Le cannibalisme en haute mer au prisme de la fiction : In the Heart of the Sea de Nathaniel Philbrick et autres récits de naufrages
Bertrand Rouby
Université de Limoges
Ancien élève de l’École Normale Supérieure de Fontenay-Saint-Cloud, Bertrand Rouby est professeur agrégé d’anglais et maître de conférences en littérature britannique à l’Université de Limoges. Il est l’auteur d’une thèse sur le poète David Gascoyne et d’une quarantaine d’articles sur la poésie britannique, la musique populaire et l’art contemporain. Il a co-dirigé l’ouvrage collectif Lire le corps biomédical. Regards sur la littérature canadienne, paru aux Presses de l’Université de Limoges.
Pour celles et ceux qui eurent recours à la consommation de chair humaine dans un impératif de survie, il n’existe pas d’appellation pleinement satisfaisante. Les termes « anthropophage » et « cannibale » peuvent indiquer une pratique répétée, voire ritualisée dans le second cas ; pire encore, l’expression la plus usitée, « cannibalisme de survie », gomme la distinction entre humain et animal que spécifierait le terme « anthropophage ». Par l’emploi du terme « cannibalisme », les personnes qui se sont vues contraintes de manger leurs compagnons pour survivre sont inquiétées dans leur humanité aux deux sens du terme – bienveillance à l’égard de leurs semblables et appartenance au genre humain – alors que la transgression de cet interdit supposait dès l’origine de se faire violence. Aussi, ne nous étonnons pas qu’un récit de dévoration en haute mer comme In the Heart of the Sea de Nathaniel Philbrick, consacré au naufrage de l’Essex en 1820, loin de se cantonner dans le registre strictement documentaire, multiplie au contraire les références intertextuelles, voire fasse écho par son écriture même aux grands textes de fiction décrivant les pires aventures marines.
La fiction, rempart contre l’innommable ? Dans le cas de Nathaniel Philbrick, la question s’étend à la nature même du texte et à la production de l’auteur. À la croisée de la littérature populaire et de la reconnaissance institutionnelle, les publications de Philbrick entretiennent une forme d’ambiguïté entre récit historique et reconfiguration fictionnelle sans pour autant commenter ce statut liminal comme dans le cas de la métafiction historiographique décrite par Linda Hutcheon. Les zones d’ombre de l’aventure que décrit l’auteur ne donnent pas lieu à un questionnement sur la part de l’indécidable, ni à jeter le soupçon sur une écriture pourtant fondée sur les lacunes de l’histoire. Lauréat du National Book Award for Nonfiction en 2000 pour In the Heart of the Sea, livre qui valut la notoriété à son auteur au point qu’il fut récrit par ses soins à l’usage d’un jeune public en 2002 puis adapté pour le cinéma par Ron Howard en 2015, Nathaniel Philbrick a exploité sa recherche initiale sous diverses formes avant de se pencher sur le voyage du Mayflower, les exploits du général Custer ou la vie de George Washington : autant de sujets inscrits non seulement dans l’histoire américaine, mais aussi dans l’imaginaire collectif, aux confins de la vérité et du mythe. Ainsi, le récit que propose Philbrick s’ouvre de lui-même à sa propre mise en fiction, voire au caractère fantasmatique de ce qui, dans l’acte cannibale, se soustrait aux représentations ordonnées par le langage.
Pour le naufragé comme pour l’écrivain, l’acte anthropophage ne saurait s’envisager sans recourir à des méthodes qui en estompent la charge de violence symbolique. En lui-même, l’acte relève de l’innommable : entendons par là l’obscène, l’imprésentable, ce qui excède les cadres et se dérobe à toute tentative d’arraisonnement par le système logocentrique. D’où la nécessité de la fiction : de même qu’au début de son aventure, le marin quitte un monde étroitement balisé pour un environnement régi par des codes souvent implicites, l’écrivain use de figures et de stratégies (ellipses, changement de régime narratif, intertextualité) qui tendent à arracher le cannibalisme au réel pour l’inscrire dans une fiction plus à même d’en atténuer les contours. La fiction serait alors ce lieu susceptible d’admettre une pratique frappée d’exclusion par le discours de la raison : telle est l’hypothèse que la présente étude entend vérifier.
Au fil de cette étude, nous verrons quels sont les codes de comportement qui, sur terre puis en mer, encadrent les pulsions agressives à l’égard du corps humain, puis nous verrons que la forme d’abjection que constitue la dévoration du cadavre est précédée d’une série d’initiations à l’horreur impliquant un retour des affects violents, avant d’en venir à l’acte anthropophage lui-même tel que pratiqué par les naufragés et à son traitement dans la fiction. Nous examinerons ensuite quels interdits généraux et particuliers entourent cet acte au moment où il a lieu, et de quelle manière Nathaniel Philbrick atténue la violence brute du récit en l’inscrivant dans un dispositif intertextuel où se côtoient réel et fiction. Ainsi, le récit de Philbrick servira de socle à une étude des procédés par lesquels l’acte anthropophage s’énonce dans un texte de nature historique.
Forclore la fureur
L’histoire de l’Essex a pour point de départ l’île de Nantucket, aussi distante du continent américain que la Grande Bretagne l’est de la France, où vit une population lente à la colère et prompte à l’interprétation des signes. À la fois marquée par l’histoire spirituelle de l’Amérique et jalouse de son insularité morale, c’est une communauté obsédée par les présages : dans le droit fil de l’héritage puritain dont Defoe puis Hawthorne se firent les médiateurs, on y cherche les signes de la faveur divine, et la Nature y est riche d’augures. Convaincue de sa supériorité, imprégnée par la doctrine de l’élection, la communauté de Nantucket reconnaît l’absolue liberté de Dieu, qui ne saurait accorder Ses faveurs comme contrepartie de la foi du bénéficiaire selon un plan rétributif qui ferait de Lui un comptable des bonnes actions ou de la foi. Le mystère du monde est la marque de la transcendance et de la souveraineté divines, et il revient aux hommes de déchiffrer dans le texte immense du ciel et des vagues les indices d’une heureuse aventure. Une comète apparaissant dans le ciel, un essaim de sauterelles s’abattant sur les terres : autant de présages que l’on scrute avec soin pour sonder ce qui, par essence, demeure impénétrable. Pourtant, devant le mystère du monde naturel, la communauté de Nantucket a perdu son émerveillement de jadis, éclipsé par les visées commerciales des voyages des baleiniers. On reconnaît dans ce désenchantement une certaine histoire de l’Amérique énoncée par Léo Marx, Henry Nash Smith ou Marc Chénetier. Le songe des pionniers s’est abaissé en « rêve américain » dès que le Nouveau Monde a bâti ses lois sur une vision puritaine, avec la part de violence fondatrice que suppose le massacre des bisons sur la terre ferme et des cachalots en mer. À Nantucket, le mélange d’émerveillement et d’effroi ressenti face à la baleine a fait place au potentiel mercantile de son exploitation.
Malgré ces liens avec l’histoire de l’Amérique puritaine, la communauté de Nantucket n’est pas celle de Salem. La foi qui s’y exprime est celle des Quakers, terme d’abord utilisé par dérision mais repris à son compte par ces fidèles qui tremblent devant la parole du Seigneur et prônent un idéal de simplicité, de pacifisme et de tempérance. L’expression même de la colère y est réprimée, selon un interdit qui renferme un risque insidieux à l’endroit de toute relation sociale. Dans cette structure psychique collective fondée sur le cloisonnement, la violence est tenue à l’écart, la colère rejetée hors de soi. Les affects violents sont proscrits, ce qui les expose à un retour catastrophique. Aussi la colère doit-elle trouver un exutoire, ou plutôt deux en l’occurrence. Le premier s’exprime dans les transactions financières, domaine offrant à l’agressivité un dérivatif où sont permises l’avarice, l’âpreté au gain et la mesquinerie dans l’approvisionnement des bateaux. C’est là le deuxième espace où se libèrent les affects que la vie sur terre imposait de tenir sous cloche : la haute mer, où le carnage est au cœur de l’activité des baleiniers. En somme, les rigueurs symboliques de l’économie préfigurent le carnage plus littéral qui se joue à chaque meurtre de mammifère. Ajoutons à cela que cette rapacité marquant le développement du capitalisme s’exerce ici contre un mammifère marin, figure condensant le rapport à la mer et à la mère, comme si l’aboutissement de la logique capitaliste était ce retournement de l’être contre le lieu de sa propre gestation. Que le meurtre du mammifère marin dans la quête de l’ambre gris fascine bien après Melville (ainsi dans le film Avatar 2 de James Cameron) est sans doute le signe de cette logique. On serait alors fondé à voir dans cette pratique une illustration des liens entre capitalisme et cannibalisme, d’autant plus redoutables qu’ils sont ritualisés : d’American Psycho au Loup de Wall Street, les États-Unis ne manquent pas d’œuvres pour explorer cette fausse dualité entre codification et barbarie, et cette vraie continuité qui va de la saignée économique aux tueries bien réelles. C’est d’ailleurs par sa cruauté que le capitaine prouve sa valeur, lui qui, entre les pôles de la réserve et de la fureur incandescente, s’avère par son attitude aussi imprévisible que la mer.
La foi particulière des marins de Nantucket détermine une structure psychique d’où l’affect violent est banni. S’interdire l’expression de la colère, c’est arriver à un stade de civilisation où le pulsionnel doit être jeté hors du psychisme, selon un mécanisme de défense que Freud nomme Verwerfung et que Lacan traduit par « forclusion ». La forclusion consiste à répudier un désir, un affect, qui fait l’objet d’une annulation plutôt que d’un refoulement. S’ensuit une coupure exposant le sujet à un retour des affects, et dans le cas des naufragés, l’épreuve de la famine sera cette confrontation avec le réel susceptible de faire ressurgir ce qui avait été réprimé. Dans l’anthropophagie de circonstance, dévore-t-on son prochain « sans colère et sans haine, comme le boucher », à l’image de l’héautontimorouménos baudelairien, ou au contraire dans une ivresse barbare et une exaltation seulement ralentie par l’affaiblissement des corps livrés à la faim et à la déshydratation ? C’est ce que révélera l’expérience extrême des naufragés, dans l’épreuve imposée à la rationalité qui les maintenait à flot.
À première vue, le navire baleinier est tout sauf une lande sauvage. La rémunération y est égale, le traitement en apparence identique, quelle que soit la couleur de peau. Est-ce le signe de l’engagement des Quakers en faveur de l’abolition de l’esclavage ? Plutôt l’indice d’une dévalorisation symbolique, tant la mission de chasser la baleine est l’échelon maritime le plus bas. Si le navire semble être le seul niveau social épargné par la ségrégation, c’est qu’il est déjà au premier barreau de l’échelle, là où les autres distinctions n’ont apparemment plus cours. Pourtant, qu’on ne s’y trompe pas : les compartiments sont cloisonnés, les Blancs dans l’entrepont, les Noirs entassés dans le gaillard avant, à peine plus haut et plus libres que leurs ancêtres amenés à fond de cale. Officiellement, cette séparation n’est pas liée à la couleur de peau, mais au rang, manière détournée de rejouer ce qui n’a jamais cessé d’être des rapports de race.
À bord, une organisation rationnelle est un impératif pour une expédition que menacent les pires dangers, et de la rationalité au rationnement, le lien va au-delà de l’étymologie. Après que le navire a sombré, les chances de survie des naufragés se mesurent en termes algébriques : pour espérer tenir, il faut diviser les vivres selon le nombre de marins et le temps de dérive supposé. Ce sont autant de divisions successives de la quantité de calories, et donc du minimum nécessaire aux efforts requis ; d’abord, un quart des besoins quotidiens, puis 15 %. Telle application au vivant d’une logique mathématique suscite un dilemme : poursuivre la division de ce qui reste afin de survivre plus longtemps, mais à l’extrême limite de ses forces, avec l’impossibilité de se mouvoir, le corps réduit à l’état de squelette, ou prendre une quantité normale en limitant sa durée de vie ? De façon moins existentielle, un autre calcul se joue, car un être humain de moins, c’est une bouche de moins à nourrir, une portion de moins dans la division des vivres. L’itinéraire des naufragés n’échappe pas à cette rationalité géométrique qui est le préalable à tout voyage en haute mer. De la segmentation de l’espace au rationnement, tout est mis en œuvre pour soumettre les corps à la géométrie.
Le corps abject : la descente vers l’innommable
Sitôt après avoir largué les amarres, on quitte le territoire de la Loi pour un espace anomal, certes régi par des codes bien particuliers, mais où la rationalité qui prévaut n’est pas celle des communautés quakers. Ces codes structurent la vie à bord et préparent l’équipage à l’apprentissage de l’horreur. Au cours de sa mission, le baleinier connaît en effet diverses expériences qui peuvent ébranler sa perception de l’intégrité physique. En cas de mal de mer, un bâton enduit de graisse de porc lui est enfoncé dans la gorge et retiré, puis enfoncé de nouveau. Précipitant ingestion et régurgitation, cette expérience porte atteinte aux limites du corps propre, dans un processus d’abjection qui culmine avec le meurtre de la baleine ou du cachalot. C’est alors un véritable baptême de l’horreur qui attend le marin, le meurtre du cétacé libérant un geyser de sang rejaillissant sur lui et menaçant son équilibre sur le pont. Une fois le dépeçage terminé, la vision de l’immense cadavre du mammifère marin surnageant dans ses excréments conclut l’expérience ; au préalable, il aura fallu plonger dans les intestins du cachalot pour y trouver la plus précieuse des substances, l’ambre gris dont on fera des parfums raffinés.
On reconnaît ce que Julia Kristeva nomme l’abject, et qui inspire la répulsion caractéristique de tout ce qui est « tombé » de l’ordre symbolique : le déchet, le cadavre. Si l’accès au symbolique est conditionné par la différenciation entre sujet et objet, le cadavre est le signe de l’effondrement de cette différence. Dans le mammifère démesuré qui, selon l’Ancien Testament, retint Jonas en ses entrailles, difficile de ne pas voir une figure monstrueuse de la mère livrée à une mise à mort, puis à une consommation aux allures de festin cannibale. Selon Kristeva, l’accès au symbolique se fait en abjectant la figure de la mère comme contenant menaçant l’intégrité du moi ; dans le spectacle d’un tel corps grotesque et terrifiant se rejoue le traçage de la frontière entre sujet et objet.
Corps vivant devenu nourriture, la baleine s’inscrit dans une série de meurtres liés entre eux par une même ivresse de sang. La poursuite de l’animal suscite un déchaînement de fureur au sein de l’équipage, et après le naufrage, la moindre source de nourriture animale (c’est notamment le cas des tortues) est dévorée avec une férocité redoublée. S’opère alors un second brouillage des frontières, après l’atteinte portée aux limites du corps propre : le renversement de l’humanité en animalité, accompagné du mouvement inverse lorsque le cachalot se voit prêter des intentions humaines. Dans la même page de l’avant-propos, sans faire de lien explicite, Philbrick décrit les survivants qui se cramponnent aux doigts mâchonnés de leurs camarades avec une intensité de bête sauvage (« feral », dit le textemfn]« They jealously clutched the splintered and gnawed-over bones with a desperate, almost feral intensity » (HS, XIII).[/mfn]), tandis que la baleine est dotée d’attributs humains (« with the vindictiveness and guile of a man »). Ce retournement est préfiguré et peut-être inspiré par Owen Chase lui-même, second capitaine de l’Essex, qui a cette phrase au sujet des baleiniers : « a tame man is never known amongst them ». Curieux choix que cet adjectif qui, s’il désigne ici une attitude réservée, prudente, inoffensive, docile en un mot, renvoie d’abord à la domestication des bêtes sauvages. À la sauvagerie de l’équipage (et il est intéressant à cet égard que le nom de Chase inscrive la traque dans l’identité même du sujet) répond celle de la bête pourchassée, mais au lieu que celle-ci soit ravalée au rang d’animal féroce,Chase lui attribue des affects comme la colère, et même une intentionnalité. Surtout, il lui prête une intention « vengeresse » par rapport aux souffrances de ses congénères, « une malveillance délibérée et calculée », et plus loin, le requin lui semble manifester une « malignité intrépide ». Par ce brouillage des frontières entre humanité et animalité, l’attribution de sentiments humains à l’animal prépare, en miroir, au renversement de l’humanité en bestialité. Notons que cette attribution se fait toujours sur la modalité du « comme si » (« as if distracted with rage and fury »), avec pour effet de situer le récit dans une zone trouble où l’on ne distingue plus l’humain de l’animal, les faits établis de la fiction. En se comportant « comme si » elle était humaine, la bête annonce le questionnement lié à l’anthropophagie pratiquée par ceux qui n’ont d’autre choix que de faire comme s’ils étaient des animaux.
La déchéance de la civilisation vers la sauvagerie ne s’origine pourtant pas dans l’acte cannibale, mais dans la faim qui le précède. C’est elle qui, en réduisant le corps à un conglomérat d’appétits et d’impuissance, met à nu la fragilité du vernis social. Citant des travaux de psychologues sur les survivants des camps, Philbrick mentionne une « communauté sauvage moderne » (« modern feral community »). L’adjectif « feral » s’applique aux animaux domestiqués qui échappent à la captivité et reviennent à l’état sauvage, ce qui suppose une régression. Or cette régression, dans le cas des naufragés, concerne le corps lui-même, déchu de son humanité. Le marin qui sera mangé est d’abord soumis à une désindividuation qui l’arrache au corps social : on le dépouille de sa peau et de sa tête, voire de ses mains et de ses pieds. Rejeté aux marges de l’humanité, exclu du champ de socialisation, le corps est délesté de son identité citoyenne : la vie qui est consommée n’est pas le bios de l’être politique affilié à un groupe structuré mais la zôê naturelle, vie nue partagée avec l’ensemble du vivant, pour reprendre la distinction sémantique soulignée parAgamben. Avant le stade de l’anthropophagie, la faim et la déshydratation auront relégué le corps aux marges de l’humanité. Le corps affamé se morcelle, se momifie, les paupières se crevassent au point de pleurer des larmes de sang, le stade ultime étant dénommé « living death », oxymore qui dans sa collusion du mort et du vivant est la figure même de l’abjection. Si c’est bien un corps humain que l’on se prépare à manger, c’est aussi un corps auquel on ne peut plus vraiment s’identifier ; faute de miroirs, il faut admettre que le visage décharné que l’on perçoit renvoie aussi le reflet de son propre visage, au prix sans doute de quelque effort d’imagination. C’est la limite entre le corps propre et le non-moi qui est en jeu, chacun étant aux autres son propre reflet et renvoyant l’image de sa propre déchéance. Encore à peine vivant, c’est déjà un « cadavre » qui se donne à voir si l’on entend dans l’étymologie une chute en dehors du cadre symbolique où se perpétuent les interdits. Ajoutons que la déshydratation a privé ces corps de la capacité de parler, la langue se fossilisant dans la bouche, ce qui s’est d’abord traduit par l’abandon de la prière encore observée chaque jour jusque-là : une autre superstructure symbolique qui s’écroule, un autre pas vers l’innommable.
Ellipses, éclipses : du non-dit à la fiction
Nous voici rendus au cœur du labyrinthe (ou s’agit-il d’un maelstrom ?), devant ce que l’anthropophagie implique de renoncement au symbolique, face à ce que l’écriture documentaire ne peut envisager sans recourir aux masques de la fiction. Écartons-nous pour un temps de notre trajectoire pour baliser l’espace littéraire où s’inscrit tout récit de cannibalisme de survie. Le naufrage de l’Essex en rappelle d’autres, dont le plus célèbre est évidemment celui de la Méduse, dûment référencé par Philbrick. On ne sait si les naufragés de l’Essex avaient connaissance de la tragédie, mais pour l’écrivain, la mention de Géricault est un passage obligé.Or l’interprétation picturale donnée par le peintre français est une autre forme de mise en récit. Au cours de ses recherches, Géricault se rendit dans une morgue, se livra à des études préparatoires, dont l’une, conservée au Louvre, est une scène de cannibalisme. On y voit un marin dévorant le bras d’un de ses semblables dans une rage mélancolique préfigurant le Saturne dévorant un de ses fils que Goya peignit juste après. Géricault choisit finalement d’évacuer le cannibalisme du tableau, ne laissant qu’un indice : en bas à gauche, un cadavre privé de ses jambes. L’anthropophagie est ainsi rejetée hors de la sphère du symbolique ; elle est la part du naufrage qui se dérobe à la représentation, ou du moins, à l’exposition. Ce qui est exclu, jeté en dehors du champ symbolique, c’est le naufrage de l’humain civilisé tel que défini par ses tabous. On voit ici se mettre en place une première stratégie face à l’innommable : une ellipse, c’est-à-dire une occultation, un passage sous silence. L’autre sera plutôt une forme d’éclipse, quand le réel passe au second plan derrière la fiction.
Parmi les romans du dernier demi-siècle à évoquer le naufrage de la Méduse, on peut distinguer deux œuvres qui ont connu un certain retentissement et illustrent deux discours tenus par la fiction à l’endroit du cannibalisme de survie : Le Radeau de la Méduse de François Weyergans et Océan mer d’Alessandro Baricco. Le premier roman s’ouvre sur un bref récit du naufrage riche en détails macabres et de sa représentation par Géricault, avant de développer une intrigue autour d’un réalisateur qui tente de mener à bien son projet de film sur le tableau, dont l’éloigne sans cesse une série de méditations et de digressions sur sa vie amoureuse et son père. Le réel est écarté au profit de la fiction, et l’imbrication des projets artistiques amorce une mise en abyme du regard qui le détourne des scènes initiales de dévoration. À l’hypotypose succède une ekphrasis induisant une distance supplémentaire, avant que la fiction romanesque n’évacue tout à fait la monstruosité qui avait donné au récit son point de départ. Le dispositif adopté par Baricco est très différent, mais non moins révélateur. La partie consacrée au naufrage occupe trente pages situées exactement au centre du roman (p. 131‑161) et séparées du récit-cadre par un chapitrage très net : la partie en question, intitulée « Le Ventre de la mer », forme le « Livre deuxième ». Détachée par la mise en forme, elle l’est aussi par l’espace-temps et le ton, les deux autres parties se déroulant dans une pension et oscillant entre le fantastique et le merveilleux. Bien que La Méduse soit rebaptisée L’Alliance, tout est tiré de l’histoire réelle – les lieux, le déroulement des faits, les noms des officiers… et bien sûr les scènes de cannibalisme. Deux dispositifs atténuent pourtant la violence anthropophagique : le cadrage lui-même, qui circonscrit la scène d’une manière comparable à Frankenstein où l’enchâssement des discours a pour effet de contenir le monstrueux, et l’inscription du récit-cadre dans un continuum intertextuel (la pension se nomme Almayer, comme le personnage de Conrad, l’un des protagonistes se nomme Bartleboom, variante du Bartleby de Melville…). Le roman se lit alors comme un hommage à la littérature maritime qu’il cannibalise tout en l’arrachant à toute forme de réalisme. Le roman dans son ensemble se lit plutôt comme un poème symphonique, une fable ou une allégorie, dans tous les cas, un tissage narratif situé en dehors des cartes et des calendriers.
Sous leurs apparences postmodernes, ces techniques ne sont pas propres à la littérature contemporaine. Le naufrage de l’Essex a inspiré deux grands textes de la littérature américaine, The Narrative of Arthur Gordon Pym of Nantucket d’Edgar Allan Poe et Moby Dick d’Herman Melville. Dans l’unique roman de Poe, le cannibalisme est mentionné au chapitre XII et suit la découverte d’un navire empli de cadavres que déchiquète une mouette avant de lâcher aux pieds d’un témoin ce qui ressemble à un morceau de foie. La scène est particulièrement macabre, généreuse en détails sordides, tandis que le cannibalisme fait l’objet d’une ellipse complète, laissant à l’imagination du lecteur le soin de remplacer la scène absente (« I must not dwell upon the fearful repast which immediately ensued »). De manière surprenante au regard de ce qui précède, la modalisation indique que cette ellipse n’est pas un choix, mais un interdit. Au nom de quoi, en vertu de quoi ? Nous ne le saurons pas.
Melville, qui avait annoté le récit d’Owen Chase, passe également sous silence les scènes d’anthropophagie sans toutefois éluder la question, qui est déplacée vers Queequeg, fils d’un chef des mers du Sud. Ses mœurs cannibales, qui relèvent du culturel et non de la survie (son peuple mange les ennemis tués au combat pour s’approprier leur force vitale), sont l’occasion d’une discussion sur la relativité des mœurs redevable à l’essai de Montaigne sur la question. En préférant pour compagnon « un cannibale sobre à un chrétien ivre », Ishmael reconnaît la faillite morale de ceux qui se laissent aller à l’ivresse, à l’exaltation, à la fureur. On identifie là le code moral de Nantucket, qui proscrit tout accès de véhémence. Parce que le cannibalisme est mis à distance, rejeté sur l’Autre, Melville remplace l’anthropophagie de survie par un acte ritualisé de vengeance contre l’ennemi, donc devenu soutenable au prix d’un décentrement. Il s’agit de « faire écran » en substituant un contenu acceptable à l’innommable de la dévoration, même si en fin de compte, la composition littéraire procède de la décomposition du corps vivant. Artifices de la fiction par la mise en abyme (Weyergans), déplacement vers le merveilleux (Baricco), translation culturelle dans le cadre d’un débat sur les pratiques (Melville) : lorsque les conséquences du naufrage ne sont pas tout bonnement passées sous silence (Poe), elles sont détournées vers des formes d’écriture qui en éclipsent la crudité.
Ces deux techniques d’écriture, l’ellipse qui rejette la scène en dehors du récit et l’éclipse qui fait intervenir un changement de régime narratif, signalent de la part des auteursle besoin de tenir à distance ce qui a fait l’objet d’un mécanisme d’abjection. L’abjection sous-jacente à cette logique de déni est ce qui perturbe les frontières entre le soi et l’autre. En tant qu’impureté venant perturber l’identité et le système social, elle doit être tenue à distance par des règles strictes liées à la nourriture et aux cadavres. Revenons donc à bord afin de voir plus précisément quelles règles, quels codes, et donc quels interdits entourent le cannibalisme de survie.
Levée et retombée des interdits
Loin d’être l’exception à laquelle peut laisser croire la notoriété de l’histoire de l’Essex, le cannibalisme était une pratique courante parmi les naufragés, au point que les survivants devaient assurer à leur retour qu’ils ne s’y étaient pas adonnés. Agir en anthropophage serait déjà récuser la distinction entre « sauvage » et « civilisé », le cannibalisme étant le fait de peuples insulaires aux mœurs perçues comme moins évoluées. Les légendes à leur sujet se diffusent, si bien que les naufragés de l’Essex prirent soin d’éviter les Marquises par crainte des mœurs cannibales prêtées à leurs habitants. On disait également des Marquisiens qu’ils se livraient à des pratiques homosexuelles ; ainsi, entre homosexualité et cannibalisme se noue dans les croyances des marins une association qui trahit une hantise de la perte de différenciation symbolique. Le même aime le même, le même mange le même : la « violation des distinctions entre le soi et l’autre, entre identité et désir », pour reprendre les termes de Caleb Craine dans son étude de Melville, a pu entretenir une fascination encore vivace, si l’on pense aux cas d’Armin Meiwes et de Jeffrey Dahmer.
Chez les naufragés, l’emprise de la famine donne lieu à un débat entre l’interdit et la nécessité qui peut prendre des accents brechtiens : d’abord manger, ensuite la morale. Dès lors que la nécessité l’emporte, l’acte d’anthropophagie doit être précédé d’opérations qui dépouillent le cadavre de son individualité : ainsi qu’on l’a vu, la peau, la tête et parfois les mains et les pieds sont enlevés avec toute l’expertise acquise lors du dépeçage des baleines, puis jetés à la mer. Que la pratique de retirer les extrémités du corps ne soit pas systématique (dans l’embarcation de Pollard, les survivants s’accrochaient aux doigts qu’ils rongeaient encore quand il n’y avait plus de chair à en tirer)témoigne d’un choix d’ordre culturel, d’un interdit lié à tout ce qui permettrait encore, même lointainement, d’identifier le cadavre.
Est-ce à dire que l’on peut manger n’importe qui, pourvu que son identité ait été gommée ? Pas tout à fait, si l’on en croit Philbrick. Une série de codes s’applique à la dévoration en haute mer, comme pour l’encadrer d’une fabrication collective tenant lieu de loi. Les marins affamés entretiennent ainsi la fiction d’un rapport codifié, civilisé, à la consommation de chair humaine. On évite de consommer la chair d’un camarade mort dans un état de démence, peut-être par hantise de la contamination meurtrière : dès 1770, James Cook avait déjà rapporté des cas d’amok, cette folie meurtrière considérée comme propre à la Malaisie, et qui fait craindre une contagion étendue à l’ensemble de la société, autre perte de différenciation symbolique. Cette prévention est à rapprocher des capitaines refusant de prendre à leur bord des naufragés, par crainte des maladies contagieuses. Le cannibalisme de survie étant chose connue, ne s’agit-il pas de se protéger de la contagion cannibale, non en tant que pratique réelle menaçant l’équipage, mais en tant qu’effondrement des structures psychiques et civilisationnelles ?
Un autre interdit repéré par Philbrick s’attache à « l’inceste gastronomique » (HS, 193), c’est-à-dire le fait de manger une personne apparentée. Au retour des naufragés, le cannibalisme lui-même était évoqué ouvertement et de manière quasiment factuelle. En revanche, George Pollard, capitaine de l’Essex, a présidé à l’exécution de son cousin Owen Chase et consommé sa chair. Or, s’il l’a fait, c’est en vertu d’un tirage au sort proposé par Chase lui-même, qui a ainsi vu sa propre initiative le condamner à mort. Rien d’exceptionnel à cela, car le tirage au sort est acceptable selon les codes maritimes ; cette pratique illustre l’un des plus grands hiatus entre les lois de la terre ferme et celles de la haute mer, celles-ci relevant d’un contrat non écrit, accepté de manière tacite, sans signature. C’est le rapport même à la loi qui en est altéré : la communauté des marins obéit ainsi à une loi contractuelle qui n’est pas « la Loi » mais une promesse de comportement, un code dépendant des circonstances.
S’il n’existe pas d’interdit de consommation touchant à la question raciale, celle-ci semble frappée de tabou dans le récit des survivants. Les premières personnes à succomber étaient afro-américaines, toutes fragilisées dès l’embarquement du fait des inégalités sociales. Soulignons à cet égard l’absence de logique émissaire : à aucun moment la communauté ne semble se polariser contre un être incarnant la limite et l’indifférenciation, selon la logique émissaire mise en lumière par René Girard. Parvenue à ce stade de dénuement, elle n’a plus besoin de se refonder autour d’une identité retrouvée ; le seul enjeu est la survie, la faim et la soif ayant déjà réduit les naufragés à des corps quasiment indifférenciés. Reste toutefois la différence de la couleur de peau.Cinq des six morts recensés étaient noirs, quatre furent mangés, ce que Chase ne commente jamais. Existerait-il un refoulé racial que la circonstance de la famine n’aurait pas permis de tirer vers la lumière ? Sans doute, si l’on se souvient que Nantucket était un bastion de l’abolitionnisme (principe d’ailleurs essentiel à l’éthique des Quakers), et que le corps noir ait pu devenir objet de consommation indique une telle discordance entre l’idéal et la nécessité que même la pire situation de famine ne saurait en lever le tabou.
Qu’en est-il de l’héritage collectif laissé par le naufrage ? Si la parole s’est déliée au retour des survivants, elle ne s’est guère transmise. Le désastre a longtemps été tabou à Nantucket, jusque tard dans le XXe siècle. Alors que les survivants étaient prêts à conter leur histoire dès leur retour sur la terre ferme, comme une levée de la censure, l’écriture fait retomber l’interdit. Thomas Nickerson, jeune mousse à bord de l’Essex, affirme avoir survécu grâce à la ration de pain supplémentaire que représentait la mort des autres marins, niant ainsi toute pratique anthropophage. La fiction a tôt fait de reprendre le pas, tandis que pour d’autres, c’est l’instauration d’un rituel qui permet de greffer des codes, des normes, des cadres sur une réalité nue et abjecte. Ainsi, une fois par an, le jour anniversaire de la perte du navire, Pollard s’enfermait dans sa chambre et jeunait, sinon en signe d’expiation, du moins pour commémorer l’événement.
De l’intertextualité comme ingestion
Avec son abondant recours à l’intertextualité littéraire, l’écriture de In the Heart of the Sea participe d’une autre forme de mise à distance de l’horreur par la fiction. On observera que cette tactique ne s’applique pas directement aux scènes de cannibalisme, présentées dans une narration factuelle et un style où la retenue l’emporte sur le sensationnalisme, mais dans ce qui les environne. L’évocation de la tempête, l’itinéraire du navire sont autant d’occasions d’employer les motifs du voyage en mer, et même d’adjoindre au récit une forme de fabulation sous l’aspect de la spéculation psychologique ou de l’hyperbole.La fabulation est d’ailleurs indissociable des longs voyages en mer, comme l’atteste la tradition du « yarning » consistant à échanger des histoires interminables, souvent invraisemblables, foisonnantes d’exagérations de toutes sortes et parfois sans fin véritable, voire sans queue ni tête. Si le romanesque est un tissu aux fils entrecroisés, le « yarn » est au propre comme au figuré une pelote qu’on dévide.
La tradition du « yarning » a pu influencer toute une littérature du voyage maritime, notamment à travers l’imbrication des discours dans les romans de Joseph Conrad, où la narration est souvent prise en charge par un marin contant son histoire (ou l’histoire d’un autre marin). C’est ainsi que, dans Lord Jim, le narrateur omniscient des premières pages fait place à Charles Marlow, narrateur interne que l’on trouve aussi dans les romans Heart of Darkness (où son récit est relayé par un autre narrateur), et Chance, ainsi que dans la nouvelle « Youth ». Si ce dispositif est absent du livre de Philbrick, on y trouve un phénomène de cadrage paratextuel, le récit étant précédé d’une citation de la Bible et d’un extrait d’un poème de Robert Lowell, de la table des matières, d’une préface, de la liste des membres de l’équipage et de deux plans du navire, et suivi de quarante pages de notes présentées sous la forme d’un texte dont la découpe reprend celle des chapitres (un développement par chapitre, donc, sans numérotation de notes renvoyant à telle page précise), d’une bibliographie, de remerciements et d’un index. Cette présentation marque l’appartenance du livre au genre de l’essai, alors que par son écriture, il s’inspire des plus grands auteurs de fiction… dont Conrad, à travers des phrases qui pourraient être tirées de Lord Jim comme « Their lives were governed by a force of terrifying unpredictability — the sea » (HS, 4) ou « Unable to see very far in the inky darkness, the men let their imaginations fill the void with their fears » (HS, 115). Le « noir d’encre » évoqué ici renvoie à l’écriture même, au fait que cette obscurité littérale mais aussi morale est pour Philbrick une réminiscence littéraire donnant à son récit une épaisseur intertextuelle. Ailleurs, l’approche du danger et l’inexplicable attentisme des marins, le retard de la lucidité sur une Nature impénétrable qu’on pourrait croire animée d’intentions malveillantes, l’inexpérience et l’entêtement des commandants sont autant d’éléments qui rappellent Typhoon ou Lord Jim. Or ce sont bien là des points ajoutés par l’auteur, qui s’écarte de la description des faits pour porter des jugements sur la qualité morale des protagonistes (« Pollard was now flaunting his disregard of traditional seafaring wisdom » [HS, 39]), à la manière des narrateurs conradiens condamnant l’hubris de leurs supérieurs.
Si le récit s’orne de figures rhétoriques empruntées à la fiction, on pourrait presque former l’hypothèse – qui dépasse le cadre de la présente réflexion – d’un mode d’écriture qui serait déterminé par l’environnement qu’il décrit, et progressivement façonné par les auteurs intégrés au canon. Chez Philbrick, la distinction entre relation des faits et dramatisation est brouillée dès le sous-titre, « The Epic True Story That Inspired Moby Dick ». La ligne de fuite est ainsi la rédaction de l’œuvre de Melville, tandis que la tension entre vérité et épopée paraît menacer l’intégrité documentaire du récit. L’adjectif « épique » s’entend certes au sens des épreuves traversées par les marins, mais l’on ne peut ignorer son sens littéraire, qui fait dusous-titre un véritable programme d’écriture : le réel encadré par la fiction, comme pour en circonscrire l’horreur, le littéraire comme rempart contre l’abjection. Le mécanisme illustre bien la fonction de l’expérience artistique selon Julia Kristeva, une expérience « enracinée dans l’abject qu’elle dit et par là même purifie ».
À cet égard, la médiation littéraire la plus remarquable est sans doute celle qui fait intervenir le célèbre poème que Samuel Taylor Coleridge a consacré aux marins en détresse, « The Rime of the Ancient Mariner ». Par une étonnante coïncidence, celui-ci accompagne et précède même l’histoire de l’Essex puisqu’il fut écrit entre 1797 et 1798, un an avant le baptême du navire, et révisé et annoté en 1817, trois ans avant le naufrage. Dans le récit de Philbrick comme dans le poème, l’itinéraire du navire se double d’une géographie symbolique donnant à l’aventure des apparences d’allégorie. À la mer étale des calmes équatoriaux (« the doldrums » en anglais, terme qui de manière figurée évoque la stagnation économique et un état général de tristesse, d’ennui et d’atonie) succède le Cap Horn, décrit comme le point le plus bas de l’itinéraire, celui où le moral de l’équipage atteint son nadir. En adoptant cette idée d’une cartographie psychologique, voire spirituelle, Philbrick se fait l’héritier d’une lecture allégorique du voyage en mer. On se souvient que, chez le poète romantique, le calvaire enduré par l’équipage découle du meurtre d’un albatros, transgression indiquée sur la carte par l’expression « crossed the line » : le franchissement de l’Équateur est aussi celui d’un interdit. Point de cannibalisme à proprement parler chez Coleridge, même si, dans une scène confinant à l’autophagie, le narrateur se mord le bras pour aspirer son propre sang et retrouver la faculté de parole que la soif avait atrophiée. Le poème n’en demeure pas moins, au même titre que les œuvres de Conrad et Melville, l’un des fils littéraires formant la trame du livre de Philbrick, qui se nourrit de fiction pour habiller la crudité du réel.
Que peut la fiction lorsque l’homme est contraint de manger son semblable ? À la fois peu et beaucoup. Peu, car l’acte lui-même ne peut s’énoncer qu’avec retenue, sans artifices, mais beaucoup si la fiction permet de lui donner un cadre qui le tient à distance et le rend soutenable. Partis d’un monde où les affects violents sont proscrits, employés à bord d’un navire où les corps sont soumis à la géométrie, les naufragés n’ont pour envisager l’anthropophagie que quelques interdits parfois fluctuants, comme autant d’inventions permettant de croire qu’ils demeurent civilisés malgré tout. L’écrivain, lui, a le choix entre le silence et l’inscription de l’acte dans un imaginaire où s’entrecroisent le réel et la fiction. La pratique anthropophagique ne semble alors pouvoir s’énoncer que par l’artifice de la fiction, y compris par une forme d’intertextualité tenant du phagocytage, voire du cannibalisme. Que Philbrick en vienne à cannibaliser son propre texte pour le décliner au gré des publics et des supports n’est en fin de compte que l’aboutissement d’une démarche visant à soustraire l’anthropophagie à la réalité extralinguistique pour l’inscrire dans un espace où les signes renvoient à d’autres signes. Ce faisant, pour suivre Derrida, il ne s’agit pas, par l’inscription de l’acte anthropophage dans un régime fictionnel, de substituer une représentation à ce qui demeure innommable, mais bien de l’arracher aux cadres de la rationalité au prix d’une altération radicale.
Mots-clés :
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