De la digestion du savoir
Marie-Hélène Larochelle est professeure agrégée à l’Université York. Ses recherches portent sur la violence et la monstruosité dans la littérature contemporaine. Elle est l’auteure des essais L’abécédaire des monstres. Fragments de Réjean Ducharme (PUL, 2011) et Poétique de l’invective romanesque. L’invectif chez Louis-Ferdinand Céline et Réjean Ducharme (YYZ, 2008) et de plusieurs collectifs dont Méchancetés (PUL, 2021) et La Claque. Violence et résilience en littérature québécoise contemporaine (@nalyse, 2019). Elle est l’auteure de deux romans, Je suis le courant la vase (Leméac, 2021), en traduction Kissing the Undertow (House of Anansi Press, 2023), Daniil et Vanya (Québec Amérique, 2017), en traduction Daniil and Vanya (Invisible Publishing, 2020), et de plusieurs nouvelles dont Crudité (dans Monstres et fantômes, Québec Amérique, 2018), et Phenix (dans Stalkeuses, Québec Amérique, 2019). Ses œuvres travaillent la mise en esthétique de la violence.
Quand Erin a déplacé le dictionnaire depuis la bibliothèque du salon jusqu’à sa chambre, déjà la mère n’a pas compris. Le vieux Larousse médical avait été acheté dans un lot d’ouvrages antiques destinés à la décoration. La mère trouvait les vieilles couvertures d’un grand chic, les tranches s’harmonisaient bien avec la couleur du mur. Elle était revenue, quelques semaines plus tôt, d’une brocante avec une pile imposante d’ouvrages dépareillés pour lesquels elle n’avait aucun intérêt sinon pour leur esthétique. Tous trônaient sur la tablette centrale de la bibliothèque murale, avec les bougies parfumées, pour former un décor intellectuel que la mère jugeait du meilleur goût.
Qu’Erin réclame le Larousse lui était apparu comme une fantaisie, la mère ne voyait pas en quoi l’ouvrage s’agençait avec la chambre de l’adolescente, mais elle n’a pas manifesté d’objection, s’est contentée de redisposer les autres livres, d’ajouter un bibelot pour combler le vide.
Le Larousse médical 1924 repose maintenant dans le lit d’Erin, se confond dans les oreillers. Elle ne le lâche plus, dort en l’étreignant contre son ventre.
La découverte du dictionnaire a été une révélation. Erin peut pendant des heures tourner les pages pour découvrir les articles les plus explicites. Herpès, eczéma, bubons sont ses préférés. Elle aime aussi particulièrement le détail des déformations du début du siècle que les soins et les vaccins modernes ont éradiquées. Polio, nanisme, scoliose, ressuscités sur la page, offrent à Erin un monde de difformités inconnu, hypnotisant.
Par-dessous tout, ce sont les planches glacées qu’elle affectionne.
FIG. 2316. Varice – Dilatation excessive et permanente d’une ou de plusieurs veines.
Erin est déçue. La vignette n’est pas en couleur.
Tout de même, le dessin propose la vue de profil d’une jambe affreusement bosselée et un plan découpé des veines entrelacées.
Au bas de la page, un ulcère variqueux de la jambe lui plait davantage. La photo grisâtre est de mauvaise qualité, mais l’affection est si importante que la cheville semble avoir été rongée jusqu’à l’os.
Du bout du doigt, puis de la langue, Erin caresse la photographie comme si un relief pouvait être extrait de l’illustration. L’encre noire a un goût âpre. Elle lape la vignette, tente de percevoir le rebondi de la veine, le subtil des couleurs que le dictionnaire a négligé de reproduire. Les indigos presque noirs du sang stagnant, les pourpres aux nuances carmin se croiseraient en aspérités sous sa langue. Elle devrait faire un effort pour ne pas mordre la proéminence, tirer la veine entre les dents pour la sectionner. Enfouie dans la page, Erin n’entend pas la mère arriver.
— Mais qu’est-ce que tu fais ?
Prise en faute, Erin laisse tomber le dictionnaire sur le lit. La mère n’a pas vu le geste de dévoration, son visage était caché derrière la couverture ouverte.
— J’essaie de déchiffrer les petits caractères.
Le mensonge convainc l’adulte. La mère hausse les épaules en un mouvement de dépit devenu symbole de leur relation. Elles ne se comprennent pas. Erin met un temps à calmer ses palpitations, elle a bien failli être prise sur le fait cette fois.
PL. X. Maladies de la peau : Chéloïde. Chloasma. Dermatite herpétiforme. Dyshidrose palmaire.
Erin lèche le glacis. L’encre de photo a des notes acides, terreuses. Les teintes ne s’abiment pas. L’illustration reste visible malgré les lapées. Elle cherche à identifier la nuance des couleurs sous sa langue, goûte les roses pour les distinguer des bruns plus profonds. L’exercice est difficile. Elle plisse les yeux, fait tourner sa salive pour isoler les saveurs, se concentre. Elle croit reconnaître que les couleurs foncées ont un goût plus âcre, plus concentré que les pastels. Du pointu de la langue, elle suit les contours pour confirmer son intuition. Bientôt, elle peut reconnaître les motifs comme des reliefs.
Ses lèvres plaquées contre la page embrassent l’illustration à pleine bouche. Elle enfouit le nez dans la bordure du livre ouvert, remonte la fente en un baiser humide.
PL. XIII. Ecthyma.
Un eczéma purulant affecte une des mains photographiées. Erin pose la sienne sur la page jaunie. La forme est comparable, la main reproduite est féminine, plus enrobée que la sienne, mais tout de même semblable dans la forme des doigts, dans le bombé du poignet. Là où une lésion particulièrement vilaine apparaît sur la main de la photo, Erin a une callosité.
Du tranchant de l’ongle, elle gratte la corne qui rougit rapidement, mais n’enfle pas. Un crayon s’avère plus efficace. La mine aiguisée pénètre dans la peau sans la briser, Erin doit gratter pour obtenir une plaie. En répétant le mouvement plusieurs fois, elle crée une blessure sans s’infliger une douleur trop vive.
Sur sa langue, la blessure n’a que peu de saveur. Une légère note métallique, sans plus. D’une canine, elle aggrave la plaie jusqu’à ce qu’un filet s’en extrait.
Quand elle repose la main sur la page, le résultat est plus satisfaisant, les deux blessures sont relativement similaires quoique celle d’Erin ne soit pas infectée. Il faudra quelques jours pour obtenir le même résultat.
***
La couverture vert-de-gris est marquée d’un modelé floral dans lequel s’incruste le titre en lettres dorées. La tranche de cuir prolonge le motif ; un coin déchiré laisse voir l’épais carton sous la cuirette verdâtre. Erin lisse le tissu abimé, manipule le lourd volume avec délicatesse.
Les pages illustrées sont faciles à retrouver, le glacé des pages en couleurs épaissit le papier ; le dictionnaire s’ouvre spontanément sur les vignettes détaillées.
Erin évalue l’évolution. Sa main se compare désormais bien à celle de l’illustration.
Depuis plusieurs jours elle s’est appliquée à frotter sa paume contre les surfaces publiques – métro, toilettes, murs – en prenant soin d’éviter les savons. L’opération a été un succès, une purulence blanchâtre borde le cratère de sa paume.
La bouche contre le papier, Erin opère un va-et-vient entre la photo et sa plaie, confond les goûts avant de tourner la page.
PL. XVI. Maladies de la peau : Gale. Herpès. Hydroa. Impétigo.
Le visage affecté d’herpès est saisissant. Un drap blanc cache les yeux et fait ressortir la bouche bordée de centaines de bubons. Les cratères jaunâtres s’incurvent en leur centre, sont si nombreux à la commissure des lèvres qu’ils forment une chaine de montagnes indistinctes.
Erin arrête son œil dilaté sur chaque bouton, trace le parcours de l’infection d’un regard fixe. Le nez collé sur la page, elle peine à déterminer s’il s’agit d’une photographie ou d’un dessin. Musée de l’hôpital Saint-Louis, Paris, précise la légende. Il doit s’agir d’une photographie, peut-être a-t-elle été recolorée, c’est ce qui donne à l’image ce grain étrange.
La page sent l’humidité, la moisissure. Erin cherche ce que lui évoque cette odeur. La cave. Le stationnement sous-terrain. Avec une subtilité qu’elle ne parvient pas à identifier.
Elle tourne sa langue contre la bouche affectée, en un baiser voluptueux. Elle imagine les boutons contre ses papilles, la rencontre des aspérités, le mélange des humeurs. La bouche aurait l’odeur de la page, le suave de la fibre, le doux du plastifié.
Erin se redresse brusquement, surprise par la douleur. Elle s’est coupé la langue contre la bordure de la page. Une coupure longue et fine comme une lame de rasoir. La page lui a répondu. La langue entre les dents, Erin sourit.
***
La bouche guérit malheureusement très vite. Provoquer une infection dans une muqueuse aussi résiliente n’est pas aisé. L’infection tarde à se déclarer. Dans le miroir de sa chambre, Erin surveille l’évolution. La langue est rouge, légèrement plus enflée qu’hier, sans plus. La plaie de sa paume progresse mieux. Ce qui était une callosité est désormais un concave profond de quelques millimètres qui couvre un quart de sa paume. Le pourtour s’est ramolli, les chairs se désagrègent. Sous la langue, Erin reconnaît le creux, suce la lymphe qui suinte de la plaie. Chaque baiser aggrave la blessure. Il faut progresser lentement, ronger les chairs mortes, dévorer par bribes les crevasses encore à vif.
Ce qu’elle préfère, c’est la croûte qui se forme quand la plaie sèche. Elle coince la gale entre ses palettes, détache la surface sans la briser avant de l’écraser contre son palet. Le film n’a pas de goût, tout est dans la texture. Mais pour obtenir cette pelure, elle doit être patiente, laisser la blessure guérir. C’est difficile. Elle s’est ainsi mise à gratter d’autres régions pour cultiver plusieurs plaies à la fois. La technique consiste à blesser une zone assez importante sans pénétrer trop profondément pour que la cicatrisation se renouvelle souvent. Elle entretient ainsi plusieurs griffures sur les avant-bras et les genoux. Les autres régions du corps exigeraient qu’elle se contorsionne pour dévorer les galles et elle n’est pas très souple. Elle doit aussi être attentive aux vêtements qu’elle choisit : les mailles laissent des peluches dans les plaies qui sont très déplaisantes sur la langue. Il faut également privilégier les cotons qui respirent, sinon les blessures ne sèchent pas, les chairs bouchonnent mollement.
Erin visite les différents lieux des blessures, ronge celles qui sont prêtes à être consommées, puis pose un regard concupiscent sur le Larousse.
Elle pourrait se permettre de grignoter le coin de la couverture qui est déjà abimé. Elle hésite.
Il s’avère que le tissu de cuir a une texture semblable à celle des croûtes. Erin en arrache un lambeau qui découvre le carton sur une large moitié de la couverture. Le cuir la fait baver, elle mâche longuement, mais le matériel ne se décompose pas, refuse de se laisser digérer. Elle avale la boule gluante en inclinant la tête, la sent descendre dans sa gorge. L’altération de la couverture est désolante, mais Erin ne peut résister à dévorer ce qui en reste. La peau du dictionnaire disparaît, le volume écorché semble souffrant.
Erin respire profondément, se râcle la gorge, fait un effort pour ne pas tousser. Son désir ne s’apaise pas.
Elle coince les pages entre ses dents, déchire les glacis, avale les infections avec frénésie. Le papier vieilli se déchire en produisant une poussière jaune qui vole dans la pièce, colle à ses cheveux. Erin mord plusieurs pages à la fois, arrache les tranches des deux mains. Le dictionnaire s’éventre, se décompose, disparaît.
Erin ne goûte plus la saveur des encres, oublie le subtil des couleurs, elle a absorbé le livre, le digère, essoufflée. Le papier a laissé de nombreuses coupures à la commissure de ses lèvres, ses dents sont douloureuses d’avoir mordu les amas, sa gorge, lacérée.
Erin chérit déjà ces plaies dont elle prendra soin avec délice. Sa paume nécrosée contre ses lèvres écorchées cache le sourire qu’elle s’adresse à elle-même. Ce n’est qu’un début.
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