L’amie caregiver : limites et dérives d’une position privilégiée chez Delphine de Vigan
Lucile Mulat et Stéphanie Proulx
Université de Toronto
Lucile Mulat est candidate au doctorat en Études françaises à l’Université de Toronto. Consacrées à la littérature française contemporaine, ses recherches portent sur la représentation de la complicité féminine. Plus largement, elle s’intéresse à la littérature féministe et aux divers enjeux de la représentation des femmes. Son premier article, « “En magie, demander c’est obtenir” : étude du concept d’agentivité discursive dans Les Sorcières de la République de Chloé Delaume », a été publié en 2020 dans Nouvelle Revue Synergie Canada.
Stéphanie Proulx est candidate au doctorat en Études françaises à l’Université de Toronto et travaille sous la direction de Barbara Havercroft. Dans son projet de thèse, intitulé « Vers une poétique du care : les représentations de la maladie dans les écrits contemporains des femmes en France et au Québec », elle poursuit le dialogue entre les études littéraires, les éthiques du care et les théories de la vulnérabilité.
La vulnérabilité trouve un lieu d’expression privilégié dans la littérature contemporaine. En France, « les individus fragiles, les oubliés de la grande histoire [et] les communautés ravagées » occupent une place grandissante dans le paysage littéraire. En réponse à ces représentations, dont l’afflux traduit une volonté de faire la lumière sur des réalités méconnues, la critique mène depuis peu une réflexion sur les modalités d’écriture de la vulnérabilité et du care prodigué pour la minimiser. Au cours des dernières années, plusieurs numéros de revue et journées d’études ont été consacrés aux représentations littéraires des figures qui tentent, à l’échelle individuelle ou collective, de restaurer la dignité et l’autonomie des plus vulnérables. Au nombre de ces figures, celle du·de la caregiver – souventreprésentée, dans les discours dominants, comme une incarnation moderne de la fée marraine ou de l’ange gardien – soulève l’intérêt des chercheur·euse·s. Jusqu’à présent, la majorité des ouvrages publiés analysent les stratégies utilisées pour décrire le care administré par des professionnel·le·s, des conjoint·e·s ou des proches parents. Or, tel qu’il est conçu par Joan Tronto et Berenice Fisher, le care n’est pas tenu d’être dispensé dans le cadre du couple ou de relations comme celles du parent et de l’enfant ou du·de la docteur·e et du·de la patient·e. Défini comme « a species activity that includes everything that we do to maintain, continue, and repair our “world” », le care renvoie à un processus complexe dont la mise en œuvre requiert la participation d’un vaste réseau d’acteur·rice·s.
Parmi ceux et celles dont la contribution est négligée, à la fois par la critique littéraire et par les sciences humaines, figurent les ami·e·s. Pour la sociologue Sasha Roseneil, dont les travaux portent sur le rôle de ces dernier·ère·s dans l’épanouissement du sujet, cela est dû au fait que la relation amicale n’est pas encadrée par des institutions sociales comme le mariage ou la famille : « Friendship is characteristically and distinctively interstitial, unregulated, voluntary and driven by the pursuit of pleasure. It contrasts, therefore, with formal, legally regulated, and institutionalized personal relations […], which are more usually the subject of academic study. » Pourtant, les relations d’amitié revêtent une importance croissante dans les sociétés libérales contemporaines. À une époque où d’autres modèles que le couple hétérosexuel et la famille nucléaire émergent et circulent, de plus en plus d’individus substituent « the ties of friendship for those of blood, particularly with regard to everyday care and emotional support ». Ce phénomène, d’abord identifié par les études queer, soulève deux questions : comment la pratique du care transforme-t-elle la relation d’amitié ? Quelles représentations la littérature propose-t-elle des figures d’ami·e qui endossent le rôle de caregiver ?
Pour offrir un début de réponse à ces questions, nous proposons d’analyser les romans No et moi et D’après une histoire vraie de l’écrivaine française Delphine de Vigan. Publié en 2007, No et moi raconte la relation atypique que développe Lou Bertignac, une élève surdouée de treize ans, avec No, une jeune adulte sans-abri de dix-huit ans que l’adolescente tente d’aider. D’après une histoire vraie, paru en 2015, est un roman dans lequel Delphine, la narratrice, jette un regard rétrospectif sur l’amitié fusionnelle et corrosive qu’elle a entretenue avec une dénommée L. à une époque troublée de sa vie. Deux raisons expliquent le choix du corpus. D’une part, l’œuvre de Vigan est propice à l’étude des relations de care et d’amitié, car la place prépondérante qu’elles occupent dans ses romans permet d’appréhender la complexité de tels rapports. D’autre part, les romans portent un regard sur une forme d’intersubjectivité que les discours sociaux n’illustrent guère. Si la littérature queer, notamment celle du VIH/sida, a souligné le rôle de la famille choisie, dont les ami·e·s font partie intégrante, dans le bien-être moral et physique de l’individu, peu de textes ont été dédiés à la représentation de l’amitié féminine dans un contexte de soin. L’analyse des romans de Vigan participe ainsi d’une réflexion sur le traitement, par la littérature contemporaine, d’un type de relation dont la connaissance reste lacunaire.
Telles les fées de certains contes, les amies adoptent, chez Vigan, une posture salvatrice et surgissent de façon providentielle dans la vie des personnes à qui elles s’attachent. Très vite, Lou et L. deviennent la pierre angulaire du réseau de soutien de No et Delphine. Au début, elles comblent les besoins de leur amie respective avec une aisance et une efficacité telles qu’elles semblent dotées d’aptitudes extraordinaires, voire de pouvoirs magiques. À quelques reprises, Lou est même décrite comme une « fée » (NM, 57 ; 98) et L., comme un esprit clairvoyant (DHV, 34 ; 173 ; 204). Les clins d’œil à la figure de la fée sont subtils, mais ils fournissent une piste d’interprétation et contribuent à asseoir la vision que les textes proposent des amies en position de caregiver. Comme l’étymologie du mot l’indique – « fée » provient du nom latin fata, lui-même utilisé pour désigner les divinités féminines de la destinée –, les fées ont le pouvoir d’influencer positivement ou négativement le destin d’un individu. Cette ambivalence, caractéristique de la fée, est omniprésente dans les textes du corpus, où le care dispensé par les amies, d’abord parfaitement approprié, s’avère finalement insuffisant, voire néfaste. Même si l’ami·e s’engage dans la relation de care par choix, le risque de dérives demeure présent. Chez Vigan, le dévouement et l’attention témoignés par les amies au début de la relation n’empêchent pas le développement d’un rapport de pouvoir et l’introduction de nouvelles formes de vulnérabilité. Dans cet article, nous examinerons la dynamique instable que le besoin de care et la réponse subséquente génèrent au sein du rapport amical, puis nous verrons en quoi les textes remettent en question les relations de care dyadiques.
Soin, amitié et réciprocité : trouver un équilibre
Dans L’amitié, un lien social, Claire Bidart rappelle que la relation amicale est basée sur un principe de réciprocité : « S’il reste important que l’amitié ne soit pas fondée sur l’intérêt, elle n’en est pas moins soutenue par l’idée d’une équivalence […] des échanges. » Selon la sociologue, « plus que d’une véritable règle, il s’agit d’un postulat implicite d’égalité ». En effet, l’ami·e n’est pas tenu·e, aussitôt qu’une aide lui est accordée, de fournir un service en retour ; « la confiance en une réciprocité potentielle suffit ». Dans l’optique où elle a pour assise la réciprocité, la relation d’amitié est forcément reconfigurée lorsqu’une des membres de la dyade entreprend de soigner l’autre, car « le soin mobilise […] une forme de relation à l’autre qui se caractérise par son extrême dissymétrie ». Les philosophes Frédéric Worms et Guillaume Le Blanc, dont les travaux portent sur le soin et la vulnérabilité, expliquent bien l’origine de cette dissymétrie. Dans une relation de soin, disent-ils, la personne soignée dépend de la personne soignante, car son autonomie et, dans certains cas, ses connaissances de la marche à suivre pour aller mieux sont limitées. Le bien-être de la première – dont rien n’est attendu en échange – repose ainsi sur la compétence et le dévouement de la deuxième. La relation médicale est un exemple paradigmatique de cette dynamique, mais elle n’est pas le seul : d’autres relations de care, qui n’impliquent pas forcément des expert·e·s en santé, sont définies par une absence de symétrie.
C’est le cas des relations de Lou et L. avec No et Delphine. Dans une position de vulnérabilité, No et Delphine dépendent du care prodigué par leurs amies, avec qui elles n’entretiennent pas des rapports égalitaires étant donné leur situation. Or, bien que le manque de réciprocité soit un motif récurrent de rupture en amitié, le déséquilibre n’entraîne pas immédiatement la fin de la relation amicale dans les textes, car les quatre amies sont satisfaites – au début, du moins – des rapports qu’elles cultivent. Lou manifeste clairement son contentement :
Depuis toute la vie je me suis toujours sentie en dehors, où que je sois, en dehors de l’image, de la conversation, en décalage, comme si j’étais seule à entendre des bruits ou des paroles que les autres ne perçoivent pas, et sourde aux mots qu’ils semblent entendre, comme si j’étais hors du cadre, de l’autre côté d’une vitre immense et invisible. Pourtant hier, j’étais là, avec elle, on aurait pu j’en suis sûre dessiner un cercle autour de nous, un cercle dont je n’étais pas exclue, un cercle qui nous enveloppait, et qui, pour quelques minutes, nous protégeait du monde. (NM, 19)
Incapable de former des liens significatifs, que ce soit avec ses parents, trop pris par le deuil de leur deuxième enfant, ou avec ses camarades de classe, dont elle ne partage pas les préoccupations, Lou est en proie à une grande solitude. La rencontre de No, une autre figure marginale, atténue le sentiment d’isolement éprouvé par l’adolescente, si bien que le champ lexical qu’elle utilise à la fin de la citation n’évoque plus l’exclusion (« en dehors », « hors du cadre », « de l’autre côté »), mais la complicité (« avec elle », « cercle », « nous enveloppait »). En effet, comme le souligne Kathryn Robson, « Lou moves from feeling like an outsider, looking in, to being inside a magic circle with No. » La figure du cercle protecteur, au sein duquel chacune des membres assure la sécurité de l’autre, évoque le rapport d’interdépendance qui caractérise initialement la relation des deux amies et dont Lou, contente de n’être plus seule, se réjouit.
Pour aider No, dont elle souhaite combler les besoins criants, Lou obtient de ses parents qu’elle emménage dans la troisième chambre de l’appartement, restée vide depuis le décès, cinq ans plus tôt, de sa sœur Thaïs. Grâce au soutien indéfectible de l’adolescente et au confort matériel dont No bénéficie chez les Bertignac, la jeune femme parvient à reprendre des forces et à assumer un rôle actif dans la relation d’amitié comme dans la dynamique familiale. En plus d’accompagner Lou « à droite ou à gauche » (NM, 133-134) et de contribuer aux corvées quotidiennes – elle insiste pour « faire les courses, […] descendre les poubelles, […] participer à la préparation des repas » (NM, 123) –, No aide les Bertignac à surmonter le traumatisme causé par la mort de Thaïs. La présence de No est réparatrice, en particulier pour la mère de Lou, qui sort peu à peu de son état dépressif au contact de l’amie de sa fille : « Ma mère a […] visité une ou deux expositions. Elle s’habille, se coiffe, se maquille, dîne avec nous tous les soirs, pose des questions, elle raconte des anecdotes, […] elle retrouve l’usage des mots. » (NM, 134-135) La liste de verbes actifs marque un changement radical par rapport au début du roman, où Lou confie que « [s]a mère ne sort plus de chez [elle] depuis des années » (NM, 14). Comme le souligne Sarah Tribou-Joseph, « it is to Lou’s mother that No opens up most; this in turn draws Anouk out of herself and enables her to re-engage with the world around her ». Une fois mise à l’abri, No réussit à exprimer de la bienveillance et à poser les fondements d’un rapport d’interdépendance avec Lou et sa mère. La phrase « dehors, on n’a pas d’amis » (NM, 58), prononcée au début du roman par la jeune femme, prend alors un sens double : elle évoque à la fois le manque de soutien et le fait d’être incapable d’en donner. Si No ne compte aucun·e ami·e dans la rue, c’est qu’elle-même n’a pas les moyens d’en être une, trop occupée qu’elle est à survivre :
Elle ne peut pas rester plusieurs jours de suite au même endroit. Cela fait partie de sa vie. Se poser. Repartir. Éviter les risques. Dans la rue il y a des règles, et des dangers. Mieux vaut ne pas se faire remarquer. Baisser les yeux. Se fondre dans le décor. Ne pas empiéter sur le territoire du voisin. Éviter les regards. Dehors, elle n’est rien d’autre qu’une proie. (NM, 63).
Si la rue n’est pas un espace vide de solidarité, elle représente, aux yeux de la jeune femme de dix-huit ans, un environnement menaçant. Dans l’extrait, la peur que No ressent est traduite par la métaphore filée de la proie, entamée dès la première ligne, où Lou rapporte les stratégies que son amie utilise pour se prémunir des dangers qui la guettent : la fuite et le camouflage. En accueillant No chez elle, Lou ne lui offre donc pas qu’« un lit, une place à table, […] une douche pour se laver » (NM, 106) : elle réunit les conditions nécessaires pour qu’elle puisse s’épanouir et agir en amie. Dans l’appartement des Bertignac, No n’est pas tenue d’être sur ses gardes. Si elle déploie « des efforts pour ne pas commettre d’impair » (NM, 123) à son arrivée, cela ne dure pas. Bien vite, No fait preuve de légèreté : « Nous voyons son visage changer. Et sa façon de marcher. Nous la voyons relever la tête, se tenir droite, laisser son regard s’attarder. Nous l’entendons rire devant la télévision et fredonner dans la cuisine des chansons qui passent à la radio. » (NM, 125) Entre ce passage et le précédent, le contraste est saisissant. D’une part, No s’adonne à des loisirs – signe qu’elle a du temps à consacrer à autre chose que la satisfaction de ses besoins les plus primaires. D’autre part, elle ne craint plus d’être vue ou entendue, puisqu’elle rit, chante et ne détourne plus le regard. Grâce à la tranquillité d’esprit dont elle jouit chez les Bertignac, No est plus disponible pour Lou, dont elle assouvit la soif de nouer des liens.
Dans D’après une histoire vraie, les bienfaits de la relation d’amitié ne relèvent pas d’une évidence, comme c’est le cas dans No et moi. Puisque le texte est écrit rétrospectivement, les marques de bienveillance, pourtant nombreuses au début de la relation, sont assombries par les commentaires de la narratrice, dont la connaissance des événements à venir oriente le discours. Dans les premières pages du roman, Delphine admet toutefois qu’il y a bien eu une phase euphorique dans sa relation avec L., dont elle doute, même après-coup, qu’elle ait agi avec l’intention de lui nuire :
Avec le recul, et au vu de la violence qu’a revêtue plus tard notre relation, je pourrais être tentée de dire que L. est entrée dans ma vie par effraction, avec pour seul objectif l’annexion de mon territoire, mais ce serait faux. L. est entrée en douceur, avec une infinie délicatesse, et j’ai passé avec elle des moments d’une étonnante complicité. (DHV, 14).
Cette amitié est d’autant plus précieuse à Delphine qu’elle survient à un stade de sa carrière où elle se sent à la fois fragile et exposée aux regards des lecteur·rice·s, dont elle peine à gérer le vif intérêt pour son livre et sa personne (DHV, 18-19). Progressivement, L. se montre comme une figure salvatrice : elle n’hésite pas, par exemple, à prendre la défense d’une femme que son partenaire humilie dans le métro (DHV, 64-65). Cet épisode, de même que le soutien inconditionnel qu’elle témoigne à la narratrice chaque fois qu’elle reçoit des lettres de menaces à son domicile (DHV, 103), érige L. en femme puissante et juste sur qui Delphine peut prendre appui. Celle-ci, d’ailleurs, ne cache pas l’effet que les attentions de son amie ont sur elle : « sa présence me rassurait » (DHV, 156) ; « la compassion de L. était d’un inestimable réconfort » (DHV, 170) ; « L. […] comblait une sorte de vide dont je n’avais pas conscience, venait apaiser une peur que je ne savais pas nommer » (DHV, 205). Delphine déborde de reconnaissance pour son amie, dont le care ne se limite pas à l’expression d’une tendre sollicitude. De la préparation des repas à la gestion de du courrier professionnel de Delphine, L. accomplit des tâches très diverses pour aider son amie, alors entrée dans une phase dépressive.
Si les bienfaits que la relation d’amitié apporte à Delphine sont clairement spécifiés, le roman reste vague sur les raisons qui motivent L. à faire preuve d’un tel dévouement. Caractérisée par sa grande disponibilité – Delphine la décrit comme « quelqu’un […] qui offrait son temps comme aucune personne adulte de [s]a connaissance » (DHV, 71) –, L. ne semble pas avoir d’autres relations significatives dans sa vie. Il s’ensuit que tous les moments passés avec Delphine – même les plus banals – prennent une grande importance à ses yeux. C’est le cas, par exemple, de la sortie au cinéma qu’elles font au début du roman : « Elle m’a […] remerciée. Sans doute simplement par cette phrase “merci d’être venue avec moi”, mais prononcée comme si je venais de l’accompagner pour un examen douloureux chez le docteur ou l’annonce d’une grave maladie. » (DHV, 57) La comparaison utilisée illustre les carences affectives de L., tellement accablée par la solitude qu’elle savoure les plus simples marques de soutien et d’affection, interprétant celles-ci comme la manifestation d’une grande sollicitude à son égard. Par sa seule présence, Delphine répond au besoin très marqué de care éprouvé par L. S’il n’y a donc pas de symétrie parfaite au sein de la relation, l’une donnant visiblement plus qu’elle ne reçoit, il y a bien quelque chose de l’ordre de la réciprocité entre Delphine et L., mais cette harmonie est de courte durée.
Perte d’autonomie : entre domination et abnégation
Dans les deux romans, l’équilibre fragile auquel parviennent les amies s’érode à mesure que s’accroît la dépendance de la membre la plus vulnérable de la relation. Ce changement de dynamique a pour conséquence de restreindre la liberté des protagonistes, qui voient leur responsabilité augmentée ou leur autonomie réduite, et ainsi de remettre en question leur amitié. Comme l’explique le sociologue William Rawlins dans Friendship Matters: The Dialectics of Friendship, où il décrit les caractéristiques principales des relations amicales, l’amitié repose sur une dialectique entre dépendance et indépendance. Selon lui, dans le contexte où « complete independence means no relationship at all, and total dependence constrains both persons by subverting their individual integrity », les membres de la relation doivent trouver un juste milieu. En effet, le lien d’amitié ne saurait être maintenu que si chacun·e des ami·e·s peut à la fois compter sur l’autre et conserver une liberté d’action. Cette condition cesse rapidement d’être remplie dans les textes de Vigan. Comme nous le verrons dans cette partie, l’excès de dépendance entraîne une reconfiguration de la relation de Delphine et L. comme de celle de No et Lou, mais les changements provoqués n’affectent pas les protagonistes de la même manière. Dans D’après une histoire vraie, Delphine voit petit à petit son indépendance lui échapper et la bienveillance de L., se transformer en emprise. À l’inverse, dans No et moi, la sollicitude de Lou se mue en abnégation absolue, compromettant sa capacité à prendre soin d’elle-même.
Dans les deux romans, le besoin de care crée une dépendance et une responsabilité nouvelles qui transforment la relation d’amitié et engendrent des dysfonctions au sein de celle-ci. À cet égard, la réflexion que propose Catriona Mackenzie dans son essai « Dependence, Care, and Vulnerability » est utile pour analyser les répercussions, sur les amies, de la dynamique que la prestation des soins instaure :
Dysfunctional personal or social relationships or expectations will be those that (1) fail to support the development and exercise of the autonomy capacities of those who are dependent and have the potential to develop autonomy or (2) fail to protect the autonomy of those individuals who are given responsibility for meeting the needs of dependent others.
Le premier cas de figure correspond à la relation qu’entretiennent Delphine et L., mais en plus d’empêcher la première de recouvrer son autonomie, le care de la deuxième occasionne ce que Mackenzie, Wendy Rogers et Susan Dodds appellent une vulnérabilité pathogène : « Pathogenic vulnerabilities […] arise when a response intended to ameliorate vulnerability has the paradoxical effect of exacerbating existing vulnerabilities or generating new ones. » Chez Delphine, l’intensification de la vulnérabilité se manifeste dans son rapport à l’écriture : ce qui n’était à l’origine qu’une simple appréhension se change en une graphophobie aigüe. Attribuant la dégradation de son état à L., Delphine conclut rétrospectivement : « Aujourd’hui je sais que L. est la seule et unique raison de mon impuissance. Et que les deux années où nous avons été liées ont failli me faire taire à jamais. » (DHV, 9) Les motivations de L. sont floues pour la narratrice comme pour les lecteur·rice·s, qui ne prennent connaissance des faits qu’à travers l’interprétation que Delphine en donne. S’il n’est pas possible de savoir si L. agit vraiment dans l’intention d’aider Delphine, il n’en demeure pas moins que cette dernière se sent de plus en plus dépendante, au point où elle finit par voir dans les gestes de son amie des tactiques pour asseoir sa domination.
Voulant montrer comment elle est tombée sous l’emprise de L., Delphine détaille ce qui, après coup, lui apparaît comme des stratégies mises en place par cette dernière pour l’isoler de ses autres ami·e·s, puis de son compagnon François. Paradoxalement, alors que L. dit à Delphine qu’elle ne peut « faire l’économie de la solitude » (DHV, 184) pour rédiger son nouveau livre, L. accroît sa présence auprès d’elle et entreprend de l’assister dans ses tâches quotidiennes comme dans son activité d’écrivaine. Seule à savoir que Delphine rencontre de graves difficultés à écrire, L. devient sa confidente, puis sa complice : « Non seulement elle le savait, mais elle me couvrait. » (DHV, 232 ; italique dans l’original) Bien que l’aide de L. soit perçue par la narratrice comme un moyen de raffermir son contrôle sur elle, Delphine l’accepte, car elle a trop honte de son impuissance pour demander de l’aide à ses autres ami·e·s ou à son compagnon (DHV, 233). L. apparaît alors comme une figure ambivalente. Ses gestes, en apparence protecteurs, s’imprègnent d’une malveillance dont la narratrice tente de rendre compte par le biais d’analogies :
Parfois me vient l’image un peu galvaudée d’une araignée qui aurait tissé sa toile avec patience, ou d’une pieuvre aux multiples tentacules, dont j’aurais été prisonnière. Mais c’était autre chose. L. était plutôt une méduse, légère et translucide, qui s’était déposée sur une partie de mon âme. Le contact avait laissé une brûlure, mais elle n’était pas visible à l’œil nu. L’empreinte me laissait en apparence libre de mes mouvements. Mais me reliait à elle, bien plus que je ne pouvais l’imaginer. (DHV, 232-233).
Dans l’extrait, les références à l’âme et au lien invisible – véritables topos littéraires – ne renvoient pas, comme c’est traditionnellement le cas, à la description de l’affection profonde. Elles sont reprises et détournées pour manifester l’ampleur de la domination que Delphine subit. L’attachement est vécu comme une oppression, puis comme une destitution par la narratrice, qui a le sentiment grandissant que L. s’approprie sa vie et son identité. En effet, les attentions de L. ne sont pas sans contrepartie ; plus son amie se rend indispensable, plus Delphine voit son intégrité mise en danger. Lorsqu’elle se révèle incapable de rédiger la préface qu’une éditrice lui a commandée, c’est naturellement vers L., prête-plume de métier, qu’elle se tourne. L’intervention de cette dernière marque dès lors la fin de l’autonomie de la narratrice, qui précise : « Aux courriers administratifs et professionnels que je continuais de recevoir, L. répondait à ma place. On refusait les rendez-vous, les propositions d’écriture. On refusait de parler des sujets sur lesquels les écrivains sont souvent sollicités. On était en plein travail. » (DHV, 232 ; italique dans l’original) L’utilisation appuyée du pronom indéfini « on » traduit moins la complicité des deux personnages que l’effacement et la passivité de la narratrice, alors trop démunie pour revendiquer une position de sujet indépendant – dans la phrase comme dans la relation. Sentant son individualité vaciller et sa capacité à agir lui échapper, Delphine affirme :
En apparence, elle me portait, me soutenait, me protégeait. Mais en réalité, elle absorbait mon énergie. […] Alors qu’en face d’elle je me vidais de toute substance, elle passait des heures à travailler, entrait et sortait, prenait le métro, préparait la cuisine. Quand je l’observais, il me semblait parfois me voir moi, ou plutôt un double de moi-même, réinventé, plus fort, plus puissant, chargé d’électricité positive. Et bientôt il ne restait de moi qu’une peau morte, desséchée, une enveloppe vide. (DHV, 252).
Les allers-retours entre Delphine, faible et exsangue, et L., visiblement revigorée par son rôle de caregiver, exposent le rapport de domination que L. installe au moyen de ses attentions répétées. En plus de tracer un portrait équivoque de cette dernière, le passage illustre clairement l’étendue du pouvoir que la personne soignante possède, dans certains cas, et met en lumière les dérives susceptibles d’être engendrées par cette position privilégiée. Dans le roman, le fait que L. ait initialement un statut d’amie rend ces dérives difficilement repérables pour Delphine, puisqu’elle appréhende d’abord le care que lui prodigue L. comme un témoignage de son amitié. Ce n’est qu’une fois qu’il est trop tard, alors que Delphine n’a presque plus d’autonomie, que le caractère malsain de sa relation avec L. lui apparaît dans toute sa clarté.
Dans No et moi, l’autonomie de l’amie est également mise en danger, à la différence que c’est celle de la personne responsable de prendre soin – Lou – qui est compromise. Cette représentation fait écho à l’autre type de rapport dysfonctionnel décrit par Mackenzie, pour qui la relation de care devient également toxique si elle n’assure pas l’autonomie du caregiver. Dans le roman, le déséquilibre est causé par l’excès de sollicitude exprimé par Lou, qui s’oublie en tentant de répondre toujours présente pour aider son amie. En dépit de son jeune âge, Lou s’attribue l’entière responsabilité du sort de No. Si cette prise en charge des besoins de la jeune femme est volontaire, il n’empêche que No, qui est matériellement et émotionnellement démunie, raffermit la position de l’adolescente en lui réclamant continuellement une attention soutenue. Cette demande d’attention se traduit, dans le texte, par les questions nombreuses et parfois répétées que No adresse à Lou pour s’assurer de la force de leur amitié :
Une fois je me suis assise à côté d’elle sur son lit, elle s’est tournée vers moi et elle m’a dit : alors maintenant on est ensemble, toutes les deux ? J’ai répondu oui, je ne savais pas très bien ce que ça signifiait, être ensemble, c’est quelque chose qu’elle demande souvent : on est ensemble, hein, Lou ? Maintenant je sais. Ça veut dire que rien jamais ne pourra nous séparer, c’est comme un pacte entre nous, un pacte qui se dispense de mots. (NM, 119-120).
Cherchant à être rassurée, No laisse transparaître sa position vulnérable et, en insistant sur leur attachement, rend implicitement Lou responsable de répondre à ses besoins. La conduite de No contribue donc à créer une dysfonction au sein de leur relation même si ses demandes témoignent davantage d’une peur d’être abandonnée que d’une tentative de manipulation. Comme l’explique la philosophe Eva Kittay, dont les travaux portent sur le care dispensé par les femmes dans la sphère domestique, « the charge [care receiver] may be abusive in ways she doesn’t intend, and the dependency worker [caregiver] is bereft of the usual ways to cope with the injury. » À quelques occasions – comme lorsqu’elle doit être séparée de Lou –, No fait des demandes qui provoquent, sans qu’elle ne s’en rende compte, un sentiment d’impuissance et de culpabilité chez son amie :
– On va partir quelques jours, la semaine prochaine. […] Tu vas pouvoir rester ici, t’inquiète pas.
– Toute seule ?
– Ben oui… Mais bon, pas longtemps. […]
– Et toi, tu peux pas rester ? Faut que t’y ailles aussi ?
Des trucs comme ça, ça me fend le cœur en deux. […] Je reste avec elle, j’essaie de faire diversion, mais c’est là, au-dessus de nous, ça flotte et ça s’épaissit, j’ai le sentiment horrible de l’abandonner. (NM, 171-172).
Lou se sent responsable de No si bien qu’elle voit dans chaque besoin qu’elle n’est pas en mesure de combler un manquement impardonnable à ses obligations. L’hypersensibilité de Lou, de même que sa tendance à vouloir tout prendre sur elle, y compris la souffrance des autres, n’est pas une conséquence de la relation amicale. Lou le dit elle-même : « J’absorbe tout, tout le temps, je suis perméable. » (NM, 97) Ce trait de caractère, « dangereux et très mauvais pour la santé » (NM, 97) selon sa grand-mère, fait de l’adolescente une personne fortement empathique, mais aussi vulnérable aux abus, Lou n’étant pas capable de fixer de limites. Sans le vouloir, No exploite cette vulnérabilité et pousse sa jeune amie à adopter des comportements extrêmes.
En guise d’exemple, lorsque No perd sa place chez les Bertignac après avoir brisé leur confiance, Lou est persuadée qu’elle n’a pas d’autre choix que de fuir le foyer familial pour continuer de prendre soin de son amie. De son point de vue, elle est l’unique refuge de No, puisqu’à cause de leur attachement, la jeune femme n’est « ni dehors, ni dedans », mais « entre les deux, là où il n’y a rien » (NM, 201). Rongée par la culpabilité, Lou abandonne son style de vie et déclare au passage : « Mademoiselle Bertignac a quitté sa vie. » (NM, 241). Si le ton désinvolte qu’elle emploie suggère qu’elle n’est pas pleinement consciente de l’étendue de son sacrifice, Lou ressent malgré tout un profond malaise à l’idée de ne plus jamais revenir chez elle, malaise qu’elle exprime à demi-mot : « Chaque pas à ses côtés m’éloignait de chez moi, chaque pas dans la nuit me semblait irrémédiable. J’avais mal au ventre. » (NM, 241). Incapable de déchiffrer les signaux d’alarme que lui envoie son corps, Lou persiste dans son dessein et n’est libérée de son exténuante sollicitude qu’à la suite de la disparition brutale de No. Si Lou reste interdite devant cette défection inattendue, les lecteur·rice·s peuvent y voir le seul moyen trouvé par No pour ne pas compromettre davantage son amie, Lou étant restée sourde à toutes ses tentatives – mêmes les plus virulentes (NM, 93) – de maintenir une distance entre elles.
Dans No et moi comme dans D’après une histoire vraie, la pratique du care resserre, puis défait les liens d’amitié. L’étude conjointe des deux types de rapport met en évidence le fait que la relation de care, comme la relation amicale, demande qu’un équilibre entre dépendance et indépendance soit maintenu. En effet, pour que la relation reste fonctionnelle et que le care prodigué continue de l’être de manière appropriée, l’autonomie des deux membres de la relation doit être préservée et leur vulnérabilité respective, reconnue. La reconnaissance, par la personne soignante et la personne soignée, de la vulnérabilité de chacune n’abolit pas l’asymétrie constitutive de leur relation, mais réduit la distance qui les sépare et minimise les risques d’abus ou de surmenage. Dans les deux romans, cette reconnaissance des limites et des besoins de chacune arrive trop tard et n’entraîne pas de résolution, puisque la structure dyadique des relations entre les personnages ne leur permet pas d’accéder aux ressources nécessaires pour assurer leur intégrité.
Écueils et limites des relations de care dyadiques
Chez Vigan, l’incapacité des amies à occuper le rôle de caregiver sans que l’autonomie de l’une d’entre elles soit compromise remet en question la viabilité des relations de care dyadiques et en montre même les dangers. En effet, dans les textes, où le care requis par la personne vulnérable finit par être dispensé exclusivement par l’amie, le modèle dyadique apparaît nocif dans un cas et insuffisant dans l’autre. Dans D’après une histoire vraie, le caractère hermétique de la relation place Delphine dans une position de dépendance excessive par rapport à L. Cette position intenable l’amène à développer un désir de revanche et transforme la relation d’amitié des deux personnages en jeu de pouvoir malsain. Dans le roman, la relation de soin dyadique ne contribue pas seulement à intensifier la vulnérabilité de Delphine, elle conduit à l’annulation du care inhérent à l’amitié. Cette fois, cependant, la dégradation de la relation s’observe dans le comportement de Delphine. La bienveillance et la sollicitude qu’elle exprime, au début, laissent place à une stratégie offensive, que Delphine déploie pour assujettir symboliquement L. Cette stratégie se résume à surmonter sa peur de l’écriture en prenant pour sujet celle qu’elle considérait, encore peu de temps avant, comme son amie :
J’allais écrire ma fascination pour L., et ce lien étrange qui s’était tissé entre nous. J’allais trouver le moyen de la faire parler. De recueillir ses confidences. […] Je n’étais plus l’écrivain exsangue que L. portait à bout de bras depuis des mois, j’étais le vampire qui se nourrirait bientôt de son sang. (DHV, 310).
La figure du vampire renverse les rôles de victime et de bourreau assignés par Delphine au début et met en évidence la position vulnérable que L. occupe dans le récit. Si la narratrice s’efforce de montrer la duplicité de L., il n’en demeure pas moins que cette dernière n’est jamais que l’objet d’un récit contrôlé par Delphine. À plusieurs reprises, le récit en question laisse transparaître la partialité, voire le caractère manipulateur de la narratrice, au point où les lecteur·rice·s en arrivent à douter de ce qui leur est raconté. À titre d’exemple, tout au long du roman, Delphine suggère que L. est à l’origine des lettres haineuses qu’un·e détracteur·rice anonyme lui envoie, notamment en la mentionnant, parfois sans raison apparente, dès qu’elle reçoit une de ces missives. Dans les dernières pages du texte, elle évoque l’ultime lettre, précisant : « Cette fois elle était signée. L’idée m’était venue que L. pouvait être l’auteur de ces lettres. Mais je me trompais. » (DHV, 370). La narratrice attend la toute fin de son récit pour dissiper un doute qu’elle instaure elle-même dès la réception de la première lettre, alors qu’elle sait déjà que L. n’en est pas l’instigatrice.
Les contours du personnage de L. sont ainsi redessinés au fil du récit de Delphine, où L. n’est désignée que par une initiale, qui ne permet pas de l’identifier. Sous couvert de conserver l’anonymat de L., la narratrice la prive d’une identité à part entière et rend son existence complètement dépendante de son discours. Cette idée est soutenue par le fait qu’aucun autre personnage ne parvient à se rappeler de L. lorsque Delphine les interroge à son propos. En montrant qu’aucun personnage n’est capable de confirmer les faits qu’elle rapporte, Delphine souligne la nature exclusive de la relation qu’elle entretient avec L., seule personne – paradoxalement – à pouvoir corroborer ses dires. Dans D’après une histoire vraie, le caractère hermétique de la relation n’est pas, en soi, responsable de la lutte pour le contrôle que mènent les deux personnages, mais il contribue certainement à la pérenniser et à l’intensifier. Coupée de toute aide extérieure susceptible de mettre fin à la dynamique malsaine qui s’est installée, la dyade s’enlise dans un conflit qui met fin à la relation de care et provoque, à son apogée, la destruction totale du lien d’amitié.
Dans No et moi, la remise en question du modèle dyadique n’est pas tant due au fait qu’il favorise les rapports de force qu’au fait qu’il se révèle insuffisant. Du haut de ses treize ans, Lou n’a pas les moyens de prodiguer, seule et à long terme, les soins dont son amie a besoin. Tant que ses parents et Lucas, son camarade de classe, la secondent dans son entreprise, Lou n’est pas limitée par ses obligations envers No, mais dès que son propre réseau vacille, l’équilibre de la relation s’effondre (NM, 227). Mise en échec par un manque de ressources, l’amitié de No et Lou exemplifie la critique de Tronto : « The dyadic model of care is […] not a good model of care. Care, like other aspects of human life, benefits from being done by more people ». Pour Tronto, qu’importe le niveau de compétences ou le statut professionnel du caregiver, le modèle dyadique est une illusion. À titre d’exemples, elle cite deux relations binaires qui s’imposent dans l’imaginaire collectif : le rapport docteur·e-patient·e et le lien mère-enfant. Selon Tronto, ces modèles « dyadiques » dissimulent la contribution de multiples acteur·rice·s, dont celle du personnel médical et administratif, dans le cas de la relation docteur·e-patient·e. Sans ce réseau d’intervenant·e·s, le care ne pourrait être dispensé correctement.
Dans le cas de No et Lou, le modèle dyadique est d’autant plus inadapté que certains des besoins de la jeune femme réclament une réponse collective et non individuelle. Lorsque No, qui « n’aime pas parler d’elle », partage son expérience de l’itinérance avec Lou, elle le fait naturellement « à travers la vie des autres » (NM, 63). C’est le signe que la situation de la jeune femme n’est pas unique et que les épreuves qu’elle affronte sont subies par tout un groupe, que la société néglige : les personnes sans-abris. Dans un passage où elle rapporte indirectement les paroles de No, Lou note : « Elle raconte la peur, le froid, l’errance. La violence. […] Elle raconte cette vie, sa vie, les heures passées à attendre, et la peur de lanuit. » (NM, 60 ; nous soulignons) L’utilisation différenciée que Lou fait des articles définis « le » et « la », puis du déterminant possessif « sa » est significative. Elle suggère que l’adolescente saisit la spécificité du cas de No, qu’elle mesure l’étendue de sa vulnérabilité propre, mais qu’elle ne perd pas de vue le fait que bien d’autres individus se trouvent dans un même état de vulnérabilité. Inestimables, puisqu’elles provoquent une prise de conscience chez Lou, en plus de représenter un gage de confiance, les confessions de No sont ainsi pour l’adolescente « un cadeau qui pèse lourd […], un cadeau qui modifie les couleurs du monde. » (MN, 66).
Bien que Lou s’entête à vouloir prendre en charge les besoins de son amie, elle sait qu’un effort collectif doit être fourni pour réduire la vulnérabilité des personnes en situation d’itinérance, y compris celle de No. Cherchant à exprimer sa frustration devant une mobilisation qui n’advient pas, elle constate amèrement :
On est capable d’envoyer des avions supersoniques et des fusées dans l’espace, d’identifier un criminel à partir d’un cheveu ou d’une minuscule particule de peau, de créer une tomate qui reste trois semaines au réfrigérateur sans prendre une ride, de faire tenir dans une puce microscopique des milliards d’informations. On est capable de laisser mourir des gens dans la rue. (NM, 82).
On est capable d’envoyer des avions supersoniques et des fusées dans l’espace, d’identifier un criminel à partir d’un cheveu ou d’une minuscule particule de peau, de créer une tomate qui reste trois semaines au réfrigérateur sans prendre une ride, de faire tenir dans une puce microscopique des milliards d’informations. On est capable de laisser mourir des gens dans la rue. (NM, 82).
Usant du pronom « on », dont la nature indéterminée permet jusqu’à l’incorporation des lecteur·rice·s, Lou reproche à l’ensemble de la société de ne pas agir pour que tout un chacun puisse vivre dignement. En effet, derrière le vocabulaire simple de l’adolescente transparaît une fausse naïveté, savamment construite par la reprise anaphorique du syntagme « on est capable ». Dans l’extrait, ce syntagme ne renvoie à la puissance d’agir des êtres humains que pour mieux dénoncer leur inexcusable passivité. Cette passivité, que souligne l’emploi du verbe « laisser », est donnée par Lou comme le fruit d’une inaction volontaire et non d’une incapacité. Tout en exposant une hypocrisie qui imprègne jusqu’aux formules toutes faites qu’elle exècre – telle que « les choses sont ce qu’elles sont » (NM, 70 ; 82 ; 191 ; italique dans l’original) –, Lou émet implicitement l’idée que l’entièreté de la société doit se mobiliser pour parer à la précarité. Ce faisant, elle révèle les limites des relations de care dyadiques. Face aux inégalités sociales et systémiques que No subit, le care dispensé par Lou, à l’échelle individuelle, n’est pas suffisant : malgré sa détermination, elle ne peut compenser le care défaillant fourni par les institutions. À travers les réflexions qu’elle mène sur ce dont l’être humain est capable, c’est finalement à une éthique du care, qui ferait que chacun·e s’implique dans le soin ou le souci d’autrui, que Lou en appelle.
***
Chez Delphine de Vigan, la vulnérabilité est d’abord présentée comme un terrain fertile où croît l’amitié : c’est notamment en apportant leur soutien à No et à Delphine que Lou et L. parviennent à nouer un lien avec elles. Or, cette bienveillance qu’elles expriment, de façon plus marquée au début, n’empêche pas une dynamique malsaine de s’installer au sein de leur relation respective. Mises à l’épreuve, les amitiés représentées par Vigan ne survivent pas à la reconfiguration que la l’introduction d’une relation de care entraîne : l’équilibre fragile que les amies établissent est vite brisé. Dans les deux cas, il s’ensuit que l’autonomie d’une des membres de la dyade – et, par conséquent, la relation d’amitié elle-même – est compromise. Dans D’après une histoire vraie, plutôt que de permettre à Delphine de recouvrer son indépendance, le care prodigué par L. exacerbe son sentiment d’impuissance et sa vulnérabilité. À l’inverse, dans No et moi, le care que No requiert et le dévouement sans borne que Lou lui témoigne menacent l’intégrité de l’adolescente, qui s’oublie à force d’aider son amie.
D’abord présentée comme une incarnation de la providence, dont le soutien matériel et psychologique est inespéré, l’amie se conçoit finalement comme une figure ambivalente chez Vigan. Toutefois, si les amitiés décrites dans ces romans comportent toutes des rapports de force, il ne faut pas en conclure que la pratique du care génère nécessairement une dynamique malsaine au sein de la relation amicale. Comme le rappelle Kittay, « the inequality of power is endemic to dependency relations », mais « not every such inequality amounts to domination ». Chez Vigan, le problème n’est pas l’amie, dont l’ambivalence est contextuelle plutôt qu’intrinsèque, mais le fait que tout le care finit par être prodigué au sein d’une sphère fermée – la dyade. Dans D’après une histoire vraie comme dans No et moi, l’absence de réseau d’entraide crée les conditions propices au développement d’une relation abusive. En effet, la nature exclusive des amitiés qu’entretiennent les protagonistes empêche de répartir plus largement le care qu’elles nécessitent et fait ainsi peser un poids démesuré sur les épaules de chacune. Si la lourde responsabilité dont héritent les amies entraîne la rupture du lien dans les deux textes étudiés, Vigan montre, dans un roman publié en 2019, qu’il est possible de conjuguer caregiving et amitié sans compromettre l’intégrité des membres de la relation. Dans Les gratitudes, l’amie travaille de concert avec les professionnel·le·s de la santé pour répondre aux besoins de la personne vulnérable tant et si bien que le care et l’accompagnement qu’assure l’amie ne mettent pas la relation d’amitié en danger, mais lui permettent, au contraire, de s’épanouir.