La sage-fée
Louise Nayagom est étudiante à la maîtrise en recherche-création à l’Université de Montréal, sous la direction d’Andrea Oberhuber. Son mémoire porte sur l’hybridité textuelle et l’écriture de l’aveu chez Annie Ernaux, ainsi que la filiation au féminin. Elle a publié une note de lecture dans le cadre du projet de recherche CRSH « À votre service », codirigé par Andrea Oberhuber, Catherine Mavrikakis et Simon Harel, pour lequel elle est auxiliaire de recherche. Louise Nayagom a également publié un texte de création dans la revue étudiante Le Pied, récompensé par le prix du jury, revue dans laquelle elle agit par ailleurs en tant que membre du comité de lecture.
Au cœur de la nuit froide, seule la maison au bout du chemin était illuminée. La clarté de la neige recouvrant jardins et allées tranchait avec la noirceur de cette obscurité sans chaleur. Le mouvement des branches des sapins, presque imperceptible, suivait le rythme de la brise légère. Ciel et terre ne s’unissaient pas comme à leur habitude. Une ligne de démarcation les séparait, noir et blanc, deux contraires impossibles à réunir. Ignorant le spectacle de l’horizon, une silhouette grise traversa le chemin d’un pas rapide, enveloppée d’un épais tissu. Ses pas étouffés par la neige molle se rapprochaient des cris émanant de la maison en contrebas.
Elle poussa la porte de bois, enleva à la hâte ses lourdes bottes mouillées, ainsi que sa cape de laine. La pièce, composée de trois chaises à la peinture écaillée et d’une table sur laquelle étaient abandonnés les restes d’un repas frugal, était éclairée d’une lampe. Les contours de la silhouette se précisèrent à la lueur de la flamme. Une vieille femme mince, presque maigre, aux yeux clairs, dont les épaisses boucles grises descendaient au milieu du dos, se dirigea d’un pas pressé vers la pièce d’où provenaient les cris. Rien n’avait changé en apparence depuis sa dernière visite. Seules les odeurs du sang et de la sueur trahissaient l’événement sur le point de se produire. Elle pénétra dans la chambre, reconnut l’armoire, le coffre, le berceau, le lit, et au centre de celui-ci, une jeune femme rougeaude au ventre proéminent, assise les jambes écartées. Dans ses yeux se lisait la détresse, accentuée par une coiffure malmenée et une chemise froissée. À la vue de sa sauveuse, ses épaules contractées s’affaissèrent, elle grimaça un sourire, soupira, « enfin ».
Youna prit la main de la femme luttant avec acharnement dans son lit moite. Elle murmura quelques paroles rassurantes et les cris se firent gémissements. La vieille se mouvait avec aisance dans la pièce exiguë. Elle ouvrit l’armoire, en sortit une bassine et la remplit d’eau tiède. Elle se saisit d’un tas de linges dans le coffre, les posa sur le lit. Tandis que la femme s’épongeait le visage, Youna, accroupie, se pencha au-dessus de la large bassine. Comme des centaines de fois auparavant, elle releva son épaisse chevelure en un chignon, avant de laver ses mains précautionneusement, prenant soin de sécher chaque doigt dans une serviette. Ses mains. Robustes comme celles des gens de la montagne, habituées à traire le bétail matin et soir, à effectuer les tâches ingrates réservées à ceux qui choisissent de vivre au rythme du courant clair des rivières et des migrations des oies. Son reflet ondulé mêlé à l’atmosphère moite la ramenèrent à d’autres scènes semblables, d’autres ventres qu’elle s’apprêtait à vider, d’autres cris déchirant la nuit, d’autres sexes déformés, saignants. Entre ses mains se succédaient les cuisses flasques, pâles, poilues ou bien fines comme des bras, à peine sorties de l’enfance. Celles-là, Youna préférait ne pas y penser, leurs cris la hantaient jusque dans sa couche. Une boucle se détacha de son chignon, rebondit sur sa nuque. Tirée de ses pensées, elle se plaça entre les jambes de la parturiente, posa une main assurée sur son genou et ensemble, elles se mirent au travail.
D’une voix douce et ferme, Youna ordonnait, orientait, encourageait. La femme hurlait pour que tout finisse, pour pouvoir tenir son enfant, pour ne plus avoir mal. Ses cris frappaient les murs et résonnaient dans la petite pièce. Elle semblait ne pas s’entendre. Son corps pris de secousses se débattait dans le petit lit souillé. Les cris se firent plus forts, plus violents à mesure que la vie prenait place dans la masure. Enfin, la sage-femme accueillit le petit corps et l’enveloppa d’un linge. Elle le frictionna, nettoya son sang dans l’eau claire, le sécha avant de l’habiller.
L’enfant était pâle, chevelue et robuste. Ses membres étaient potelés, son regard explorait déjà alentour, elle se débattait énergiquement, s’époumonant pour traduire son mécontentement. Youna la présenta d’une voix sobre :
« C’est une fille. »
La jeune femme épuisée sourit, embrassa l’enfant à la peau claire, caressa affectueusement ses mèches délicates. Après quelques instants d’émerveillement, Youna saisit le nouveau-né, la coucha dans le petit lit proche de celle qui était devenue, dans la noirceur de la nuit, dans la clarté de la neige, une mère. À travers les cris aigus du bébé, l’accoucheuse reprit sa place.
« Prépare-toi, il y en a un autre. »
À bout de force, la femme tourna la tête vers sa fille dont les pleurs se turent peu à peu, tandis qu’un nouveau démon forçait entre ses jambes. Il n’y eut plus de cris, seulement la respiration saccadée de celle qui était en plein travail. La chambre était devenue presque silencieuse. Dehors, la brise se muait en vent. De temps à autre, la maïeuticienne prononçait des paroles d’encouragement. Les bougies étaient presque épuisées, la primipare se fatiguait, et entre ses cuisses commença l’acharnement. Le petit être résistait. Youna n’aurait su expliquer, malgré toutes les chambres de cette montagne qu’elle avait visitées, qu’un passage si bien ouvert se referme avec un tel empressement. Entre ses fins sourcils, une ride se creusa. La créature naissante ne ressemblait en rien à ce qu’elle avait vu jusqu’alors. Elle dût toucher, pour croire ce que ses yeux voyaient. Un bout de charbon ardent déchirait le ventre de sa mère. Un petit monstre prenait place silencieusement dans la moiteur de la pièce. Les deux femmes luttèrent jusqu’à l’aube.
Le vent faisait trembler les vitres. La douleur faisait tressaillir la mère. La lutte s’acheva enfin. Jamais Youna n’avait vu telle apparence. Habituée aux enfants joufflus naissant dans ces vallées, dont les mères se nourrissent de fromages et de viandes grasses, elle tenait entre ses mains un squelette. Ses cheveux étaient aussi noirs que ceux de sa sœur étaient blonds. Elle lava le nouveau-né, sa peau fine formait des plis, la savonnette cognait chaque os de son corps rachitique. C’est à peine si elle sentait son poids entre ses bras. La petite fille était robuste, mais que dire de ce garçon chétif, dont les côtes saillaient, dont les genoux cagneux paraissaient avoir gravi les plus rudes montagnes ? L’accoucheuse vêtit l’enfant qui se perdait dans des langes trop grands et le coucha dans le petit lit. Jamais, se dit-elle, a-t-on vu pareil contraste dans un même berceau.
Deux jumeaux que tout oppose.
La femme réclama ses enfants. Youna souleva le petit tas d’os avant de saisir la petite boule blonde. Elle porta les nourrissons à leur mère, prise de panique à la vue de ce qu’elle avait enfanté.
« Qu’est-ce que c’est que ça ? » Elle pointait le garçon du doigt.
La vieille fit celle qui n’avait rien entendu. La jeune prit délicatement le bébé rose. Elle leva la main en direction du second, sans oser le toucher.
« Comment vas-tu les appeler ?
– Elle, Eira. Pure comme la neige du jour de sa naissance. L’autre, tu peux le prendre, je ne vais pas gâcher mon lait.
– C’est ton fils, tu dois t’en occuper. »
Le regard de la mère se détacha du bébé tétant son sein et se durcit en se posant sur l’enfant chétif. Ses lèvres se contractèrent et son visage attentionné prit un air de dégoût.
« Brun comme un démon, ce n’est pas mon fils. Maigre comme une brindille, ce n’est pas mon fils. Cette créature que tu as sortie de mes entrailles est une plaisanterie, une punition, que sais-je ? Tu as posé tes mains et ton regard sur lui, maintenant amène-le chez toi, nourris-le si tu veux perdre ton temps, moi je te dis qu’il ne vivra pas. »
Une bourrasque plaqua des flocons contre la vitre. La lune ne semblait pas pressée de laisser sa place au soleil. Les hauts sapins se balançaient dangereusement à l’orée du chemin, balayant la pièce de leurs ombres fantomatiques. La mère et sa fille blonde, somnolentes, ne parurent pas s’en apercevoir. Youna déposa délicatement le nourrisson brun dans son lit. Il est si petit, se dit-elle, caressant la main minuscule. Si faible et si fragile. Elle pensa à ces nouveau-nés, les yeux vitreux, la respiration difficile et les mouvements lourds, ne subsistant que quelques jours. Ces autres, sans vie au sortir du ventre de leur mère. La tristesse infinie qui s’empare de la chambre, le berceau laissé vide. Elle pensa à ces pierres tombales sans nom, une date pour épitaphe, une prière pour combler le vide.
La fée se pencha sur le berceau, et, la main sur le ventre creux du garçon, s’adressa à lui dans un murmure. Mélange d’incantations anciennes et de paroles d’amour intemporelles. Sons hérités du clapotis des rivières, du vent dans les vallées et du lent passage des saisons. Ses lèvres articulaient des mots dont elle seule comprenait la signification. Elle invoquait la terre nourricière ; l’infinité des gouttes d’eau parcourant les strates ; les pierres qui deviennent sable au fond des rivières ; les brins d’herbe d’un pâturage d’été ; l’aube magnifique et l’implacable crépuscule. Elle priait et chantait tout bas, des rythmes ancestraux oubliés sur le flanc des montagnes. Rite de souffles et de syllabes perdues, que le bébé buvait de ses grands yeux bruns.
Une magie millénaire faisait son œuvre entre le nouveau-né et la sage-femme. Dehors, les sapins tourbillonnaient, la neige valsait, le vent rebondissait sur le toit des maisons. On ne faisait plus la différence entre l’aube paresseuse et la nuit d’où avait naquit l’invraisemblable. Le ciel prenait une teinte indéfinie, inégale, d’un gris nuancé de mauve. Les branches épineuses se couvraient de neige délicate, enveloppées de souffle hivernal. La vieille et le nouveau-né se fixèrent dans la pièce froide, et l’amour en cet instant emplit l’espace, réchauffant la chambre et se figeant dans le temps. Le vent se tut, les sapins cessèrent leur danse, tout s’immobilisa jusqu’aux plus petits flocons. La sage-fée se promit dans la nuit noire, se promit sur la neige blanche, qu’elle protègerait l’enfant jusqu’à ce qu’il devienne fort, et l’aimerait avec le cœur d’une mère.
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