Le Moiré
Nicolas Chalifour est né à Québec en 1970, puis il a grandi dans les banlieues de Toronto et de Montréal. Maintenant, il écrit et enseigne la littérature. Il est l’auteur de trois romans : Vu d’ici tout est petit (2009), Variétés Delphi (2012) et Vol DC-408 (2019).
J’écris : j’écris parce que nous avons vécu ensemble, parce que j’ai été un parmi eux, ombre au milieu de leurs ombres, corps près de leur corps; j’écris parce qu’ils ont laissé en moi leur marque indélébile et que la trace en est l’écriture […].
Georges Perec, W ou le souvenir d’enfance
Non, ça ne se passe pas toujours comme dans les contes et il arrive qu’au départ il n’y ait pas de fée. La plupart du temps d’ailleurs, les fées, leurs baguettes, leurs rouets, leurs aiguilles à tricot et autres outils restent à inventer. En l’absence de ces présages, il arrive même que les choses se présentent à l’envers et que ce soit sur le sein d’une mère éplorée qu’on se retrouve; que ce soit, dès l’origine, dans les bras d’une pleureuse qu’on échoue. Être si tôt confronté à la peine et aux larmes, qui finissent inévitablement par tout éclabousser, ce n’est peut-être pas plus mal, mais ça complique un peu l’affaire.
Lorsque, par ailleurs, le naufrage s’explique en partie par le fait qu’on soit arrivé trop tard, il est difficile de ne pas se concevoir comme étant de trop et, pour tout dire, exclu avant même d’avoir franchi le seuil, d’être passé à l’accueil. La mère en pleurs, femme fragile aux yeux pers qui fait de son mieux, a beau raconter à son enfant, entre deux sanglots, qu’il est une offrande inespérée, un cadeau du ciel, et ils peuvent bien, tous les autres, le père et le chœur des frères, chanter, avec ardeur et enthousiasme, les louanges du poupon, on ne naît pas dupe et, forcément, le petit se méfie.
Il comprend vite que de débarquer en novembre 1970, douze ans après la fratrie, la rafale serrée des grands frères, et quelques mois avant la fuite de la lignée à Toronto, c’est non seulement rater la famille, mais aussi esquiver le Québec, le folklore de sa grande tribu, la nation d’Épinal, et passer de justesse à côté de son Histoire, de la crise et de l’ouverture de son coffre de Pandore : une valise de Chevrolet abandonnée à Saint-Hubert avec le cadavre du ministre et les restes d’un espoir. Il aura, de surcroît, le loisir de découvrir, le petit, que de naître un 3 novembre, c’est également manquer de peu les morts en fête, n’entrevoir que quelques furtives lueurs de leur monde entre des portes qui battent dans le vide avant de se refermer.
Cela fait beaucoup de rendez-vous manqués sous le crachin salé des lamentations maternelles, et ce fils, celui qu’on n’attendait pas, voit bien qu’il aurait intérêt à s’aménager une place en retrait, à l’écart du monde, de ce monde qui, n’ayant pas de temps à perdre avec les retardataires et autres déphasés, se profile déjà, pour lui, à bonne distance. Il ne peut qu’espérer parvenir à se creuser, avec ses modestes moyens, ses doigts encore débiles et ses ongles mous, un trou où se terrer à l’orée de cette fête qu’il a ratée, de ce bal auquel il aura toujours l’impression d’être arrivé au moment où l’on débarrassait les tables, passait le balai, mettait les derniers ivrognes dans un taxi.
Mais les récits flatteurs de l’une et les encouragements et chants en falsetto des autres demeurent convaincants et il est bien tenté d’y croire, le petit. Il commet alors l’erreur de se sentir presque congru, de s’imaginer utile malgré les larmes et ses nombreux retards. C’est qu’il n’a pas encore lu Camus et que les parfums d’essence qui flottent tout autour le poussent à adhérer à ce qu’on lui raconte et, plus encore, à ce qu’elle répète, elle, sa pauvre mère persuadée que, sans cet enfant tout neuf, ce Cinquième, ce providentiel accident, elle aurait basculé sans tarder dans la vieillesse, se serait acheminée au pas de course vers l’agonie. C’est avec beaucoup de tendresse et à grands renforts d’Ave Maria et de messes, de chapelets et de giclées d’eau de Lourdes que l’enfant se voit ainsi sacré non seulement cadeau du ciel, ce qui est déjà pas mal, mais aussi sauveur de mère en péril. Investi de cette délicate mission, il prend, cela va de soi, ses responsabilités filiales très au sérieux. Alors, à peine a-t-il été creusé, que son trou tranquille doit être délaissé pour aller conjurer la vieillesse qui rôde et parer les menaces, qu’elles soient réelles ou imaginaires. Il lui faut soigner les lendemains de veilles maternels, séquelles d’hiers qu’il n’a pas connus.
Évidemment, rien de cela ne macère dans une joie excessive. Les lamentations, les larmes et ces quelques mesures de barcarolles susceptibles de les faire sourdre que sa mère reprend inlassablement au piano du salon ne sont jamais loin. Le plus souvent, c’est en lui chantant Cadet Rousselle, bon diable qui possède tant de choses, ou Il était un petit navire, esquif auquel il manque cruellement de tout, qu’elle berce son petit Christ, mais elle se laisse également aller, de temps à autre, à des récits plus personnels, à l’évocation de souvenirs déterminants, pans de passé qui donnent sens et intensité à sa relation avec sa bonne Sainte Vierge.
Il y a les histoires de maladies, de folies euphémisées et autres empreintes d’abus fondus, par pudeur et bienséance, dans toutes sortes de silences, la chronique des jeux de coulisses des vieilles familles, celle aussi des faillites, des saisies à peine évitées ou imminentes, des rêves avortés et des si nombreux regrets. Puis il y a les récits plus intimes encore, souvent issus des temps anciens – ceux d’avant la naissance du Cinquième et la fuite de la famille ruinée vers la Ville-Reine. Ceux-ci semblent encapsuler toute la matière tragique autour de laquelle cette femme a embobiné ses fils, noué son sort, tissé sa misère de mère.
L’un des plus marquants de ces récits relate le cours d’une belle fin d’après-midi d’été à Québec. Une femme, alors que son mari écluse, comme à son habitude, au bar du Château, fait monter ses enfants dans sa belle voiture bleue. Les quatre garçons, affublés de costumes identiques – de mignons petits habits que leur mère a cousus elle-même de ses doigts fins –, s’entassent en silence sur la banquette arrière. La mère s’installe derrière le volant, insère la clef dans le contact, jette un coup d’œil dans le rétroviseur et, après avoir replacé une mèche sur son front, met le moteur en marche. Elle demeure alors immobile, les mains crispées sur le volant et ses yeux pers rivés au lointain. Au bout d’un moment, elle expire longuement et se met en route. La voiture descend la Côte à Gignac et roule doucement vers le fleuve dans lequel sa conductrice projette de s’engloutir avec ses peines et sa progéniture, ces pauvres chéris qu’elle n’aurait jamais le cœur d’abandonner, sans elle, aux tourments d’un monde si dur. C’est au bas de la côte que la Vierge Marie, jugeant que l’heure de cette mère en cavale n’est pas venue, intervient. Elle lui suggère, au moment où la voiture est sur le point d’atteindre sa destination, une longue courbe qui surplombe si opportunément les eaux grises du fleuve, de revoir son dessein, de renoncer à une telle sortie de piste. La voix douce mais impérieuse de cette Marie pleine de grâce convainc donc, in extremis, la femme désespérée de ne pas mettre fin à ses tourments et d’épargner les quatre angelots si joliment vêtus qui, alignés sur la banquette arrière, ne se doutent de rien.
Ohé ! Ohé ! Matelot, Matelot navigue sur les flots…
Ce genre de funeste récit est toujours accompagné d’une non moins accablante apostille par laquelle la conteuse en détresse s’empresse de se faire rassurante auprès de son enfant, de promettre que jamais elle ne se laisserait dorénavant aller à de si noirs élans. Elle explique qu’il faut comprendre ce que c’était à l’époque, elle si seule avec les quatre garçons, ces quatre bouches à gaver, ces quatre petits corps à vêtir, à bercer, à torcher et le deuxième pas tenable qui l’inquiétait perpétuellement, qui l’exténuait, et la naissance du quatrième qui, la vidant de son sang, a failli l’emporter, puis le père, le père avec ses maudites bouteilles bues ou cachées un peu partout dans les maisons et sous les banquettes des voitures, le père avec ses visions de grandeur, ses plans foireux et l’argent, tout cet argent emprunté à sa famille, sa famille à elle, le père avec ses bouquets de mensonges, ses insultes et ses colères, sans compter tous ces gens partout autour, ces meutes aux aguets, les voisins qui les épiaient, qui parlaient d’eux, d’elle, les commérages, les méchancetés sans bon sens. Mais, maintenant qu’il est là, son petit miracle, jamais plus elle ne pourra avoir l’idée de le faire monter dans une voiture pour plonger avec lui dans les eaux d’un fleuve, d’un lac ou de la mer, encore moins dans celles de la rivière qui coule juste là, si près, derrière la maison…
Non, non, pas de danger qu’elle songe à en finir comme naguère par ce bel après-midi d’été dans l’anse de Sillery. Non, non, elle attendra, elle le répète en murmurant au petit, comme pour se convaincre elle-même, la nuit venue, au moment des prières. Oui, il peut en être sûr et dormir tranquille, elle attendra maintenant patiemment que sa bonne Sainte Vierge décide du moment de sa délivrance et veuille bien venir la chercher, renchérit-elle au chevet du garçon en lui caressant les cheveux de la main gauche et l’invitant à faire de beaux rêves dans le cliquetis d’un chapelet qu’elle égraine de la droite.
Ah! Ah! Ah! mais vraiment, Cadet Rousselle est bon enfant!
Tout cela, bien entendu, produit son effet, et le petit ne sait jamais trop s’il doit, en tant que secouriste de fortune, demeurer aux aguets, veiller sans relâche sur le sort précaire de sa triste mère ou si, se rappelant son statut d’embêtant accident, d’encombrante addition, il ne devrait pas plutôt cesser de s’imposer au monde, renoncer à nuire au dénouement naturel des catastrophes. Faut-il tenir vaillamment le fort ou se retirer, regagner la pénombre des marges ? Le dilemme est pour lui de taille, et le garçon demeure perpétuellement indécis, coincé entre un monde où des mères en pleurs roulent vers le fleuve, et celui, en retrait, où l’on devrait pouvoir fuir, s’effacer, tranquillement, au fond du trou qu’on s’est creusé. Impossible pour lui de trancher. Comment être sûr que cette pauvre femme n’aurait pas eu, si elle ne s’était pas retrouvée entravée à quarante ans par un enfant supplémentaire, le courage et des restes suffisants de volonté pour abandonner ses prières et tout balancer, quitter sa misère pour aller se tricoter ailleurs une nouvelle existence, pour se recomposer avant que les angoisses et une folie encore larvée ne l’envahissent, puis la rompent définitivement ?
Le petit se laisse tout de même gagner, quelques rares fois, par l’idée de refuser sa charge, de laisser choir le costume du dernier répondant pour détaler, se faire oublier afin qu’ils puissent tous, la mère et les autres, reprendre le fil de l’existence qu’ils menaient avant l’éclatement malencontreux du condom – les choses finissent vite par se savoir dans les familles distendues –, les difficultés de la grossesse tardive et la naissance à contretemps d’un cinquième gars. Mais ces élans sont rapidement freinés puisque, bien empêtré dans les chapelets, il n’arrive pas à cesser de croire aux récits de cette femme dont les yeux pâles semblent démultiplier la peine. Impossible de trancher quand, comme elle peut-être, on n’a ni l’énergie, ni la volonté nécessaire pour refuser le rôle assigné, pour se sauver.
Ces ponctuels épisodes de lucidité sont cependant rapidement noyés dans le vacarme d’autres récits, principalement ceux du père qui, tout embouteillé qu’il soit, demeure un prodigieux conteur, un créateur de décors saisissants et un infatigable traceur de points de fuite. C’est par lui d’ailleurs que viennent les livres ; tous ces livres qu’il rapporte à la maison lorsqu’il rentre, si tard le soir ; ces livres dont il entreprend la lecture avec enthousiasme, corne les pages, souligne de longs passages, cite les saillantes formules ; ces livres qu’il abandonne, comme chacun de ses grands projets et autres promesses d’avenirs sereins, bien avant leur dénouement, pour passer au suivant, pour en entamer de nouveaux. Ces livres sont partout, alignés en désordre sur les tablettes des bibliothèques, empilés sur les tables à café, les réservoirs des cuvettes de toilettes et les banquettes des voitures.
Nourries par ces innombrables lectures amorcées, les histoires, les anecdotes, les théories et les éloquentes menteries du père foisonnent et recouvrent tout, jettent un voile coloré sur le monde que cet homme occupe si bruyamment. Certaines d’entre elles, parfois même les plus simples, savent, comme par enchantement, avoir raison de la vigilance du petit, arrivent à déjouer sa grande méfiance à l’égard de leur auteur, cet homme dont l’épouse affligée compile et ressasse si méticuleusement les travers, faiblesses, tares et colères, et elles en viennent, ces fables paternelles, à imprégner son imaginaire.
Les livres ne sont pas les seuls produits dérivés de cet homme exubérant à encombrer la demeure familiale, il y a aussi les sculptures et bas-reliefs, les tableaux et gravures, les vases et porcelaines de toutes provenances. Tous ces objets qui, destinés à être revendus à prix indécents à des clients insouciants, n’ont pas trouvé preneur, s’accumulent et en viennent à saturer la maison d’images et de figures, de mythes et de légendes, de contrées lointaines et de passés fantasmés. Au cœur de ce maelström, de ce tumulte de brocante, un item demeure saillant dans la mémoire du Cinquième. Il s’agit d’une toile peinte par le père en 1964. De format marine et de facture épurée, manière de Jean-Paul Lemieux, cette toile présente un portrait de la fratrie. Les quatre frères du petit sont groupés dans la moitié gauche du tableau, l’aîné à l’extérieur, le cadet au centre de la toile. Ils ont l’allure de quatre belles quilles aux têtes bien rondes, unis dans une parfaite cohérence, six ans avant l’arrivée du chiot tardif. La portion droite du tableau est un vaste espace blanchâtre, suggérant une lande enneigée, que presse un ciel nocturne couvrant les deux tiers supérieurs de la toile. Dans le coin supérieur droit de ce ciel indigo, foncé, presque noir, flotte, tel un risible contrepoids au groupe imposant des frères, une lune, petite et pleine.
Les plus anciens souvenirs qu’a le petit de ce tableau accroché aux murs des salons des maisons de l’enfance sont indissociables d’une des plus tenaces fables paternelles. Toujours, en repensant à ce portrait, il entend la voix du père qui, jovial et enjôlant, prend soin de lui raconter que bien que, n’existant pas à l’époque, il ne soit pas sur la toile, il y a sa place et qu’en fait, il y est, que c’est lui, là, juste là, en arrière-plan, là, oui, oui, là, dans cette lune, ce satellite lointain qui, gravitant à distance du monde, le nimbe d’une pâle lueur, des feux réfléchis d’un autre astre. Cette voix du père résonne et le convainc que c’est lui qui, depuis l’à venir, éclaire cette scène : ces quatre garçons peints en groupe – vêtus de beaux habits cousus par leur mère –, ces frères immortalisés dans une harmonie formelle et chromatique comme il ne s’en fait plus, cette famille qui n’attend que lui.
Le père contribue donc à sa façon, tout aussi déterminante que celle de la mère éplorée, à emmêler le petit dernier dans les mailles de vastes mensonges, à lester sa conscience d’étranges honneurs et de lourdes charges. Mais c’est aussi dans les bras de l’art et de la fiction qu’il pousse, sans grande rigueur, mais avec un acharnement naturel et à peu près involontaire, ce cadet de la onzième heure. Ce père, dont on craint maladivement les bouteilles et les colères, cet homme toujours en retard, capable à tout instant de traiter sa femme de chienne, mais aussi d’étonnants élans d’affection, ce bonhomme mal taillé est celui qui, malgré sa méchanceté, ses innombrables fautes et ses trahisons répétées, pointera les issues en donnant à voir au petit d’autres formes de mondes. Sans les horizons projetés par cet homme, l’enfant ne serait probablement jamais arrivé à relâcher les fils qui l’enserraient ; sans l’évocation de ces ailleurs, il serait certainement mort asphyxié sous les caresses anxiogènes, pendu à un rosaire ou noyé dans le bénitier.
* * *
Maintenant que sont trépassés ces êtres, ces parents aussi difficiles à magnifier qu’à mépriser, et que le Cinquième, ce petit devenu grand, a su, en bon retardataire et par un curieux rappel de sa venue au monde, rater leur mort – celle de sa mère au bout de la folie à l’étage sécurisé d’un CHSLD (il a choisi ce moment précis pour quitter son chevet et descendre prendre l’air), puis celle de son père, isolé dans une chambre du CHUM, un dimanche de décembre (à quelques stations de métro de chez lui) –, il comprend davantage l’importance qu’a pour lui la littérature, celle qu’il lit bien sûr, mais aussi, et surtout, celle qu’il relit, celle vers laquelle il revient sans cesse pour y faire quelques tours, pour s’écarter. Il saisit plus clairement comment il se fait que ce ne soit que dans les livres, ces curieux espaces permettant de se retrouver au cœur de mondes dont on demeure absent, que ce ne soit que là, entre leurs lignes, qu’il arrive, depuis l’enfance, à se faire une raison, et comment ce n’est que dans l’alternance des pleins et des vides que forment le noir de leurs caractères et le blanc des pages qu’il parvient à faire ses deuils.
Puis, il y a celle qu’il écrit, la littérature qu’il sécrète lui-même, si lentement et laborieusement, dans sa tête ou ailleurs, depuis l’enfance. Après avoir lu Camus, il a longtemps pensé qu’il n’écrivait que pour donner une forme – comme le veut la formule – à un monde qui n’en avait pas et n’en aurait jamais. Il a cru durablement que l’affaire tenait ni plus ni moins à une manière de mise en ordre, de réponse à une sensibilité inadéquate, de prise en charge d’une mélancolie démesurée. Mais maintenant que les récits et les mensonges des origines sont devenus de purs souvenirs, et ces souvenirs, pour lui, de scintillantes histoires, maintenant que celle et celui qui les contaient sont disparus, ont enfin pu acquérir les traits de véritables personnages, le fils, ce dernier venu, comprend aussi un peu mieux pourquoi il s’acharne à écrire, à tisser des textes et, ce faisant, à réfléchir l’aveuglant réel en pâlissant ses feux par les filtres de la fiction. Il découvre finalement que c’est en partie pour sa mère, pour les yeux pers de sa mère, qu’il fait cela ; pour donner forme aux angoisses qu’elle lui a léguées, qu’elle a bercées et infusées en lui par des frictions d’eau de Lourdes et ses histoires de noyades. Aussi saisit-il que s’il est lié à l’écriture, condamné à elle, c’est parce qu’il n’y a qu’elle qui lui permette de ternir l’éclat d’une violence qu’un père excessif a semé en lui et dont il deviendrait, sans cela, un trop saisissant reflet.
Quand on arrive en retard et sous de tristes averses, quand on débarque alors que les contes sont faits et les livres refermés, que les soldes, débours et manques à gagner ont tous été comptabilisés, on doit bien, ne serait-ce que pour retarder un peu la folie, inventer de nouvelles fables. Or, pour déjouer les savants calculs et les tristes oracles qu’ils recèlent, on aligne ses mots dans de longues phrases qui n’avancent qu’en reculant, qui fuient dans un sens, puis dans l’autre et, pour mourir un peu moins vite, ne pas sombrer trop tôt, on s’applique à confondre réalité et fiction en mentant avec toute la sincérité dont on dispose sous le masque grimaçant. C’est qu’il n’y a qu’en fabriquant des histoires qui font de l’excès un style et de l’écart un centre qu’on puisse arriver à se faire une place à soi, à s’aménager un espace, une espèce de tout petit pays, coincé là, entre les portes battantes des mondes. On s’applique donc à façonner des récits qui finissent par faire passer les bateleurs pour des bouées et les fées pour des pleureuses. À moins, à moins que ce ne soit l’inverse.
Québec, 03-11-1970 – Montréal 11-03-2022