La disparition d’Hélène B

La disparition d’Hélène B.
ou
L’apprentissage de la littérature

Hugo Satre

Hugo Satre travaille présentement à la réalisation d’un doctorat dans le département des littératures et langues du monde de l’Université de Montréal, sous la direction de Terry Cochran. Ses travaux de recherches portent sur la pensée littéraire et l’épistémologie. Il s’intéresse, plus spécifiquement, à l’exploration des limites du soi dans les carnets d’écrivain.e.s de la modernité. Intitulé Les démons de la tradition : Book of Mercy de Leonard Cohen, son mémoire de maîtrise portait quant à lui sur les modalités du rapport que Cohen entretient avec la littérature sacrée hébraïque.

Mais finalement, je ne sais pas comment ça s’appelle quand une personne vous fait croire à ce à quoi vous n’avez aucune raison biblique, moderne, archaïque, judaïque, historique, politique, de croire : à la possibilité de la survie d’une espèce qui sait garder sa sauvagerie lumineuse jusqu’au cœur noir de la culture ; ou peut-être à l’existence d’une innocence plus puissante que tout tribunal. Promethea est parfaitement improbable. Et cependant si muove.

*

Soudain ce n’est plus du tout la même vie : c’est comme si j’avais coulé dans mon lit vers la mort largement, patiemment, quarante-cinq ans, et voici qu’elle descend sur moi du haut de sa montagne, elle tombe de toutes ses forces comme si la montagne elle-même s’était transformée en eaux, et elle se jette dans ma vie un lundi de février, avec tous ses flots brillants qui me soulèvent l’âme au-dessus de mes propres bords et me répandent …

Hélène Cixous, Le livre de Promethea

Ma grand-mère n’a jamais cessé de mourir. Même après l’enterrement. Même après les semaines que prit le rapatriement de ses affaires, de ses derniers livres. Même après les mois que cela me prit, un jour, pour ouvrir page 244 le second tome de sa bible hébraïque. Même lorsque je tombai là sur une feuille trois fois pliée, puis aplatie par soixante-dix ans de testament. Et même lorsque je la détachai de la reliure qu’elle avait fini par épouser, alors que je lisais ce bout de papier, ma grand-mère continuait de mourir. En date du 13 octobre 1950, alors jeune fille, elle écrivit : « toute sa vie il faut s’exercer à mourir ». 

Le fait de tomber sur cette pensée, inscrite dans l’éternité d’un texte qui l’a pliée, condensée, polie en une laconique promesse de mort, cela n’avait rien de prémédité. Jusqu’alors, j’avais gardé ce livre comme un artefact de ma grand-mère. Je le touchais, le contemplais par moment, l’ouvrant rarement, ne le lisant jamais d’une page à l’autre. Puis c’est arrivé comme ça, alors que je venais de boucler un mémoire de maîtrise en littérature et que, rapidement, sans trop savoir pourquoi d’ailleurs, je venais de soumettre les contours d’un projet de doctorat sur la mortification du soi dans les exercices spirituels. 

À nouveau, et cette fois-ci résolument hors du temps, ma grand-mère, écrivaine devant l’éternel, se mettait à mort. Elle avait raison de tout. De l’Histoire, de l’histoire, de la philosophie, de la littérature, du religieux, de la Raison, d’elle, de moi, du Moi. Dans l’abîme du testament, elle m’apprit ce qu’il me reste encore à comprendre. Elle me montra, elle qui sa vie durant avait tout lu – tout, jusqu’aux moindres et moins « littéraires » témoignages de vie, de mort, de souffrance –, elle me montra ce qu’est la littérature. 

Portant sur la scène de sa vie, c’est-à-dire de sa mort, les promesses oubliées d’une philosophie qui ne l’était pas moins, perdue en cours de route par les concepts, celle qui rejouait devant moi le destin de la pensée humaine me montrait le poids dont se révélait chargé, après le sacre et le sac du religieux, puis après l’après-Histoire et ses ersatz de pacotilles, le littéraire. Lieu d’inscription de cette expérience troublante, difficile, vertigineuse que constitue la formation d’une vie à hauteur de mort, la littérature, me montrait-elle, implique de laisser des traces. Autant d’essais que de balises posées par une existence résolue à résister à la fixité des thèses, afin de trouver un jour à fondre dans le négatif. Écrire, lire, penser, contempler par-delà les abîmes du moi cette littérature qu’elle tirait pour moi du côté de l’expérience, c’était jouer une fois pour toutes l’une fois pour Tout. 

Ce jour, qui est devenu beaucoup plus qu’un jour, ce jour où je suis tombé sur ce mot, ce jour qui continue à se moquer éperdument des prescriptions du temps, repoussant toujours plus avant l’échéance de sa vingt-quatrième heure, ce jour qui inscrit dans la mienne le récit de la mort à laquelle elle donna vie, elle m’a appris tout ce qu’il me reste à comprendre. 

Que le destin est littéraire

Qu’il n’est la représentation de rien et que la représentation n’est rien

Que c’est le témoignage d’une mémoire en quête d’oubli

Que c’est la mort du Moi

Sa déformation

Son ouverture au Tout qu’il n’est pas mais qui l’est

Que sans cela, que sans elle, qui n’est plus à force d’écrire, il n’y a pas de Weil, de Cixous, de Lispector, de Bolano, de Mbougar Sarr. Qu’il n’y a pas toutes celles et ceux qui sont nés de sa mort, sans celle qui cessa d’être « ma » grand-mère et devint Hélène B… Qu’ils n’existent pas, toutes celles et ceux qui se meurent dans l’écriture de ce qui les dépasse, sans ce nom de jeune fille que tait aujourd’hui encore son incessante promesse de mort. Qu’il n’y a pas cette écriture, sans celle qui fut la blatte de G.H, la Promethea de Cixous, le terrible livre, brûlé par la plus secrète mémoire des hommes, ni Hélène ni Ulysse d’ailleurs, sans celle qui a su, elle, devenir Personne, avançant armée du bâton d’aveugle que gribouillent les carnets de Weil… un être transi de vie, s’époumonant à respirer le monde. 

De tout cela, évidemment, elle ne dit jamais mot. Elle ne m’expliqua pas, ni par la voix ni par le texte, ce qui, je le comprends aujourd’hui, était de toute façon écrit dans sa mort. Non. On parlait, on s’écrivait et, même aux derniers jours – quand, de part et d’autre de l’Atlantique, elle se disait fatiguée et, pour ne pas que je craigne de m’absenter pour ce qu’elle s’était pourtant évertuée, une vie durant, à faire advenir, elle me disait qu’elle était bien –, même à ce moment, il n’y avait pas d’explication, de représentation, de mise en scène.

Il y avait la mort, par laquelle elle s’était courageusement laissé gruger. La mort qui finit par tapisser les parois de son corps des œuvres de l’humanité tout entière. Sur ses côtes il y avait Lascaux, il y avait la porte d’Uruk, il avait le corps de Sappho, qu’elle tirait entièrement des gravats, il y avait les encres de Michaux et toutes celles de l’écrit. Il n’y avait donc déjà plus ma grand-mère, mais Hélène B., les mains sur le Livre, le seul d’ailleurs qui resta avec elle jusqu’au bout. Un roc devant l’éternel, qui la rappelait inlassablement à une promesse de mort. Puis il y avait moi, à qui il restait encore tout à comprendre. Moi que chaque matin Hélène poussait au plus loin de moi. Moi que sa mort transformait en une antique pleureuse. Sortie de la Grèce par une promesse tenue à l’ouverture du monde, j’étais une pleureuse barbare, une pleureuse transatlantique, dont le regard coulait comme fondaient nos limites, notre folklore soudain déchiré par l’étrangeté d’un monde sans vieillesse ni jeunesse, sans homme ni femme. Elle m’apprit, ce faisant, que je n’étais rien, car j’étais tout, à condition d’écrire, de lire, de mourir et d’en témoigner. Hors de tout et pour tout, il ne resta bientôt de ces conversations crépusculaires rien que la littérature. 

Cela fait un an qu’Hélène B. est morte et continue de mourir. Quant à moi, je n’ai pas fait mon deuil.

Parce que je ne sais pas encore ce qu’est la littérature
Parce que je suis toujours là, à dire moi, m’efforçant de mourir 
Parce qu’il reste encore à lire, à écrire, à penser,
à appréhender la vérité de cette journée qui m’agit depuis lors,
à vivre, chemin faisant, hors des sentiers battus du moi. 

Cela fait un an et je n’ai pas fait mon deuil. 

Parce que je sais depuis lors une chose qu’il me reste à comprendre. 
Que la vie me lit bien plus que je ne pourrai jamais la lire. 

Éclairant a posteriori de mon existence 

Que la découverte de ce précepte, révélé comme ça, un jour de décembre, 
a posteriori de mon existence