La mère

La mère

Chantal Fortier

Diplômée de l’UQÀM en création littéraire, Chantal Fortier étudie actuellement en études littéraires. Née à Montréal, elle a travaillé dans le milieu médical. En plus d’avoir publié chez Saturne, Les Éphélides, XYZ, Caractère, Oxfam-Université-Laval et Carte blanche, Chantal a obtenu le prix Sylvie-Brien et a été en lice pour la finale du concours du récit de Radio-Canada en 2019.

Toutes les femmes pleuraient, mais plutôt par habitude que par chagrin1Maxime Gorki, La mère, trad. René Huntzbucler, Paris, Le Temps des Cerises éditeurs, 2020 [1907], p. 385..

Je lisse le tissu en le pressant sous mes doigts. Le trait s’imprime, l’ourlet se plie. Puis, la garniture s’ouvre comme une fleur se déploie. Je presse à nouveau. C’est comme ça que faisait ma mère pendant de longues minutes, sur une planche à repasser, ou dans la pénombre du sous-sol, sur une table ébréchée. Elle lissait, pliait, rabattait et empilait des vêtements rêches ou sans corps. Menus quotidiens d’un grand cycle.

Vers la fin de sa vie, ma mère portait des vêtements synthétiques qui séchaient rapidement et se rangeaient tels quels dans la garde-robe, sans nécessiter de repassage. Quand j’allais chez elle, il y avait toujours du lavage suspendu au-dessus de la baignoire, sec le temps de le dire. La salle de bain sentait le Fleecy, bon et propre.

En ce temps-là, à l’université, je portais des jeans roulés sur des Hush Puppies défraîchis, des overalls. En semaine, ma mère portait des smocks pour faire le ménage, et le dimanche, des loafers qu’elle n’aurait jamais nommés flâneurs à plastron, ou richelieus, non. Longtemps après, j’ai choisi de payer des primes dispendieuses d’assurances auto. Ma mère n’avait pas les moyens de posséder un véhicule. Au retour d’un travail debout prolongé, elle marchait longuement du métro jusqu’à chez elle avec ses jambes variqueuses.

Nous aimions toutes les deux l’automne. Elle adorait le tweed, « les manteaux de drap », disait-elle, et les vareuses en poils de chameau. Je haïssais l’Halloween et ses monstres fabriqués en carton-pâte qui se mouillent facilement. Cette fête-là, j’avais toujours hâte qu’elle passe, n’y voyant rien d’intéressant que le froid, les bourrasques, la pluie et les pommes molles abîmées. Les bonbons se faisaient plus rares qu’au comptoir du dépanneur du coin. Avec un sac de jute sur le dos et, sur la poitrine, une boîte orange de l’Unicef, j’allais par les rues sans trop m’attarder. J’abhorrais quémander en montrant l’origami de la bonne offrande. L’horreur de mon costume rudimentaire me faisait honte, symbolisait l’outrance de l’indigence.

Nous n’avons jamais eu de penchant particulier pour les fêtes remplies de convives. Depuis toujours, je préfère l’ambiance resserrée d’un bistro autour d’une table à quatre éclairée d’une chandelle. La solitude de ma mère était devenue la mienne et, par la force des événements, une manière de vivre. Durant le jour, le son permanent de la radio nous la rendait si éloquente.

L’automne magnifiait tout : une lumière oblique, un tissu laineux, une brise soudaine. En promenade, rien n’échappait à notre éblouissement, un craquement de branches, un jardin à la campagne ou une odeur de pot-au-feu. La liberté du vent.

Quand venait septembre, ma mère rangeait le linge d’été ; d’autres vêtements les remplaçaient. Les soirs d’hiver, après le souper, elle allumait la télé comme on allume une bougie ou un feu de foyer pour se réchauffer. Puis, devant l’écran cathodique, elle s’asseyait sur son fauteuil gold élimé, moi sur le chesterfield. Nous écoutions « nos émissions ».

Je ne sais plus si j’ai travaillé pour payer mes études, ou si j’ai payé mes études pour pouvoir travailler, mais je sais que souvent j’ai travaillé. Pendant que certains traversaient les ponts ou le tunnel pour retourner vers leurs banlieues avec l’auto de leurs parents les vendredis soirs, je comptais les heures, imaginais l’aurore tardive de l’hiver, me préparais mentalement à parcourir la distance entre le métro Berri-UQÀM et l’entrée des employés de l’hôpital Jacques-Viger où, en ce temps-là, je travaillais aux cuisines. À l’aube, je devais marcher à la manière d’un homme pour vaincre ma peur, jouer les invincibles, réduire mon ombre. Ça, ma mère ne l’a jamais su. J’arrivais boulevard René-Lévesque et Berri, transie. Les pans de mon manteau s’ouvraient sur ma tunique de travail de coton blanc et laissaient mes genoux à découvert sous le nylon transparent. Mais, dans nos vies abouties, moi sans père, elle sans mari, nous nous sommes accompagnées.

Je lisse le tissu pour faire disparaître la trace, l’usure et le mépris pour le vieux. Tel que je l’ai appris, je renouvelle l’expérience du neuf. Tout se transforme en se conformant. Je regarde mes mains. Elles sont quelque peu vieillies, matures, tavelées. Mes articulations saillantes donnent de la gravité à cette alliance ancienne. Je me sens bien avec mon corps. Ce qui s’est brisé en moi me construit.

Ma mère avait commencé à lire Enfance de Gorki. À mon tour, je l’ai lu. Ensuite, j’ai emprunté La mère à la bibliothèque de l’école. La jaquette du livre était austère, minimaliste, orange, semblable à la couleur de la boîte de l’Unicef, le titre bien centré en lettres capitales noires. Notre lecture n’était pas du tout politique, mais plus mystique que consolatrice ; elle nous élevait au-dessus de nous-mêmes. Nous n’avons jamais milité pour quoi que ce soit, nos préoccupations quotidiennes le faisaient à notre place. Sur Google, j’ai retrouvé l’image de l’originale édition que j’avais lue autrefois, celle des Éditeurs français réunis. Je n’ai pas rêvé ! C’est bien celle-là ! J’en ai éprouvé une joie étonnée.

J’ignore comment la littérature russe, dans le « goulag » d’un HLM, est devenue ce territoire slave imaginaire où un genre de romantisme nous parait d’une aura spéciale. Je jetais sur mes épaules un large foulard fleuri aux teintes éclatantes. Et ravie dans un cachemire d’Ukraine, je m’enveloppais d’un mystère plaisant. Nos trois pièces du boulevard Rosemont transportaient nos humbles décors ailleurs, à Kiev, Irkoutsk, Saint-Pétersbourg ou Nijni Novgorod. Un jour, la réalité de notre théâtre nous a rejointes. J’entraperçus ma mère qui comptait ses fins de mois derrière la porte mi-refermée de sa chambre.

J’ai toujours eu le sentiment que nous n’étions pas misérables, puisque nous avions un toit, des vêtements et mangions à notre faim. Ma mère, seul soutien familial, avait juste du mal à y arriver. Jamais le mot « pauvreté » ne s’est glissé dans notre vocabulaire. Si nous consentions à dire que nous n’étions pas riches, nous nous targuions d’avoir du style, du génie à nous différencier.

Peut-être était-ce une façon de mentir.

Je me disais que si j’avais une fille un jour, je l’appellerais Lara2Personnage féminin de Docteur Jivago, roman de Boris Pasternak.. J’ai toujours conçu l’amour à l’image qu’en faisait Pasternak dans son roman. Plus le sentiment s’avérait difficile, plus il me semblait noble et mérité. J’ai couru après des ombres. Des cœurs creux. Quand vous cherchez des absents, vous n’y trouvez justement personne. Seulement, je reconnaissais ma détresse dans le regard placide d’autrui posé sur moi.

J’entretenais un plan secret, dans une sorte de monde parallèle où peut-être un jour j’écrirais. Cette douce illusion me libérait de ma condition matérielle, et peut-être de l’ennui de mon exigence existentielle. Ce rêve rejoignait en partie notre fiction un peu folle, celle de mener une vie à Montréal tout en en usurpant une autre à Vladivostok. La littérature prolongeait le bien-être dans lequel Gorki m’avait fait entrer. Que ce soit devant une scène de théâtre, dans un livre ou dans un film, je vivais par procuration ces rôles que mon imaginaire aurait pu aussi bien inventer en les écrivant. J’aimais que la littérature russe me déporte au-delà du boulevard Lacordaire dans un univers de steppes enneigées, de froid sibérien, et fasse de moi une immigrante sublime. Je m’imaginais vivre en des châteaux et des cambuses abandonnés aux hurlements du vent et des loups. Ma mère savait que je ne ferais rien de tout cela. Et elle avait bien raison, la littérature resterait un jeu, un privilège qui nous évinçait de nos murs.

Je suis devenue sage-femme dans un monde où les luttes deviennent de plus en plus un combat intime. Depuis 1999, je fais naître des enfants en toute légalité. À l’heure actuelle, au Texas, l’avortement demeure un acte criminel. Jusqu’en 1955, il était interdit en URSS. J’ai lu sur Wikipédia qu’au Québec, il semble « légal, accessible et gratuit », alors que naître en certains lieux demeure périlleux. En Chine, on vend les filles à l’adoption. En Amérique, on assassine les femmes et les filles autochtones. Depuis 1977, sur la Plaza de Mayo, à Buenos Aires, des mères font des rondes hebdomadaires pour retrouver leurs enfants disparus. Les naissances ne doivent pas devenir une veillée aux morts. Dans la logique de la barbarie, la terre est devenue un corps de femme. Enceinte sur un brancard parmi des obus. Un être indésirable. À supprimer.

J’ai toujours travaillé à défendre l’anatomie colonisée de l’univers.

Hier, je tenais un nouveau-né, un petit être visqueux et ridé, tendrement hideux et émouvant, avec une envie irrépressible de l’étreindre. En naissant, nous mourons déjà. Il arrive que certains meurent aussitôt. Un jour, j’aurais été morte de ta mort à toi, maman. Celle que ma mère aurait choisie si je n’étais pas arrivée à temps. Son abandon m’aurait laissée seule sur le seuil du monde, quelque part au milieu des rails d’un roman, ou parmi des comprimés renversés sur le plancher.

Je voyais le sang glisser sur le latex de mes gants, la vie sur les chairs, la lumière satinée sur les draps, et aussi ma mère affaissée et mon père la dominant, mains levées sur elle.

Je suis née d’une relation qui la tuait.

Je m’efforce de me concentrer. Trouver un vase. Aller chercher de l’eau. La faire couler sur mon poignet. Ni trop chaude ni trop froide. Jusqu’à l’exact degré qui rappelle le confort utérin. Créer un moment de béatitude où le monde physique se révèle acceptable. Pendant que la mère étreignait sur son cœur cette petite masse de chairs rougeâtre qu’elle venait de mettre au monde, je pensais à la mienne qui m’emmitouflait de couvertures et m’installait au balcon, au soleil du matin, sur une chaise Windsor, espérant que les rayons de l’astre me guérissent de la coqueluche ou des oreillons.

Combien de femmes et d’enfants ai-je veillés ? Pendant que je réfléchissais, j’ai langé l’enfant comme mille fois avant lui. Alors m’est revenu un souvenir d’enfance, un dimanche d’hiver, à l’église Saint-Jacques. Ma mère porte un manteau brun. Elle a des yeux de perdrix. Je suis blottie tout contre elle comme un pigeon ramier, bien à l’abri, la tête posée sur sa manche soyeuse. Soudain, elle ouvre et referme sur moi les deux pans de son ample paletot, m’enveloppant tout contre son flanc, dans une douce noirceur feutrée. D’un élan incessant, nous nous balançons ainsi de longues minutes.

Ma mère savait comment bercer les enfants.

Un soir, en sortant de la clinique où je travaille, un soleil tardif s’accrochait encore aux vitrines. Cette odyssée journalière trace ma façon de décanter le réel. Les mains dans les poches, les écouteurs aux oreilles, j’ai erré à travers le quartier. J’ai dérivé d’un point d’intérêt à un autre, survolé des pensées pêle-mêle, songé aux enfants à naître, à la désintégration de l’univers, aux bombes larguées au-dessus de berceaux. Quand commence la fission de l’atome ?… Ma voix me revenait. Poussez ! Poussez ! Allez, voilà, respirez…, respirez…, respirez profondément ! Chaque jour, la vie se pointe, là où j’aperçois des cheveux. Les tremblements organiques, les spasmes de la chair, l’éclat du sang, l’opacité des glaires, l’espérance et la peur.

Je me suis immobilisée au milieu de la place, comme un boulder échoué sur Trafalgar il y a un million d’années. Une odalisque lapidée, une Amazonie incendiée, une île. Un jeune homme, pressé par l’existence, s’est dressé contre mon insolente impassibilité.

— Vous ne pourriez pas faire attention ? Vous ne voyez pas ? Vous bloquez le passage !

L’homme a repris sa course, est disparu, la main sur sa mallette. Je suis sortie de mon engourdissement, j’ai repris le rythme, le pouls de la ville.

J’ai retiré mes écouteurs, les ai enfouis à l’intérieur de mon col.

La bibliothèque avait une odeur d’école abandonnée. Ici, tout tournait autour du silence et moi, autour des rayons ordonnés. Rien n’était plus apaisant que le tranquille hasard retombé des choses : les tables désertes, les postes d’ordinateurs, les chaises. Quelques journaux traînaient. Je pensais à ce matin, à ce nouveau-né qui avait un visage de vieillard, à son regard usé de sagesse. Mes pouces avaient lissé ses jeunes paupières. Je ne pouvais chasser l’image de ma tête.

Des livres étaient appuyés les uns sur les autres. Tous les mondes possibles étaient réunis sous un thème unique en format Poche, les meilleurs et les pires, en petites collections revampées. Les œuvres veillaient et s’épaulaient, s’édifiaient en dominos prêts à s’effondrer. Ces mondes de papier qui demandent à ressusciter entre nos mains ne sont en somme que « des petits cercueils qu’on range sur des planches, le long des murs, comme des urnes de columbarium3Jean-Paul Sartre, Qu’est-ce que la littérature ?, Paris, Gallimard, coll. « Folio essais », 2003 [1948], p. 33. », avait écrit Sartre. La tranche d’un volume a retenu mon attention. Je l’ai saisi. Tout orange, il est apparu, flamboyant dans sa vieille édition Les éditeurs français réunis. La mère ressurgit d’un monde ancien, revivait sous mes yeux. M’est revenu mon propre chant, lointain et juvénile, à l’oreille de ma mère mourante : « Un jour Lara / quand tournera le vent / Un jour Lara / Ce sera comme avant. »

C’est comme ça que je suis entrée dans l’univers de Gorki, d’une maison décorée de souvenirs où, tout naturellement, je me suis glissée dans la peau d’une voleuse d’éternité.

  • 1
    Maxime Gorki, La mère, trad. René Huntzbucler, Paris, Le Temps des Cerises éditeurs, 2020 [1907], p. 385.
  • 2
    Personnage féminin de Docteur Jivago, roman de Boris Pasternak.
  • 3
    Jean-Paul Sartre, Qu’est-ce que la littérature ?, Paris, Gallimard, coll. « Folio essais », 2003 [1948], p. 33.