La brute
Camille Thibodeau rédige actuellement un mémoire en recherche-création, à l’Université de Montréal, sur l’œil et la honte dans le récit « guerre scopique ». Elle étudie le champ pulsionnel du regard en tant que « théâtre d’échanges affectifs » selon Maudy Piot ou combat à mort opposant plusieurs personnages de fiction. En août 2021, elle publie Trou l’immortelle aux éditions La Mèche.
Mo regarde l’étrange rituel du jour, sur un banc du parc Abasourdi. Le brouillard prend des formes commodes ou angoissantes pour qui s’étonne du débit des ombres, de leurs apparitions furtives et de leurs haltes immobiles. Mo a oublié à quoi ressemble ses yeux, là comme des trous. Elle sait que sa canne blanche révèle le secret de sa perception visuelle, qu’elle nomme de différentes façons, selon son humeur : le freak show, le clair-obscur, la brute.
Une clé dans le décor aqueux du quotidien, une scène répétée, lui donne parfois l’impression de voir sans faille : l’arrêt de Lila et Tristan au parc, sur leur chemin vers l’épicerie. Elle croirait lire dans les pensées de ce couple qui ne trahit jamais l’habitude, au confort de ses couleurs et de ses courbes. Une robe ensoleillée, surmontée de boucles grises, gravite autour d’une statue chauve en chaise roulante. Lève-toi de ton trône, qu’on se balance ! ordonne Lila, s’emparant du mastodonte sous les aisselles, fléchissant les genoux pour le soulever, le faire valser du fauteuil à la balançoire, avec une expiration de bœuf. D’où vient la force de la Lila, promeneuse connue dans le quartier, jamais sans Tristan, jamais ailleurs que derrière lui, à pousser dans son dos? Il faut bien déplacer son fils adulte, lui montrer les autres et le montrer aux autres, que le voisinage prononce son nom : bonjour, Tristan, tu as l’air en forme aujourd’hui, j’espère que tu ne mènes pas trop la vie dure à ta mère, ha! ha! ha!
Ça rigole, le voisin, Lila, Tristan. Personne ne trouve ça drôle, mais chacun est satisfait après avoir croisé un oiseau qui aura laissé tomber une crotte blanche aux pieds sans salir les souliers. Un petit comique, un emmerdeur inoffensif, ça chie, signe de santé. Beau temps, mauvais temps, Lila et Tristan prennent le trottoir après le réveil, pour aller chercher de quoi manger jusqu’au lendemain. Elle cuisine des festins qu’elle goûte à peine. Il avale des films d’actions et des comédies musicales.
Mo est troublée aujourd’hui, dans le parc Abasourdi. Le fauteuil semble plus massif qu’hier, bariolé de pédales clignotantes et d’excroissances jamais vues. Peut-être qu’elle distord l’objet perçu. Peut-être qu’il n’y a plus rien de fiable, ni ses repères, ni ses instincts. Elle doit scruter les choses à l’infini, poser des questions qui agacent les autres ou refouler sa curiosité en détournant le regard. L’idéal serait de ne plus réfléchir, en spectatrice abrutie devant l’impressionnisme de l’espace et du temps. L’envie prend parfois à Mo de laisser sécher ses yeux. Elle se force à garder les paupières ouvertes, jusqu’à les sentir tomber sur ses globes oculaires, le film des larmes annulant le flou de la vision.
La robe ensoleillée se détache d’un Tristan pétrifié sur la balançoire. Lila vient vers le banc où se trouve Mo, puis laisse tomber d’un souffle qu’elle a quelque chose à dire, mais pas beaucoup de temps, car son fils ne peut être laissé seul. Elle a enregistré un message vocal sur un magnétophone et il suffit d’appuyer sur le bouton rouge pour l’entendre. Lila dépose dans la main de Mo un petit objet dur et froid. Des grognements surgissent d’entre les gazouillis de moineaux. Tristan est tombé à la renverse. Lila court.
Mo est aspirée par le point fixe au creux de sa paume, un trou, un besoin de savoir. Lila rassoit Tristan dans son fauteuil et s’éclipse avec lui. Mo appuie sur le bouton rouge.
« Bonjour mademoiselle. Je vois bien que vous êtes aveugle, ou peut-être faites-vous semblant de l’être, c’est ce que je me dis quand je vous aperçois à l’épicerie, en train de chercher des défauts sur les fruits, bref, ça vous regarde. Ce que je veux vous dire ne concerne pas vos problèmes de vision. Il s’agit de mon fils Tristan, que vous ne saluez jamais, mais qui semble de son côté apprécier votre apparence. Je vois bien que vous êtes toujours dans les parages et ce n’est pas étonnant, puisque nous habitons le même quartier. Ce qui me pousse à vous parler est votre façon de nous fixer de loin. Trouvez-vous mon fils attirant? Avez-vous besoin d’argent? Je ne sais pas combien peuvent toucher les handicapés de votre type – personnellement, je reçois un beau montant depuis que Tristan est tétraplégique – mais j’imagine que vous êtes moins riche qu’à l’époque où vous n’aviez pas de canne blanche et jouissiez d’un va-et-vient continu dans votre appartement. Y avait-il déjà du semblant? Je vois bien qu’à présent votre œil larmoie. Quelque chose vous manque? Il me manque la force de jouir, depuis l’accident de Tristan. Mes dernières larmes remontent à l’accouchement. J’ai déjà lu quelque part qu’une mère qui pleure devant son enfant risquait d’en faire un anxieux, alors je me suis toujours montrée de marbre avec lui. J’aimerais pleurer, quand je regarde le corps de mon fils, mais j’aurais peur de le paralyser encore plus, si une telle chose est possible. Je me retiens. J’ai inculqué la même force mentale à Tristan. Sa force est invisible, concentrée dans sa tête. Il n’a aucun tonus et aucune sensibilité, à une exception près, et voici ce que je veux vous dire… au moment de lui donner son bain, je me rends compte que mon Tristan est capable d’érection. Les médecins croyaient cela impossible, mais on ne peut pas se fier à ces gens-là. Ils ne croient pas aux miracles, alors que les miracles arrivent tous les jours. Bref, mon fils bande quand je lui donne son bain et c’est miraculeux, mais c’est surtout gênant pour moi. J’oserais même dire que cela me rend folle. J’ai aussi remarqué qu’il redouble d’ardeur érectile les jours où nous vous voyons dans le quartier. Voilà ce que je voulais vous dire. Trouvez-vous mon fils touchant? Avez-vous besoin d’argent? Je vois bien que votre dextérité est intacte, à vos façons de manier la canne blanche et de palper les fruits à l’épicerie. J’ai imaginé un arrangement : une fois par jour, pendant que vous faites une bonne toilette à mon fils, j’irai jouir et pleurer. Si cela vous intéresse, laissez-le moi savoir demain, dans le parc, puis nous parlerons d’horaire et de salaire. »
Mo se demande si pute est écrit dans le blanc de ses yeux ou dans l’air qu’elle déplace en bougeant. Elle déteste se faire appeler aveugle, alors qu’elle est chaque jour morcelée par sa vision du monde. Lila s’exprime comme si tous les secrets étaient les siens, mais son regard est ailleurs. Mo est intriguée. Le lendemain, en distinguant les silhouettes mère-fils, elle lève sa canne blanche en l’air, comme pour capter un rayon de soleil et signaler sa présence au fond du parc. Les deux femmes s’entendent : un rendez-vous chaque soir, entre dix-neuf heures et vingt heures, cent dollars le service.
Le premier contact est facile. Mo s’occupe en silence du corps soumis de Tristan. Elle devine sa timidité, en parcourant sa peau. Les savons ont des odeurs amères et sucrées : cacao, agrumes, café. Lila revient à l’heure prévue, en déclarant mourir de faim. Elle se met à ses chaudrons, après avoir donné cinq billets verts à Mo, sa manière de dire merci et à demain.
Le deuxième soir, le téléphone sonne. Mo sort de la salle de bain pour aller répondre, mais tombe sur un message vocal : « Bonsoir Mo, ici Lila. C’est pour vous dire qu’il sera impossible pour moi de rentrer cette nuit. Je vous propose de rester auprès de Tristan jusqu’à la fin de votre service demain. Vous serez payée temps double, temps triple si cela peut vous convaincre. Surtout, n’oubliez pas de nourrir Tristan. Son estomac gorge son corps, de sa luette au bout de ses orteils. Il aime le velouté au caviar, le ragoût aux pattes de cochon, mijoté six heures, et la tarte tatin. Un recueil de ses recettes préférées est rangé au-dessus du frigo. Tristan mange devant un film. Il pourrait vous dire tout ça, s’il n’avait pas la tête aussi dure, cela nous faciliterait la tâche. Il est muet depuis l’accident, mais je sais qu’il est capable de parler. Un médecin dit qu’il est nul en diction, un autre dit que c’est la honte. Ces gens-là disent n’importe quoi. Tristan parlerait s’il avait quelque chose à dire. Lisez des articles de journaux à voix haute, ce soir. Il doit y avoir une loupe quelque part dans le bureau. Évitez les films sanglants et les écrans en général avant de dormir. Merci Mo. Embrassez Tristan pour moi. »
Mo veut rappeler Lila, mais échoue à distinguer les chiffres sur le téléphone. Elle reste, sans fournir d’explications à Tristan qui n’en demande pas. Il regarde des films. Elle cuisine. Il dort. Elle lit avec une loupe.
Le troisième soir, après le bain de Tristan, Lila n’est toujours pas revenue. Tombe une série de nuits sans nouvelles. Mo suppose que le confort pourrait être aussi simple que cela : une routine réduite à la satisfaction des besoins primaires d’un homme qui bave et gazouille, au visage glabre révélant parfois des prunelles de vieux. Tristan ronfle. Mo ferme un œil, l’autre suivant ses angoisses mouvantes dessinées au plafond. Le temps passé à prendre soin de cet inconnu érige un suspense morbide. Qui reste digne en ce transfert du fardeau maternel, celui qui s’éternise et dévore la vie? La remplaçante sera-t-elle payée pour les heures supplémentaires qu’elle ne compte plus? Mo cesse de dormir sur le divan : elle prend la chambre de Lila.
Un matin, le téléphone sonne. C’est un nouveau message vocal de Lila : « Mo, j’ai une proposition à vous faire. Que diriez-vous d’empocher l’héritage que nous a laissé le père de Tristan, en échange de vos services permanents? J’aimerais que vous restiez auprès de mon fils à ma place. Son père était chirurgien plastique, d’ailleurs collègue de celui qui a refait votre nez. Il m’a déjà confié avoir vu les photos avant-après de votre opération à la clinique, bref, c’est pour vous dire que je parle d’un gros lot. Je vous donnerai accès au compte et vous ne manquerez de rien. »
Mo imagine mettre le feu à la maison de cette femme qui aura manipulé à souhait les ficelles de ses pantins, couple damné d’un tétraplégique à l’érection tenace et d’une ex-pute perdant la vue. Mais une telle destruction n’aurait aucune cible sinon Tristan, Tristan dans le bain, fredonnant des airs inconnus entre des silences de mort. Image d’horreur : Tristan noyé sous la mousse. Mo court vers la salle de bain. Il est là, les épaules hors de l’eau, l’air lointain. Elle sonde le portrait intime : un lac et le volcan qui dort au fond. Elle se dit qu’il y a pire compagnon que ce garçon sans âge, il y a la brute.
Tristan tourne la tête vers Mo et dit : maman n’a pas peur.
Mo s’assoit au sol, une main dans le bain nuageux. Tristan parle, avec de longues pauses.
maman n’a pas peur
moi non plus
voiture tornade
je glisse
la gorge à l’envers
mes sanglots
ont noyé
mes pieds
mes jambes
mon ventre
ma poitrine
mes épaules
mes bras
mes mains
je touche avec
mes yeux
Nue dans la vapeur chaude au parfum d’amande, Mo s’allonge sur le corps moelleux de Tristan. Elle goûte le sel qui pourrait venir de la peau, des glandes lacrymales ou de la mer, peu importe, elle oublie sa propre langue, à l’écoute du cœur battant.
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