (sacrifier), thysia (sacrifice), et doit signifier « celui qui sacrifie », pointe aussi clairement dans cette direction. D’acte fondateur mythique dont le rôle est de fixer les règles du sacrifice civique, l’acte de cannibalisme fantasmé prend ensuite d’autres chemins dans l’historiographie et la philosophie grecque et romaine. Il caractérise ceux qui vivent dans le présent, mais en dehors des règles de la Cité : d’abord ceux parmi les Barbares qu’on considère vivre à un niveau inférieur de la civilisation ; ensuite les perturbateurs de l’ordre public qui souhaitent voir régresser la Cité vers la barbarie incarnée par des sorciers, des tyrans ou des conjurés… Du point de vue des Grecs et des Romains, on désigne ainsi ces adeptes des pires superstitions – autre mot pour dire « mauvaise religion » dans le sens latin du terme. Lors de leur révolte contre Rome (132-135), les Juifs deviennent aux yeux de l’Empire romain des ennemis fanatisés qui, dans leur folie et leur haine, massacrent puis dévorent des paisibles citoyens, et prolongent les sièges par le cannibalisme de survie. Ces accusations restent ancrées non seulement dans la tradition littéraire, mais également dans l’opinion publique. Une lettre sur papyrus témoigne de la crainte très réelle d’une mère grecque que les Juifs révoltés ne rôtissent son fils !
Claire Caland : Le cannibalisme est donc relié à un rituel fondamental au cœur d’une pensée religieuse rejouant sans cesse la rencontre entre hommes et dieux. Une telle pensée ne conduit-elle pas à se poser la question de la Loi au sens hébraïque du terme ?
Agnès A. Motisi-Nagy : En Grèce et à Rome, le lien entre hommes et dieux n’est pas imaginé dans un cadre juridique, contrairement à Israël. Le sacrifice grec et romain est simplement un moyen de communication, mais qui doit se dérouler selon des règles précises dont le cannibalisme constitue l’antithèse extrême. Dans le judaïsme ancien, le sacrifice joue un rôle analogue, mais se voit également codifier au même titre que pratiquement tous les aspects de la vie quotidien dans la Loi, qui est en réalité un contrat d’alliance entre YHWH et les fils d’Israël.
Claire Caland : Qu’en est-il alors du cannibalisme dans la Torah ?
Agnès A. Motisi-Nagy : Il est intéressant de noter que la chair humaine ne fait pas partie des interdits alimentaires extrêmement détaillés dans la Torah. Ce n’est évidemment pas parce que sa consommation serait permise, mais, au contraire, parce que sa consommation est proprement impensable : elle ne fait pas partie du régime alimentaire originel de l’humanité selon la pensée yahwiste, contrairement à la pensée grecque selon laquelle l’humanité a dû s’en détourner pour devenir civilisée. Les actes de cannibalisme, dans les récits grecs et romains, sont en effet les marqueurs d’altérité extrême entre présent et passé, civilisation et barbarie, ordre et chaos, lois et criminalité, « bonne » et « mauvaise » religion… De plus, le fantasme du cannibalisme opère sur trois niveaux dans la pensée grecque et romaine : celui de l’autodéfinition et celui de l’exclusion, de même que celui de l’auto-amélioration. Dans l’Ancien Testament, les seuls cannibales appartiennent pourtant au peuple élu : les Israélites qui se détournent de la Loi.
Claire Caland : Ainsi, le spectre effroyable du cannibalisme fait office d’épouvantail par sa capacité à mettre en péril l’alliance entre YHWH et le peuple élu. Avez-vous identifié plusieurs occurrences dans la Bible ? Spontanément, lorsque vous parlez de Loi, on songe tout de suite au Deutéronome, livre qui pose les règles d’obéissance à YHWH. Avez-vous étudié un passage particulier qui expliciterait cet interdit ?
Agnès A. Motisi-Nagy : Le fléau de la tecnophagie forcée des violeurs de l’Alliance apparaît déjà dans le Lévitique. Ainsi, au chapitre 26, la tecnophagie, soit l’infanticide des enfants, causée par la famine trouve sa place parmi les malédictions les plus graves, celles qu’il n’est plus possible d’éviter par les prières et les actes de repentance. Cependant, dans le Deutéronome, l’anthropophagie joue parmi les châtiments un rôle encore plus important que dans le Lévitique. Elle apparaît ici non plus sous forme d’une simple mention, mais développée dans toute son horreur. Le dernier des fléaux est en effet une vision apocalyptique de la chute. On peut lire dans la traduction œcuménique de la Bible ces versets issus du Deutéronome :
Le Seigneur lancera contre toi une nation venue de loin, du bout du monde […] elle t’assiégera dans toutes tes villes, dans tout ton pays, celui que le Seigneur ton Dieu te donne. […]
Et tu mangeras le fruit de ton sein, la chair de tes fils et de tes filles, que le Seigneur ton Dieu t’a donnés – pendant le siège, dans la misère où t’auront mis tes ennemis. L’homme le plus délicat et le plus raffiné de chez toi jettera un regard mauvais sur ses frères, sur la femme qu’il a serrée contre son cœur et sur ceux de ses fils qu’il aura conservés, de peur d’avoir à donner à l’un d’eux une part de la chair de ses fils qu’il mangera sans en laisser rien du tout – pendant le siège, dans la misère où t’auront mis tes ennemis, dans toutes tes villes. La femme la plus délicate et la plus raffinée de chez toi, celle qui ne songe même pas à poser par terre la plante du pied tant elle est raffinée et délicate, jettera un regard mauvais sur l’homme qu’elle a serré contre son cœur, sur son fils et sa fille, sur son rejeton qui est sorti d’entre ses jambes, sur les enfants qu’elle a mis au monde ; car, dans la privation de toute chose, elle les mangera en cachette – pendant le siège, dans la misère où t’auront mis tes ennemis, dans tes villes.
Claire Caland : Comment expliquer ce passage surprenant et peu étudié, à ma connaissance, où le cannibalisme est le résultat de l’homme qui se détourne de Dieu, en refusant sa Loi ? Chez Platon, la fable du roi Lycaon transformé en cannibale rappelle qu’agir contre le divin n’est jamais sans conséquence – encore que cette punition ne vise que celui qui est censé être le dépositaire de la loi juste. Dans le passage du Deutéronome que vous venez de citer, ce qui frappe, c’est ce voile historique posé sur cette malédiction. Faut-il remonter plus avant pour trouver des signes de cette malédiction contre le peuple et aller fouiller dans le substrat mésopotamien, dont on sait qu’il est essentiel à la Torah et dont on sait aussi que son histoire est ponctuée par une longue succession de guerres ?
Agnès A. Motisi-Nagy : En effet, l’Alliance de YHWH n’est pas l’unique traité de l’époque qui menace les traîtres de les rendre cannibales. Les traités assyriens des VIIIe et VIIe siècles comportent également la malédiction de l’anthropophagie. Ainsi, dans un traité d’Assarhaddon par exemple, le dieu Adad est appelé à détruire la récolte de ceux qui violeraient leur serment, afin que les enfants en viennent à moudre les os de leurs parents à la place du grain, que les parents mangent leurs enfants, que les gens se couvrent de peau humaine et qu’il ne reste personne pour enterrer les mort. Avant de se retrouver dans les traités d’alliance, l’infanticide cannibale – la tecnophagie – en cas de famine causée par la guerre avait été un motif littéraire connu en Mésopotamie ancienne avec un rôle narratif bien précis : il marque les limites de ce que les assiégés sont encore capables d’endurer avant de se rendre. Andreas Michel en a dénombré beaucoup dans son ouvrage de 2003. C’est dans ce sens originel qu’on le découvre d’ailleurs dans un passage rarement étudié de la Bible, dans le IIe Livre des Rois (2 R 6, 24–7, 20). Le roi de Samarie assiégée, le roi Yoram, se voit interpellé par une femme qui lui demande justice dans la querelle monstrueuse qui l’oppose à une autre femme : elles ont conclu un pacte pour partager la chair de leurs enfants, mais l’autre femme a préféré cacher le sien pour le dévorer seule ! Après l’épisode, les femmes disparaissent du récit, mais le roi fait intervenir le prophète Elisée qui met fin au siège sans tarder.
Claire Caland : Penser le cannibalisme comme point aveugle du sacrifice, comme la barbarie hors les murs de la Cité, conduit obligatoirement à faire ressurgir fantasmes et mythes pour mieux penser l’individu au sein d’un groupe et d’une cellule familiale. Qu’en est-il du genre du cannibale dans les documents historiographiques antiques : homme, femme, même traitement ?
Agnès A. Motisi-Nagy : Oui, hommes et femmes sont à égalité devant le fléau du cannibalisme, bien que certains motifs soient davantage associés à des hommes et d’autres à des femmes. Ainsi le cannibalisme du délire dionysiaque est-il plutôt le fait de femmes dans la mythologie, mais les hommes n’en sont pas complètement exclus. Les histoires de tecnophagie, comme celle de Thyeste, emploient tantôt des hommes, tantôt des femmes dans le rôle du meurtrier, mais ce sont invariablement les pères qui dévorent leurs fils sans le savoir. Durant les sièges, les auteurs grecs et romains mettent en scène plutôt des hommes, tandis que les auteurs juifs mettent l’accent sur les mères cannibales. Quant aux cannibalismes rituels, que ce soit chez les Barbares, chez les magiciens ou dans des superstitions nouvelles d’un point de vue grec, ils seraient pratiqués sans distinction par des hommes et des femmes. Les conjurations politiques, comme celle de Catilina, représentent sur ce point une exception, probablement parce qu’il était impensable pour les auteurs de mêler des femmes à un acte politique. En revanche, l’accusation lancée contre les Chrétiens – bien que, dans sa typologie, elle s’apparente au serment des conspirateurs – met en scène un banquet où hommes et femmes sont mélangés : un élément qui aggrave encore le crime aux yeux des auditeurs. Ceci dit, la victime des actes de cannibalisme semble être plus souvent un enfant mâle ou un jeune homme que des fillettes, de jeunes femmes ou des femmes âgées.
Claire Caland : Dans la tecnophagie, la victime est toujours le faible, le « débile » (au sens étymologique de celui qui « manque de force »), et cela ajoute à l’atrocité de l’acte lui-même. De fait, et cela paraît logique en somme, le cannibale au masculin ou au féminin se penserait en fonction des rôles de père et de mère, censément protecteur et protectrice de leurs progénitures. Vos recherches ont d’ailleurs permis de souligner une variante romaine qui nous ouvre un nouveau champ d’investigation sur la répartition des rôles.
Agnès A. Motisi-Nagy : Je n’irais pas jusque-là, mais effectivement, si on étudie le motif des assiégés affamés – qui est plutôt lié aux mères dans l’historiographie juive –, on s’aperçoit qu’il se reporte sur les hommes et parfois sur les pères dans l’historiographie romaine. De plus, tandis que les savants juifs regardent ces femmes avec compassion, le regard des Romains se détourne d’elles pour se focaliser d’une manière extrêmement dure sur les hommes : ceux-ci portent la véritable responsabilité de l’acte sacrilège en choisissant de ne pas se rendre. En effet, contrairement à notre perception contemporaine, les Grecs et les Romains ne reconnaissent pas à la famine une valeur de force majeure qui permettrait à l’homme de se nourrir de ses semblables. Comme le rappelle Valère Maxime au début du Ier siècle, seuls les ennemis de Rome choisissent de se nourrir de cadavres humains ou même, comble d’horreur, de tuer pour se repaître des chairs de leurs victimes : « Ici la nécessité ne peut servir d’excuse : quelle nécessité de vivre à ce prix, quand on est libre de mourir ? »,demande-t-il, scandalisé. L’auteur romain estime qu’après un tel forfait les pères et maris ayant dévoré leurs propres femmes et enfants ne seront jamais des alliés fiables et seule leur élimination pourrait prévenir une future trahison. Deux siècles plus tard, Porphyre rappellera que non seulement de tels hommes « ont été considérés comme frappés d’impureté et leur acte comme impie », mais aussi qu’ils ne pouvaient plus « sans sacrilège se mêler aux autres hommes ». Il n’est jamais question des femmes dans ce contexte.
Claire Caland : Est-ce que l’on n’en revient pas à chaque fois à la culpabilité de l’assiégé ? Est-ce que, pour l’historiographe antique, le cannibalisme entre exclusivement dans la catégorie du « mauvais sacrifice » en contexte de guerre ? Se résume-t-il à un élément de propagande féroce et ultra-virilisante ?
Agnès A. Motisi-Nagy : Selon nos critères, la vie à cette époque était certainement féroce comme vous le dites, avec énormément de violence. Toutefois, j’évite de questionner les textes anciens avec des concepts et un vocabulaire modernes. La majorité sinon la totalité des auteurs n’avaient certainement pas l’intention de dénoncer le patriarcat ou la condition féminine à travers les histoires de cannibales, même si certains récits pourraient le laisser penser, comme le mythe de Térée tel que rapporté par Ovide dans Les Métamorphoses. Le châtiment de Térée, homme adultère incestueux, violeur et tortionnaire de sa propre belle-sœur, semble bien mérité et la colère de deux femmes – son épouse et la sœur de celle-ci – pleinement justifiée d’un point de vue féministe moderne. Ce n’est pourtant pas l’intention du mythe. En effet, d’un point de vue antique, le comportement des deux femmes au moment de l’infanticide n’est pas moins inhumain et sacrilège que celui d’Atrée dans le mythe de Thyeste ou encore que celui de Médée, la sorcière étrangère par excellence de la mythologie grecque pour avoir assassiné ses enfants par dépit amoureux.
Claire Caland : Qui n’a jamais lu, effectivement, un article ou un essai tordant son corpus pour plaquer une grille de lecture saugrenue ? Toutefois, ne perdons pas de vue que l’une des forces inhérentes du mythe tient à sa plasticité symbolique, capable d’être réinterprété à l’infini ! Freud nous en a livré un parfait exemple. Tandis que certains psychanalystes vont trop loin, d’autres, heureusement, livrent des éclaircissements contextuels à partir d’un éclairage contemporain bienvenu. Je songe au travail remarquable de Marie Balmary. Elle aimerait certainement nous rejoindre dans cette cuisine cannibale, avec des enfants préparés par des parents, des enfants dégustés, parfois des pères qui mangent des mères… J’entends sur ce point qu’au-delà des variantes que vous soulignez se pose la question de l’altérité extrême et des degrés de l’humanité. Pouvez-vous nous éclairer davantage sur ce point ?
Agnès A. Motisi-Nagy : Quelles que soient les circonstances dans lesquelles elle apparaît, l’anthropophagie représente toujours un crime et une souillure inexpiables pour les Grecs et les Romains – exception faite bien sûr des coutumes ancestrales des peuples barbares dans l’interprétation de certains auteurs. C’est à cette valeur négative de souillure qu’est intimement liée la fonction du motif d’anthropophagie dans de tels récits. Autour du cannibalisme se dessine le clivage entre le passé et le présent, entre l’ici et l’ailleurs, entre le civilisé et le barbare, entre le bon et le méchant. Bref, l’interdiction absolue du cannibalisme est un trait fondamental de la vie civilisée présente, face à celle – imaginée plus permissive – des ancêtres, des barbares et des animaux. Toutefois cela ne veut pas dire que le monde des Anciens était en noir et blanc. Pour les Grecs, c’était plutôt cinquante nuances de gris : à les croire, il semblerait que plus on s’éloigne de ce qu’ils considèrent comme le monde civilisé, plus les pratiques deviennent étranges, comme si l’éloignement physique de la civilisation s’accompagnait d’un éloignement moral des bonnes pratiques religieuses. Chez Hérodote, au-delà du cercle des voisins immédiats – Égyptiens, Phrygiens, Perses – dont il reconnaît des pratiques plus ou moins semblables à celles des Grecs, vivent d’abord les Scythes qui boivent du sang humain une seule fois dans leur vie et pratiquent des sacrifices humains, mais sans manger leurs victimes, puis les Massagètes qui préparent des ragouts avec de la chair humaine sacrifiée, enfin aux extrémités du monde, en Inde, les Padéens cannibales qui tuent leurs victimes sans rites sacrificiels et les dévorent toutes crues. Le peuple que les Grecs désignent par le mot « Mangeurs d’hommes », Androphagoi ou Anthropophagoi, vivrait quasiment ainsi en dehors de la communauté humaine, au-delà des Scythes, au-delà des Neures dont la caractéristique principale selon Hérodote est la faculté de se transformer en loup (4,106). La mise en doute de l’ordre établi à l’intérieur de la Cité est ressentie comme une tentative d’y réintroduire le désordre pré– et paracivilisé. Ce désordre étant symbolisé par l’anthropophagie en tant que comportement bestial, les contestataires sont souvent décrits comme de potentiels cannibales.
Claire Caland : Homme ou femme qui dévore la chair… la figure cannibale incarne donc l’altérité extrême depuis le début de l’Histoire humaine. Sa puissance symbolique offre, en fictions, de nouvelles propositions, notamment par le biais du cinéma gore qui fait office d’exutoire. Il est même questionné à partir de la pratique du végétarisme. Or cette question d’actualité aujourd’hui, vous l’avez soulevée dès 2007.
Agnès A. Motisi-Nagy : Le sacrifice civique grec définit l’homme dans toutes ses relations : par rapport aux dieux et aux bêtes, par rapport aux autres humains et par rapport à son propre passé. Le contester équivaut donc à contester l’ordre cosmique, l’ordre civique et, en général, les valeurs de la civilisation. La quasi-totalité des récits anthropophages grecs et romains peut être lue selon une de ces trois grilles de lecture. Il faut bien saisir que les variations sur les règles de la thysia mènent d’un côté à l’anthropophagie et de l’autre au végétarisme. Ces deux pôles permettent aux Grecs de comprendre et de décrire le monde. L’enjeu est de se définir, de marquer sa différence, ou même sa supériorité par rapport au passé, à l’Autre et à l’ennemi intérieur.
Claire Caland : L’historiographie nous amène sur un terrain à défricher, en somme : penser le cannibalisme en fonction du végétarisme…
Agnès A. Motisi-Nagy : L’alimentation civilisée, telle que définie par la majorité des auteurs antiques, est composée de pain, de viande animale sacrifiée et de vin. L’absence d’un de ces éléments de l’alimentation d’un groupe humain peut être perçue comme marqueur de déviance et éveiller le soupçon : ses coutumes ne seraient pas compatibles avec les règles de la civilisation, l’élément alimentaire manquant pourrait être remplacé par quelque chose d’interdit… c’est-à-dire par de la chair humaine à la place de la viande animale ou du sang humain à la place du vin. D’ailleurs, Hérodote nous offre un exemple intéressant de ce parallèle surprenant par la description de deux peuples voisins en Inde, l’un cannibale et l’autre strictement végétarien. Bien que leurs régimes alimentaires respectifs soient diamétralement opposés l’un à l’autre, les végétariens sont tout aussi éloignés de la civilisation que les anthropophages. En effet, si ces derniers dévorent leurs parents âgés, les premiers les laissent mourir seuls, sans soins et sans sépulture. Et l’auteur grec ne laisse aucun doute quant à l’équivalence des deux quand il ajoute qu’ils s’accouplent publiquement, comme les bêtes… Finalement, le végétarisme et le cannibalisme sont deux extrêmes à égale distance des bonnes pratiques alimentaires et religieuses. Car ne pas du tout manger de la viande ne vaut pas forcément mieux que manger des chairs d’une espèce interdite.
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